Gaston Bachelard (1948), LA TERRE ET LES RÊVERIES DE LA VOLONTÉ


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard, LA TERRE ET LES RÊVERIES DE LA VOLONTÉ. (1948)
Préface pour deux livres


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard (1948), LA TERRE ET LES RÊVERIES DE LA VOLONTÉ. Paris: Librairie José Corti, 1948, 5e réimpression, 409 pp. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[1]

La terre et les rêveries de la volonté

Préface pour deux livres

L’IMAGINATION MATÉRIELLE
ET L’IMAGINATION PARLÉE

« Tout symbole a une chair,
tout songe une réalité
. »

(O. MILOSZ, L’Amoureuse
Initiation, p. 81.)

I

Voici, en deux livres, le quatrième ouvrage que  nous consacrons à l’imagination de la matière, à l’imagination des quatre éléments matériels que la philosophie et les sciences antiques continuées par l’alchimie ont placés à la base de toutes choses. Tour à tour, dans nos livres antérieurs, nous avons essayé de classer et d’approfondir les images du feu, de l’eau, de l’air. Restait la tâche d’étudier les images de la terre.

Ces images de la matière terrestre, elles s’offrent à nous en abondance dans un monde de métal et de pierre, de bois et de gommes ; elles sont stables et tranquilles ; nous les avons sous les yeux ; nous les sentons dans notre main, elles éveillent en nous des joies musculaires dès que nous prenons le goût de les travailler. Il semble donc que soit facile la [2] tâche qui nous reste à faire pour illustrer, par des images, la philosophie des quatre éléments. Il semble que nous puissions, en passant des expériences positives aux expériences esthétiques, montrer en mille exemples l’intérêt passionné de la rêverie pour de beaux solides qui « posent » sans fin devant nos yeux, pour de belles matières qui obéissent fidèlement à l’effort créateur de nos doigts. Et cependant, avec les images matérialisées de l’imagination « terrestres » commencent, pour nos thèses de l’imagination matérielle et de l’imagination dynamique, des difficultés et des paradoxes sans nombre.

En effet, devant les spectacles du feu, de l’eau, du ciel 1a rêverie qui cherche la substance sous des aspects éphémères n’était en aucune manière bloquée par la réalité. Nous étions vraiment devant un problème de l’imagination ; il s’agissait précisément de rêver à une substance profonde pour le feu si vivant et si coloré ; il s’agissait d’immobiliser, devant une eau fuyante, la substance de cette fluidité ; enfin il fallait, devant tous les conseils de légèreté que nous donnent les brises et les vols, imaginer en nous la substance même de cette légèreté, la substance même de la liberté aérienne. Bref, des matières sans doute réelles, mais inconsistantes et mobiles, demandaient à être imaginées en profondeur, dans une intimité de la substance et de la force. Mais avec la substance de la terre, la matière apporte tant d’expériences positives, la forme est si éclatante, si évidente, si réelle, qu’on ne voit guère comment on peut donner corps à des rêveries touchant l’intimité de la matière. Comme le dit Baudelaire : « Plus la matière est, en apparence, positive et solide, et plus la besogne de l’imagination est subtile et laborieuse [1]. »

[3]

En somme, avec l’imagination de la matière terrestre, notre long débat sur la fonction de l’image se ranime et cette fois notre adversaire a des arguments innombrables, sa thèse semble imbattable : pour le philosophe réaliste comme pour le commun des psychologues, c’est la perception des images qui détermine les processus de l’imagination. Pour eux, on voit les choses d’abord, on les imagine ensuite ; on combine, par l’imagination, des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d’une imagination foncièrement créatrice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture réaliste, domine sans peine notre paradoxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l’onirisme des archétypes qui sont enracinés dans l’inconscient humain.

Nous allons cependant occuper le présent ouvrage à réfuter cette doctrine nette et claire et à essayer, sur le terrain qui nous est le plus défavorable, d’établir une thèse qui affirme le caractère primitif, le caractère psychiquement fondamental de l’imagination créatrice. Autrement dit, pour nous, l’image perçue et l’image créée sont deux instances psychiques très différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l’image imaginée. Tout ce qu’on dit dans les manuels sur l’imagination reproductrice doit être mis au compte de la perception et de la mémoire. L’imagination créatrice a de tout autres fonctions que celles de l’imagination reproductrice. À elle appartient cette fonction de l’irréel qui est psychiquement aussi utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l’adaptation d’un esprit à une réalité estampillée par les valeurs sociales. Précisément cette fonction de l’irréel retrouvera des valeurs de solitude. La commune rêverie en est un des aspects [4] les plus simples. Mais on aura bien d’autres exemples de son activité si l’on veut bien suivre l’imagination imaginante dans sa recherche d’images imaginées.

