RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

Lombard Street ou Le marché financier en Angleterre (1874)
Chapitre 1. Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Walter Bagehot, Lombard Street ou Le marché financier en Angleterre. Paris: Librairie Germer Baillière, 1874, 349 pp. Première traduction française. Une édition électronique réalisée par Serge D’Agostino, bénévole, professeur de sciences économiques et sociales en France.

Chapitre 1. Introduction

On se figure d'ordinaire que la finance est chose si impalpable, qu'on ne peut en parler qu'en termes absolument abstraits, et que les ouvrages qui traitent de ce sujet doivent toujours être extrêmement obscurs. Je soutiens, au contraire, que la finance est chose tout aussi concrète, tout aussi réelle que quoi que ce soit ; qu'on peut la définir en termes parfaitement clairs, et que c'est la faute de l'écrivain si ce qu'il dit n'est pas absolument compréhensible. J'avoue cependant que, à un certain point de vue, je vals essayer d'éviter une difficulté. La moitié, plus de la moitié même de la prétendue difficulté qu'on trouve à parler du marché financier, provient des controverses auxquelles a donné lieu l'Acte de Peel [1], et des discussions abstraites que l'on a entamées, relativement à la théorie sur laquelle repose cet acte, ou sur laquelle, au moins, on prétend qu'il repose. J'ai l'intention, dans les pages suivantes, de parler aussi peu que possible de l'acte de 1844 ; quand j'en parlerai, d'ailleurs, je me bornerai presque exclusivement à discuter les effets qu'il a produits, sans m'occuper, ou en m’occupant fort peu, des bases savantes sur lesquelles on l'a édifié. 

Plusieurs raisons me portent à adopter cette ligne de conduite. D'abord, parce que si un auteur dit quoi que ce soit au sujet de l'acte de 1844, peu importe ce qu'il ajoute, car bien peu de personnes s'en occuperont. La plupart des critiques saisissent le passage relatif à l'acte qui les intéresse, soit pour l'attaquer, soit pour le défendre, comme si c'était une clef de voûte auprès de laquelle tout le reste importe peu. Il y a eu, à propos de cet acte du Parlement, tant et de si vives controverses, il y a encore une si grande animosité que, pour la plupart des lecteurs, une seule phrase relative à cet acte présente un intérêt beaucoup plus considérable qu'un volume entier sur toute autre partie du sujet. Deux camps de querelleurs acharnés posent cette seule question a chaque écrivain nouveau : « Etes-vous avec nous ou contre nous ? » Le reste leur importe fort peu. Bien entendu, si l'acte de 1844 était réellement, comme on le pense ordinairement, le primum mobile du marché financier anglais, - la source de tous les biens selon les uns, la source de tous les maux selon les autres, - l'extrême irritation produite par l'expression d'une opinion, relativement à cet acte, ne saurait être une excuse pour ne pas exprimer franchement son opinion. En effet, un auteur, traitant un sujet quel qu'il soit, ne doit pas négliger un des points principaux de ce sujet, de peur de se faire attaquer par d'autres. Mais, selon moi, l'acte de 1844 ne joue qu'un rôle fort secondaire dans l'économie du marché financier ; tout ce qu'on pouvait en dire a été dit et la plupart du temps trop longuement ; on a donné à tous les phénomènes qui s'y rattachent une plus grande importance relative que celle qu'ils méritent. Il ne faut jamais perdre de vue qu'un quart de siècle s'est écoulé depuis 1844, période singulièrement remarquable par les progrès matériels accomplis et presque merveilleux par le développement rie la banque. Ainsi donc, en admettant même que les faits si vivement discutés en 1844 aient eu l'importance qu'on leur attribuait à cette époque, - et je crois que sous certains rapports on exagérait alors cette importance, - il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, dans un monde renouvelé, de nouveaux phénomènes se soient produits, phénomènes plus considérables et plus importants. C'est là, selon moi, la vérité. Lombard Street a tellement changé depuis 18l4, que nous ne pouvons asseoir un jugement à son endroit qu'après avoir décrit et discuté un monde adulte, aujourd'hui fort et vigoureux, monde qui était alors jeune et faible : Aussi ai-je l'intention de parler aussi peu que possible de l'acte de 1844, et, autant qu'il sera en mon pouvoir, j'isolerai les causes postérieures à Peel ; je m'occuperai exclusivement de ces dernières causes, de façon à ne pas fatiguer ceux dont les oreilles sont rebattues de ce thème si usé (et ils sont en bien grand nombre), et de façon aussi à ce qu'on puisse juger, sous leur jour réel, les parties nouvelles et jusqu'à présent négligées du sujet. 

