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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Jacques Bainville, La fortune de la France (1937)
Préface par C.-J. Gignoux


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte de Jacques Bainville, La fortune de la France. Ce volume a été déposé à la Bibliothèque nationale en 1937. Paris: Éditions d'histoire et d'art. Librairie Plon, 1944, 364 pp. Collection Bainvilienne. Gignoux. Avant-propos de Jean Marcel. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

Préface
par C.-J. Gignoux

Rien ne m'appelait au très grand honneur de présenter au lecteur le recueil des articles économiques et financiers de Jacques Bainville, rien sinon d'avoir figuré dans la foule anonyme de ceux qui chaque jour attendaient de ses écrits quelque clarté inconnue et l'y trouvaient avec une joie de l'esprit sans cesse renouvelée. Ce modeste hommage trouve là une chance d'atteindre à l'expression d'une gratitude collective. 

J'ai débuté dans notre beau métier en un temps déjà éloigné de nous où commençait de sévir la masse insupportable des économistes amateurs dont des catastrophes répétées favorisaient l'industrie : en regard siégeait un cénacle justement réprobateur d'économistes dogmatiques qui, pour cela, trouvait maigre audience. Un aîné riche de pratique et soucieux de me diriger en ce tumulte me répétait sans cesse : « Lisez chaque matin le « Bainville ». 

Et le « Bainville » ne manquait pas de nous apporter, pour reprendre le. titre que Lucien Romier a illustré, « l'explication de notre temps ». Fortune précieuse à une époque dont les plus évidentes disgrâces viennent justement de ce que trop de gens ne l'ont pas comprise et l'ont jaugée à la mesure de leurs préjugés ou de leurs ignorances ! Par là le maître occupait une place qui n'appartenait qu'à lui et dont le vide est sensible depuis qu'il nous a quittés. On le constate à la prospérité retrouvée de certaines erreurs et à l'audace impunie de ceux qui font métier de les répandre. 

Pour ces raisons ce livre est un bienfait, le dernier service d'un grand esprit : à la philosophie économique il lègue une méthode qui est le respect constant des lois essentielles de la vie. Et parce qu'ainsi fondée cette méthode conduit aux vérités permanentes, elle nous apporte dans la lutte décisive où nous sommes aujourd'hui engagés tout le réconfort et toute la richesse d'arguments dont nous eût pourvus, vivant, ce clair génie. 

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* * 

« Par l'étude de l'histoire, par l'esprit d'observation et par l'analyse, on peut devenir prophète. » Ainsi, tout à l'heure, Bainville se définira lui-même : il est donc venu à l'économie par l'histoire. Rien n'est au fond plus normal et rien n'offre davantage de garanties quant à la sûreté du diagnostic de qui a suivi cette voie. Les économistes - je parle des vrais, de ceux qu'on n'appelle. point « distingués » - ont tendance, par haine du bavardage, à faire de leur discipline une science quasi inhumaine : ce que nous appelions tout à l'heure les lois de la vie, ils les mettent volontiers en équations. L'école mathématique rejoint ainsi les temps lointains de l'homo oeconomicus. Or l'homme n'est point ce mannequin : il sent, il souffre et réagit. La personnalité, par cela seul qu'elle est, implique des erreurs de calcul et défie la mathématique. 

La science de l'historien consiste au contraire parmi ces réactions à isoler des « constantes ». Elle oblige seulement à l'humilité d'admettre que nous n'avons rien inventé, pas même les erreurs politiques ; vous lirez ici comment au treizième siècle Marco Polo découvrit que les Chinois pratiquaient déjà l'inflation, « constante » des financiers embarrassés, et si les Chinois furent peut-être en cela les premiers, c'est simplement parce qu'ils connurent l'imprimerie avant nous. 

Fort à propos ; le chapitre liminaire de ce recueil est consacré à la notion de civilisation. On n'y trouvera que peu de motifs de s'émerveiller du génie humain : aussi bien est-il une époque qui, mieux que la nôtre, ait laissé paraître la redoutable fragilité des constructions les plus audacieuses et des réalisations les plus impressionnantes de la technique ? Au siècle où chacun paraît sacrifier au culte du progrès, la précarité de ce dernier se fait plus sensible. L'aphorisme est devenu d'une banalité affligeante mais non pas officielle, car la philosophie officielle, étant primaire, ne saurait un instant admettre que la civilisation ne fasse pas chaque jour la démocratie plus heureuse que la veille. On n'étonnera personne en soulignant que l'analyse de Bainville procède d'autre manière. Après en avoir écarté beaucoup d'autres, il emprunte à Charles Maurras cette définition de la civilisation, « état social dans lequel l'individu qui vient au monde trouve incomparablement plus qu'il n'apporte ». En d'autres termes, ajoute Bainville, « la civilisation est d'abord un capital. Elle est ensuite un capital transmis... Capitalisation et tradition - tradition c'est transmission - voilà deux termes inséparables de l'idée de civilisation ». C'est assez pour nous fixer ; nous voilà fort loin des séditions de l'individualisme forcené et des destructions sur quoi se fonde le marxisme, fort loin aussi de toutes les conceptions matérialistes de l'économie. A la nécessité de durer pour transmettre l'héritage collectif, aux vertus de travail, de discipline et de patience à quoi oblige cette nécessité, un système politique emprunte ici dès le principe son éminente dignité : toute la construction en sort dans la pureté naturelle de ses lignes. 