Comme la rêverie est toujours considérée sous l’aspect d’une détente, on méconnaît ces rêves d’action précise que nous désignerons comme des rêveries de la volonté. Et puis, quand le réel est là, dans toute sa force, dans toute sa matière terrestre, on peut croire facilement que la fonction du réel écarte la fonction de l’irréel. On oublie alors les pulsions inconscientes, les forces oniriques qui s’épanchent sans cesse dans la vie consciente. Il nous faudra donc redoubler d’attention si nous voulons découvrir l’activité prospective des images, si nous voulons placer l’image en avant même de la perception, comme une aventure de la perception.


II


Pour nous, le débat que nous voulons engager sur la primitivité de l’image est tout de suite décisif car nous attachons la vie propre des images aux archétypes dont la psychanalyse a montré l’activité. Les images imaginées sont des sublimations des archétypes plutôt que des reproductions de la réalité. Et comme la sublimation est le dynamisme le plus normal du psychisme, nous pourrons montrer que les images sortent du propre fonds humain. Nous dirons donc avec Novalis [2] : « De l’imagination productrice doivent être déduites toutes les facultés, toutes les activités du monde intérieur et du monde [5] extérieur [3]. Comment mieux dire que l’image a une double réalité : une réalité psychique et une réalité physique. C’est par l’image que l’être imaginant et l’être imaginé sont au plus proche. Le psychisme humain se formule primitivement en images. En citant cette pensée de Novalis, pensée qui est une dominante de l’idéalisme magique, Spenlé rappelle [4] que Novalis souhaitait que Fichte eût fondé une « Fantastique transcendantale ». Alors l’imagination aurait sa métaphysique.

Nous ne prendrons pas les choses de si haut et il nous suffira de trouver dans les images les éléments d’un métapsychisme. C’est à quoi tendent, nous semble-t-il, les beaux travaux de C. G. Jung qui découvre, par exemple, dans les images de l’alchimie l’action des archétypes de l’inconscient. Dans ce domaine, nous aurons de nombreux exemples d’images qui deviennent des idées. Nous pourrons donc examiner toute la région psychique intermédiaire entre les pulsions inconscientes et les premières images qui affleurent dans la conscience. Nous verrons alors que le processus de sublimation rencontrée par la psychanalyse est un processus psychique fondamental. Par la sublimation se développent les valeurs esthétiques qui nous apparaîtront comme des valeurs indispensables pour l’activité psychique normale.


III


Mais puisque nous sommes en train de limiter notre sujet, disons pourquoi, dans nos livres sur [6] l’imagination, nous nous bornons à considérer l’imagination littéraire.

Il y a d’abord à cela une raison de compétence. Nous n’en ambitionnons qu’une : la compétence de lecture. Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur. Et nous passons des heures, des jours à lire d’une lente lecture les livres ligne par ligne, en résistant de notre mieux à l’entraînement des histoires (c’est-à-dire à la partie clairement consciente des livres) pour être bien sûr de séjourner dans les images nouvelles, dans les images qui renouvellent les archétypes inconscients.

Car cette nouveauté est évidemment le signe de la puissance créatrice de l’imagination. Une image littéraire imitée perd sa vertu d’animation. La littérature doit surprendre. Certes, les images littéraires peuvent exploiter des images fondamentales — et notre travail général consiste à classer ces images fondamentales — mais chacune des images qui viennent sous la plume d’un écrivain doit avoir sa différentielle de nouveauté. Une image littéraire dit ce qui ne sera jamais imaginé deux fois. On peut avoir quelque mérite à recopier un tableau. On n’en a aucun à répéter une image littéraire.