Lombard Street est de beaucoup la plus grande combinaison de puissance économique et de délicatesse économique que le monde ait jamais vu ; voilà la description la plus courte et la plus vraie que l'on en puisse faire. Personne ne peut douter de la grandeur de cette puissance. L'argent est le nerf de la puissance économique. Or, chacun sait que l’Angleterre est le pays où il y a le plus d'argent ; chacun admet que l'on peut y trouver beaucoup plus d'argent comptant, immédiatement disponible, que dans tout autre pays. Mais ce qu'on sait moins, c'est dans quelle proportion est plus considérable en Angleterre, que dans toute autre partie du monde, cet argent comptant, cette somme disponible flottante que l'on peut prêter à n'importe qui et pour n'importe quel objet. Quelques chiffres suffiront à prouver l'importance de la réserve d'argent disponible à Londres et combien cette réserve est plus considérable que partout ailleurs. Les dépôts connus, c'est-à-dire les dépôts accumulés dans les banques qui publient leur bilan, sont : 

 

À Londres (31 décembre 1872) : 3 000 000 000 fr.
À Paris (27 février1873) : 325 000 000
À New York (février 1873) : 1 000 000 000.
Dans l'empire d'Allemagne (31 janvier 1873) : 200 000 000 

 

Et les dépôts inconnus, - c'est-à-dire les dépôts accumulés dans les banques qui ne publient pas de bilan, - sont beaucoup plus considérables à Londres qu'ils ne le sont dans aucune de ces autres villes. Les dépôts chez les banquiers de Londres sont bien des fois plus considérables que les dépôts chez les banquiers d'aucune autre ville, et les dépôts chez les banquiers de la Grande-Bretagne bien des fois plus considérables que ceux chez les banquiers d'aucun autre pays. 

Il est vrai que les dépôts accumulés chez les banquiers ne constituent pas la mesure absolument exacte des ressources d'un marché financier. Il existe, au contraire, beaucoup plus d'argent en dehors des banques, en France, en Allemagne et dans tous les autres pays où la banque est peu développée, qu'on ne pourrait en trouver en Angleterre et en Ecosse où la banque est fort développée. 

Mais cet argent n'est pas de l'argent sur le marché, si je puis m'exprimer ainsi ; on ne peut l'atteindre. Il a fallu leurs immenses malheurs, il a fallu un énorme emprunt contracté avec la garantie de la France, pour que les Français se décident à se séparer de leurs trésors cachés. L'offre de toute autre garantie ne les aurait pas tentés, car ils n'ont confiance dans aucune autre garantie. Dans toute autre circonstance, cet argent thésaurisé eut été inutile et aurait aussi bien pu ne pas exister. L'argent anglais, au contraire, est de l'argent « empruntable. » Les Anglais sont plus hardis que tout autre peuple du continent quand il s'agit de placer leur argent ; mais, en admettant même qu'ils ne soient pas plus hardis que d'autres, le simple fait que leur argent se trouve déposé dans une banque le rend plus facilement accessible. Un million sterling dans les mains d'un seul banquier constitue une grande puissance ; ce banquier, en effet, peut immédiatement prêter ce million à qui lui plaît, et les emprunteurs viennent s'adresser à lui parce qu'ils savent, ou qu'ils croient, qu'il a cette somme à sa disposition. Mais cette même somme répandue par parcelles dans toute une nation ne constitue aucun pouvoir : personne ne sait en effet où la trouver, à qui la demander. 