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« Le drame de l'Europe, après 1918, c'est que le socialisme est venu se greffer sur la guerre. » Ainsi placés devant l'essentiel, reprenons les termes de tout à l'heure : c'est une destruction qui s'ajoute à une autre destruction. Seulement, s'il est tout aussi destructif, le socialisme est plus insidieux. 

La moindre observation nous le montre cheminant dans la loi : on n'a pas encore enlevé au propriétaire sa maison, note Bainville, mais lois et règlements l'empêchent désormais d'en tirer quoi que ce soit. C'est du reste procédé fort adroit, car si le propriétaire était en outre expulsé de sa maison, son destin lui serait plus clair et peut-être échapperait-il à la curieuse ataraxie dans laquelle une partie de la bourgeoisie française attend son heure dernière. 

Ajoutons, bien entendu, qu'il ne s'agit point là d'un conservatisme égoïste : le socialisme est destructeur, mais on ne saurait lui en vouloir s'il devait ensuite élever une autre construction plus habitable et plus solide. Vieille controverse sur laquelle se sont penchés maints théoriciens trop pesants et maints politiciens trop légers. En des cas analogues, la « méthode Bainville » déblaie positivement le terrain sans retard ni discussion : c'est qu'elle est française, au lieu que le marxisme n'est jamais entièrement dégagé des brumes du germanisme et de l'Orient. 

Le socialisme annonce la fin du capitalisme ? En vain, dit Bainville dans un magistral article qui est sans doute le dernier qu'il ait écrit et comme la condensation suprême de sa pensée. L'illusion tient à ce que l'évolution économique n'est qu'une série de destructions et de reconstructions. Au point le plus critique d'une crise, on désespère régulièrement du régime, mais l'historien se doit à plus de modération jusque dans ce pessimisme. On imagine - c'est le maître qui parle - ce que les contemporains de la Révolution française purent penser de l'avenir du capitalisme. Mme de Chateaubriand apporta en dot à son mari des rentes sur le clergé, fort semblables aux obligations russes dont ses descendants jurent sans doute pourvus au siècle d'après. 

La vérité est que la richesse acquise est un mythe, ou du moins elle n'est jamais acquise qu'à titre précaire ; elle ne subsiste qu'au prix d'un effort de sagesse, de mesure et de discipline, et c'est précisément ici qu'apparaît une double contradiction socialiste ; le marxisme cherche à s'annexer cette richesse, par les moyens les plus propres à la détruire et sans paraître observer que les capitaux privés devenus capitaux d'Etat sont exactement soumis aux mêmes règles de conservation. Ainsi l'expropriation par voie d'impôt sur le capital procède de « l'autophagie » : si elle est effective, elle nécessitera une émission de papiers qui dévorera automatiquement la valeur réelle du prélèvement. Les procédés fiscaux subordonnés sont à peine plus heureux et plus défendables. L'impôt sur le revenu suppose, ce qui n'est point, que tous les revenus sont également perceptibles et saisissables, et Bainville qui excelle à isoler dans une démonstration les détails topiques note que si on taxe et surtaxe l'héritage, fruit du travail et de l'épargne, on ne perçoit rien sur les lois de la loterie. 

Cependant, ce que nous venons d'appeler l' « autophagie » fait des progrès, parce qu'il n'est pas de réforme financière décisive en régime démocratique. Elle est de 1931 (trois ans avant M. Doumergue et quatre ans avant Pierre Laval), l'étude insérée plus loin et où on lit : « Les sacrifices demandés au contribuable français pour sauver le franc ont servi à des libéralités qui entraînent des charges permanentes et croissantes, lesquelles exigeront de nouveaux sacrifices et sont capables, un jour, de remettre le franc en péril. Les redressements, c'est très bien, à condition de ne pas retomber un peu plus bas après chaque opération de sauvetage. » 

Bainville n'aura pas, hélas ! constaté l'exactitude de sa prophétie ; il n'aura pas connu le franc Blum ni vérifié par l'apparition de ce dernier cette autre observation que les porteurs de fonds russes, en perdant les cinq cinquièmes de leurs titres de 1914, ne sont pas tellement plus défavorisés que leurs contemporains porteurs de rentes d'avant-guerre. 

C'est précisément là que se manifeste derechef l'étrange aveuglement du socialisme étatisant. Tout son effort tend à faire des citoyens des rentiers et à constituer à cet effet d'énormes immobilisations entre les mains de la puissance publique. Le rôle nouveau de la Caisse des dépôts et consignations, le régime tout entier des assurances sociales constituent de cette évolution des images présentes à tous les yeux. Par là l'Etat capitaliste, quand il fait une politique destructrice de la « richesse acquise », se ruine lui-même, et la plus grosse hypothèque matérielle qui pèse sur notre pays est peut-être le développement de systèmes de capitalisation conçus à la manière dont se font les lois, c'est-à-dire avec quelque approximation. Si les assurances sociales avaient existé avant la guerre, observe Bainville, il est probable que toutes les caisses auraient souscrit aux emprunts russes. 

