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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Victor BASCH, (1921), « Le maître-problème de l’esthétique ». Un article publié dans Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 7-8, juillet-août 1921 (XLVIe année), pp. 1-26. Une édition numérique de Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais).

Victor BASCH 

Le maître-problème de l’esthétique 

Revue philosophique, juillet-août 1921.

 

INTRODUCTION
 
LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE ESTHÉTIQUES.
 
I. — Les impressions esthétiques.
II. — Les cinq « attitudes ».
 
Attitude pratique-sensible.
Attitude intellectuelle.
Attitude morale.
Attitude religieuse.
Attitude esthétique.
 
III. — La contemplation esthétique.
IV. — Le sentiment esthétique.
 
A. Le domaine du sentiment en général.
 
V. — Le sentiment esthétique.
 
B. Le domaine propre du sentiment esthétique.
 
CONCLUSION
 

 

INTRODUCTION

 

Qu’est-ce que l’esthétique ? Quel est son domaine propre ? Qu’est ce qui distingue ce domaine de ceux de la jouissance sensible, de la connaissance, de la morale et de la religion ? 

Ce grand problème qui constitue le cœur même de la Critique – comme l’appelait Kant – ou de la Science du Beau – comme nous l’appelons aujourd’hui – et de la solution duquel dépendent, en dernière analyse, tous les problèmes secondaires de l’esthétique, a été abordé par tous les chercheurs qui ont tenté de déceler la nature du Beau, depuis les philosophes de l’Inde jusqu’aux psychologues expérimentaux de nos jours, sans que l’on puisse dire qu’il ait été élucidé au point d’entraîner l’adhésion unanime. Mais n’en est-il pas de même de tous les grands problèmes philosophiques ? N’est-ce pas là à la fois la sublime magnificence et l’irréparable tare – ce que je voudrais appeler le tragique – de la philosophie, que de reposer, à mesure que se renouvellent les générations, que s’amplifie et s’approfondit la culture, que progresse la science, que se modifie le milieu social, les mêmes problèmes et de leur donner des solutions en apparence contradictoires ? Je dis en apparence, parce que si, d’une part, l’on peut être frappé de la divergence chaotique des opinions philosophiques, l’on pourrait, d’autre part, soutenir qu’en définitive la philosophie grecque a non seulement posé toutes les questions vitales concernant la nature des choses et la nature de l’homme, mais encore que tous les penseurs modernes, depuis Bacon et Descartes, en passant par Spinoza, Hume, Kant, Hegel, Herbert Spencer jusqu’à M. Bergson et M. Einstein, n’ont fait que repenser ce qu’avaient pensé les Éléates, Héraclite, Empédocle, Platon et Aristote. 

L’esthétique partage le sort commun de toutes les disciplines philosophiques. Créée, après des tentatives intéressantes des philosophes de l’Inde, par Platon, enrichie par les recherches des psychologues anglais et français, elle a reçu comme une seconde naissance par la Critique du Jugement de Kant, sur laquelle se sont entés les systèmes de Schelling, de Hegel, de Vischer et de Schopenhauer. Puis la Vorschule der Aesthetik de Fechner a ouvert à la Science du Beau des voies nouvelles dont nous, esthéticiens contemporains, nous tentons d’explorer minutieusement toutes les sentes. Et toujours à nouveau, aujourd’hui comme hier, s’impose à tous les chercheurs, comme un refrain entêtant et inéluctable, la même question qu’est-ce que l’Esthétique ? 

Celui qui signe cet article a abordé le problème, il y a vingt-quatre ans, dans son Essai Critique sur l’Esthétique de Kant (Alcan, 1896)[1]. Mais je n’avais pas osé, à ce moment, l’aborder de front. Je m’étais servi de la Critique du Jugement comme d’un tremplin pour m’élancer dans la carrière de la recherche personnelle. C’était une faute dont on m’a accusé à juste titre, dont je m’accuse moi-même et que j’éviterai dans la nouvelle édition du livre. Cet aveu fait, je crois que, dès 1896, j’étais sur la piste de la solution du problème, et les lecteurs de mon premier travail d’esthétique retrouveront dans l’Essai que voici les idées essentielles de celle-là. Mais, dans cette première œuvre, conçue à vingt ans et exécutée à trente, j’avais – c’était de mon âge d’alors – donné au sentiment, au Fühlen, au feeling, – dont je crois aujourd’hui encore qu’il est l’élément essentiel de l’acte esthétique – un rôle tellement prééminent que toutes les fonctions intellectuelles de l’activité esthétique lui étaient entièrement sacrifiées. Dans l’Essai que voici, qui est le fruit de toutes mes lectures et de mes réflexions depuis 1896, j’accorde – comme il convient à mon âge d’aujourd’hui (car on ne philosophe pas seulement avec sa raison, mais avec tout son être – à la fonction intellectuelle de l’acte esthétique une importance infiniment plus grande. 

Un problème de méthode, difficile à résoudre, s’est imposé à moi avant d’écrire les pages qui vont suivre. Faut-il – comme le conseillent un grand nombre d’esthéticiens, et notamment, chez nous, M. Charles Lalo dans son Introduction à l’Esthétique (1912), – partir, pour déceler le maître-problème de l’esthétique, non pas du contemplateur, mais de l’artiste ? Je sais les multiples raisons qui plaident pour la méthode préconisée par M. Charles Lalo et les philosophes qui pensent comme lui. Mais je crois néanmoins qu’il est plus logique de partir du contemplateur. 

En premier lieu, l’artiste est un phénomène rare et, jusqu’à un certain point, un monstre la nature tout entière, les choses, les hommes, et jusqu’à Dieu lui-même, ne lui apparaissent que comme des matériaux à élaborer par son art. Il ne vit pas pour vivre, il ne vit que pour créer, et c’est cela qui est supra-humain et, par conséquent, monstrueux. Au contraire, nul d’entre les hommes, même parmi les plus déshérités de culture, qui n’ait éprouvé des sentiments esthétiques. Peu importe la qualité des œuvres qui ont suscité ce sentiment : un chromo ridicule, un roman-feuilleton stupide, un vaudeville pornographique, un film policier ; le phénomène esthétique s’est produit. 

De plus, s’il nous est facile de reproduire incessamment en nous, contemplateurs, une sensation ou un sentiment esthétique, et de l’analyser par l’introspection, – nous n’avons pour cela qu’à regarder un tableau, qu’à lire des vers, qu’à écouter un air chanté, un morceau de piano, un orgue de barbarie – il nous est extrêmement malaisé de pénétrer dans l’âme de l’artiste, dans la source profonde et mystérieuse pour lui-même d’où jaillit l’instinct créateur. On sait, d’ailleurs, combien, sauf de rares exceptions, les auto-révélations des artistes sur eux-mêmes et sur les arts sont pauvres et comme muettes. Ce n’est pas seulement à cause de la pudeur qu’a toute âme noble d’étaler au grand jour les mystères de la procréation. C’est pour une raison plus profonde. L’instinct créateur, comme tout instinct, est inconscient. L’artiste ne sait pas comment ni pourquoi il crée, parce que, si les prodromes de l’acte et, l’acte une fois accompli, les fruits de l’acte, parviennent à la conscience claire et distincte et peuvent, par conséquent, être l’objet de l’auto-analyse, l’acte lui-même échappe à l’œil investigateur de la conscience. C’est un réflexe, comme l’acte respiratoire, ou, mieux, l’acte sexuel. Si donc l’artiste ne sait pas lui-même ce qui se passe en lui, quand il crée, si lui-même ne peut pas se revivre, comment l’esthéticien qui, de coutume, est un observateur et non un créateur, est un écho qui reproduit et non une voix qui chante, pourrait-il revivre une activité qui lui est totalement étrangère ? 

Enfin et surtout, l’artiste, quel qu’il soit, a commencé par être un contemplateur et un jouisseur artistique. On a prétendu que, de même que l’acte précède la réflexion, de même la création artistique a précédé la contemplation. Mais il y a là une confusion de concepts. Il est bien vrai que la création précède la réflexion. Mais, nous l’allons montrer, contemplation et jouissance ne sont pas réflexion. La réflexion artistique est, sans nul doute, postérieure à la création. Mais la contemplation – on verra ce que nous appelons ainsi – et la jouissance, non pas. L’artiste le plus inculte, le plus primitif, le moins doué de réflexion – le sauvage qui se tatoue et se scarifie, dont la première œuvre plastique est un signe tracé dans le sable ou inscrit sur un tronc d’arbre, qui saute et danse ses joies et ses douleurs et les chante, – même celui-là a commencé par regarder autour de lui, par jouir de la vue d’un arbre, d’une femme, du murmure de la forêt ou des ahans de la mer montante. Puis, cette vision et cette émotion, il a tenté de les faire revivre pour lui et pour les autres. C’est là toute l’activité de l’artiste. Donc, avant de créer, il a contemplé et joui. Et c’est donc bien de la contemplation et de la jouissance qu’il faut partir pour pénétrer dans le cœur de l’esthétique. Dans les pages qui vont suivre, c’est du seul contemplateur et jouisseur esthétique que nous nous occuperons.
 

LA CONTEMPLATION
ET LA JOUISSANCE ESTHÉTIQUES.
 

I. — Les Impressions esthétiques.

 

Évoquez dans votre mémoire les moments où vous vous êtes senti, le plus sûrement et le plus pleinement, dans la sphère esthétique. Vous avez, dans un jardin, admiré une fleur, la disposition harmonieuse des feuilles autour de la tige, des sépales autour du calice, des pétales autour de la corolle, l’exquis coloris de ces chairs tendres où sont comme captées les irisations de la lumière. Vous avez, dans une forêt, noté avec délices l’élan des fûts, le jaillissement des rameaux et des ramilles, le fourmillement des feuilles, l’échevellement des fougères, l’enlacement des sentes tapissées de mousse. Vous avez, sur le ciel vespéral, suivi les îles flottantes des nuées, les unes sombrement ramassées sur elles-mêmes, les autres déchiquetées, molles et diaphanes, s’embrasant aux pourpres striées du couchant. Vous avez, avec la brise marine, comme respiré l’infini, et vu les vagues se cabrer, se briser contre le roc, se casquer d’écume, chevaucher les unes sur les autres et puis se rejeter, calmes, apaisées et doucement ruisselantes, dans l’immense giron du large. Vous avez, au milieu des casernes banales où s’enclôt la vie moderne, vu surgir la masse sombre d’une cathédrale, les bras extatiquement levés vers le ciel, la face historiée de statues et de statuettes, les côtés troués de larges fenêtres et étayés par les robustes épaules des contreforts. Vous avez, parmi les caresses des feuillages, vu s’épanouir, au grand baiser de l’air et de la lumière, les formes blanches d’un marbre. Vous avez, sur les murs d’un musée, regardé des toiles, laissé se dessiner en vous l’arabesque des lignes d’un paysage, d’une tête, d’un groupe, et senti vivre en vous l’harmonie des couleurs et des lumières. Vous avez, dans un concert, prêté l’oreille au chant d’une voix, évoquant en vous les déchirements de la douleur, l’élan de la joie, l’aube des espoirs, le crépuscule des mélancolies ; prêté l’oreille aux voix innombrables de l’orchestre, déchaînant les tumultes où vous avez cru reconnaître les agitations parmi lesquelles se débattent les âmes humaines. Vous avez, dans une salle de spectacle, suivi, avec une attention haletante, les gestes et les paroles des acteurs et des actrices, engagés dans les batailles d’amour, de jalousie, d’ambition, images magnifiées des batailles réelles de la vie. Vous avez, solitaire, vu se lever en vous des figures modelées par un romancier, senti vibrer en vous les sentiments modulés par un poète. Vous avez, enfin, regardé les êtres qui vous entourent et, sans vous préoccuper des liens qui vous attachent à eux – liens de parenté, de sympathie, d’intérêt – vous les avez regardés, comme si c’étaient des fleurs ou des arbres ou des nuages ou des statues ou des toiles, les uns, vieux, déjetés, les cheveux rares, le teint plombé, la face craquelée de rides ; les autres, jeunes, sveltes, aux lignes et aux mouvements eurythmiques, aux yeux éclatants, aux chairs gonflées de sève ardente ; d’autres enfin, la plupart, indifférents, médiocres et que la nature semble avoir créés dans un moule usé, comme des produits industriels faits en série. 

Ce sont bien là, n’est-ce pas, des impressions que vous sentez, que vous savez, sans nul doute, être des impressions esthétiques ? Parmi ces impressions, les unes émanent de la nature, les autres de l’art. Mais quelle que soit leur origine, elles ont toutes en commun des traits essentiels, puisque vous les désignez d’un même nom. Quels sont ces traits ?

 

II. — Les cinq « attitudes ».

 

Avant tout, le domaine esthétique constitue une attitude, particulière de l’homme. L’homme, placé en face de la nature, d’êtres inférieurs ou semblables à lui, et de lui-même, peut les envisager à plusieurs points de vue, peut prendre et a pris vis-à-vis d’eux des attitudes multiples et profondément différentes. Ces attitudes, il me semble qu’il serait possible de les réduire à cinq. 

Tout d’abord, l’attitude que je voudrais appeler pratique-sensible. L’homme qui s’éveille à la vie ne se préoccupe tout d’abord que de faire servir tout ce qui l’entoure à la satisfaction de ses besoins organiques, de ses appétits, de son aspiration au bien-être, de sa soif de bonheur. Dans cette attitude qui, bien que moins apparente chez l’adulte et le civilisé, n’en demeure pas moins la tendance la plus profonde de son être, il entre en contact direct avec les choses, il s’en empare réellement, se mêle à elles, les consomme, les détruit. Toute sa vie psychique joue ; sensations, perceptions, représentations, jugements et raisonnements plus ou moins conscients, tendances, impulsions, sentiments de plaisir et de peine, d’excitation et d’apaisement, de tension et de détente : toutes ces manifestations du Moi, l’homme qui ne vise qu’à jouir les expérimente. Mais ce sont les sentiments et les impulsions qui l’emportent : la connaissance reste sous la dépendance de la sensibilité affective et c’est de cette sensibilité qu’elle semble émaner. En tout cas, au premier plan de la conscience demeurent l’impulsion vers la jouissance et le sentiment de cette jouissance, la tendance vers l’agréable et l’utile 

En second lieu, l’attitude intellectuelle, l’attitude de l’homme qui connaît. Connaître, c’est se rendre maître de l’univers par les différents moyens : sens, entendement, raison, que la nature a mis à notre disposition, c’est les soumettre aux modes, aux formes, aux lois de ces organes et arriver ainsi à convertir des éléments, irréductibles en apparence à l’intelligible, à cet intelligible. L’esprit, tendant à tout ramener à ses propres lois – seul moyen qu’il ait de comprendre ce qui n’est pas lui – et ces lois n’étant que des créations de l’esprit, la fin dernière de la science, chef-d’œuvre de la connaissance, est de reconnaître l’esprit comme essence de l’univers. Ce chef-d’œuvre, la science, une fois constitué, permet à l’homme de domestiquer les forces de la nature, de les humaniser, en soumettant à la prévision leur aveugle et brutale explosion. Pour atteindre cette fin, la connaissance substitue à la réalité profonde, inconnaissable dans son essence, un système de concepts, ordonnés hiérarchiquement, constituant ces cadres mobiles qui s’appellent les règnes, les genres, les espèces et les sous-espèces, dans lesquels vient se ranger docilement, à l’appel de notre pensée, le domaine infini du connaissable. Pour la connaissance – le plus grand philosophe de l’antiquité l’a proclamé à tout jamais – il n’y a que du général. L’individu n’y a pas de place. Lorsque nous appréhendons un objet ou un être, nous n’en considérons que ce qu’il a de commun avec des objets et des êtres analogues et, après avoir pris conscience de ce caractère commun, fixé notre prise de conscience par un mot et l’envoyé rejoindre le groupe auquel il appartient, nous nous laissons entraîner de nouveau par le torrent de la connaissance et refaisons incessamment le travail de rangement, de classification, de sectionnement que nous avons décrit. L’idéal de la connaissance serait la substitution à la réalité inconnaissable et mouvante d’un monde de concepts fixes et immobiles, systématiquement hiérarchisés. Dans ce monde, il n’y aurait ni mouvement, ni lumière, ni couleur, ni son, mais uniquement, des schèmes exsangues, dénués de forme et de vie. 

En troisième lieu, l’attitude morale. À côté de l’attitude que nous avons appelée pratique-sensible, où l’homme agit en obéissant aveuglément à l’appel de ses appétits, il en est une autre où l’homme agit aussi, mais moralement, c’est-à-dire où il réfléchit ses impulsions et ses tendances, où, parmi les mobiles qui tentent d’entraîner sa volonté, il s’efforce à discerner celui auquel tous les autres doivent se subordonner, et, son choix fait, à obtenir de sa nature l’obéissance au mobile élu. L’acte moral véritable et complet consiste dans cette élection et cet effort de subordination. En fait, la plupart d’entre nous s’en fient pour l’élection des mobiles à l’expérience multimillénaire qui, parmi les lois présidant aux relations entre les hommes, a appelé morale celles qui sont les plus favorables au développement de l’espèce et à l’ennoblissement des individus. 

En quatrième lieu, l’attitude religieuse. Elle est moins facile à définir que les deux précédentes, dont l’une, l’attitude morale, est très proche d’elle. On pourrait dire peut-être que l’attitude religieuse consiste essentiellement, comme l’a voulu Schleiermacher, dans le sentiment de la dépendance où se sent l’homme de forces supérieure à lui, amies et providentielles, sentiment qui s’étaie sur l’intuition, en face des choses finies, de quelque chose d’infini, constituant à la fois le fondement de tout fini et l’idéal dernier visé par cette parcelle élue du fini qui s’appelle l’homme. 

De ces quatre attitudes se distingue l’attitude esthétique. Sans doute, elle n’est pas entièrement indépendante d’elles : l’homme n’est pas un mécanisme, fait de pièces disparates qu’un artiste eût réussi à ajuster et à faire jouer de concert, mais un organisme dont toutes les fonctions, même les plus divergentes, émanent du même germe vivant. L’attitude esthétique participe du connaître, de l’activité pratique et morale, et elle est étroitement liée, chez les peuples primitifs, aux formes rudimentaires de la religion, à la magie, aux actes et aux lieux du culte, et chez les artistes les plus haut placés dans l’admiration des hommes, à la soif ardente de l’infini qui est l’une des sources les plus profondes du sentiment religieux. 

Mais, pour peu que vous vous interrogiez, vous sentez qu’en dépit de ces liens, l’attitude esthétique constitue une affirmation particulière, une manifestation entièrement originale de votre Moi. Sans doute, durant les expériences que nous avons décrites plus haut, vous avez joui : mais vous savez que cette jouissance a été autre chose que la jouissance qui accompagne la satisfaction de vos besoins organiques. Vous avez opéré un acte de connaissance : mais vous êtes assuré que cette opération n’a pas été la même que lorsque vous prenez connaissance d’un objet quelconque. Vous n’êtes pas sans avoir conscience qu’entre l’impression esthétique et l’acte moral il y a des analogies : mais vous êtes plus frappés des différences qui séparent que des ressemblances qui apparentent ces deux attitudes de votre être. Et si, en réfléchissant, vous parvenez à entr’apercevoir les relations qui ont existé, qui existent encore entre certaines formes du sentiment esthétique et le sentiment religieux, l’effort de réflexion que vous êtes obligés de faire prouve bien qu’il y a là deux manifestations psychiques distinctes. L’attitude esthétique est donc bien une activité particulière de notre esprit. En quoi consiste-t-elle ?

 

III. — La contemplation esthétique.

 

Réévoquez les exemples d’impressions esthétiques que nous avons donnés plus haut. Qu’ont-ils en commun ? Avant tout, vous vous êtes arrêtés devant un objet, vous lui avez accordé votre attention, vous avez posé longuement sur lui vos yeux, vous lui avez prêté votre oreille. Dans le jardin, mille images se sont offertes à vous : vous n’avez accueilli que celle de telle rose, de tel lis, de tel chrysanthème. Dans la forêt, mille arbres ont sollicité votre regard : il ne s’est laissé tenter que par tel chêne, tel hêtre, tel bouleau, tel bouquet de fougères. Vous avez vu passer dans la rue un peuple d’hommes et de femmes vous n’avez retenu parmi eux que telle taille élancée, telle physionomie émouvante, tels yeux éloquents. Vous avez, dans un musée, vu défiler devant vous des centaines de statues et de toiles : vous vous êtes penchés longuement sur cette Vénus, ce Rembrandt, ce Titien. S’arrêter devant un objet, le fixer, se prêter à lui, c’est ce qui s’appelle le contempler. Avant tout, l’attitude esthétique réside dans la contemplation. 

Mais, direz-vous, contempler, n’est-ce pas un moyen de s’emparer des choses par la pensée, n’est-ce pas connaître et, par conséquent, ne restons-nous pas avec la contemplation dans le domaine purement intellectuel ? Un astronome ne contemple-t-il pas le ciel étoilé, le naturaliste la plante qu’il veut classer ? Sans doute. Mais la contemplation scientifique n’est pas la contemplation esthétique et si celle-ci est un mode de connaître, c’est un mode de connaître très spécial. Certes, pour que naisse l’impression esthétique, il faut que l’objet qui la suscite soit saisi par nous, pénètre en nous, s’assimile à nous, en d’autres termes, soit connu. Mais cette assimilation est entièrement différente dans l’attitude esthétique et dans l’attitude intellectuelle proprement dite. La connaissance proprement dite vise, nous l’avons vu, à pénétrer dans l’intérieur des choses, à les réduire à leurs caractères fondamentaux pour pouvoir les nommer, les classer et les abandonner ensuite pour d’autres objets, destinés à la même élaboration logique. La contemplation esthétique, elle, ne se préoccupe que de l’apparence extérieure des objets, de leur surface visible, palpable, audible, du calque qu’en prennent, spontanément et automatiquement, nos organes des sens, de leurs qualités sensibles et de leur forme – le mot forme entendu dans son sens philosophique, c’est-à-dire la manière dont sont groupés les éléments sensibles. Nous ne pénétrons pas et n’avons aucune tentation de pénétrer dans l’intérieur des objets esthétiques, dans les profondeurs de leur structure, dans le mystère de leur essence. Nous savons, d’ailleurs, que les objets qui suscitent en nous les impressions esthétiques les plus vives, les objets d’art, n’ont pas d’intérieur, n’ont pas de profondeur, n’ont pas d’essence, mais ne sont que des apparences, des images, des formes des lignes géométriques, des couleurs appliquées sur une toile, des sons émanant d’une voix ou de pièces de métal et de bois artistement agencées. Nous savons que, dans l’art qui se rapproche le plus de la réalité, l’art dramatique, les acteurs, qui sont des êtres réels et vivants, ne valent que comme des interprètes, c’est-à-dire comme les apparences et les images des personnages réels qu’ils ont la tâche de représenter. Nous savons enfin que, lorsque nous nous arrêtons à contempler esthétiquement des êtres vivants, c’est encore et toujours leur apparence extérieure la ligne de leur silhouette, les traits de leur physionomie, le coloris de leur peau et de leurs cheveux qui nous frappent, sans que notre regard puisse ni veuille dépasser l’apparence, pénétrer sous l’orbe du front, le jaspe de la sclérotique, le lustre de la peau ; sans que notre pensée cherche à se rendre compte de ce que sont en réalité, au point de vue chimique, physique, physiologique, ces organes. Dans le domaine de l’esthétique, il n’y a donc que des apparences, des images, des formes et les objets de la nature y deviennent, pour notre vision, des objets d’art. 

Pénétrons cependant plus en avant dans la contemplation esthétique et serrons le problème de plus près. Si nous analysons profondément en quoi consiste, au point de vue de la connaissance, l’impression que nous a donnée la fleur, l’arbre, le ciel, la mer, le marbre, la toile, la voix du chanteur, de l’orchestre, de l’acteur, du poète, nous y distinguons trois facteurs : la prise en conscience de qualités sensibles : lumière, couleur, son ; la prise en conscience de la forme : la manière dont sont groupés ces éléments sensibles, et enfin la prise en conscience des associations tissées autour de l’objet contemplé : la signification de l’objet, le sujet du groupe, du marbre, de la toile, le sens des paroles chantées ou récitées soit par une voix étrangère, soit par notre langage intérieur. Si les deux premiers facteurs se réduisent à l’apparence et à l’image, sont des intuitions, est-ce que le troisième n’appartient pas au domaine de la connaissance, ne présuppose pas un travail proprement intellectuel ? La recherche de la signification de l’objet, le sens des paroles, n’est-ce pas une recherche logique qui, en dernière analyse, vise ces concepts et ces classifications dont nous avons fait la caractéristique même de l’attitude proprement intellectuelle ? 

Assurément, le problème est d’importance si la réponse à cette donnée était affirmative, c’en serait fait de l’originalité de l’attitude esthétique. Mais la réponse est négative. Non seulement l’opération mentale de la contemplation esthétique ne se réduit pas à l’opération mentale de la connaissance proprement dite, mais elle est en quelque sorte inverse de celle-ci. En effet, dans la sphère du connaître pur, un objet est saisi, appréhendé, perçu, réduit par l’intelligence à ses traits essentiels, décomposé, décoloré, désensibilisé et ne sert que de tremplin à l’activité systématisatrice de l’entendement : celle-ci réalisée, l’objet disparaît sous la trappe du concept. L’intuition a appréhendé, sans doute, la tache colorée et l’arabesque des lignes qui constituent l’objet mais elle ne s’y est pas arrêtée, elle a fait place à l’entendement qui crée l’idée générale, incolore, insonore, synthèse des traits communs à tous les objets appartenant à la même espèce, au même genre, à la même famille. Dans la contemplation esthétique, c’est l’inverse qui se produit. Le début du processus mental est le même : l’objet est appréhendé, saisi, perçu, nous en acquérons l’image intuitive constituée pat des couleurs et des formes. Mais – et c’est en cela que gît la différence – l’intuition esthétique s’arrête à cette image, elle ne va pas plus en avant et c’est l’image qui, seule, demeure dans la conscience. Sans doute, nous savons que cette arabesque de lignes, cette harmonie de couleurs constitue un arbre, une fleur, une femme, identique, dans sa structure profonde, aux autres arbres, aux autres fleurs, aux autres femmes. Mais cette structure profonde ne nous intéresse pas. Notre conscience, après avoir rapidement noté le signalement de l’objet, revient à l’apparence extérieure, à la tache, à l’arabesque, et ne les quitte plus. D’un côté, c’est le concept seul, de l’autre la seule intuition qui demeure sur la rampe éclairée de la conscience : dans l’attitude intellectuelle, le concept se substitue à l’intuition, dans l’attitude esthétique, c’est l’intuition qui ne permet pas au concept d’émerger et de s’emparer du Moi. 

Il suit de là – et ceci est un caractère essentiel de la contemplation esthétique opposée à la connaissance proprement dite – que si, dans cette connaissance, nous n’opérons qu’avec du général, dans la contemplation esthétique nous n’avons affaire qu’à des individus. Ce qui intéresse la première, c’est ce qui est commun à beaucoup d’êtres, ce qui intéresse la seconde, c’est ce qui est unique dans un seul être. La pensée, nous l’avons vu, opère avec la fleur, l’arbre, l’homme, la femme ; la contemplation esthétique ne s’attache qu’à telle fleur, tel arbre, tel homme, telle femme. Si la pensée décompose, désorganise, détruit les objets et les êtres, la contemplation esthétique respecte religieusement les éléments de l’objet qu’elle vise, leur mode de groupement, leur proportion, leur valeur réciproque. Contempler esthétiquement, c’est laisser vivre les choses et les êtres, tels qu’ils jaillissent devant nos sens, dans leur pousse native, chargés de toute la parure luxuriante dont les a vêtus la force inconnue d’où ils émanent. 

En opérant de la sorte, la contemplation esthétique constitue un rouage entièrement original et extrêmement important de notre vie psychique. Qu’on imagine ce que serait l’univers sans elle : un catalogue de fiches, un musée de pièces anatomiques, une nécropole. C’est grâce à elle que la nature nous apparaît avec les féeries de la lumière, tour à tour éblouissante et menaçante, de la couleur et du son conjugués dans l’infinie variété de leurs gammes, de la forme épuisant tous les possibles du mouvement cristallisé. C’est la contemplation esthétique qui donne à l’intuition sensible, dédaigneusement repoussée du domaine de la science et de l’empire de la morale, une existence légitime, qui confère à cette Cendrillon la couronne à laquelle elle a droit. 

Qu’on ne dise pas que cette intuition sensible est due aux choses, qu’elle émane des objets qui se pressent devant nos yeux, qu’elle est une « faveur que nous fait la nature ». Tout au contraire, en contemplant celle-ci esthétiquement, en détachant d’elle l’apparence, la surface, comme le calque des objets, c’est une faveur que lui fait l’homme. Il n’y découvre et n’y révèle pas quelque chose qui, sans son activité, aurait une existence indépendante, mais son activité est vraiment créatrice. La contemplation esthétique est comme une révélation nouvelle, analogue à celle de la science et de l’éthique. Elle crée un monde nouveau qui n’existe que comme apparence sensible. Elle fait naître une conscience pour laquelle tout ce qui, dans la nature, a de l’importance pour l’homme, s’efface devant les traits par laquelle elle peut devenir une intuition sensible, recherchée uniquement pour elle-même. 

C’est donc nous seuls qui créons la sphère de l’esthétique. Nous ne disons pas le beau, le laid, le sublime, le gracieux. Il faut séparer rigoureusement ce qui est esthétique des différentes spécifications de ce concept. Le caractère esthétique d’un objet n’est pas une qualité de cet objet, mais une activité de notre Moi, une attitude que nous prenons en face de cet objet, une façon particulière que nous avons de l’envisager, de le regarder, de l’entendre, de l’appréhender, de l’interpréter. 

Ainsi la contemplation esthétique est entièrement subjective. Elle émane de nous, de notre bon vouloir, de notre caprice, de notre disposition momentanée. Nous sommes, dans le domaine de l’esthétique, autonomes. Si nous ne consentons pas à la contemplation, le ciel a beau étaler sa voûte étoilée, la forêt beau dresser ses fûts feuillus, la mer beau soulever ses vagues crêtées d’écume, Beethoven déchaîner tous les tumultes de la nature et des âmes, Eschyle, Sophocle, Shakespeare faire s’entrechoquer, en des heurts sublimes, le destin et les passions des hommes – tout cela n’est que néant, si nous nous refusons à la theôria. Et quand, au contraire, nous nous y prêtons, quand nous braquons sur la nature nos yeux et que nous tendons vers elle notre oreille et que nous consentons à la contemplation, tout en elle peut prendre lumière, couleur, forme heureuse et pittoresque. Le paysage le plus déshérité, la lande stérile, la route poussiéreuse, le moindre brin d’herbe devient objet esthétique. C’est de nous, de nous seuls qu’il dépend de lever le rideau derrière lequel passent les visions éblouissantes ou de l’abaisser et de faire en nous et autour de nous la nuit profonde. Dans le domaine esthétique nous sommes princes souverains, et quand nous disons : que la lumière soit, la lumière est.

 

IV. — Le sentiment esthétique.

 

A. Le domaine du sentiment en général.

 

Jusqu’ici, en étudiant l’état esthétique, nous ne l’avons envisagé que comme contemplation, c’est-à-dire, malgré nos réserves, comme un état, en dernière analyse, intellectuel. Mais n’est-ce pas en méconnaître la véritable nature ? En lisant les pages qui précèdent, le lecteur a dû, à tout moment, éprouver la tentation de m’arrêter pour me dire : mais vous oubliez ce qui constitue le caractère essentiel de l’état que vous décrivez, vous oubliez le sentiment. 

Je ne l’ai pas oublié. Mais au lieu de le poser, comme je l’avais fait dans mon Essai Critique sur l’Esthétique de Kant, au seuil du processus esthétique, je lui assigne aujourd’hui la place qui lui est due. Avant que le sentiment esthétique naisse, pour qu’il naisse, il faut que nous ayons préalablement saisi, appréhendé, assimilé l’objet qui le suscite, il faut que nous en ayons eu l’intuition. Sans doute, les deux activités sont inséparables. Dès que commence le travail d’appréhension et d’assimilation, il est accompagné de sentiment et, à partir du moment où celui-ci a surgi, c’est lui qui occupe la première place dans la conscience. La première, mais non la place unique. Plus nous nous plongeons dans la contemplation d’un objet de la nature ou de l’art, plus nos facultés intellectuelles jouent un rôle important dans le processus esthétique, étant accordé, toutefois, que ces facultés sont toujours baignées, sont toujours saturées d’éléments affectifs. 

Pénétrons donc dans la sphère des sentiments. Reprenons les exemples que nous avons cités plus haut. Nous nous sommes arrêtés devant une fleur, des arbres, les nuées, un marbre, une toile, une mélodie et des harmonies, des paroles récitées ou chuchotées par notre langage intérieur, nous les avons contemplés, nous les avons laissés vivre en nous. Cette vie en nous a été accompagnée de mouvements de notre sensibilité affective, bien plus, elle a consisté en mouvements de cette sensibilité. Nous avons été affectés joyeusement ou mélancoliquement ; nous avons éprouvé un choc, un sursaut, une caresse ; nous avons vécu plus pleinement, plus orgueilleusement, ou plus pauvrement : nous avons été exaltés ou déprimés, tendus ou détendus : nous avons joui ou pâli, nous avons éprouvé du plaisir ou de la peine. 

Ce plaisir ou ce déplaisir est une forme particulière du sentiment en général. Le sentiment, tous les psychologues en conviennent, est la première réponse, la plus naturelle, la plus spontanée, la plus intime, la plus subjective de notre Moi aux impressions du monde extérieur. La tendance la plus profonde de notre être, c’est de persévérer dans cet être et d’y persévérer le plus pleinement et le plus énergiquement, c’est de se manifester avec tous ses pouvoirs et toutes ses virtualités, c’est d’aller vers le plaisir, vers la joie, vers le bonheur. Ce plaisir, cette joie, ce bonheur varie d’être à être et se complique, s’enrichit, se raffine, c’est-à-dire s’intellectualise et se moralise, à mesure que l’homme s’élève à l’état proprement humain. Mais c’est lui qui, à l’origine, constitue le tout de l’homme, remplit toute sa conscience, est toute sa conscience. 

La première phase de la vie consciente est donc entièrement affective. Elle consiste, à l’origine, dans le sentiment de notre existence en général, du bien-être ou du mal-être de notre organisme, dans le sentiment de la vie. Ce sentiment de la vie est formé par nos sentiments organiques, oscillant incessamment entre l’aise et le malaise, avec prédominance d’états de malaise, et dépendant d’une foule de causes dont seulement la somme affective arrive jusqu’à la conscience, sans que nous en sachions distinguer les facteurs. La qualité et la quantité du sang, la vivacité de la circulation, la richesse ou la pénurie des sécrétions, la tension ou le relâchement des muscles volontaires ou involontaires, la facilité ou la difficulté de la respiration ou de la digestion tout cela constitue l’état somatique, tout cela nuance à l’infini le sentiment de la vie. Le sentiment d’aise ou de malaise, par lequel se manifestent à la conscience ces états somatiques, est la racine de notre vie psychique. C’est de cette racine qu’émanent, c’est sur elle que se greffent toutes les autres manifestations de notre Moi. Tout d’abord, les sentiments somatiques étant soumis à des oscillations continues, le Moi, après s’y être simplement abandonné, en prend conscience, établit des comparaisons entre les différents moments de l’oscillation, ce qui est une activité proprement intellectuelle. Puis, le Moi qui, dès qu’il s’est éveillé à la vie, a subi le contact du monde extérieur, mais a interprété les excitations venues du dehors comme des excitations intérieures, entrevoit la différence de leur origine. Sans doute, en pénétrant dans la conscience, ces impressions extérieures étaient devenues intérieures et, notre intérieur étant encore entièrement affectif, s’étaient résolues en plaisirs et en peines. Mais peu à peu, parmi ces impressions agréables ou désagréables, nous apprenons à distinguer celles qui dérivent du dehors de celles qui émanent de nous. Ce sont les premières qui s’imposent à nous comme plus importantes que les secondes et voilà le monde extérieur qui pénètre en nous comme extérieur, comme faisceau de sensations. Ces sensations maintenant s’accompagnent de mouvements. Parmi ces mouvements, nous apprenons à retenir les mouvements agréables et à éviter les mouvements désagréables et ce choix fait naître et se développer en nous les germes de la connaissance proprement dite : le souvenir, l’habitude, la comparaison. Ces mouvements, enfin, nous apprenons à les localiser, et, par cette localisation, nous parvenons à séparer définitivement le Moi du Non-Moi, le monde intérieur du monde extérieur, à prendre connaissance de la formation de ce Moi, de la façon dont nous intégrons les sensations et les perceptions, et à passer du sentiment subjectif de la sensation et de la perception à l’aperception. 

Le développement de l’espèce humaine a consisté dans la prédominance progressive de la vie intellectuelle sur la vie affective. Nous savons tous par notre propre expérience combien l’enfant est plus facile à émouvoir que l’adulte, combien sa vie est remplie de joies et de douleurs qui nous apparaissent, plus tard, de bien mince importance. Et les raisons de cette prédominance finale de la vie intellectuelle sont faciles à comprendre. En premier lieu, nous savons que les sentiments exigent une dépense plus considérable de force nerveuse que les sensations et, par conséquent, il a fallu, sous peine d’une usure dangereuse de cette force nerveuse, que les éléments représentatifs l’emportassent sur les éléments affectifs de notre vie. De plus, l’on sait que l’accoutumance diminue et affaiblit en nous les affections, tandis qu’elle accroît au contraire et renforce les présentations[2]. Il est donc naturel qu’à mesure que l’espèce humaine s’est développée, la vie émotive ait perdu peu à peu sa toute-puissance ; que les sensations se soient substituées aux affections ; que les sens les moins émotifs, les plus intellectuels, les sens supérieurs : la vue et l’ouïe, l’aient emporté sur les sens inférieurs, presque entièrement affectifs : les sens organiques, le goût, l’odorat et le toucher, et que, dans le domaine des sens supérieurs, ce soit l’élément représentatif qui ait entièrement mis dans l’ombre l’élément affectif primordial. L’homme adulte, de complexion moyenne, est, en somme, peu émotif. Il ne voit dans les couleurs, dans les sons, dans les combinaisons de couleurs et de sons que ce qu’elles représentent et expriment et n’est que très peu sensible à la stimulation agréable ou désagréable qu’elles peuvent exciter en lui. Il ne voit dans les mots, nés primitivement de l’émotion exercée par un objet extérieur frappant, que leur signification logique. Le monde extérieur ne vaut pour lui qu’en tant qu’il peut être connu, qu’il lui fournit des sensations et des concepts et l’on a constaté statistiquement que chez la moyenne des hommes et surtout chez ceux dont la puissance logique est le plus développée, les mots et les concepts n’évoquent plus aucune image, n’éveillent plus aucun sentiment. 

Mais ce sont là stades relativement tardifs de l’évolution. Au début de cette évolution – répétons-le – c’est le sentiment de la vie satisfaite ou entravée qui remplit la conscience, qui est la conscience. Ce qui caractérise la conscience adulte, c’est la scission de l’esprit en un Moi qui regarde et un Moi qui est regardé, en un Moi qui affecte et un Moi qui est affecté, en un Moi-sujet et un Moi-objet. Or, à l’aube de la vie psychologique, cette scission en deux Moi ne s’opère point. Quand un enfant subit une impression de plaisir ou de peine, il s’y donne tout entier, il en est entièrement absorbé, il ne songe pas à s’en distinguer. Antérieurement donc à la conscience proprement dite, il faut poser le sentiment, le sentir pur et simple. Ce sentiment se mire, se réfléchit en lui-même et c’est cette réflexion, toute spontanée et comme automatique, qui est la forme première de la conscience. Il demeure donc que le Moi primitif est entièrement affectif et est fait d’émotion. 

Mais, nous l’avons dit plus haut, l’homme ne s’arrête pas à cette phase affective. Il ne se contente pas de jouir ou de pâtir paresseusement de lui-même, il ne s’épuise pas à subir passivement le retentissement agréable ou pénible que laissent en lui les drames ingénus et indigents de sa vie organique. Il entre en contact avec le monde extérieur. Mais ce monde extérieur ne pénètre d’abord en lui que comme émotion. Ne parlant que le langage du sentiment, le Moi ne peut répondre aux excitations extérieures qu’en langage du sentiment. Notre Moi est assailli par des impressions de toutes sortes. Toutes, les agréables, les pénibles, les indifférentes, elles tentent d’entrer en nous, de forcer d’abord notre « champ de vision » intérieur, puis, de là, notre « point de vision » intérieur. Dans cette lutte, qui l’emporte ? Quelles excitations ont chance de franchir le « seuil » de la conscience ? Les plus fortes, a-t-on dit, qui fixent notre attention, qui non seulement sont perçues, mais « aperçues ». Les plus fortes, oui, c’est-à-dire celles qui sont plus agréables ou plus désagréables que les autres, qui agissent plus intensément que les autres sur notre affectivité. C’est donc grâce à l’émotion qu’elles suscitent en nous que les impressions extérieures deviennent nôtres, qu’elles sont perçues et aperçues. 

Mais, nous l’avons vu, l’homme franchit aussi cette étape. Son sensorium se peuple d’impressions qui ne valent plus seulement, qui semblent ne plus valoir du tout comme émotions. Il va de la phase affective à la phase intellectuelle. Il ne veut plus seulement jouir, il veut connaître. Les impressions extérieures deviennent pour lui, de saturées qu’elles étaient d’intensité émotive, des signes algébriques dénués de toute vertu sentimentale. Que devient, à ce moment, la sensibilité affective qui avait été le tout de l’homme ? Que le lecteur veuille bien me prêter ici toute son attention. Nous approchons du mystère esthétique.
 

V. — Le sentiment esthétique.

 

B. Le domaine propre du sentiment esthétique.

 

Lorsque nous passons du stade affectif à l’attitude intellectuelle et à l’attitude morale que nous avons décrites au début de notre recherche, le sentiment ne s’évanouit pas brusquement et totalement, comme il pourrait sembler. Après avoir été le tout de l’homme, il est impossible qu’il sombre dans le néant. 

D’une part, il demeure lui-même et, dans sa sphère propre, il conserve sa toute-puissance. Nous avons décrit plus haut, comme l’attitude première de l’homme, ce que nous avons appelé l’attitude pratique-sensible, c’est-à-dire l’attitude où l’homme vise uniquement à satisfaire ses besoins organiques, se préoccupe uniquement de réaliser ses aspirations au bien-être, au plaisir, au bonheur. Cette aspiration ou bien-être, au plaisir, au bonheur, demeure la tendance la plus profonde de l’homme. Quelque haut qu’il se soit élevé dans la hiérarchie humaine, quelque superbement qu’il plane sur ses origines animales, il est un vivant qui veut se nourrir, qui veut aimer, qui veut se multiplier, qui veut faire de lui-même, des autres hommes, de la nature, des instruments de jouissance. Même quand il arrive à réduire au minimum ses appétits, le sentiment ne perd pas ses droits. Il se dépouille, s’affine, se subtilise, c’est-à-dire s’intellectualise et se moralise, mais il reste indéracinable. Où que l’homme dirige son activité, c’est toujours le plaisir, la joie, le bonheur qui le meut. Les uns les trouvent dans la réalisation de leur être total, d’autres dans la spéculation la plus ardue, d’autres encore dans les privations qu’ils s’imposent, dans le don qu’ils font d’eux-mêmes à un autre, à une collectivité nationale, à l’humanité, à une idée, à un idéal. Mais et le savant qui cherche, au prix de la plus pénible tension de son esprit, et l’artiste qui crée avec le sang de ses entrailles, et le héros qui se sacrifie pour son peuple, et le saint qui, volontairement, se charge des péchés des hommes, tous, ils sont conduits par cette soif de bonheur qui brûle en nous depuis que nos yeux s’ouvrent à la lumière de la vie jusqu’au moment où nous les fermons pour sombrer dans la mort. Et cette morne région elle-même, l’impérissable instinct de bonheur de l’homme l’a peuplée de béatitudes supérieures à celles qu’il nous est permis de goûter pendant la vie. 

L’homme donc, même quand il s’est affranchi, autant qu’il lui est donné de le faire, des chaînes de l’animalité, reste un être affectif. Mais, d’autre part, il est devenu un être qui connaît et qui agit moralement. Il a investi le monde extérieur des innombrables pièges qu’a imaginés son génie pour capter l’inconnu ; il a investi le monde intérieur des tranchées et des fils barbelés destinés à entraver le fol essor de ses instincts. Durant ces activités, dans l’attitude intellectuelle et morale, le sentiment de la vie satisfaite ou entravée ne joue plus le même rôle et n’a plus la même importance que dans l’attitude pratique-sensible. De l’acte de la connaissance nous tentons d’éliminer tout facteur émotionnel, de supprimer tout ce qui frémit et frissonne et palpite au fond de nous, tout ce qui est soupir ou cri ou chant de notre Moi, tout ce qui, dans ce Moi, est singulier, unique expression vraie de son fond dernier : nous ne voulons opérer qu’avec des activités qui sont identiques chez tous les hommes, nous ambitionnons de devenir entièrement impersonnels, c’est-à-dire libérés de la chaude et troublante étreinte de l’affectivité. Tout de même, dans l’acte moral, nous prétendons substituer à notre Moi-Moi, qui court irrésistiblement à la satisfaction de ses intimes aspirations, le Moi-Nous, c’est-à-dire ce que nous avons de commun avec tous les autres hommes, et, au lieu d’obéir à la loi qui est propre à notre individu, nous ne voulons obéir qu’aux directives valant pour tous les êtres raisonnables ; la sphère de la morale, telle du moins que l’ont imaginée l’immense majorité des théoriciens, est proprement la lutte de la raison pratique contre les impulsions de notre sensibilité et, tout comme dans le domaine de la connaissance, nous y aspirons à devenir impersonnels et insensibles. 

Notre conscience s’emplit donc d’éléments dénués, en apparence, de tout timbre affectif. Cette conscience, nous nous le rappelons, avait été entièrement affective : elle n’avait été que la réflexion du sentiment en lui-même. À ce moment, notre Moi avait été un. Et voici qu’avec l’afflux des impressions extérieures, il s’est brisé, il s’est distingué du monde extérieur, il s’est opposé à lui et s’est déchiré en deux Moi, en un Moi qui affecte et un Moi qui est affecté, en un Moi qui connaît et un Moi qui est connu, en un Moi-sujet et un Moi-objet. 

Mais le sentiment était trop étroitement lié à la conscience, en faisait partie trop intégrante – puisqu’il était elle – pour s’en laisser éliminer : il continue à vivre en nous d’une vie sourde, mais profonde et continue. À partir du moment où nous devenons des êtres qui connaissent et qui pensent, il y a en nous comme deux consciences : l’une – l’intellectuelle – nous avertit de ce qui se passe sur la rampe éclairée de notre Moi, note les modifications qui s’y produisent, constate les images qui s’y dessinent, les organise et les élabore en concepts ; l’autre – l’affective – qui n’est que le sentiment réfléchi en lui-même, le sentiment du sentiment – nous révèle la couleur ou le timbre, c’est-à-dire le caractère agréable ou pénible de tous les mouvements et de toutes les activités de notre Moi. Ce timbre accompagne comme une basse continue toutes les manifestations de notre être. Dans l’attitude que nous avons appelée pratique-sensible, le sentiment constitue à la fois la matière et la forme de la conscience. Dans toutes les autres attitudes, le sentiment n’est plus que la forme de la conscience : ce sont les notions et les impulsions qui en constituent la matière. On comprend de la sorte que tout ce qui sillonne notre Moi baigne dans l’émotion. Notre vie consciente est comme un lac à deux nappes superposées. L’une, la supérieure, est transparente et tout ce qui s’y mire donne des images nettes et arrêtées. Sous cette nappe, s’en étend une autre, plus opaque, plus dense, chargée d’humus et de matières organiques, qui est comme la vie même, trouble et obscure, des eaux profondes, qui en reproduit toutes les pulsations, et dans laquelle en même temps se réfractent toutes les images de la zone supérieure. 

Parlons sans image. Toutes nos impressions, nos sensations, nos perceptions, – tous nos souvenirs, toutes nos images, toutes nos associations, tous nos jugements, tous nos raisonnements – tous nos réflexes, tous nos actes instinctifs, toutes nos volitions, toutes nos délibérations morales – en un mot, tout ce qui traverse notre conscience, tous les flots, aussi bien les vagues de fond que les moindres gouttelettes apparentes du stream of thought, ont en nous un retentissement émotionnel. Il y a donc non seulement, comme on le croyait avant les travaux de Ribot et de ses successeurs, des sentiments et des émotions tout court, – joie, douleur, amour, haine, sentiments égoïstes, égo-altruistes et altruistes – mais il y a des sentiments de sensations, de toutes nos sensations, visuelles, auditives, olfactives, tactiles, gustatives, motrices ; des sentiments de perceptions, de mémoire, d’associations, de jugements, de raisonnements ; de réflexes, de mouvements instinctifs, de désirs, de volitions, de délibérations et d’actions morales. 

Que devient dans notre vie normale ce stock immense de sentiments ? Avant tout, il existe. Vous n’avez qu’à regarder profondément dans votre conscience, et à laisser vivre en vous l’une quelconque des manifestations intellectuelles et volitionnelles de votre être. Vous vous apercevrez immédiatement que chacune de ces manifestations est teintée sentimentalement, est timbrée émotionnellement. Comme nous l’avons dit plus haut, rien ne passe en nous sans susciter dans les sources mêmes de notre vie pensante et agissante, un retentissement affectif. 

Seulement, dans la vie normale, nous tentons de ne pas entendre cette basse continue faite de sentiments de plaisir et de douleur, d’aise et de malaise, de tension et de détente, d’excitation et de dépression. Au moment où je dicte cet article, je sens distinctement que le travail cérébral que je fournis, l’effort vocal que je donne, les mouvements de marche que j’exécute, s’accompagnent de sentiments : j’ai mal à la tête, c’est-à-dire j’éprouve un sentiment de malaise ; à donner une forme aussi définitive que possible à des idées longuement, lentement et amoureusement élaborées, j’éprouve comme une griserie intellectuelle, c’est-à-dire un sentiment de plaisir. Seulement, ces sentiments, je ne les perçois que quand je m’efforce de les fixer. Je suis si passionnément – j’écris ce mot : passionnément, malgré moi, et le lecteur s’aperçoit tout de suite que c’est là un terme affectif, si bien que, même quand je veux me placer sur le terrain purement intellectuel, je n’y parviens pas – je suis si passionnément ma pensée que je ne permets pas à son accompagnement sentimental de parvenir jusqu’à la rampe éclairée de ma conscience. Que si je le permettais, je ne serais – comme le sont certains êtres, les enfants, les sauvages, certaines âmes sensitives de jeunes gens et de jeunes filles – qu’un affectif, incapable de toute pensée et de toute action suivie. Aussi, ceux qui veulent penser, agir, travailler, luttent contre l’afflux indiscret des sentiments et des émotions, et l’homme normal a fini par être presque entièrement sourd au chant séducteur, mais amollissant, de sa vie sentimentale. 

Voilà pour l’être normal. Voici pour le contemplateur esthétique. Le contemplateur esthétique n’est pas un être normal. L’existence de l’animal que demeure tout homme est faite de travail et de lutte. Il s’agit avant tout de ne pas mourir de faim, de se défendre contre les fauves de toutes sortes qui peuplent la jungle de la vie sociale ; il s’agit de conquérir la femme, les richesses, la place que l’on convoite. Et voici, que, tout à coup, au milieu de cette bataille incessante dans laquelle les plus faibles succombent, chacun d’entre nous, à de certains moments, s’arrête pour contempler, pour regarder un paysage, un être humain, une œuvre d’art, sans que cette vue lui soit du moindre profit matériel. Dans la guerre universelle des êtres et des choses, surgit un moment de halte et de paix souveraine. 

Dans ces moments, où s’arrête tout le vain tumulte de la vie quotidienne, où nous nous oublions nous-mêmes, où nous sortons de nous-mêmes pour devenir arbre, fleur, mer, visage humain, mufle grimaçant de bête, que se passe-t-il ? Voici. Nous commençons – comme il est dit plus haut – par les opérations habituelles grâce auxquelles nous nous emparons intellectuellement d’une chose ou d’un être qui n’est pas nous, puis le travail intellectuel s’arrête. Peu nous importe ce qu’est dans son essence l’arbre, la fleur, l’homme ou la femme qui se dresse devant nous. Nous nous contentons d’enregistrer rapidement la nature logique de l’objet contemplé ; c’est un arbre : chêne, hêtre, érable ; une fleur : rose, lis, glaïeul ; un homme : Zeus, Platon, le Christ, un rustre flamand ivre dans une kermesse ; une femme : une Vénus, la Vénus de Vienne, une Sainte Vierge, l’Assunta de Titien, une accorte soubrette, court vêtue, une grande dame du XVIIIe siècle, l’Olympia de Manet, nous souffle notre voix intérieure, riche de souvenirs de lectures et d’expérience. La constatation faite, nous n’insistons pas. Nous n’allons pas à l’essence de l’être, à son concept, à ce qu’il y a en lui de général, de commun avec les êtres analogues c’est là la vérité profonde et inébranlable du vieux de Kœnigsberg. 

Nous laissons au botaniste le soin de déterminer si la fleur que nous regardons est apétale, crucifère, si la plante que nous regardons est agame, cryptogame, etc. ; à l’historien, le soin de reconstituer dans tout son détail l’époque à laquelle appartient le Zeus, l’Aphrodite, la Sainte Vierge : en tant que contemplateur esthétique, cela ne nous regarde pas, cela ne nous intéresse pas. Pour nous, la seule chose qui nous inquiète, c’est de savoir si l’objet que nous contemplons suscite en nous des mouvements agréables ou pénibles, s’il nous attire ou nous repousse. Depuis le moment où nous avons repéré l’objet, où notre langage intérieur lui a donné un nom, notre activité proprement intellectuelle s’abolit. Ou, du moins, notre activité intellectuelle est subordonnée à notre activité affective. 

C’est alors, parce qu’il n’est plus opprimé par notre activité intellectuelle, que le peuple des sentiments, serf dans l’état normal, qui est l’état de la connaissance, jaillit avec une énergie d’autant plus prodigieuse que le contemplateur est plus sensible, est plus vibrant. La nature tout entière se met à chanter, à se mouvoir, à danser. Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous, n’est que source de sentiments, de joie ou de douleur, de tension ou de détente, d’excitation ou de dépression. 

« Tout en elle, tout en nous, car elle est devenue nous », qu’est-ce que cela veut dire ? Cette phrase recèle l’acte esthétique par excellence, l’Einfühlung, ce que j’ai appelé, dans l’Essai Critique sur l’Esthétique de Kant, le symbolisme sympathique, ce que j’ai appelé plus tard l’auto-projection, l’effusion ou plutôt l’infusion, qui serait le terme le plus adéquat s’il ne prêtait à une équivoque risible, c’est-à-dire l’acte « de se plonger dans les objets extérieurs, de se projeter, de s’infuser en eux ; d’interpréter les Moi d’autrui d’après notre propre Moi, de vivre leurs mouvements, leurs gestes, leurs sentiments et leurs pensées ; de vivifier, d’animer, de personnifier les objets dépourvus de personnalité, depuis les éléments formels les plus simples jusqu’aux manifestations les plus sublimes de la nature et de l’art ; de nous dresser avec une verticale, de nous étendre avec une horizontale, de nous rouler sur nous-mêmes avec une circonférence, de bondir avec un rythme saccadé, de nous bercer avec une cadence lente, de nous tendre avec un son aigu et nous amollir avec un timbre voilé, de nous assombrir avec un nuage, de gémir avec le vent, nous roidir avec un roc, nous épandre avec un ruisseau, de nous prêter à ce qui n’est pas nous, de nous donner à ce qui n’est pas nous, avec une telle générosité et une telle ferveur que, durant la contemplation esthétique, nous n’avons plus conscience de notre prêt, de notre don, et croyons vraiment être devenus ligne, rythme, son, nuage, vent, roc et ruisseau. » 

*
* *

 

CONCLUSION

 

Si je ne me suis pas trompé, voilà la solution de ce que j’ai appelé le maître-problème de l’esthétique. Elle consiste à soutenir que le peuple de sentiments qui accompagnent toutes les manifestations de notre vie normale mais qui, dans l’état normal, sont étouffés par notre activité intellectuelle et volitionnelle, se libèrent dans l’état esthétique et s’y manifestent dans toute leur richesse infinie parce qu’ils échappent, pendant la contemplation, aussi bien à la geôle morne et désolée des concepts, qu’à l’étau de l’impératif catégorique. 

Je n’ai abordé ici qu’un seul problème. Je ne me suis occupé ni des modifications de l’état esthétique : le Beau, le Laid, le Sublime, le Gracieux, le Tragique, le Comique, ni de l’artiste. Mais l’on sent combien ce que j’ai dit du contemplateur vaut pour l’artiste. C’est l’artiste pour lequel la nature tout entière, les choses et les hommes, n’existent que comme source de sentiments, que comme joie et douleur, comme tension et détente, comme excitation et dépression. C’est lui qui, par tous les tentacules de son âme innombrable, pénètre dans les choses et les êtres, leur donne une vie, les fait chanter, pleurer, sangloter et danser de la danse sacrée de Zarathoustra. C’est Sophocle qui donne la vie à la chaîne imbrisable des causes et des effets, à la sombre Moïra qui broie la race infortunée des Atrides et des Labdacides. C’est Shakespeare qui crée l’enchantement d’un clair de lune versant ses flots d’argent sur la forêt humide de buée dont le mystère prend vie et forme dans la divine Titania et Puck, son elfe agile ; qui s’incarne à la fois dans Hamlet, le rêveur nostalgique, dans la pâle Ophélie, dans Macbeth, l’ours d’Écosse, dans Shylock, l’usurier à la nuque dure, dans l’adorable Juliette, ivre d’amour, dans Falstaff, le tonneau de vin, et les joyeuses commères de Windsor. C’est Beethoven, enfin, qui, par les voix innombrables de l’orchestre ressuscite l’univers tout entier, entonne des hymnes de jubilation où communie toute la joie et des hymnes de deuil où sanglote toute la douleur humaine.


[1] L’Essai Critique sur l’Esthétique de Kant est depuis longtemps épuisé. J’en compte publier cette année une seconde édition, entièrement remaniée, qui utilisera les innombrables travaux parus sur la question depuis 1896.

[2] Je demande l’autorisation de substituer au mot représentation qui désigne étymologiquement et logiquement un souvenir et non la première entrée dans la conscience d’une sensation, le mot présentation qui correspond au terme allemand Vorstellung.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 24 juillet 2008 9:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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