Bien qu'on ne puisse attribuer à cette cause unique la concentration de l'argent dans les banques, la richesse du marché financier de Londres, c'est cette concentration cependant qui est la cause principale de sa richesse supérieure à celle de tous les autres marchés. 

On peut observer constamment l'effet de cette concentration. On vient nous emprunter et nous prêtons des sommes immenses qu'il serait impossible de se procurer ailleurs. On a dit quelquefois qu'une nation étrangère quelle qu'elle soit peut emprunter dans Lombard Street à certaines conditions, c'est-à-dire que quelques pays peuvent emprunter à beaucoup meilleur compte que d'autres ; mais tous, dit-on, peuvent se procurer de l'argent, s'ils consentent à payer les termes demandés. C'est là peut-être une exagération ; mais si on n'applique cette phrase qu'aux gouvernements civilisés, et c'est comme cela qu'on l'entend, on ne peut guère dire que ce soit une exagération. Il y a bien peu de pays civilisés qui ne puissent nous emprunter des sommes considérables si tel est leur bon plaisir, et la plupart d'entre eux semblent de plus en plus disposés à le faire. Si même une nation quelconque désire construire un chemin de fer, - surtout si cette nation est pauvre, - il est presque certain qu'elle cherchera à se procurer l'argent nécessaire dans ce pays, pays des banques. Il est vrai que les banquiers anglais ne prêtent guère directement aux gouvernements étrangers. Mais ils prêtent beaucoup à ceux qui se chargent de procurer de l'argent à ces gouvernements. Ils font des avances sur les fonds étrangers, « en réservant une marge, » comme on dit ordinairement ; c'est-à-dire qu'ils avancent quatre-vingt pour cent de la somme requise, et que le prêteur nominal fait le reste. Et c'est ainsi que, grâce au concours de l’Angleterre, s'exécutent d'immenses travaux qu'on n'aurait même pas projetés si on n'avait compté sur ce concours. 

Il en est exactement de même pour nos entreprises domestiques. Aujourd'hui, on rejette absolument l'opinion qu'une entreprise quelconque peut périr faute d'argent, à condition toutefois que cette entreprise soit profitable, ou qu'elle paraisse de nature à produire des bénéfices ; cependant, aucune opinion n'était plus familière à nos ancêtres, aucune idée n'est plus commune dans la plupart des pays. Un citoyen de Londres, au temps d'Elisabeth, n'aurait pu se rendre compte de l'état actuel de notre esprit. Il aurait pensé qu'il était parfaitement inutile d'inventer les chemins de fer (en admettant qu'il ait compris ce que signifie un chemin de fer), car il eût été impossible de réaliser le capital nécessaire à leur construction. A notre époque, il n'existe pas, dans les colonies et dans tous les pays peu avancés, de grosses quantités d'argent disponible ; il n'y a pas de fonds que l'on puisse emprunter pour exécuter d'immenses travaux. Si l'on considère le monde comme un tout, - soit dans le présent, soit dans le passé, - il est certain que, dans les États pauvres, il n'y a pas d'argent disponible pour les grandes entreprises nouvelles et que, dans la plupart des pays riches, l'argent est trop éparpillé et tient trop fortement à la main de ses possesseurs pour qu'on puisse se le procurer en quantité suffisante pour réaliser de nouveaux progrès. Un endroit comme Lombard Street, où, si ce n'est dans les temps les plus rares, on peut toujours se procurer de l'argent en donnant de bonnes garanties, ou en offrant l'espérance fondée d'un gain probable, est un luxe qu'aucun pays n’a jamais possédé à un degré égal ou même comparable. 