Réanimer un langage en créant de nouvelles images, voilà la fonction de la littérature et de la poésie. Jacobi a écrit : « Philosopher, ce n’est jamais que découvrir les origines du langage », et Unamuno désigne explicitement l’action d’un métapsychisme à l’origine du langage : « Quelle surabondance de philosophie inconsciente dans les replis du langage ! L’avenir cherchera le rajeunissement de la métaphysique dans la métalinguistique, qui est une véritable métalogique [5]. » Or, toute nouvelle image littéraire est un texte original du langage. Pour en sentir l’action, [7] il n’est pas nécessaire d’avoir les connaissances d’un linguiste. L’image littéraire nous donne l’expérience d’une création de langage. Si l’on examine une image littéraire avec une conscience de langage, on en reçoit un dynamisme psychique nouveau. Nous avons donc cru avoir la possibilité, dans le simple examen des images littéraires, de découvrir une action éminente de l’imagination.

Or, nous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image. Et si l’on veut bien considérer l’image dans son effort littéraire, dans son effort pour mettre au premier plan les exploits linguistiques de l’expression, on appréciera peut-être mieux cette fougue littéraire qui caractérise les temps modernes. Il semble qu’il y ait déjà des zones où la littérature se révèle comme une explosion du langage. Les chimistes prévoient une explosion quand la probabilité de ramification devient plus grande que la probabilité de terminaison. Or, dans la fougue et la rutilance des images littéraires, les ramifications se multiplient ; les mots ne sont plus de simples termes. Ils ne terminent pas des pensées ; ils ont l’avenir de l’image. La poésie fait ramifier le sens du mot en l’entourant d’une atmosphère d’images. On a montré que la plupart des rimes de Victor Hugo suscitaient des images ; entre deux mots qui riment joue une sorte d’obligation de métaphore : ainsi les images s’associent par la seule grâce de la sonorité des mots. Dans une poésie plus libérée, comme le surréalisme, le langage est en pleine ramification. Alors le poème est une grappe d’images.

Mais nous aurons l’occasion de donner dans cet ouvrage de nombreux exemples d’images qui lancent l’esprit en plusieurs directions, qui groupent des éléments inconscients divers, qui réalisent des [8] superpositions de sens de manière que l’imagination littéraire ait aussi ses « sous-entendus ». Ce que nous voulions indiquer, dans ces vues préliminaires, c’est que l’expression littéraire a une vie autonome et que l’imagination littéraire n’est pas une imagination de seconde position, venant après des images visuelles enregistrées par la perception. Ce fut donc pour nous une tâche précise que de limiter nos travaux sur l’imagination de manière à ne considérer que l’imagination littéraire.

Au surplus, quand nous pourrons aller au bout de notre paradoxe, nous reconnaîtrons que le langage est au poste de commande de l’imagination. Nous ferons une large part, surtout dans notre premier ouvrage, au travail parlé. Nous examinerons les images du travail, les rêveries de la volonté humaine, l’onirisme qui accompagne les tâches matérielles. Nous montrerons que le langage poétique quand il traduit les images matérielles est une véritable incantation d’énergie.

Il n’entre naturellement pas dans nos projets d’isoler les facultés psychiques. Nous ferons, au contraire, constater que l’imagination et la volonté, qui pourraient, dans une vue élémentaire, passer pour antithétiques, sont, au fond, étroitement solidaires. On ne veut bien que ce qu’on imagine richement, ce qu’on couvre de beautés projetées. Ainsi le travail énergique des dures matières et des pâtes malaxées patiemment s’anime par des beautés promises. On voit apparaître un pancalisme actif, un pancalisme qui doit promettre, qui doit projeter le beau au-delà de l’utile, donc un pancalisme qui doit parler.

Il y a une très grande différence entre une image littéraire, qui décrit une, beauté déjà réalisée, une beauté qui a trouvé sa pleine forme et une image littéraire qui travaille dans le mystère de la matière et qui veut plus suggérer que décrire. Aussi notre position [9] particulière, malgré ses limitations, offre-t-elle bien des avantages. Nous laissons donc à d’autres le soin d’étudier la beauté des formes ; nous voulons consacrer nos efforts à déterminer la beauté intime des matières ; leur masse d’attraits cachés, tout cet espace affectif concentré à l’intérieur des choses. Autant de prétentions qui ne peuvent valoir que comme des actes du langage, en mettant en œuvre  des convictions poétiques. Tels seront donc, pour nous, les objets : des centres de poèmes. Telle sera donc pour nous la matière : l’intimité de l’énergie du travailleur. Les objets de la terre nous rendent l’écho de notre promesse d’énergie. Le travail de la matière, dès que nous lui rendons tout son onirisme, éveille en nous un narcissisme de notre courage.

