Gaston Bachelard (1957) LA POÉTIQUE DE L'ESPACE


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard (1957) LA POÉTIQUE DE L'ESPACE. [1961]
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard (1957) LA POÉTIQUE DE L'ESPACE. Paris: Les Presses universitaires de France, 1961, 3e édition, 215 pp. Première édition, 1957. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).


[1]

LA POÉTIQUE DE L’ESPACE

Introduction

I

Un philosophe qui a formé toute sa pensée en s'attachant aux thèmes fondamentaux de la philosophie des sciences, qui a suivi, aussi nettement qu'il a pu, l'axe du rationalisme actif, l'axe du rationalisme croissant de la science contemporaine, doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques s'il veut étudier les problèmes posés par l'imagination poétique. Ici, le passé de culture ne compte pas ; le long effort de liaisons et de constructions de pensées, effort de la semaine et du mois, est inefficace. Il faut être présent, présent à l'image dans la minute de l'image : s'il y a une philosophie de la poésie, cette philosophie doit naître et renaître à l'occasion d'un vers dominant, dans l'adhésion totale à une image isolée, très précisément dans l'extase même de la nouveauté d'image. L'image poétique est un soudain relief du psychisme, relief mal étudié dans des causalités psychologiques subalternes. Rien non plus de général et de coordonné ne peut servir de base à une philosophie de la poésie. .La notion de principe, la notion de « base » serait ici ruineuse. Elle bloquerait l'essentielle actualité, l'essentielle nouveauté psychique du poème. Alors que la réflexion philosophique s'exerçant sur une pensée scientifique longuement travaillée doit demander que la nouvelle idée s'intègre à un corps d'idées éprouvées, même si ce corps d'idées est astreint, par la nouvelle idée, à un remaniement profond, comme c'est le cas dans toutes les révolutions de la science contemporaine, la philosophie de la poésie doit reconnaître que l'acte poétique n'a pas de passé, du moins pas de passé proche le long duquel on pourrait suivre sa préparation et son avènement.

Quand, par la suite, nous aurons à faire mention du rapport d'une image poétique nouvelle et d'un archétype dormant au fond de l'inconscient, il nous faudra faire comprendre que ce rapport n'est pas, à proprement parler, causal. L'image poétique n'est pas soumise à une poussée. Elle n'est pas l'écho d'un passé. C'est plutôt l'inverse : par l'éclat d'une image, le passé lointain [2] résonne d'échos et l'on ne voit guère à quelle profondeur ces échos vont, se répercuter et s'éteindre. Dans sa nouveauté, dans son activité, l'image poétique a un être propre, un dynamisme propre. Elle relève d'une ontologie directe. C'est à cette ontologie que nous voulons travailler.

C'est donc bien souvent à l'inverse de la causalité, dans le retentissement, si finement étudié par Minkowski [1], que nous croyons trouver les vraies mesures de l'être d'une image poétique. Dans ce retentissement, l'image poétique aura une sonorité d'être. Le poète parle au seuil de l'être. Il nous faudra donc pour déterminer l'être d'une image en éprouver, dans le style de la phénoménologie de Minkowski, le retentissement.

Dire que l'image poétique échappe à la causalité est, sans doute, une déclaration qui a sa gravité. Mais les causes alléguées par le psychologue et le psychanalyste ne peuvent jamais bien expliquer le caractère vraiment inattendu de l'image nouvelle, non plus que l'adhésion qu'elle suscite dans une âme étrangère au processus de sa création. Le poète ne me confère pas le passé de son image et cependant son image prend tout de suite racine en moi. La communicabilité d'une image singulière est un fait de grande signification ontologique. Nous reviendrons sur cette communion par actes brefs, isolés et actifs. Les images entraînent — après coup — mais elles ne sont pas les phénomènes d'un entraînement. Certes on peut, dans des recherches psychologiques, donner une attention aux méthodes psychanalytiques pour déterminer la personnalité d'un poète, on peut trouver ainsi une mesure des pressions — surtout de l'oppression — qu'un poète a dû subir dans le cours de sa vie, mais l'acte poétique, l'image soudaine, la flambée de l'être dans l'imagination, échappent à de telles enquêtes. Il faut en venir, pour éclairer philosophiquement le problème de l'image poétique, à une phénoménologie de l'imagination. Entendons par là une étude du phénomène de l'image poétique quand l'image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l'âme, de l'être de l'homme saisi dans son actualité.


II


On nous demandera peut-être, pourquoi, modifiant notre point de vue antérieur, nous cherchons maintenant une détermination phénoménologique des images. Dans nos travaux précédents [3] sur l'imagination nous avions en effet estimé préférable de nous situer, aussi objectivement que possible, devant les images des quatre éléments de la matière, des quatre principes des cosmogonies intuitives. Fidèles à nos habitudes de philosophe des sciences, nous avions essayé de considérer les images en dehors de toute tentative d'interprétation personnelle. Peu à peu, cette méthode, qui a pour elle la prudence scientifique, m'a paru insuffisante pour fonder une métaphysique de l'imagination. À elle seule, l'attitude « prudente » n'est-elle pas un refus d'obéir à la dynamique immédiate de l'image ? Nous avons d'ailleurs mesuré combien il est difficile de décrocher de cette « prudence ». Dire qu'on abandonne des habitudes intellectuelles est une déclaration facile, mais comment l'accomplir ? Il y a là, pour un rationaliste, un petit drame journalier, une sorte de dédoublement de la pensée qui, pour partiel qu'en soit l'objet — une simple image — n'en a pas moins un grand retentissement psychique. Mais ce petit drame de culture, ce drame au simple niveau d'une image nouvelle, contient tout le paradoxe d'une phénoménologie de l'imagination : comment une image parfois très singulière peut-elle apparaître comme une concentration de tout le psychisme ? Comment aussi cet événement singulier et éphémère qu'est l'apparition d'une image poétique singulière, peut-il réagir — sans aucune préparation — sur d'autres âmes, dans d'autres cœurs, et cela, malgré tous les barrages du sens commun, toutes les sages pensées, heureuses de leur immobilité ?

Il nous est apparu alors que cette transsubjectivité de l'image ne pouvait pas être comprise, en son essence, par les seules habitudes des références objectives. Seule la phénoménologie — c'est-à-dire la considération du départ de l'image dans une conscience individuelle — peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l'ampleur, la force, le sens de la transsubjectivité de l'image. Toutes ces subjectivités, transsubjectivités, ne peuvent être déterminées une fois pour toutes. L'image poétique est en effet essentiellement variationnelle. Elle n'est pas, comme le concept, constitutive. Sans doute, la tâche est rude — quoique monotone — de dégager l'action mutante de l'imagination poétique dans le détail des variations des images. Pour un lecteur de poèmes, l'appel à une doctrine qui porte le nom, si souvent mal compris, de phénoménologie, risque donc de ne pas être entendu. Pourtant, en dehors de toute doctrine, cet appel est clair : on demande au lecteur de poèmes de ne pas prendre une image comme un objet, encore moins comme un substitut d'objet, mais d'en saisir la réalité spécifique. [4] Il faut pour cela associer systématiquement, l'acte de la conscience donatrice au produit le plus fugace de la conscience : l'image poétique. Au niveau de l'image poétique, la dualité du sujet et de l'objet est irisée, miroitante, sans cesse active dans ses inversions. Dans ce domaine de la création de l'image poétique par le poète, la phénoménologie est, si l'on ose dire, une phénoménologie microscopique. De ce fait, cette phénoménologie a des chances d'être strictement élémentaire. Dans cette union, par l'image, d'une subjectivité pure mais éphémère et d'une réalité qui ne va pas nécessairement jusqu'à sa complète constitution, le phénoménologue trouve un champ d'innombrables expériences ; il bénéficie d'observations qui peuvent être précises parce qu'elles sont simples, parce qu'elles « ne tirent pas à conséquence », comme c'est le cas pour les pensées scientifiques qui, elles, sont toujours des pensées liées. L'image, dans sa simplicité, n'a pas besoin d'un savoir. Elle est le bien d'une conscience naïve. En son expression, elle est jeune langage. Le poète, en la nouveauté de ses images, est toujours origine de langage. Pour bien spécifier ce que peut, être une phénoménologie de l'image, pour spécifier que l'image est avant la pensée, il faudrait dire que la poésie est, plutôt qu'une phénoménologie de l'esprit, une phénoménologie de l'âme. On devrait alors accumuler les documents sur la conscience rêveuse.

La philosophie de langue française contemporaine — a fortiori la psychologie — ne se servent guère de la dualité des mots âme et esprit. Elles sont, de ce fait, l'une et l'autre un peu sourdes à l'égard de thèmes, si nombreux dans la philosophie allemande, où la distinction entre l'esprit et l'âme (der Geist et die Seele) est si nette. Mais puisqu'une philosophie de la poésie doit recevoir toutes les puissances du vocabulaire, elle ne doit rien simplifier, rien durcir. Pour une telle philosophie, esprit et âme ne sont pas synonymes. En les prenant en synonymie, on s'interdit, de traduire des textes précieux, on déforme des documents livrés par l'archéologie des images. Le mot âme est un mot immortel. Dans certains poèmes, il est ineffaçable. C'est un mot du souffle [2]. À elle seule l'importance vocale d'un mot doit retenir l'attention d'un phénoménologue de la poésie. Le mot âme peut être dit poétiquement avec une telle conviction qu'il engage tout un poème. Le registre poétique qui correspond à l'âme doit donc rester ouvert, à nos enquêtes phénoménologiques.

[5]

Dans le domaine de la peinture elle-même, où la réalisation semble impliquer des décisions qui relèvent de l'esprit, qui retrouvent des obligations du monde de la perception, la phénoménologie de l'âme peut révéler le premier engagement d'une œuvre. René Huyghe dans la belle préface qu'il a donnée pour l'exposition des œuvres de Georges Rouault à Albi, écrit : « S'il fallait chercher par où Rouault fait exploser les définitions..., peut-être aurait-on à évoquer un mot quelque peu tombé en désuétude et qui s'appelle l'âme. » Et René Huyghe montre que pour comprendre, pour sentir et pour aimer l'œuvre de Rouault « il faut se jeter au centre, au cœur, au rond-point où tout prend sa source et son sens : et voilà que se retrouve le mot oublié ou réprouvé, l'âme ». Et l'âme — la peinture de Rouault le prouve —possède une lumière intérieure, celle qu'une « vision intérieure » connaît et traduit dans le monde des couleurs éclatantes, dans le monde de lumière du soleil. Ainsi, un véritable renversement des perspectives psychologiques est réclamé de celui qui veut comprendre en aimant la peinture de Rouault. Il lui faut participer à une lumière intérieure qui n'est pas le reflet d'une lumière du monde extérieur ; sans doute les expressions de vision intérieure, de lumière intérieure sont souvent trop facilement revendiquées. Mais ici c'est un peintre qui parle, un producteur de lumières. Il sait de quel foyer part l'illumination. Il vit le sens intime de la passion du rouge. Au principe d'une telle peinture, il y a une âme qui lutte. Le fauvisme est à l'intérieur. Une telle peinture est donc un phénomène de l'âme. L'œuvre doit rédimer une âme passionnée.

Les pages de René Huyghe nous confirment dans cette idée qu'il y a un sens à parler d'une phénoménologie de l'âme. En bien des circonstances, on doit reconnaître que la poésie est un engagement de l'âme. La conscience associée à l'âme est plus reposée, moins intentionnalisée que la conscience associée aux phénomènes de l'esprit. Dans les poèmes se manifestent des forces qui ne passent pas par les circuits d'un savoir. Les dialectiques de l'inspiration et, du talent s'éclairent si l'on en considère les deux pôles : l'âme et l'esprit. À notre avis, âme et esprit sont indispensables pour étudier les phénomènes de l'image poétique, en leurs diverses nuances, pour suivre surtout l'évolution des images poétiques depuis la rêverie jusqu'à l'exécution. En particulier, c'est en tant que phénoménologie de l'âme que nous étudierons, dans un autre ouvrage, la rêverie poétique. À elle seule, la rêverie est une instance psychique qu'on confond trop souvent avec le rêve. Mais quand il s'agit d'une rêverie poétique, d'une rêverie [6] qui jouit non seulement d'elle-même, mais qui prépare pour d'autres âmes des jouissances poétiques, on sait bien qu'on n'est plus sur la pente des somnolences. L'esprit peut connaitre une détente, mais dans la rêverie poétique, l'âme veille, sans tension, reposée et active. Pour faire un poème complet, bien structuré, il faudra que l'esprit le préfigure en des projets. Mais pour une simple image poétique, il n'y a pas de projet, il n'y faut qu'un mouvement de l'âme. En une image poétique l'âme dit sa présence.

Et, c'est ainsi qu'un poète pose le problème phénoménologique de l'âme en toute clarté. Pierre-Jean Jouve écrit([3]) : « La poésie est une âme inaugurant une forme ». L'âme inaugure. Elle est ici puissance première. Elle est dignité humaine. Même si la « forme » était connue, perçue, taillée dans les « lieux communs », elle était avant la lumière poétique intérieure un simple objet pour l'esprit. Mais l'âme vient inaugurer la forme, l'habiter, s'y complaire. La phrase de Pierre-Jean Jouve peut donc être prise comme une claire maxime d'une phénoménologie de l'âme.


III


Puisqu'elle prétend aller aussi loin, descendre aussi profondément, une enquête phénoménologique sur la poésie doit dépasser, par obligation de méthodes, les résonances sentimentales avec lesquelles, plus ou moins richement — que cette richesse soit en nous ou bien dans le poème — nous recevons l’œuvre d'art. C'est ici que doit être sensibilisé le doublet phénoménologique des résonances et du retentissement. Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence. Dans la résonance, nous entendons le poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre. Le retentissement opère un virement d'être. Il semble que l'être du poète soit notre être. La multiplicité des résonances sort alors de l'unité d'être du retentissement. Plus simplement dit, nous touchons là une impression bien connue de tout lecteur passionné de poèmes : le poème nous prend tout entier. Cette saisie de l'être par la poésie a une marque phénoménologique qui ne trompe pas. L'exubérance et la profondeur d'un poème sont toujours des phénomènes du doublet résonance-retentissement. Il semble que par son exubérance, le poème réanime en nous des profondeurs. Pour rendre compte de l'action psychologique d'un poème, il [7] faudra donc suivre deux axes d'analyse phénoménologique, vers les exubérances de l'esprit et vers la profondeur de l'âme.

Bien entendu — faut-il le dire ? — le retentissement, malgré son nom dérivé, a un caractère phénoménologique simple dans les domaines de l'imagination poétique où nous voulons l'étudier. Il s'agit en effet, par le retentissement d'une seule image poétique, de déterminer un véritable réveil de la création poétique jusque dans l'âme du lecteur. Par sa nouveauté, une image poétique met en branle toute l'activité linguistique. L'image poétique nous met à l'origine de l'être parlant.

Par ce retentissement, en allant tout de suite au delà de toute psychologie ou psychanalyse, nous sentons un pouvoir poétique qui se lève naïvement en nous-mêmes. C'est le retentissement que nous pourrons éprouver des résonances des répercussions sentimentales, des rappels de notre passé. Mais l'image a touché les profondeurs avant d'émouvoir la surface. Et cela est vrai dans une simple expérience de lecteur. Cette image que la lecture du poème nous offre, la voici qui devient vraiment nôtre. Elle prend racine en nous-mêmes. Nous l'avons reçue, mais nous naissons à l'impression que nous aurions pu la créer, que nous aurions dû la créer. Elle devient un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu'elle exprime, autrement dit elle est à la fois un devenir d'expression et un devenir de notre être. Ici, l'expression crée de l'être.

Cette dernière remarque définit le niveau de l'ontologie à laquelle nous travaillons. En thèse générale, nous pensons que tout ce qui est spécifiquement humain dans l'homme est logos. Nous n'arrivons pas à méditer dans une région qui serait avant le langage. Même si cette thèse parait, refuser une profondeur ontologique, on doit nous l'accorder, pour le moins, comme hypothèse de travail bien appropriée au type de recherches que nous poursuivons sur l'imagination poétique.

Ainsi l'image poétique, événement du logos, nous est personnellement novatrice. Nous ne la prenons plus comme un « objet ». Nous sentons que l'attitude « objective » du critique étouffe le « retentis­sement », refuse, par principe, cette profondeur où doit prendre son départ le phénomène poétique primitif. Et quant au psychologue, il est assourdi par les résonances et veut sans cesse décrire ses sentiments. Et quant au psychanalyste, il perd le retentissement, tout occupé qu'il est à débrouiller l'écheveau de ses interprétations. Par une fatalité de méthode, le psychanalyste intellectualise l'image. Il comprend l'image plus profondément que le psychologue. Mais, précisément, il la « comprend ». [8] Pour le psychanalyste, l'image poétique a toujours un contexte. En interprétant l'image, il la traduit dans un autre langage que le logos poétique. Jamais alors, à plus juste titre, on ne peut dire : « traduttore, traditore ».

En recevant, une image poétique nouvelle, nous éprouvons sa valeur d'intersubjectivité. Nous savons que nous la redirons pour communiquer notre enthousiasme. Considérée dans la transmission d'une âme à une autre, on voit qu'une image poétique échappe aux recherches de causalité. Les doctrines timidement causales comme la psychologie ou fortement causales comme la psychanalyse ne peuvent guère déterminer l'ontologie du poétique : une image poétique, rien ne la prépare, surtout pas la culture, dans le mode littéraire, surtout pas la perception, dans le mode psychologique.

Nous en arrivons donc toujours à la même conclusion : la nouveauté essentielle de l'image poétique pose le problème de la créativité de l'être parlant. Par cette créativité, la conscience imaginante se trouve être, très simplement mais très purement, une origine. C'est à dégager cette valeur d'origine de diverses images poétiques que doit s'attacher, dans une étude de l'imagination, une phénoménologie de l'imagination poétique.


IV


En limitant de cette manière notre enquête à l'image poétique dans son origine à partir de l'imagination pure, nous laissons de côté le problème de la composition du poème comme groupement des images multiples. Dans cette composition du poème interviennent des éléments psychologiquement complexes qui associent la culture plus ou moins lointaine et l'idéal littéraire d'un temps, autant de composantes qu'une phénoménologie complète devrait sans doute envisager. Mais un programme si vaste pourrait nuire à la pureté des observations phénoménologiques, décidément élémentaires, que nous voulons présenter. Le vrai phénoménologue se doit d'être systématiquement modeste. Dès lors ; il nous semble que la simple référence à des puissances phénoménologiques de lecture, qui font du lecteur un poète au niveau de l'image lue, est déjà touchée d'une nuance d'orgueil. Il y aurait pour nous immodestie à assumer personnellement une puissance de lecture qui retrouverait et revivrait la puissance de création organisée et complète touchant l'ensemble d'un poème. Encore moins pouvons-nous espérer atteindre à une phénoménologie synthétique qui dominerait, comme croient pouvoir le faire certains psychanalystes, l'ensemble d'une œuvre. [9] C'est donc au niveau des images détachées que nous pouvons « retentir » phénoménologiquement.

Mais, précisément cette pointe d'orgueil, cet orgueil mineur, cet orgueil de simple lecture, cet orgueil qui se nourrit dans la solitude de la lecture, porte une marque phénoménologique indéniable si l'on en maintient la simplicité. Le phénoménologue n'a ici rien de commun avec le critique littéraire qui, comme on en a souvent fait la remarque, juge une œuvre qu'il ne pourrait pas faire, et même, au témoignage de faciles condamnations, une œuvre qu'il ne voudrait pas faire. Le critique littéraire est un lecteur nécessairement, sévère. En retournant comme doigt de gant un complexe que l'usage excessif a démonétisé au point qu'il est entré dans le vocabulaire des hommes d'état, on pourrait dire que le critique littéraire, que le professeur de rhétorique, toujours sachant, toujours jugeant, font volontiers un simplexe de supériorité. Quant à nous, adonné à la lecture heureuse, nous ne lisons, nous ne relisons que ce qui nous plaît, avec un petit orgueil de lecture mêlé à beaucoup d'enthousiasme. Alors que l'orgueil se développe d'habitude en un sentiment massif qui pèse sur tout le psychisme, la pointe d'orgueil qui naît de l'adhésion à un bonheur d'image, reste discrète, secrète. Elle est en nous, simples lecteurs, pour nous, rien que pour nous. C'est de l'orgueil en chambre. Personne ne sait qu'en lisant nous revivons nos tentations d'être poète. Tout lecteur, un peu passionné de lecture, nourrit et refoule, par la lecture, un désir d'être écrivain. Quand la page lue est trop belle, la modestie refoule ce désir. Mais le désir renaît. De toute façon, tout lecteur qui relit une œuvre qu'il aime sait que les pages aimées le concernent. Jean-Pierre Richard dans son beau livre : Poésie et profondeur, écrit entre autres, deux études, l'une sur Baudelaire, l'autre sur Verlaine. Baudelaire est mis en relief, précisément parce que, dit-il, son œuvre « nous concerne ». D'une étude à l'autre, la différence de ton est grande. Verlaine ne reçoit pas l'adhésion phénoménologique totale, à la différence de Bau-delaire. Et c'est toujours ainsi ; dans certaines lectures qui vont à fond de sympathie, dans l'expression même nous sommes « partie prenante ». Dans son Titan, Jean-Paul Richter écrit de son héros : « Il lisait les éloges des grands hommes avec autant de plaisir que s'il eût été l'objet de ces panégyriques [4]. » De toute manière, la sympathie de lecture est inséparable d'une admiration. On peut [10] admirer plus ou moins, mais toujours un élan sincère, un petit élan d'admiration est nécessaire pour recevoir le gain phénoménologique d'une image poétique. La moindre réflexion critique arrête cet élan en posant l'esprit en position seconde, ce qui détruit la primitivité de l'imagination. En cette admiration qui dépasse la passivité des attitudes contemplatives, il semble que la joie de lire soit le reflet de la joie d'écrire comme si le lecteur était le fantôme de l'écrivain. Du moins, le lecteur participe à cette joie de création que Bergson donne comme le signe de la création [5]. Ici, la création se produit sur le fil ténu de la phrase, dans la vie éphémère d'une expression. Mais cette expression poétique, tout en n'ayant pas une nécessité vitale, est tout de même une tonification de la vie. Le bien dire est un élément du bien vivre. L'image poétique est une émergence du langage, elle est toujours un peu au-dessus du langage signifiant. À vivre les poèmes on a donc l'expérience salutaire de l'émergence. C'est la sans doute de l'émergence à petite portée. Mais ces émergences se renouvellent ; la poésie met le langage en état d'émergence. La vie s'y désigne par sa vivacité. Ces élans linguistiques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique sont des miniatures de l'élan vital. Un micro-bergsonisme qui abandonnerait les thèses du langage-instrument pour adapter la thèse du langage-réalité trouverait dans la poésie bien des documents sur la vie tout actuelle du langage.

Ainsi, à côté des considérations sur la vie des mots telle qu'elle apparaît dans l'évolution d'une langue à travers les siècles, l'image poétique nous présente, dans le style du mathématicien, une sorte de différentielle de cette évolution. Un grand vers peut avoir une grande influence sur l'âme d'une langue. Il réveille des images effacées. Et en même temps il sanctionne l'imprévisibilité de la parole. Rendre imprévisible la parole n'est-il pas un apprentissage de la liberté ? Quel charme l'imagination poétique trouve à se jouer des censures ! Jadis, les Arts poétiques codifiaient les licences. Mais la poésie contemporaine a mis la liberté dans le corps même du langage. La poésie apparaît alors comme un phénomène de la liberté.


V


Ainsi, même au niveau d'une image poétique isolée, dans le seul devenir d'expression qu'est le vers, le retentissement, phénoménologique peut apparaître ; et dans son extrême simplicité il [11] nous donne la maîtrise de notre langue. Nous sommes bien ici devant un phénomène minuscule de la conscience miroitante. L'image poétique est bien l'événement psychique de moindre responsabilité. Lui chercher une justification dans l'ordre de la réalité sensible, aussi bien que déterminer sa place et son râle dans la composition du poème sont deux tâches qu'on n'a à envisager qu'en second lieu. Dans la première enquête phénoménologique sur l'imagination poétique, l'image isolée, la phrase qui la développe, le vers ou parfois la stance où l'image poétique rayonne, forment des espaces de langage qu'une topo-analyse devrait étudier. C'est ainsi que J.-B. Pontalis nous montre Michel Leiris comme un « prospecteur solitaire dans les galeries de mots » [6]. Pontalis désigne ainsi fort bien cet espace fibré parcouru par la simple impulsion des mots vécus. L'atomisme du langage conceptuel réclame des raisons de fixation, des forces de centralisation. Mais toujours le vers a un mouvement, l'image se coule dans la ligne du vers, elle entraîne l'imagination comme si l'imagination créait une fibre nerveuse. Pontalis ajoute cette formule (p. 932) qui mérite d'être retenue comme un index très sûr pour une phénoménologie de l'expression : « Le sujet parlant est tout le sujet. » Et cela ne nous paraît plus un paradoxe de dire que le sujet parlant est, tout entier dans une image poétique, car s'il ne s'y donne sans réserve, il n'entre pas dans l'espace poétique de l'image. Très nettement, l'image poétique apporte une des expériences les plus simples de langage vécu. Et si on la considère, comme nous le proposons, en tant qu'origine de conscience, elle relève bien d'une phénoménologie.

Aussi bien, s'il fallait donner une « école » de phénoménologie, ce serait sans doute avec le phénomène poétique qu'on trouverait les leçons les plus claires, les leçons élémentaires. Dans un livre récent, J.H. Van den Berg écrit [7] : « Les poètes et les peintres sont des phénoménologues nés. » Et remarquant que les choses nous « parlent » et, que nous avons de ce fait, si nous donnons pleine valeur à ce langage, un contact avec les choses, Van den Berg ajoute : « Nous vivons continuellement une solution des problèmes qui sont sans espoir de solution pour la réflexion. » Par cette page du savant phénoménologue hollandais, le philosophe peut être encouragé dans ses études centrées sur l'être parlant.

[12]


VI


Peut-être la situation phénoménologique sera-t-elle précisée à l'égard des enquêtes psychanalytiques si nous pouvons dégager, à propos des images poétiques, une sphère de sublimation pure, d'une sublimation qui ne sublime rien, qui est délestée de la charge des passions, libérée de la poussée des désirs. En donnant ainsi à l'image poétique de pointe un absolu de sublimation, nous jouons gros jeu sur une simple nuance. Mais il nous semble que la poésie donne des preuves abondantes de cette sublimation absolue. Nous en rencontrerons souvent dans le cours de cet ouvrage. Quand ces preuves leur sont données, le psychologue, le psychanalyste ne voient plus, dans l'image poétique, que simple jeu, jeu éphémère, jeu de totale vanité. Précisément, les images sont alors pour eux sans signification — sans signification passionnelle, sans signification psychologique, sans signification psychanalytique. Il ne leur vient pas à l'esprit que de telles images ont, précisément une signification poétique. Mais la poésie est là, avec ses milliers d'images de jet, d'images par lesquelles l'imagination créatrice s'installe dans son propre domaine.

Chercher des antécédents à une image, alors qu'on est dans l'existence même de l'image, c'est, pour un phénoménologue, une marque invétérée de psychologisme. Prenons, au contraire, l'image poétique en son être. La conscience poétique est si totalement absorbée par l'image qui apparaît sur le langage, au-dessus du langage habituel, elle parle, avec l'image poétique, un langage si nouveau qu'on ne peut plus envisager utilement des corrélations entre le passé et le présent. Nous donnerons par la suite des exemples de telles ruptures de signification, de sensation, de sentimentalité, qu'il faudra bien nous accorder que l'image poétique est sous le signe d'un être nouveau.

Cet être nouveau, c'est l'homme heureux.

Heureux en parole, donc malheureux en fait, objectera tout de suite le psychanalyste. Pour lui, la sublimation n'est qu'une compensation verticale, une fuite vers la hauteur, exactement comme la compensation est une fuite latérale. Et aussitôt, le psychanalyste quitte l'étude ontologique de l'image ; il creuse l'histoire d'un homme ; il voit, il montre les souffrances secrètes du poète. Il explique la fleur par l'engrais.

Le phénoménologue ne va pas si loin. Pour lui, l'image est là, la parole parle, la parole du poète lui parle. Nul besoin d'avoir vécu les souffrances du poète pour prendre le bonheur de parole offert par le poète — bonheur de parole qui domine le drame [13] même. La sublimation, dans la poésie, surplombe la psychologie de l'âme terrestrement malheureuse. C'est un fait : la poésie a un bonheur qui lui est propre, quelque drame qu'elle soit amenée à illustrer.

La sublimation pure telle que nous l'envisageons pose un drame de méthode, car bien entendu, le phénoménologue ne saurait méconnaître la réalité psychologique profonde des processus de sublimation si longuement étudiés par la psychanalyse. Mais il s'agit de passer, phénoménologiquement, à des images invécues, à des images que la vie ne prépare pas et que le poète crée. Il s'agit de vivre l'invécu et de s'ouvrir à une ouverture de langage. On trouvera de telles expériences dans de rares poèmes. Tels certains poèmes de Pierre-Jean Jouve. Pas d'œuvre plus nourrie de méditations psychanalytiques que les livres de Pierre-Jean Jouve. Mais, par instant, la poésie chez lui connaît de telles flammes qu'on n'a plus à vivre dans le premier foyer. Ne dit-il pas [8] : « La poésie dépasse constamment ses origines, et pâtissant plus loin dans l'extase ou le chagrin, elle demeure plus libre. » Et, page 112 : « Plus j'avançais dans le temps et plus la plongée fut maîtrisée, éloignée de la cause occasionnelle, conduite à la pure forme de langage. » Pierre-Jean Jouve accepterait-il de compter les « causes » décelées par la psychanalyse comme des causes « occasionnelles » ? Je ne le sais. Mais, dans la région de « la pure forme de langage » les causes du psychanalyste ne permettent pas de prédire l'image poétique en sa nouveauté. Elles sont tout au plus des « occasions » de libération. Et c'est en cela que la poésie — dans l'ère poétique où nous sommes est spécifiquement « surprenante s, donc ses images sont imprévisibles. L'ensemble des critiques littéraires ne prennent pas une assez nette conscience de cette imprévisibilité qui, précisément, dérange les plans de l'explication psychologique habituelle. Mais le poète le déclare nettement : « La poésie, dans sa surprenante démarche actuelle surtout, (ne peut) correspondre qu'à des pensées attentives, éprises de quelque chose d'inconnu et essentiellement ouvertes au devenir. » Puis, page 170 : « Dès lors, une nouvelle définition du poète est en vue. C'est celui qui connaît, c'est-à-dire qui transcende, et qui nomme ce qu'il connaît. » Enfin (p. 10) : « Il n'y a pas poésie s'il n'y a pas absolue création. »

[14]

Une telle poésie est rare [9]. En sa grande masse, la poésie est plus mêlée aux passions, plus psychologisée. Mais ici la rareté, l'exception, ne vient pas confirmer la règle, mais la contredire et instaurer un régime nouveau. Sans la région de la sublimation absolue — quelque restreinte et élevée qu'elle soit, même si elle semble hors de portée à des psychologues ou à des psychanalystes — qui n'ont pas, après tout, à examiner la poésie pure — on ne peut révéler la polarité exacte de la poésie.

On pourra hésiter dans la détermination exacte du plan de rupture, on pourra longtemps séjourner dans le domaine des passions confusionnelles qui troublent la poésie. De plus, la hauteur à partir de laquelle on aborde à la sublimation pure n'est sans doute pas au même niveau pour toutes les âmes. Du moins, la nécessité de séparer la sublimation étudiée par le psychanalyste et la sublimation étudiée par le phénoménologue de la poésie est une nécessité de méthode. Le psychanalyste peut bien étudier l'humaine nature des poètes, mais il n'est pas préparé, du fait de son séjour dans la région passionnelle, à étudier les images poétiques dans leur réalité de sommet. C.-G. Jung l'a dit d'ailleurs très nettement : en suivant les habitudes de jugement de la psychanalyse, « l'intérêt se détourne de l'œuvre d'art pour se perdre dans le chaos inextricable des antécédents psychologiques, et le poète devient un cas clinique, un exemple portant un numéro déterminé de la psychopathia sexualis. Ainsi, la psychanalyse de l'œuvre d'art s'est éloignée de son objet, a transporté le débat sur un domaine généralement humain, nullement spécial à l'artiste et notamment sans importance pour son art » [10].

Dans la seule vue de résumer le présent débat, qu'on nous permette un mouvement polémique, bien que la polémique ne soit guère dans nos habitudes.

Le Romain disait au cordonnier qui portait trop haut ses regards :

Ne sulor ultra crepidam

En des occasions où il s'agit de sublimation pure, où il faut déterminer l'être propre de la poésie, le phénoménologue ne devrait-il pas dire au psychanalyste :

Ne psuchor ultra uterum

[15]

VII


En somme, dès qu'un art devient autonome, il prend un nouveau départ. Il y a alors intérêt à considérer ce départ dans l'esprit d'une phénoménologie. Par principe, la phénoménologie liquide un passé et fait, face à la nouveauté. Même dans un art comme la peinture qui porte le témoignage d'un métier, les grands succès sont hors métier. Jean Lescure étudiant l'œuvre du peintre Lapicque écrit justement : « Quand même son œuvre témoigne d'une grande culture et d'une connaissance de toutes les expressions dynamiques de l'espace, elle ne les applique pas, elle ne s'en forme pas des recettes... Il faut donc que le savoir s'accompagne d'un égal oubli du savoir. Le non-savoir n'est pas une ignorance mais un acte difficile de dépassement de la connaissance. C'est à ce prix qu'une œuvre est à chaque instant cette sorte de commencement pur qui fait de sa création un exercice de liberté [11]. » Texte capital pour nous, car il se transpose immédiatement en une phénoménologie du poétique. En poésie, le non-savoir est une condition première ; s'il y a métier chez le poète c'est dans la tâche subalterne d'associer des images. Mais la vie de l'image est toute dans sa fulgurance, dans ce fait qu'une image est un dépassement de toutes les données de la sensibilité.

On voit bien alors que l'œuvre prend un tel relief au-dessus de la vie que la vie ne l'explique plus. Jean Lescure dit du peintre (loc. cit., p. 132) : « Lapicque réclame de l'acte créateur qu'il lui offre autant de surprise que la vie. » L'art est alors un redoublement de vie, une sorte d'émulation dans les surprises qui excitent, notre conscience et l'empêche de somnoler. Lapicque écrit, (cité par Lescure, p. 132) : « Si, par exemple, je peins le passage de la rivière à Auteuil, j'attends de ma peinture qu'elle m'apporte autant d'imprévu, quoique d'un autre genre, que celui que m'apporta la véritable course que j'ai vue. Il ne peut être un instant question de refaire exactement un spectacle qui est déjà du passé. Mais il me faut le revivre entièrement, d'une manière nouvelle et picturale cette fois, et ce faisant, me donner la possibilité d'un nouveau choc. » Et, Lescure conclut : « L'artiste ne crée pas comme il vit, il vit comme il crée. »

Ainsi, le peintre contemporain ne considère plus l'image comme un simple substitut d'une réalité sensible. Des roses [16] peintes par Elstir, Proust disait déjà qu'elles étaient une « variété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait, enrichi la famille des Roses » [12].


VIII



La psychologie classique ne traite guère de l'image poétique qui est souvent confondue avec la simple métaphore. D'ailleurs, en général, le mot image est lourd de confusion dans les ouvrages des psychologues : on voit des images, on reproduit des images, on garde des images dans la mémoire. L'image est, tout, sauf un produit direct, de l'imagination. Dans l'ouvrage de Bergson Matière et mémoire, où la notion d'image a une très grande extension, une seule référence (p. 198) est donnée à l'imagination productrice. Cette production reste alors une activité de liberté mineure, qui n'a guère de rapport avec les grands actes libres mis en lumière par la philosophie bergsonienne. Dans ce court passage, le philosophe se réfère « aux jeux de la fantaisie ». Les diverses images sont alors « autant de libertés que l'esprit prend avec la nature ». Mais ces libertés au pluriel n'engagent pas l'être ; elles n'augmentent pas le langage ; elles ne sortent pas le langage de son rôle utilitaire. Elles sont, vraiment des « jeux ». À peine aussi l'imagination irise-t-elle les souvenirs. Dans ce domaine de la mémoire poétisée, Bergson est bien en deçà de Proust. Les libertés que l'esprit prend avec la nature ne désignent pas vraiment la nature de l'esprit.

Nous proposons, au contraire, de considérer l'imagination comme une puissance majeure de la nature humaine. Certes, cela n'avance en rien de dire que l'imagination est la faculté de produire des images. Mais cette tautologie a du moins l'intérêt d'arrêter les assimilations des images aux souvenirs.

L'imagination, dans ses vives actions, nous détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l'avenir. À la fonction du réel, instruite par le passé, telle qu'elle est dégagée par la psychologie classique, il faut joindre une fonction de l'irréel tout aussi positive, comme nous nous sommes efforcé de l'établir dans des ouvrages antérieurs. Une infirmité du côté de la fonction de l'irréel entrave le psychisme producteur. Comment prévoir sans imaginer ?

Mais, touchant plus simplement les problèmes de l'imagination poétique, il est impossible de recevoir le gain psychique [17] de la poésie sans faire coopérer ces deux fonctions du psychisme humain : fonction du réel et fonction de l'irréel. Une véritable cure de rythmanalyse nous est offerte par le poème qui tisse le réel et l'irréel, qui dynamise le langage par la double activité de la signification et de la poésie. Et dans la poésie, l'engagement de l'être imaginant est tel qu'il n'est plus le simple sujet du verbe s'adapter. Les conditions réelles ne sont plus déterminantes. Avec la poésie, l'imagination se place dans la marge où précisément la fonction de l'irréel vient séduire ou inquiéter — toujours réveiller — l'être endormi dans ses automatismes. Le plus insidieux des automatismes, l'automatisme du langage ne fonctionne plus quand on est entré dans le domaine de la sublimation pure. Vu de ce sommet de la sublimation pure, l'imagination reproductrice n'est plus grand-chose. Jean-Paul Richter n'a-t-il pas écrit : « L'imagination reproductrice est la prose de l'imagination productrice [13]. »


IX


Nous avons résumé en une introduction philosophique sans doute trop longue des thèses générales que nous voudrions mettre à l'épreuve dans cet ouvrage ainsi que dans quelques autres que nous nous leurrons de l'espoir d'écrire encore. Dans le présent livre, notre champ d'examen a l'avantage d'être bien délimité. Nous voulons examiner, en effet, des images bien simples, les images de l'espace heureux. Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés. Pour des raisons souvent très diverses et avec les différences que comportent les nuances poétiques, ce sont des espaces louangés. À leur valeur de protection qui peut être positive, s'attachent aussi des valeurs imaginées, et ces valeurs sont bientôt des valeurs dominantes. L'espace saisi par l'imagination ne peut rester l'espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l'imagination. En particulier, presque toujours il attire. Il concentre de l'être à l'intérieur des limites qui protègent. Le jeu de l'extérieur et de l'intimité n'est pas, dans le règne des images, un jeu équilibré. D'autre part, les espaces d'hostilité sont à peine évoqués dans les pages qui suivent. Ces espaces de [18] la haine et du combat ne peuvent être étudiés qu'en se référant à des matières ardentes, aux images d'apocalypse. Présentement, nous nous plaçons devant des images qui attirent. Et en ce qui concerne les images, il apparaît bien vite qu'attirer et repousser ne donnent pas des expériences contraires. Les termes sont contraires. On peut bien, en étudiant l'électricité ou le magnétisme, parler symétriquement de répulsion et d'attraction. Un changement de signes algébriques y suffit. Mais les images ne s'accommodent guère des idées tranquilles, ni surtout des idées définitives. Sans cesse l'imagination imagine et s'enrichit de nouvelles images. C'est cette richesse d'être imaginé que nous voudrions explorer.

Voici alors une rapide mise en place des chapitres de cet ouvrage.

D'abord, comme il se doit dans une recherche sur les images de l'intimité, nous posons le problème de la poétique de la maison. Les questions abondent : comment des chambres secrètes, des chambres disparues se constituent-elles en demeures pour un passé inoubliable ? Où et comment le repos trouve-t-il des situations privilégiées ? Comment les refuges éphémères et, les abris occasionnels reçoivent-ils parfois, de nos rêveries intimes, des valeurs qui n'ont aucune base objective ? Avec l'image de la maison, nous tenons un véritable principe d'intégration psychologique. Psychologie descriptive, psychologie des profondeurs, psychanalyse et phénoménologie pourraient, avec la maison, constituer ce corps de doctrines que nous désignons sous le nom de topo-analyse. Examinée dans les horizons théoriques les plus divers, il semble que l'image de la maison devienne la topographie de notre être intime. Pour donner une idée de la complexité de la tâche du psychologue qui étudie l'âme humaine en ses profondeurs, C.-G. Jung demande à son lecteur de considérer cette comparaison : « Nous avons à découvrir un bâtiment et à l'expliquer : son étage supérieur a été construit au XIXe siècle, le rez-de-chaussée date du XVIe siècle et l'examen plus minutieux de la construction montre qu'elle a été faite sur une tour du IIe siècle. Dans la cave, nous découvrons des fondations romaines, et sous la cave se trouve une grotte comblée sur le sol de laquelle on découvre dans la couche supérieure des outils de silex, et, dans les couches plus profondes, des restes de faune glaciaire. Telle serait à peu près la structure de notre âme [14] » Naturellement, [19] Jung sait le caractère insuffisant de cette comparaison (cf. p. 87). Mais, du fait même qu'elle se développe si aisément, il y a un sens à prendre la maison comme un instrument d'analyse pour l'âme humaine. Aidés par cet « instrument », ne retrouverons-nous, en nous-mêmes, en rêvant dans notre simple maison, des réconforts de grotte ? Et la tour de notre âme est-elle à jamais rasée ? Sommes-nous pour toujours, suivant l'hémistiche fameux des êtres « à la tour abolie » ? Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont « logés ». Notre inconscient est « logé ». Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant, des « maisons », des « chambres », nous apprenons à « demeurer » en nous-mêmes. On le voit dès maintenant, les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. Ce jeu est si multiple qu'il nous a fallu deux longs chapitres pour esquisser les valeurs d'images de la maison.

Après ces deux chapitres sur la maison des hommes, nous avons étudié une série d'images que nous pouvons prendre comme la maison des choses : les tiroirs, les coffres et les armoires. Que de psychologie sous leur serrure ! Ils portent en eux une sorte d'esthétique du caché. Pour amorcer dès maintenant la phénoménologie du caché, une remarque préliminaire suffira : un tiroir vide est inimaginable. Il peut seulement être pensé. Et pour nous qui avons à décrire ce qu'on imagine avant ce que l'on connaît, ce qu'on rêve avant ce qu'on vérifie, toutes les armoires sont pleines.

Croyant parfois étudier des choses, on s'ouvre seulement à un type de rêveries. Les deux chapitres que nous avons consacrés aux Nids et aux Coquilles — ces deux refuges du vertébré et de l'invertébré — portent le témoignage d'une activité d'imagination A peine freinée par la réalité des objets. Pour nous qui avons si longtemps médité sur l'imagination des éléments, nous avons revécu mille rêveries aériennes ou aquatiques selon que nous suivions les poètes dans le nid des arbres ou dans cette grotte de l'animal qu'est une coquille. J'ai beau parfois toucher des choses, je rêve toujours élément.

Après avoir suivi les rêveries d'habiter ces lieux inhabitables, nous sommes revenu à des images qui demandent, pour que nous les vivions, que, comme dans les nids et les coquilles, nous nous fassions tout, petits. En effet, dans nos maisons mêmes, ne trouvons-nous pas des réduits et, des coins où nous aimons nous blottir ? Blottir appartient à la phénoménologie du verbe habiter. N'habite avec intensité que celui qui a su se blottir. Nous avons en nous, à cet égard, tout un stock d'images et de [20] souvenirs que nous ne confions pas volontiers. Sans doute, le psychanalyste, s'il voulait systématiser ces images du blottissement, pourrait nous fournir de nombreux documents. Nous n'avions à notre disposition que des documents littéraires. Nous avons donc écrit un court chapitre sur les « coins », surpris nous-même quand de grands écrivains donnaient à ces documents psychologiques la dignité littéraire.

Après tous ces chapitres consacrés aux espaces de l'intimité, nous avons voulu voir comment se présentait, pour une poétique de l'espace, la dialectique du grand et du petit, comment dans l'espace extérieur l'imagination jouissait, sans le secours des idées, quasi naturellement, du relativisme de la grandeur. La dialectique du petit et du grand, nous l'avons mise sous les signes de la Miniature et, de l'Immensité. Ces deux chapitres ne sont pas aussi antithétiques qu'on pourrait le penser. Dans l'un et l'autre cas, le petit et le grand n'ont pas à être saisis dans leur objectivité. Nous n'en traitons, dans le présent livre, que comme les deux pôles d'une projection d'images. Dans d'autres livres, en particulier pour l'immensité, nous avons essayé de caractériser les méditations des poètes devant les spectacles grandioses de la nature [15]. Ici, il s'agit d'une participation plus intime au mouvement de l'image. Par exemple, nous aurons à prouver, en suivant certains poèmes, que l'impression d'immensité est en nous, qu'elle n'est pas liée nécessairement à un objet.

À ce point de notre livre, nous avions réuni déjà d'assez nombreuses images pour poser, à notre manière, en donnant aux images leur valeur ontologique, la dialectique du dedans et du dehors, dialectique qui se répercute en une dialectique de l'ouvert et du fermé.

Très proche de ce chapitre sur la dialectique du dedans et du dehors est le chapitre suivant qui a pour titre : « La phénoménologie du rond. » La difficulté que nous avons eu à vaincre en écrivant ce chapitre fut de nous écarter de toute évidence géométrique. Autrement dit, il nous a fallu partir d'une sorte d'intimité de la rondeur. Nous avons trouvé, chez les penseurs et les poètes, des images de cette rondeur directe, images — c'est pour nous essentiel — qui ne sont pas de simples métaphores. Nous aurons là une nouvelle occasion pour dénoncer l'intellectualisme de la métaphore et pour montrer par conséquent, une fois de plus, l'activité propre de l'imagination pure.

Dans notre esprit, ces deux derniers chapitres, alourdis de [21] métaphysique implicite, devrait faire le lien avec un autre livre que nous voudrions écrire encore. Ce livre condenserait les nombreux cours publics que nous avons faits à la Sorbonne dans les trois dernières années de notre enseignement. Aurons-nous la force d'écrire ce livre ? La distance est grande entre les paroles qu'on confie librement à un auditoire sympathique et la discipline nécessaire pour écrire un livre. Dans l'enseignement oral, animé par la joie d'enseigner, parfois, la parole pense. En écrivant un livre, il faut tout de même réfléchir.

[22]



[1] Cf. Eugène MINKOWSKI, Vers une cosmologie, chap. IX.

[2] Charles NODIER, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, Paris, 1828, p. 46. « Les différents noms de l’âme, chez presque tous les peuples, sont autant de modifications du souffle et d'onomatopées de la respiration. »

([3]) Pierre-Juan JOUVE, En miroir, éd. Mercure de France, p. 11.

[4] Jean-Paul RICHTER, Le Titan, trad. PHILARÈTE-CHASLES, 1878, t. I, p.22.

[5] BERGSON, L'énergie spirituelle, p. 23. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6] J.-B. PONTALIS, Michel Leiris ou la psychanalyse interminable, apud Les temps modernes, décembre 1955, p. 931.

[7] J. H. VAN DEN BERG, The Phenomenological Approach in Psychology. An introduction to recent phenomenological Psycho-pathology (Charles-C. Thomas, éd., Springfield, Illinois, U.S.A., 1955, p. 61).

[8] Pierre-Jean JOUVE, En Miroir, éd. du Mercure de France, p. 109. Andrée CHÉDID écrit aussi : « Le poème demeure libre. Nous n'enfermerons jamais son destin dans le nôtre. » Le poète sait bien que « son souffle le mènera plus loin que son désir »  (Terre et poésie, éd. G. L. M., §§ 14 et 25).

[9] Pierre-Jean JOUVE, loc. cit., p. 9 : « La poésie est rare. »

[10] C.-G. JUNG, La psychologie analytique dans ses rapports avec l'œuvre poétique, apud : Essais de psychologie analytique, trad. Le Lay, éd. Stock, p.120.

[11] Jean LESCURE, Lapicque, éd. Galanis, p. 78.

[12] Marcel PROUST, A la recherche du temps perdu, t. V : Sodome et Gomorrhe, II, p. 210.

[13] Jean-Paul RICHTER, Poétique ou Introduction à l'esthétique, trad., 1862, t. I, p. 145.

[14] C.-G. JUNG, Essais de psychologie analytique, trad., éd. Stock, p. 86. Ce passage est emprunté à l'essai qui a pour titre : Le conditionnement terrestre de l'âme.

[15] Cf. La terre et les rêveries de la volonté, éd. Corti, p. 378 et suiv.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 juillet 2015 18:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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