Mais bien que ces prêts accidentels à de nouvelles entreprises ou à des puissances étrangères soient l'exemple le plus frappant du pouvoir de Lombard Street, ils ne constituent certes pas l'emploi le plus remarquable ou le plus important de ce pouvoir. Le commerce anglais se fait au moyen de capitaux empruntés, et cela dans des proportions telles que bien peu d'étrangers peuvent se l’imaginer et dont nos ancêtres n'auraient eu aucune idée. Il a surgi, dans toutes les parties de l'Angleterre, une foule de petits commerçants qui escomptent les quantités considérables de papier, et qui, au moyen de ce capital emprunté, circonviennent et terrassent le vieux capitaliste, en admettant même qu'ils ne parviennent à le chasser. Le nouveau commerçant a évidemment d'immenses avantages pour soutenir la lutte. Admettons qu'un négociant ait un capital à lui, capital de 1 250 000 francs ; .pour que ce capital lui rapporte 10 pour 100, il lui faut faire 125 000 francs de bénéfices annuels, et il doit vendre ses marchandises en conséquence ; si un autre marchand, au contraire, n'a que 250 000 francs à lui et qu'au moyen de l'escompte il emprunte un million (et ce n'est pas là un cas extraordinaire dans notre commerce moderne), il se trouve à la tête d'un capital semblable de 1 250 000 fr. et peut vendre à beaucoup meilleur marché. S'il a emprunté au taux de 5 pour 100, il devra, chaque année, payer 50 000 francs d'intérêts ; et si comme le vieux commerçant, il réalise 125 000 francs de profits par an, il lui restera encore, après avoir déduit les intérêts qu'il doit, une somme annuelle de 7 5000 francs, c'est-à-dire que son capital de 250 000 francs lui rapportera 30 pour 100. La plupart des négociants se contentent de beaucoup moins que ce revenu de 30 pour 100, il pourra donc, s'il le veut, abandonner une partie de ce profit, abaisser le prix de ses marchandises et chasser ainsi du marché le commerçant qui n'est plus de son époque, c'est-à-dire celui qui travaille avec son propre capital. La certitude de pouvoir se procurer de l'argent en escomptant du papier ou autrement, et cela à un taux d'intérêts modéré, fait que, dans le commerce anglais moderne, il y a une sorte de prime à travailler avec un capital d'emprunt et une sorte de défaveur constante à se borner uniquement à son propre capital, ou à s'appuyer principalement sur lui. 

Ce caractère démocratique croissant du commerce anglais est fort peu populaire auprès de certains esprits ; il faut avouer, en effet, que ces conditions nouvelles amènent des résultats fort divers. Un de ces premiers résultats est la disparition des grandes et vieilles familles de « princes marchands » telles que celles qui habitaient Gênes et Venise ; familles dont les descendants recevaient en naissant un esprit distingué aussi bien qu'une grande richesse, et chez les membres desquelles les goûts de l'aristocrate se confondaient dans une certaine mesure, avec la prévoyance et la verve de l'homme d'affaites. La foule crasseuse dés petits négociants a expulsé, pour ainsi dire ces « princes marchands. » Après une ou deux générations, ces derniers se retirent pour mener une vie luxueuse et oisive. Ils ne peuvent réaliser que des profits très minimes sur leurs immenses capitaux, et ils ne considèrent pas que ce soit là une compensation suffisante à un frottement journalier avec de grossiers compagnons d'affaires. Ce nivellement constant de nos maisons de commerce est, en outre, peu favorable à la moralité commerciale. Les grandes maisons, qui ont reçu du passé une réputation toute faite et qui désirent transmettre cette réputation, ne peuvent se rendre coupables de petites fraudes. C'est la continuité de leur clientèle qui les fait subsister, et la moindre fraude reconnue écarterait cette clientèle. Si nous étudions avec soin la cause de la réputation moins bonne des articles anglais, nous nous apercevons que la perte de cette réputation provient des hommes nouveaux qui ne possèdent que peu de capitaux et qui ne subsistent que par l'escompte. A ces hommes, il faut des affaires immédiates ; or, pour s'assurer ces affaires, ils fabriquent des articles inférieurs. Ils comptent sur le bon marché, et ils ont raison. 