Mais nous n’avons voulu dans cette préface que préciser philosophiquement notre sujet et qu’inscrire nos deux nouveaux livres dans la suite des Essais que nous avons publiés depuis plusieurs années sur l’imagination de la matière. Essais qui devraient constituer peu à peu les éléments d’une philosophie de l’image littéraire. De telles entreprises ne peuvent guère se juger que dans le détail des arguments et dans l’abondance des points de vue. Nous allons donc indiquer brièvement les divers chapitres des deux nouveaux Essais en essayant d’en montrer la liaison.


IV


Nous nous sommes décidé à diviser notre enquête en deux livres, parce que dans le développement de cette enquête nous avons reconnu la trace assez nette des deux mouvements si nettement distingués par la psychanalyse : l’extraversion et l’introversion, de sorte que dans le premier livre l’imagination apparaît [10] plutôt comme extravertie et dans le second comme introvertie. Dans le premier ouvrage on suivra surtout les rêveries actives qui nous invitent à agir sur la matière. Dans le second, la rêverie coulera le long d’une pente plus commune ; elle suivra cette involution qui nous ramène aux premiers refuges, qui valorise toutes les images de l’intimité. En gros nous aurons donc le diptyque du travail et du repos.

Mais à peine a-t-on fait une distinction aussi tranchée qu’il faut se souvenir que les rêveries d’introversion et les rêveries d’extraversion sont rarement isolées. Finalement toutes les images se développent entre les deux pôles, elles vivent dialectiquement des séductions de l’univers et des certitudes de l’intimité.

Nous ferions donc une œuvre factice si nous ne donnions pas aux images leur double mouvement d’extraversion et d’introversion, si nous n’en dégagions pas l’ambivalence. Chaque image, dans quelque partie qu’en soit l’étude, devra donc recevoir toutes ses valeurs. Les images les plus belles sont souvent des foyers d’ambivalence.


V


Voyons alors la suite des études réunies sous le titre : Les rêveries de la volonté.

Dans un premier chapitre, nous avons voulu présenter, d’une manière sans doute un peu trop systématique, la dialectique du dur et du mou, dialectique qui commande toutes les images de la matière terrestre. La terre, en effet, à la différence des trois autres éléments, a comme premier caractère une résistance. Les autres éléments peuvent bien être hostiles, mais ils ne sont pas toujours hostiles. Pour [11] les connaître entièrement, il faut les rêver dans une ambivalence de douceur et de méchanceté. La résistance de la matière terrestre, au contraire, est immédiate et constante. Elle est tout de suite le partenaire objectif et franc de notre volonté. Rien de plus clair, pour classer les volontés, que les matières travaillées de main d’homme. Nous avons donc essayé de caractériser, au seuil de notre étude, le monde résistant.

Des quatre chapitres suivants, deux sont consacrés au travail et aux images des matières dures, deux aux images de la pâte et aux matières de la mollesse. Nous avons longtemps hésité sur l’ordre à donner à ces deux paires de chapitres. L’imagination de la matière incline à voir dans la pâte la matière primitive, la prima materies. Et dès qu’on évoque une primitivité, on ouvre au rêve d’innombrables avenues. Par exemple, Fabre d’Olivet écrit : « La lettre M, placée au commencement des mots, peint tout ce qui est local et plastique [6]. » La Main, la Matière, la Mère, la Mer auraient ainsi l’initiale de la plasticité : Nous n’avons pas voulu suivre tout de suite de telles rêveries de primitivité et nous avons d’abord envisagé l’imagination de l’énergie, imagination qui se forme plus naturellement dans les combats du travail contre la matière dure. En abordant tout de suite la dialectique Imagination et Volonté nous préparons les possibilités d’une synthèse pour l’imagination des matières et de l’imagination des forces. Nous nous sommes donc décidé à commencer par les images de la dureté. D’ailleurs, [12] s’il fallait tout dire sur un choix bien arrêté entre les images du mou et celles du dur, on ferait trop de confidences sur sa vie intime.

Entre les deux pôles de l’imagination des matières dures et des matières molles, une synthèse s’offrait à nous avec la matière forgée. Nous avions là l’occasion de montrer les valeurs dynamiques d’un métier complet du point de vue de l’imagination matérielle, puisqu’il utilise les quatre éléments, d’un métier héroïque qui donne à l’homme les puissances d’un démiurge. Nous avons consacré un long chapitre aux images de la forge ; elles commandent un dynamisme masculin qui marque profondément l’inconscient. Ce chapitre sert de conclusion à la première partie du livre où sont étroitement réunis les caractères de l’imagination de la matière et ceux de l’imagination des forces.


La deuxième partie du premier livre envisage des images où l’être qui imagine s’engage moins. À propos de certaines images littéraires du Rocher et de la Pétrification traitées dans les chapitres VII et VIII, on pourrait même noter un refus de participation : les formes du rocher s’imaginent à distance, en prenant du recul. Mais le rêve des matières ne se contente pas de contemplation lointaine. Les rêves de pierre cherchent des forces intimes. Le rêveur s’empare de ces forces, et quand il en est maître il sent s’animer en lui une rêverie de la volonté de puissance que nous avons présentée comme un véritable complexe de Méduse.

De ces rêves de pierre toujours un peu massifs, toujours plus ou moins liés aux formes extérieures nous sommes passé à l’examen des images du métallisme. Nous avons montré que les intuitions vitalistes qui jouèrent un si grand rôle dans l’alchimie sont normalement actives dans l’imagination [13] humaine et qu’on en trouve l’effet dans de nombreuses images littéraires relatives aux minéraux.

Nous avons fait la même démonstration, dans deux petits chapitres, pour le rêve des substances cristallines et pour les images de la perle. Il n’est pas difficile, dans les rêveries touchant ces matières, de montrer la valorisation imaginaire des pierres précieuses. La polyvalence de la valeur est ici sans borne. Le bijou est une monstruosité psychologique de la valorisation. Nous nous sommes borné à en dégager les valeurs imaginaires formées par l’imagination matérielle.


La troisième partie du premier livre ne comporte qu’un chapitre. Nous y traitons d’une psychologie de la pesanteur. C’est un problème qui doit être traité deux fois : une première fois, en psychologie aérienne, comme thème de vol, une seconde fois, en psychologie terrestre, comme thème de chute. Mais ces deux thèmes, si contraires logiquement, sont liés dans les images et de même que nous avions parlé de la chute dans notre livre L’Air et les Songes, il nous faudra, dans le présent livre, consacré aux images dynamiques de l’imagination terrestre, parler des forces de redressement.

De toute manière, un essai sur l’imagination des forces trouve sa conclusion normale dans une image des luttes de l’homme contre la pesanteur, dans l’activité d’un complexe que nous avons nommé le complexe d’Atlas.


VI


Le deuxième volume, qui doit achever nos études sur l’imagination de la terre, a pour titre : La Terre et les Rêveries du Repos, et pour sous-titre : Essai sur les Images de l’Intimité.

[14]

Dans le premier chapitre nous avons réuni et classé les images, toujours renouvelées, que nous voulons nous faire de l’intérieur des choses. L’imagination est, dans ces images, tout entière à sa tâche de dépassement. Elle veut voir l’invisible, palper le grain des substances. Elle valorise des extraits, des teintures. Elle va au fond des choses, comme si elle devait trouver là, dans une image finale, le repos d’imaginer.

Nous avons cru utile de faire ensuite quelques remarques sur l’intimité querellée. Le deuxième chapitre se présente donc comme une dialectique du premier. Sous une surface tranquille, on s’étonne souvent de trouver une matière agitée. Le repos et l’agitation ont ainsi leurs images bien souvent juxtaposées.

C’est sur une semblable dialectique que nous avons développé le troisième chapitre sur l’imagination des qualités substantielles. Cette imagination des qualités nous paraît inséparable d’une véritable tonalisation du sujet imaginant. Nous rejoignons ainsi bien des thèmes déjà rencontrés dans les rêveries de la volonté. En somme, dans l’imagination des qualités, le sujet veut saisir, avec des prétentions de gourmet, le fond des substances, et en même temps il vit dans la dialectique des nuances.

Dans une deuxième partie, nous avons étudié, en trois chapitres, les grandes images du refuge : la maison, le ventre, la grotte. Nous avons trouvé une occasion pour présenter, sous une forme simple, la loi de l’isomorphie des images de la profondeur. Un psychanalyste n’aura pas de peine à prouver que cette isomorphie provient d’une même tendance inconsciente : le retour à la mère. Mais un tel diagnostic fait tort à la valeur propre des images. Il nous a semblé qu’il y avait lieu d’étudier séparément [15] les trois itinéraires de ce retour à la mère. Ce n’est pas en réduisant le psychisme à ses tendances profondes qu’on expliquera son développement dans des images multiples, surabondantes, toujours renouvelées.

Aussitôt traitées les images littéraires de la grotte, nous avons examiné une couche inconsciente plus profonde, moins imagée. Sous le titre Le Labyrinthe, nous avons suivi des rêves plus troublés, plus tortueux, moins tranquilles qui dialectisent le rêve des refuges plus spacieux. Par bien des côtés les rêves de la grotte et les rêves de labyrinthe sont contraires. La grotte est un repos. Le labyrinthe remet le rêveur en mouvement.


Dans une troisième et dernière partie, nous avons groupé trois petites études qui apportent trois exemples de ce que pourrait être une encyclopédie des images. Les deux premières études sur le serpent et sur la racine peuvent d’ailleurs être associées au dynamisme du cauchemar labyrinthique. Avec le serpent — labyrinthe animal, avec la racine, — labyrinthe  végétal, nous avons retrouvé toutes les images dynamiques du mouvement tordu. La solidarité de ces études de deux êtres terrestres avec les études développées dans La Terre et les Rêveries de la Volonté est dès lors manifeste.

Le dernier chapitre sur Le Vin et la Vigne des Alchimistes tend à montrer ce qu’est une rêverie concrète, une rêverie qui concrétise les valeurs les plus diverses. La rêverie des essences pourrait naturellement fournir le thème de nombreuses monographies. En présentant l’ébauche d’une telle monographie, nous avons voulu prouver que l’imagination n’est pas nécessairement une activité vagabonde, mais qu’elle trouvait au contraire toute sa force quand elle se concentrait sur une image privilégiée.

[16]


VII


Avant d’en finir avec ces observations générales, expliquons-nous sur une omission qui nous sera sans doute reprochée. Nous n’avons pas collectionné dans un livre sur la terre les images de labourage. Ce n’est pas faute assurément d’un attachement à la terre. Bien au contraire, il nous a semblé que ce serait trahir le verger et le jardin que d’en parler dans un court chapitre. Il faudra tout un livre pour exposer l’agriculture imaginaire, les joies de la bêche et du râteau. D’ailleurs la poésie stéréotypée de la charrue masque tant de valeurs qu’une psychanalyse serait nécessaire pour débarrasser la littérature de ses faux laboureurs.

Mais dans le détail même de nos études, nous avons encore à nous excuser de certaines insuffisances de l’analyse. En effet, nous n’avons pas cru devoir morceler certains de nos documents littéraires. Quand il nous a semblé qu’une image se développait sur plusieurs registres, nous en avons groupé les caractères, malgré le risque de perdre l’homogénéité des chapitres. L’image, en effet, ne doit pas être étudiée en morceaux. Elle est précisément un thème de totalité. Elle appelle à la convergence les impressions les plus diverses, les impressions qui viennent de plusieurs sens. C’est à cette condition que l’image prend des valeurs de sincérité et qu’elle entraîne l’être tout entier. Nous espérons que le lecteur pardonnera les digressions et les longueurs — voire les répétitions — qu’entraîne ce souci de laisser aux images leur vie à la fois multiple et profonde.



[1] Baudelaire, Curiosités esthétiques, p. 317.

[2] Noalis, Schriften, II, p. 365.

[3] Cf. Henry Vaughan, Hermetical Work, éd. 1914, t. II, p. 574 : “ Imagination is a star excited in the firmament of man by some externall Object. ”

[4] Spenlé, Thèse, p. 147.

[5] Unamuno, L’Essence de l’Espagne, trad., p. 96.

[6] G. Fabre d’Olivet, La Langue hébraïque restituée, Paris, 1932, t.II, p. 75. Un autre archéologue de l’alphabet dit que la lettre M représente les vagues de la mer. De cette opinion à celle de Fabre d’Olivet, on voit la dualité d’une imagination de la forme et d’une imagination de la matière.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 juillet 2015 18:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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