Nous voilà assez loin des formes classiques du raisonnement économique officiel, beaucoup plus loin encore du raisonnement « politique » au sens désastreux du mot. Cependant tout est là. J'ai parlé plus haut des lois de la vie : C'est une loi de la vie matérielle que le capital se renouvelle par l'épargne ; c'est une autre loi que le progrès social exige des capitaux et dès lors le bon sens enseigne qu'on ruine le progrès en ruinant la richesse. « Le communisme, lui-même, a besoin d'argent, » écrit, incidemment Bainville. Cela veut dire qu'il doit commencer par ne pas le faire disparaître, et à supposer qu'il en ait, il ne saurait échapper, plus qu'aucun autre régime, aux lois fondamentales de sa conservation. 

Aspects secondaires d'un problème infiniment plus haut, diront les grands esprits. J'entends que les fondations de la maison n'en sont pas la partie la plus exaltante pour l'imagination de l'artiste. Elles sont cependant l'essentiel, et c'est à un esprit qui, lui non plus, n'est pas petit, à Paul Valéry, que Bainville a emprunté ce salutaire sujet de méditation : « Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie. Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables ; elles sont dans les journaux. »  

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* * 
 

Nous n'avons pas à anticiper à cette place par plus de détails sur ce que le lecteur va trouver exposé avec un art et une pertinence invariables en dépit de la diversité des études ici assemblées. Le propre d'une grande oeuvre est qu'elle ne comporte pas de lacunes et qu'en toutes ses parties le fil directeur de la pensée est apparent et constant. 

Il est bien clair que la pensée économique de Jacques Bainville ne peut pas s'isoler de sa pensée politique, laquelle n'avait pas à trouver en ces pages sa pleine expression. On sait de reste où en rechercher le développement majestueux, mais elle paraît tout de même suffisamment dans le principe de continuité que nous avons tenu, pour notre part, à isoler au seuil de cette modeste analyse. 

J'imagine que si le maître avait pu être conservé à la garde de l'intelligence française pendant la période que nous traversons, c'est encore là qu'il eût puisé les conseils qui nous manquent. Il écrivait en décembre 1933 : « Je suppose que M. Léon Blum sait très bien où il va. Quand il n'y aura plus du tout de fortune acquise, tout s'effondrera puisque tout repose sur l'exploitation des possédants. » On peut admettre le doute sur le premier Point, c'est-à-dire sur l'exacte prescience des fabricants d'expérience. Nous sommes en pleine crise de messianisme et Bainville lui-même regrette en ces pages qu'il n'y ait plus de Swift ou de Voltaire pour lui dire son fait. Mais le certain est que nous assistons à la plus rare accumulation de sophismes destructeurs, au bout de quoi il n'est plus logiquement d'égalité que dans la misère. 

Pourtant, si discret qu'il se soit voulu en ces études purement techniques, si pessimiste qu'ait accepté d'être parfois son analyse, Jacques Bainville, historien, ne peut ignorer la « constante » rassurante d'une certaine sagesse française « essentiellement traditionnelle et modérée « et pour cela même éternelle ». On ne s'étonnera pas qu'il la cherche où elle est, en homme qui, pour emprunter une définition à M. Joseph Caillaux en un jour d'inspiration, « porte de la terre de France à ses souliers ». 

Je relève ce qui suit dans l'un des plus anciens et dans le plus récent des articles de ce recueil : la pensée s'y continue si exactement que la soudure des textes se fait d'elle-même. 

« Un vieux problème de la noblesse française disait : « Nous « venons tous de la charrue. » C'est encore vrai de nos jours pour toutes nos espèces d'aristocratie, y compris celle de l'intelligence. Vingt millions de paysans forment l'humus dont se nourrit sans cesse ce qui tait la France, vingt millions de paysans qui ont deux passions, celle de l'épargne et celle de l'ordre, sont les garanties de toutes nos renaissances... Ils savent que les peupliers ne montent pas jusqu'au ciel, que les chênes ne plongent pas leurs racines jusqu'au centre de la terre, que rien ne va jamais de plus en plus ni de moins en moins, que les catastrophes sont souvent individuelles, bien rarement collectives et totales et que ceux qui les attendent ressemblent à ces hommes qui redoutaient l'an mil et s'abstenaient de fonder et de travailler. » 

Paroles qui « vont loin », dira-t-on. Loin en effet au delà des improvisations primaires et des égoïsmes des générations, mais combien proches au contraire des voix qu'entendent en eux-mêmes les héritiers fidèles d'une culture et d'une civilisation sans secondes dont l'oeuvre de Jacques Bainville demeurera comme un des plus illustres et des plus authentiques témoignages. 

C.-J. Gignoux.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 avril 2007 13:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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