Mais une supériorité remarquable vient compenser ces imperfections et tant d'autres encore qu'on pourrait signaler, imperfections qu'a produites le caractère démocratique de notre commerce. Aucun pays ayant un grand commerce héréditaire, aucun pays européen, tout au moins, ne fut jamais aussi « éveillé, » pour employer le mot propre, que l'Angleterre ; aucun pays ne met autant de promptitude à profiter des avantages nouveaux, Un pays qui compte principalement sur ses grands « princes marchands » ne peut être aussi actif ; le commerce de ces grands négociants tend perpétuellement à devenir un commerce de plus en plus routinier. Un homme fort riche, quelque intelligent qu'il soit, se dit toujours plus ou moins : « J'ai de grands revenus et je désire les garder. Si les choses restent ce qu'elles sont, je les garderai certainement ; mais si elles viennent à changer, il se peut que je ne les conserve pas. » Aussi, considère-t-il comme une fatigue tout changement de circonstances, et pense-t-il le moins possible à ces changements. L'homme nouveau, au contraire, qui a son chemin à faire dans le monde, sait que ces changements constituent pour lui des occasions favorables ; aussi les recherche-t-il toujours, et en profite-t-il quand ils se présentent. Le caractère grossier, vulgaire, du commerce anglais, est le secret de sa vie ; car ce caractère contient « la tendance à la variation, » principe du progrès dans l'ordre social, aussi bien que dans le règne animal. 

Lombard Street est le grand intermédiaire de ces emprunts constants et chroniques. C'est une sorte de courtier perpétuel entre les parties tranquilles du pays qui accumulent de l'argent et les régions actives qui l'emploient, Il est souvent difficile de dire pourquoi certains commerces ont adopté certaines localités ; mais un fait est certain, tout au moins, c'est que quand un commerce a adopté une localité quelconque, il est fort difficile à une autre localité de l'attirer, - impossible même, à moins que cet autre endroit ne possède des avantages intrinsèques très considérables. Le commerce, au point de vue de sa localisation, est essentiellement conservateur, à moins qu'il ne soit impérieusement obligé d'émigrer. Partie pour cette cause, partie pour quelques autres, il y a, en Angleterre, des régions entières qui ne savent comment employer leur argent. Aucun comté purement agricole ne peut employer son argent, car les économies d'un comté, possédant de bonnes terres, mais n'ayant ni manufactures, ni commerce, doivent excéder les placements solides que l'on peut faire dans ce comté. Ces économies vont d'abord se concentrer dans les banques locales ; celles-ci envoient ces économies à Londres et les déposent chez les banquiers ou chez les courtiers de change. Dans les deux cas, le résultat obtenu est le même. L'argent provenant ainsi des régions où se produit un surplus sert à escompter le papier des régions manufacturières. Les banques locales de comtés, tels que le Somersetshire et le Hampshire, font des dépôts chez les banquiers et chez les courtiers de Lombard Street, et ceux-ci s'en servent pour escompter le papier du Yorkshire et du Lancashire. Lombard Street joue donc le rôle d'un agent perpétuel entre deux grandes divisions de l'Angleterre, c'est-à-dire entre ces régions actives, croissant rapidement en prospérité, où l'on trouvé à employer facilement quelques sommes si considérables qu'elles soient, et ces régions calmes, tranquilles, où il y a plus d'argent qu'on ne peut en employer. 

Cette organisation est fort utile parce qu'elle se règle très facilement. Les économistes politiques soutiennent que le capital se porte vers les branches de commerce les plus profitables, et qu'il abandonne rapidement celles qui le sont moins ou qui ne rapportent rien. Mais, dans la plupart des pays, ce résultat ne se produit qu'à la longue, et quelques personnes, qui ne croient à une vérité abstraite que quand elles en ont vu de leurs yeux la démonstration, sont portées à douter de ce fait parce qu'elles n'ont pas pu l'observer dans la pratique. Il serait assez facile de s'assurer de ce fait à Londres, si on pouvait examiner les livres des banquiers et des courtiers de change. Leurs portefeuilles sont pleins de lettres de change tirées par les branches de commerce les plus profitables, et, caeteris paribus, ils ne contiennent, comparativement, aucun effet relatif à celles qui sont le moins. Si le commerce du fer cesse d'être aussi profitable qu'à l'ordinaire, il se vend moins de fer ; moins il y a de ventes, moins il y a de billets ; en conséquence, le nombre de billets relatifs au fer diminue dans Lombard Street. Si, au contraire, le commerce du blé devient tout à coup profitable à la suite d'une mauvaise récolte, les billets relatifs aux céréales se créent immédiatement en grand nombre, et, si ce papier est bon, Lombard Street l’escompte. Ainsi, de même que l'eau cherche toujours à retrouver son niveau, de même aussi les capitaux anglais se dirigent instantanément là où ils sont les plus utiles. 

Cette organisation efficace, toujours prêle à agir, nous procure un avantage énorme dans la concurrence avec les pays moins avancés ; - moins avancés, entendons-nous bien, sous le rapport du crédit. Un nouveau débouché vient-il à se présenter, les capitaux anglais se mettent immédiatement à la disposition de ceux qui son à même de comprendre les nouvelles chances de profit qu'offre ce débouché et qui sauront en tirer tous les avantages possibles. Dans les pays où il y a peu d'argent disponible et où ce peu ne se prête que tardivement, que difficilement, les commerçants entreprenants sont tenus en échec, parce qu'ils ne peuvent se procurer immédiatement les capitaux nécessaires à leurs opérations, capitaux sans lesquels l'habileté, l'intelligence, sont absolument inutiles. Aussi, tous les débouchés soudains profitent-ils à l’Angleterre, ce qui est souvent en contradiction avec les probabilités rationnelles et les prédictions des philosophes. L'ouverture du canal de Suez nous offre un curieux exemple de ce fait. Chacun s'empressait de prédire que le canal détruirait ce qu'avait créé la découverte de la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Avant cette découverte, tout le commerce de l'Orient affluait dans les ports du sud de l'Europe, pour se répandre de là sur tout le continent. Londres et Liverpool, centres du commerce des Indes orientales, c'est là, disait-on, une anomalie géographique que le canal de Suez devait faire disparaître. « Les Grecs, dit M, de Tocqueville, les Styriens, les Italiens, les Dalmatiens et les Siciliens, sont les peuples qui doivent se servir du canal de préférence à tous les autres. » A qui, au contraire, a principalement profité le canal ? A l'Angleterre. Aucune des nations que citait Tocqueville n'avait à sa disposition le capital, ou même le dixième du capital nécessaire pour construire les immenses vapeurs à hélice qui, seuls, peuvent trouver un avantage à se servir du canal. Plus tard, ces prédictions plausibles pourront ou non se vérifier ; mais, jusqu'à présent, elles sont absolument fausses, non, pas parce qu'il y a des gens riches en Angleterre, - il y a des gens riches dans tous les pays, - mais parce que l'Angleterre possède une quantité sans égale de capitaux flottants, d'argent disponible, qui vient immédiatement à l'aide du négociant, quel qu'il soit, qui découvre une nouvelle source de gain. 

Cette « organisation inconsciente du capital, » pour employer une phrase continentale, ne permet pas seulement aux Anglais de se montrer beaucoup plus prompts que leurs voisins du continent à profiter des nouvelles occasions commerciales, elle leur permet aussi de conserver très probablement les débouchés dont ils se sont complètement emparés. M. Macculloch, adoptant les théories de Ricardo, avait coutume d'enseigner que les vieilles nations ont une aptitude spéciale pour les commerces qui exigent beaucoup de capitaux. Dans ces pays, dit-il, l'intérêt sur le capital s'est trouvé réduit par la nécessité de s'adresser continuellement aux terres inférieures ; ils peuvent donc, dans toutes les branches de commerce qui exigent de grands capitaux, vendre meilleur marché que les pays où les gains sont considérables. Il y a sans doute beaucoup de vrai dans cette théorie, bien qu'on ne puisse l'appliquer dans la pratique qu'avec beaucoup de restrictions, et qu'avec un certain nombre de déductions dont la vieille école d'économistes politiques ne tenait pas assez compte. Mais le même principe s'applique très certainement et très pratiquement à l’Angleterre, en conséquence de l’habitude qui y règne de se servir de capitaux empruntés. Comme nous l'avons déjà expliqué, un homme nouveau, avec un petit capital à lui et un grand capital emprunté, peut vendre à plus bas prix qu'un homme riche qui travaille exclusivement avec son propre capital. L'homme riche a besoin de recevoir le taux entier du gain commercial sur la .totalité du capital employé dans son commerce ; l'homme pauvre, au contraire, n'a besoin que de faire l'intérêt de l'argent (intérêt qui ne se monte peut-être pas au tiers des profits) sur la plus grande partie du capital qu'il emploie ; par conséquent, l'homme pauvre considérera, comme une ample récompense de son travail, un revenu dont la modicité forcerait l'homme i riche à quitter le commerce. Il est nécessaire d'étudier spécialement, à ce point de vue, toutes les options qui ont ordinairement cours sur les dangers que peut avoir, pour l'Angleterre, la concurrence des nations étrangères, opinions qui, sous tous les autres rapports, ont beaucoup de vrai. L’Angleterre possède une organisation spéciale qui ouvre l'accès du commerce à des hommes nouveaux qui se contentent d'un petit bénéfice ; cette organisation assurera probablement son succès, car aucun autre pays ne pourra de longtemps lutter avec elle sous ce rapport. 

On pourrait insister sur beaucoup d'autres points, mais il serait fatigant et inutile de faire une peinture parfaite. La conclusion principale est évidente : le commerce anglais .travaille essentiellement avec des capitaux empruntés ; et on peut ajouter que, si nous pouvons nous livrer au genre de commerce que nous avons adopté comme nôtre, si nous pouvons l'étendre dans les proportions où il s'est étendu, c'est grâce seulement à la perfection de notre système de banque. 

Mais la délicatesse, je pourrais presque dire sans exagération le danger de ce système, est exactement proportionnelle à sa puissance. La familiarité seule que nous avons avec lui nous empêche d'en comprendre la merveilleuse nature. Il n'y a jamais eu, dans le monde, accumulation de capitaux empruntés aussi énorme que celle qui se trouve aujourd'hui à Londres. De beaucoup la plus grande partie des nombreux millions déposés chez les banquiers et chez les courtiers de Lombard Street est remboursable à vue ou à quelques jours d'avis ; c'est-à-dire que les dépositaires peuvent réclamer leur argent n'importe quel jour, et, au moment d'une panique, quelques-uns d'entre eux réclament partie de cet argent. Or, si un grand nombre de ces dépositaires réclamaient effectivement leur argent, notre système de banque et, par contre, notre système industriel courraient de grands dangers. 

Quelques-uns de ces dépôts ont, en outre, une nature distincte et toute particulière. Depuis la guerre franco-allemande, nous sommes devenus, beaucoup plus que nous ne l'étions auparavant, les banquiers de l'Europe : Nous détenons une somme très considérable d'argent étranger, placée à des comptes très divers et destinée à bien des objets. Au moment dune panique, on pourrait nous réclamer cet argent. En 1866, nous détenions une somme beaucoup moindre d'argent étranger ; or, on nous réclama cette somme, et nous dûmes la rembourser au prix de bien des souffrances et de bien des sacrifices. Que serait-ce donc si nous devions rembourser les sommes bien plus considérables, aujourd'hui en notre possession, sans avoir plus de ressources que nous n'en avions alors ? 

On peut répondre que si nos engagements immédiats sont considérables, notre actif actuel est fort considérable aussi ; que si nous avons entre les mains des sommes colossales dont on peut nous demander le remboursement immédiat, nous possédons toujours l'argent comptant nécessaire pour les rembourser. Mais, au contraire, il n'y a actuellement aucun pays, il n'y a jamais eu aucun pays, où la proportion entre la réserve en argent et les dépôts placés à la banque fut aussi petite qu'elle l'est aujourd'hui en Angleterre [2]. Loin de pouvoir compter sur l'importance proportionnelle de l'argent comptant que nous avons entre les mains, le total de cet argent comptant est si extrêmement insignifiant qu'on tremble presque quand on compare cette exiguïté à l'immensité du crédit qui repose sur elle. 

On peut dire encore que pas n'est besoin de nous alarmer de la grandeur de notre système de crédit ou de son raffinement, parce que l'expérience nous a enseigné le moyen de le contrôler et d'en user toujours avec prudence. Mais nous n'usons pas toujours de notre crédit avec prudence. L'effrayant exemple d'Overend Gurney et Cie nous prouve le contraire. Il y a dix ans, dans la cité de Londres, on regardait cette maison comme inférieure seulement à la Banque d'Angleterre ; à l'étranger, elle était plus connue qu'aucune autre maison analogue, mieux connue peut-être qu'aucune maison purement anglaise. Les divers associés avaient des fortunes considérables qu'ils avaient faites dans les affaires de la maison. Ils en tiraient encore un immense revenu. Et cependant, en six ans, ils perdirent toute leur fortune particulière, vendirent la maison à une compagnie, et dissipèrent une grande partie du capital de cette compagnie. Et ces pertes furent le résultat de tant d'imprévoyance, de tant de folie, qu'on serait disposé à croire qu'un enfant, se mettant à prêter de l'argent dans la cité de Londres l'aurait fait avec plus de discernement. Après cet exemple, nous ne devons pas trop nous fier à notre crédit depuis si longtemps établi, à notre si grande expérience des affaires. Nous devons examiner le système qui préside à la manipulation de ces masses colossales d'argent, et nous assurer que ce système nous offre pleine sécurité. 

Mais il n'est pas facile d'amener les hommes d'affaires à un examen de cette nature. Ils laissent passer devant eux le flot des affaires ; ils gagnent de l'argent ou essaient d'en gagner, pendant que passe ce flot, sans s'inquiéter où il va. On commence même à oublier la grande faillite des Overend, bien qu'elle ait causé une panique. La plupart des hommes d'affaires se disent : « Quoi qu'il arrive, ce système durera probablement aussi longtemps que moi. Il dure depuis si longtemps qu'il durera certainement encore. » Mais ce qu'il faut tout justement remarquer, c'est qu'il ne dure pas depuis longtemps. L'accumulation de ces sommes immenses, dans un seul endroit et dans quelques mains, est chose toute nouvelle. En 1844, les engagements des quatre grandes banques par actions de Londres se montaient à 265 925 000 francs ; ils se montent aujourd’hui à plus de 1 500 000 000 francs. Les dépôts particuliers à la Banque d'Angleterre se montaient alors à 225 000 000 de francs ; ils se montent aujourd'hui à 450 000 000 de francs. Il n'y avait, en 1844, dans le pays entier, qu'une fraction des immenses dépôts qui existent aujourd'hui. Nous ne pouvons donc en appeler à notre expérience pour établir la sécurité de notre système, tel qu'il existe aujourd'hui, car la grandeur actuelle de ce système est chose entièrement nouvelle. Il est évident qu'un système parfaitement adapté à l'emploi de quelques millions peut devenir complètement insuffisant quand il s'agit de nombreux millions. Or, il peut en être ainsi de Lombard Street, tant sa croissance a été rapide, tant sa nature offre peu de précédents. 

Je ne suis en aucune façon un alarmiste. Je crois que notre système, quelque curieux et quelque singulier qu'il soit, peut produire de bons résultats ; mais si nous voulons qu'il en soit ainsi, il nous faut l'étudier. Il ne faut pas chercher à nous persuader que notre tâche est facile, alors qu'au contraire elle est fort difficile ; ou que l'état dans 1equel nous vivons est tout naturel, tandis qu'il est essentiellement artificiel. L'argent ne sait pas se conduire lui-même, et Lombard Street a beaucoup d'argent à conduire.


[1] Voir à la fin du volume l’Acte de Peel ou Loi relative au renouvellement du privilège de la Banque d'Angleterre.

[2] Voir la note A à la fin du volume.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 15 avril 2007 15:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref