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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard (1953), LE MATÉRIALISME RATIONNEL. (1972)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard (1953), LE MATÉRIALISME RATIONNEL. Paris: Les Presses universitaires de France, 3e édition, 1972, 225 pp. Première édition, 1953. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine.


[1]

Le matérialisme rationnel

Introduction

Phénoménologie et matérialité


« Il faudra offrir encore à la matière de grands sacrifices pour qu'elle pardonne les vieilles offenses. »

Henri HEINE, De l'Allemagne,
nouv. édit., 1884, t. 1, p. 81.


I


Dès qu'on suit l'évolution des connaissances scientifiques sur la matière dans la période contemporaine, on est amené à s'étonner que le matérialisme puisse encore être tenu, par les philosophes, comme une philosophie simple, voire comme une philosophie simpliste. En effet, les problèmes envisagés par les sciences de la matière se multiplient actuellement et se diversifient avec une telle rapidité que le matérialisme scientifique - si seulement on le suit dans le détail de ses pensées effectives - est en passe de devenir la philosophie la plus complexe et la plus variable qui soit. On choquerait un psychologue en lui disant que les combinaisons psychologiques sont moins nombreuses et moins délicates que les combinaisons chimiques. Et pourtant les faits sont là : la production d'idées et d'expériences, dans la chimie contemporaine, dépasse la mémoire d'un homme, l'imagination d'un homme, la puissance de compréhension d'un homme. Il faut ici - nous le remarquerons souvent - que les hommes s'unissent pour savoir et pour comprendre, pour toucher aux points d'où part le mouvement du savoir. Inutile de répéter que l'homme est ondoyant et divers. Il « ondoie » faiblement et sa diversité contingente cache mal une pauvreté profonde. Pour trouver, dans l'homme même, une véritable richesse psychologique, une voie certaine est d'aller chercher cette richesse au sommet des pensées. On peut alors saisir l'homme dans sa volonté d'œuvre coordonnée, dans la tension de la volonté de penser, dans tous ses efforts pour rectifier, diversifier, dépasser sa propre nature. Et les preuves les [2] plus tangibles de ce « dépassement », ne les trouverons-nous pas dans le dépassement de la commune expérience, dans le dépassement de la nature elle-même ? Car, qu'on le veuille ou non, tout se double, dans l'homme, par la connaissance. A elle seule, la connaissance est un plan de l'être, elle est le plan de potentialité de l'être, potentialité qui s'accroît et se renouvelle dans la mesure même où la connaissance s'accroît. La science contemporaine fait entrer l'homme dans un monde nouveau. Si l'homme pense la science, il se renouvelle en tant qu'homme pensant. Il accède à une hiérarchie indéniable des pensées. Il ne se diversifie pas seulement dans la vie contingente d'un Montaigne. Il se diversifie « en hauteur », hiérarchiquement.

Si l'on prend d'ailleurs la connaissance scientifique dans son aspect moderne en réalisant au mieux toute son actualité, on ne peut manquer de mettre en valeur son caractère social bien défini. Ensemble, les savants s'unissent dans une cellule de la cité scientifique, non seulement pour comprendre, mais encore pour se diversifier, pour activer toutes les dialectiques qui vont des problèmes précis aux solutions originales. La diversification elle-même, comme elle doit faire la preuve socialement de sa validité, n'est pas totalement individualiste. Cette socialisation intense, clairement cohérente, sûre de ses bases, ardentes dans ses différenciations, voilà encore un fait, un fait d'une singulière actualité. N'en pas tenir compte, c'est verser dans une utopie gnoséologique, l'utopie de l'individualisme du savoir.

Et de ce caractère social, il faut en tenir compte tout de suite, puisque la pensée essentiellement progressive de la science de la matière part de là en nette rupture avec tout matérialisme « naturel ». Le départ culturel de la science prime désormais tout départ naturel. Être un chimiste, c'est se mettre en situation culturelle, en prenant place, en prenant rang, dans une cité scientifique nettement déterminée par la modernité de la recherche. Tout individualisme serait un anachronisme. Cet anachronisme, on le sent dès le premier effort de culture. À qui veut faire la psychologie de l'esprit scientifique, pas de meilleur moyen que de suivre un axe précis de progrès, de vivre la croissance d'un arbre de la connaissance, la généalogie même de la vérité progressive. Dans l'axe du progrès de la connaissance scientifique, l'essence de la vérité est solidaire de sa croissance, solidaire de l'extension de son champ de preuves.

Alors, si l'homme moderne se rend vraiment le sujet de la pensée scientifique au travail, s'il mesure la puissance d'instruction propre à la science de notre temps, s'il prend conscience de la [3] communauté d'esprit qu'exige, entre travailleurs, la science d'aujourd'hui, il lui faudra bien reconnaître, dans l'être même de la connaissance, une complexité explicite qui n'a rien à voir avec la vaine affirmation d'une complexité qui serait en réserve dans les choses.

Cette dernière complexité en profondeur dans les choses est toujours, dans les propositions des philosophes, systématiquement implicite. Du côté du sujet, elle n'est guère que le conglomérat de ses échecs de connaissance, souvent même un groupe de questions mal posées, un entêtement à poser des questions naïves, des questions « premières », alors que la pensée scientifique déplace sans cesse les « questions premières ». Du côté de l'objet, la complexité implicite est affirmée comme une potentialité indéfinie, livrée à l'occasionalisme d'une enquête individuelle, enquête qui ne saurait désormais avoir une efficacité comparable aux recherches fortement coordonnées de la cité scientifique.

Nous aurons à montrer, dans cet ouvrage, que la cité culturelle du matérialisme ne le cède à aucune autre en potentialités et que cette cité culturelle est susceptible de déterminer des réactions consciencielles très profondes. Car enfin, toutes les pensées portent le signe de l'être pensant et une analyse chimique est aussi une analyse de pensées. Nous aurons mille preuves d'un esprit de finesse dans la pratique matérialiste si nous suivons l'histoire de la chimie. Une psychologie complexe accompagne nécessairement une science complexe. Le matérialisme scientifique, examiné psychologiquement, nous apparaîtra comme une psychologie très finement structurée réclamant d'innombrables renversements de perspective, au point qu'on peut mettre en valeur un nouvel esprit matérialiste.

Nous aurons donc à insister longuement sur l'inefficacité d'un matérialisme massif, d'un matérialisme immobilisé. Il nous faudra aussi souligner le manque de puissance d'expériences qui est la marque d'un matérialisme immédiat, matérialisme tout de suite satisfait par ses premières expériences.

C'est ce matérialisme massif, ingénu, périmé qui sert de cible aux critiques faciles de la philosophie idéaliste. Nombreux sont ainsi les philosophes qui s'exercent contre un fantôme démodé. Comparé à la connaissance actuelle des diverses instances du matérialisme scientifique (instances mécanique, physique, chimique, électrique), on peut bien dire que le matérialisme philosophique traditionnel est un matérialisme sans matière, un matérialisme tout métaphorique, une philosophie dont les métaphores ont été l'une après l'autre déracinées par les progrès de la science. [4] Est-il encore un chimiste pour essayer de relier les images des 4 éléments matériels et les propriétés des substances chimiques ? Finalement, le philosophe idéaliste ne dirige ses traits que contre ses propres notions, contre les idées désuètes qu'il se fait de la matière.

Il nous paraît donc nécessaire d'étudier vraiment le matérialisme de la matière, le matérialisme instruit par l'énorme pluralité des matières différentes, le matérialisme expérimentateur, réel, progressif, humainement instructeur. Nous verrons qu'après l'échec des essais rationalistes prématurés, se constitue vraiment, dans la science contemporaine, un rationalisme matérialiste. Nous aurons ainsi à présenter un nouvel ensemble de preuves qui confirment, croyons-nous, les thèses que nous avons soutenues dans nos deux derniers ouvrages sous les titres : Le rationalisme appliqué (Paris, P.U.F., 1949) et L'activité rationaliste de la physique contemporaine (Paris, P.U.F., 1951). Le matérialisme, lui aussi, est entré dans une ère de rationalisme actif. Vient d'apparaître dans les doctrines scientifiques une chimie mathématique dans le style même où l'on parle de physique mathématique. Le rationalisme dirige les expériences sur la matière, il ordonne une diversité sans cesse croissante de matières nouvelles. Symétriquement au rationalisme appliqué, on peut bien maintenant, parler, croyons-nous, d'un matérialisme ordonné.


II


Avant d'examiner les intensités d'intérêts philosophiques qui sont impliqués dans la connaissance des phénomènes chimiques, nous devons souligner le prodigieux engagement de pensée que manifeste, en quelque manière historiquement, la chimie contemporaine. Étant donné l'accroissement extraordinaire de sa problématique, la science de la matière se présente maintenant - dans une acception que nous allons préciser - comme une science d'avenir.

D'abord il y a une question de fait : l'avenir des connaissances de la matière a pris, en deux petits siècles, une telle variété de perspectives qu'aucun cerveau humain ne peut prévoir les plus prochains bilans des découvertes expérimentales, non plus que les mutations théoriques probables. La chimie est actuellement une science « ouverte » où la problématique prolifère.

Cet avenir est grave. On est arrivé à un point de l'histoire où l'avenir de la chimie engage l'avenir du genre humain, tant il est [5] vrai que le destin de l'homme est lié au destin de ses pensées. Par la chimie et la physique nucléaire, l'homme reçoit d'inattendus moyens de puissance, des moyens positifs qui dépassent toutes les rêveries de puissance du philosophe. Le matérialisme instruit, qui n'est pas uniquement une philosophie spéculative, arme une volonté de puissance, volonté qui s'excite par la puissance même des moyens offerts. Il semble que, là aussi, sur le plan psychologique, la volonté de puissance connaisse une réaction en chaîne. Plus on peut, plus on veut. Plus on veut, plus on peut. Tant que la volonté de puissance était naïve, tant qu'elle était philosophique, tant qu'elle était nietzschéenne, elle n'était efficace - pour le bien comme pour le mal - qu'à l'échelle individuelle. Nietzsche agit sur ses lecteurs ; un lecteur nietzschéen qui se fait auteur n'a qu'une action dérisoire. Mais, dès que l'homme s'empare effectivement des puissances de la matière, dès qu'il ne rêve plus éléments intangibles et atomes crochus, mais qu'il organise réellement des corps nouveaux et administre des forces réelles, il aborde à la volonté de puissance pourvue d'une vérification objective. Il devient magicien véridique, démon positif.

Et il enseigne une magie vraie. Il enrichit l'avenir en lui conférant une volonté de puissance prouvée. De ce fait, la liaison de la volonté de puissance et de la volonté de savoir devient étroite et durable. Cette liaison s'inscrit dans l'avenir de l'homme. Elle fait de la chimie et de la physique nucléaire positivement des sciences d'avenir. En comparaison avec le chimiste moderne enseignant sa science, formant des écoles, agissant dans les usines, comme il était faible le lien d'alchimiste initiateur à alchimiste initié ! On peut retrouver des rêves, on ne peut guère les « apprendre » d'un autre, encore moins les « enseigner ». L'alchimiste ne pouvait transmettre objectivement ses songes. Il travaillait à un niveau de la psyché humaine où « l'objectivité » a besoin d'un tel renversement de la perspective qu'il faut attendre la science psychologique du XXe siècle pour l'assumer clairement par une détermination de l'objectivité de la subjectivité profonde. Mais, cette fois, dans la science moderne, la transmission objective du savoir objectif est assurée. D'une génération à une autre, l'héritage de vérités -en est-il d'autre ? - est garanti. On peut certes imaginer des utopies de perte de la pensée scientifique. Mais ce sont là des jeux d'esprit que rien, dans l'essentiel élan de la pensée scientifique, ne justifie. La chimie n'est pas une mode. Ce n'est pas une doctrine passagère. Elle s'affirme, par son industrialisation, dans un niveau de réalité qui lui donne une continuité régulière - parfois une continuité lourde qui ralentit les révolutions utiles.

[6]

Et la chimie a désormais la cohérence des livres, la permanence des énormes bibliothèques ! Souvent l'imagination des prophètes de malheur ne dépasse pas le souvenir de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie : si tous les livres de chimie étaient livrés aux flammes, la civilisation chimique ne serait-elle pas anéantie ? Oui, mais comment désormais saisir de par le monde tous les livres dans un incendie historique ? Nous n'évoquons cette pauvre discussion que pour ne pas laisser une objection en arrière. En fait, on ne détruit vraiment un livre de science qu'en le contredisant d'abord et en le dépassant ensuite. La chimie bénéficie, comme toutes les sciences fortement constituées, d'un matérialisme historique autonome. Ou, plus exactement, son développement, désormais si nécessairement impliqué dans les nécessités économiques, dessine une ligne particulièrement nette du matérialisme dialectique.

La chimie a donc l'avenir d'une des plus grandes réalités de la pensée et de l'action humaines.


Mais c'est à un autre point de vue que nous nous plaçons pour dire que la science de la matière est une science d'avenir.

Nous voulons en effet caractériser les connaissances nouvelles en soulignant les nécessaires révolutions épistémologiques qu'elles impliquent. Dans cette perspective, la chimie est une science d'avenir parce qu'elle est, de plus en plus, une science qui déserte son passé. Et ce n'est pas sans raison. La chimie, dans son effort moderne, se révèle en effet comme une science ayant été primitivement mal fondée. La conscience claire de son état présent lui permet de découvrir l'extraordinaire vanité de sa lointaine histoire. C'est là un aspect épistémologique que nous aurons à mettre en lumière, dans le présent essai, quand nous aurons pu établir que le matérialisme instruit est devenu un canton du rationalisme appliqué.

Sans remonter à la préhistoire de la chimie, l'histoire récente elle-même abonde en remaniements si profonds que le développement de la science en est dialectisé de part en part. Les mots subsistent, mais sous la permanence des noms, il y a une variation radicale des concepts. Les concepts de base n'y ont quasiment jamais une validité qui dure plus d'une génération. On l'a bien vu, au milieu du siècle dernier, au temps où les jeunes chimistes Auguste Laurent et Charles Gerhardt luttaient contre la science de Berzélius. Une autre preuve de révolution profonde qui reste une révolution sourde est l'incroyable inattention de la chimie constituée au moment où les Lothar Meyer et les Mendéléeff [7] formulaient les premières lois de la périodicité des éléments chimiques rangés par poids atomiques croissants. À ce point de l'histoire - nous le voyons maintenant - le thème de l'ordre des substances s'établissait en une nouvelle perspective qui rejetait au passé révolu tous les motifs de classification ancienne.

Ainsi le matérialisme scientifique est constamment en instance de nouvelle fondation. Sans cesse, depuis deux siècles, il est repris comme une doctrine qui se fonde sur l'essentielle activité de découverte de l'esprit humain. Alors, paradoxalement, ce qui est nouveau est fondamental. En 1864, Berthelot écrivait : « Depuis quatre-vingts ans on ne cesse de fonder en chimie organique [1]. » Cette fondation incessante est, de nos jours plus que jamais, éminemment en acte.

On se tromperait cependant si l'on voyait là une référence au poncif de la contingence de la découverte. Si le matérialisme scientifique est une science d'avenir, c'est que sa rationalité est précisément productrice de découvertes. Vue dans sa perspective de rationalité, la découverte n'est plus vraiment contingente. La contingence des découvertes scientifiques n'est souvent qu'une optique d'ignorant. Les découvertes scientifiques viennent ainsi surprendre ceux qui ne font pas l'effort de comprendre, ceux qui ne bénéficient pas de la tension de recherches qui anime la cité scientifique. Certes les émerveillements de culture ne manquent pas dans la vie de la cité scientifique, mais devant une nouvelle découverte le savant moderne est émerveillé en comprenant. Dans les cantons scientifiques où suivant l'expression de Georges Bouligand « la synthèse globale » et la problématique sont bien dialectiquement associées, on voit nettement que la synthèse globale, consciente de l'acquis de la science, prépare l'avenir de la science. Ainsi la rationalité sans cesse accrue de la chimie donne au chimiste la conscience de l'avenir proche de la science. L'avenir proche ? Le seul avenir qui ait un sens. L'élan d'avenir d'une science moderne est solidaire de l'ensemble des problèmes bien posés.

En somme, un rationalisme de plus en plus opérant s'insinue dans le réalisme naïf de la chimie, dans le matérialisme naïf. Ce rationalisme en acte réclame de nouvelles expériences et discrédite sans cesse des expériences immédiates. C'est le rationalisme qui, peu à peu, pose les problèmes. Il est la conscience même des problèmes qui se posent, des problèmes qui doivent être posés.

[8]

Alors commencent les seules polémiques utiles, les polémiques serrées du rationalisme matérialiste et du réalisme matérialiste. En comparaison de telles polémiques de coopération, les polémiques traditionnelles entre idéalisme et réalisme sont des oppositions trop lointaines. Ces polémiques traditionnelles sont des joutes d'apparat. Pour avoir des polémiques réelles et utiles il faut participer au double progrès de la pensée théorique formulée en système rationnel et de l'activité expérimentale aiguisée par la technique. Alors on se rend compte que le matérialisme scientifique se fonde en vertu d'une rationalité progressive, par une élimination de plus en plus poussée de l'irrationalité des substances, par l'annulation de la contingence relative des diverses substances. Nous aurons à revenir sur cette élimination progressive de l'irrationalité que le philosophe aime à affirmer à la racine des choses ainsi que sur la contingence du divers, thème favori des philosophes. Mais du simple point de vue historique, il est bien apparent que le progrès de la chimie moderne est conditionné par une mise en ordre des valeurs de rationalité.

Sans cette mise en ordre des valeurs de rationalité, on ne peut préparer les déterminations précises des valeurs de matérialité. Une bonne analyse matérielle est solidaire d'une bonne synthèse des notions. En effet, tant que les éléments chimiques ne sont pas connus avec des garanties de pureté suffisantes, garanties nettement codifiées en des critères de pureté bien coordonnés dans une synthèse de lois rationnelles, on ne peut vraiment pas parler d'une chimie bien fondée. L'à-peu-près dans l'ordre de la matière interdit un rationalisme de la matière. Rien ne peut être fondé sans une doctrine très élaborée des éléments matériels bien distingués. Une histoire de la chimie progressive est, à bien des égards, une histoire des progrès des critères de pureté attachés à l'analyse des substances.

Mais les philosophes ne s'intéressent pas à ces difficiles progrès. Ils veulent toujours fonder une fois pour toutes. Ils croient facilement que la matière apporte, à elle seule, une garantie de réalisme de sorte que les connaissances subséquentes sur la matière sont automatiquement bien fondées, étant fondées sur les expériences premières. Bref, les philosophes simplifient à l'extrême les thèmes philosophiques touchant la matière, aussi évitent-ils tout long débat avec le matérialisme instruit. Ils bloquent le matérialisme sur un primitif concept général de matière, sur un concept sans élaboration expérimentale, et ils se donnent ainsi [9] le droit d'ignorer la science discursive effective de la pluralité des matières dans le temps même où ils dissertent sur la matière en général.

S'il s'agissait du problème des formes de la réalité matérielle, les philosophes seraient plus réceptifs. La forme est, pour eux, déjà une preuve. À la forme sont donnés, dans certaines philosophies, des privilèges inconditionnés, des privilèges a priori. Il y a, dans les formes et leur construction, une sorte de pureté philosophique qui permet, semble-t-il, une union progressive continue qui va des conceptions simples aux conceptions savantes. À l'encontre de la pureté matérielle, il semble que la pureté des formes soit initiale. On s'explique alors cette tentation, sans cesse active dans l'histoire de la philosophie, d'expliquer la matière par la forme, de proposer des géométries d'atomes, en accumulant et ajustant des images polyédriques, des images d'angles et de crochets, de vis et de cannelures, sans jamais vouloir prendre en considération une instance matérielle, une instance directement matérielle, sans jamais mettre vraiment l'esprit d'accord avec l'expérience positive des propriétés de la matière, sans surtout s'instruire par l'examen de l'action matérielle les unes sur les autres. On veut bien imaginer des transformations de formes. On ne veut pas étudier des transactions de matière.

Mais il y a encore en philosophie une position plus paradoxale. C'est celle de certains philosophes idéalistes qui posent purement et simplement la matière d'une manière antithétique vis-à-vis de la forme. Ils dissertent de la matière parfois vraiment par antithèse. La matière est pour eux une anti-forme, le néant de la forme. Et, comme pour eux la forme est être, la matière est finalement le non-être. Dans d'autres conceptions de l'idéalisme naïf, la matière est un réceptacle d'irrationalités non définies, non définissables, non situées, d'irrationalités sans aucun préambule de rationalité. Ou bien encore la matière est un fonds d'indifférence qui attend les puissances différenciantes de l'action humaine. Ainsi, pauvre réalisation du chaos, la matière est à la fois l'informe et l'informulable ; elle reçoit toutes les nuances péjoratives qui vont de l'innomé à l'innommable.

D'ailleurs, dans bien des pratiques alchimiques, on trouve la tendance à ramener curieusement la matière à la plus extrême pauvreté, à un zéro d'être. On veut qu'elle soit, non seulement privation de formes, mais encore privation de qualités. Par exemple, on la désodorise pour pouvoir ensuite la parfumer. De cette pratique on fait facilement une idée philosophique. On vise, au-delà de longues manipulations, la matière vraiment première [10] qui n'est rien et qui, par là même, est propre à tout. Une telle matière peut recevoir toutes les qualités comme elle peut recevoir toutes les formes. Elle est vraiment une « matière philosophique ». Elle est la réalisation d'une idée simple. Autrement dit, à la matière si diverse dans sa phénoménalité, on a donné le statut d'idée simple.

Étant donné la prédominance des philosophes idéalistes dans la culture traditionnelle, on n'a pas à s'étonner que l'instance matérielle n'ait pas reçu une attention suffisante de la part des philosophes. Mais puisque, dans cette introduction, nous indiquons brièvement les thèmes sur lesquels nous reviendrons souvent dans cet essai, disons tout de suite à quelles conditions on peut établir une philosophie directe de la matière, une philosophie qui cesserait de poser la connaissance de la matière comme une connaissance subalterne, bref une philosophie qui ne reconnaîtrait pas les privilèges idéalistes de la forme.


IV


La première instance spécifique de la notion de matière est la résistance.

Or, précisément, c'est là une instance qui est proprement étrangère à la contemplation philosophique. En fait, cette attitude contemplative qui est un des caractères les plus communs de la philosophie, ne correspond pas simplement à un temps particulier du travail philosophique ; c'est le temps initial, le temps du commencement, assumé d'une manière plus ou moins factice par la philosophie idéaliste. Dans le détail de la recherche philosophique, dans la suite des méditations qui reçoivent cependant des numéros, cette attitude première ne fléchit guère. Toute attitude philosophique a la curieuse aptitude à s'instituer comme première. Alors, pour un philosophe, la notion d'objet ne paraît se présenter que comme un corrélat de l'attitude objective, attitude qu'on définirait volontiers comme attendant les objets, comme préliminaire à la recherche objective. Cette attitude objective refuse le contact, elle prend ses distances à l'égard de l'objet. Sans doute on étudiera par la suite la résistance de l'objet, mais d'abord on veut voir l'objet, le voir à distance, en faire le tour, en faire un petit centre autour duquel l'esprit dirigera le feu tournant de ses catégories.

Si l'on commence ainsi la philosophie avec une notion d'objet prise sans la considération de la matière, si l'on rompt, au départ, l'essentielle solidarité : objet-matière, on se condamne à rester [11] sur l'axe d'une philosophie de la contemplation, on restera le premier sujet qu'on a accepté d'être, le sujet contemplant. On ne pourra plus jamais débarrasser la philosophie du privilège des déterminations visuelles. La phénoménologie classique s'exprime avec complaisance en termes de visées. La conscience est alors associée à une intentionnalité toute directionnelle. De ce fait, il lui est attribué une centralité excessive. Elle est un centre d'où se dispersent les lignes de recherches. Elle est vouée à toutes les affirmations immédiates de l'idéalisme.

Alors les obstacles matériels sont, tout de suite, des contradictions si totales, si irrationnelles qu'on perdrait son temps à les résoudre. On retourne au centre des visées pour recommencer à contempler. A la visée répondent des signes, des étiquettes, des noms d'objets. On organise le tout en science formelle, en système de significations, en logos. Mais les contradictions de la matière ne sont pas évincées pour si peu. Les visées contredites par une expérience de la matière provoquent des désharmonies dans l'intentionnalité, voire des décoordinations de l'être vivant. A la gratuité des actes de simple visée fait écho l'absurdité du monde visé. La pensée ne travaille plus sur l'obstacle ; elle ne persiste pas dans une expérience déterminée ; elle ne prolonge pas son effort au delà des premiers échecs ; elle se complaît dans sa liberté de viser ailleurs. Etre libre, c'est aller se faire embarrasser ailleurs, plus tard, autrement.

Mais il est inutile d'insister sur l'insuffisance d'une désignation, par la visée, du complexe : objet-matière, car c'est toute philosophie première, fût-ce une philosophie de la volonté, qui manque à nous procurer la conscience du travail, conscience spécifique vraiment solidaire de la résistance de la matière.

Plus que toute autre philosophie, le matérialisme, s'il part vraiment des expériences sur la matière, nous offre un véritable champ d'obstacles. La notion de champ d'obstacles doit alors dominer la notion de situation. L'obstacle suscite le travail, la situation s'expose en descriptions. La situation ne peut être que la topologie des obstacles ; les projets vont contre les obstacles, Alors le matérialisme actif commence et toute philosophie qui travaille trouvera, pour le moins, ses métaphores, la force même de ses expressions, bref tout son langage dans la résistance de la matière. On ne pourra vraiment faire une philosophie de l'action que lorsqu'une philosophie de la matière aura dégagé les traits caractéristiques de la conscience opiniâtre. Cette conscience opiniâtre pourvue d'un travail est une sorte de renforcement de la conscience qui a un objet. Le caractère directionnel de la conscience [12] s'inscrit fortement dans la réalité. La conscience est obligée de se continuer dans sa ligne, de se redoubler pour raffermir et augmenter l'effort du corps ; sans la résistance de la matière, une philosophie de la volonté reste, comme il est assez visible dans la philosophie de Schopenhauer, une philosophie idéaliste.

Sans que nous puissions ici développer ces vues sur une philosophie de la volonté, disons rapidement comment devrait s'engager, selon nous, une phénoménologie matérialiste. Elle devrait, croyons-nous, au départ, se concentrer sur les questions suivantes : peut-on réveiller la conscience au contact même de la matérialité ? - autrement dit, la prise de conscience peut-elle se faire tout de suite devant cet au-delà de l'objet qu'est la matière ? - la conscience opiniâtre reçoit-elle une diversité devant la résistance diverse des diverses matières ? -La conscience du travail ne conduit-elle pas à des temporalités diverses, à des temporalités multiples selon que le travail est dur ou facile, nouveau ou automatique ? - La conscience opiniâtre peut-elle former des idées, des schémas, des hypothèses touchant la résistance matérielle ? - La conscience opiniâtre peut-elle formuler des projets matérialistes en préparant l'administration des forces à susciter ?

Mais, dans le présent ouvrage, nous n'avons pas à étudier ces questions. Nous ne les indiquons que pour appeler l'attention des philosophes sur la notion de résistance. C'est là une instance de la réalité qui régit l'homme dynamisé par son travail. Mais, encore une fois, l'étude des réactions de la résistance du côté du sujet n'est pas présentement notre problème. Nous allons accumuler nos remarques du côté objectif. Le matérialisme technique va nous permettre de montrer l'extraordinaire développement de la notion de résistance du côté de la connaissance tout objective.


V


Il se trouve en effet que cette notion reçoit de la technique moderne une élaboration considérable. Cette élaboration constitue des substances qui sont données avec des garanties de résistance, comme les substances chimiques sont livrées par l'industrie au laboratoire avec des garanties de pureté. Ces substances à garantie de résistance peuvent être considérées comme des absolus sur lesquels on n'a plus à revenir quand on aborde les problèmes de la construction. Des substances avec garantie de résistance sont donc les éléments du rationalisme matérialiste. La doctrine de la résistance des matériaux double ainsi toute doctrine de la géométrie [13] de la construction. À la doctrine philosophique des solides souvent évoquée par le bergsonisme à propos de l'homo faber, il faut adjoindre une doctrine de la solidité. Un bergsonien objectera sans doute que la solidité est une obligation supplémentaire, donc une obligation seconde, qu'elle est de l'ordre des moyens pour réaliser une fin, pour réaliser dans le métal ou la pierre un projet de construction formulé sur un plan géométrique. Mais une telle segmentation prépare mal à l'étude des valeurs philosophiques de la pensée théorique, et, même au départ, elle mutile la psychologie de l'homo faber. Dans bien des cas, le solide ne peut recevoir sa forme géométrique qu'en fonction de sa solidité. La matière est alors la considération principale. Plus précise doit devenir la forme, plus il devient urgent d'avoir égard à la matière qui la reçoit.

D'ailleurs, dans la technique moderne, une matière peut devenir une pièce qui a un rôle défini dans une machine complexe. Dans son fonctionnement, coordonnée aux autres pièces, la pièce matérielle travaille, elle travaille dans les deux sens extérieurement et intimement. Elle est non seulement intégrée géométriquement dans un ensemble, elle y est intégrée dynamiquement. Le rationalisme géométrique se double d'un rationalisme de la résistance matérielle. Et les doctrines de la résistance des matériaux déterminent vraiment une « compré­hension » de la résistance. En effet, il y a compréhension parce que les coefficients qui désignent les différents caractères d'une matière (dilatation, élasticité, dureté, densité...) doivent être non seulement étudiés séparément, mais encore en fonction de l'assemblage des pièces. Dans une connaissance isolée, dans une étude particulière de la dilatation thermique, par exemple, on peut espérer toucher régulièrement une précision de plus en plus grande. Mais un tel examen monocaractéristique donne des résultats qui ne peuvent pas être transportés sans précaution dans une étude des machines. En particulier, dans l'assemblage des pièces qui constituent une machine, les caractères matériels multiples ne sont pas toujours susceptibles d'une précision cohérente. Un ingénieur s'exprime ainsi : « Les cadres un peu rigides de notre présentation ne sont plus suffisants pour lier quelques variables seulement, en cristallisant le reste. Une machine semble alors un engin de dessins animés se gonflant, se rétrécissant, décrivant d'étranges arabesques dans l'espace [2]. »

[14]

Ainsi, dès qu'on dépasse les épures schématiques qui donnent les trajets des mouvements d'ensemble, dès qu'on entreprend de descendre à l'échelle où les coefficients caractéristiques de la matière travaillent au niveau de précision de la technique moderne, on ne peut plus se satisfaire des certitudes proprement géométriques. L'instance de la résistance s'impose dans le petit comme dans le grand. « Il ne faut jamais oublier, dit encore Zelbstein, que nos moyens de production, nos possibilités d'assemblage, les conditions mêmes d'utilisation (comme, par exemple, la température) font qu'une machine est autre chose qu'une belle construction de l'esprit, rigide et indéformable. » Et il rappelle la boutade de J.-F. Avril disant : « La mécanique est un assemblage des corps mous. »

Chose curieuse, cette « mécanique molle » des corps solides se manifeste dans un ordre de grandeur assez bien spécifié. Les micro-mesures se font actuellement à l'échelle 10-5 centimètre. Les grandeurs mille fois plus petites (10-8 centimètre) qui définissent le domaine atomique ne correspondent pas aux possibilités de l'ingénieur. Bien entendu, à l'échelle 10-5 centimètre qui seule actuellement représente la positivité de la précision pour un ingénieur, le principe de Heisenberg ne joue pas. La mécanique molle ne relève pas des principes de la micro-physique. Elle reste dans la perspective de la macro-physique. Cependant, quand on considère la somme de contradictions à l'égard de la connaissance commune que réalise la connaissance technique poussée à l'échelle 10-6 cm, on peut, croyons-nous, désigner la mécanique molle étudiant la résistance molle des matériaux les plus durs comme une méso-physique, comme un règne intermédiaire entre la microphysique et la macro-physique.

Cette mésophysique, bien qu'elle soit du règne des machines et de la matière, a besoin d'une révision des concepts de la connaissance commune. L'homo faber bergsonien, coincé dans ses intuitions simplistes du monde géométrique des solides parfaits, se perdrait dans les finesses de la mésophysique, devant cette soudaine « souplesse » des intuitions matérialistes instruites,

Les concepts de départ attachés à la matière par un matérialisme naïf apparaissent aux intuitions instruites comme purement et simplement provisoires. Dur, mou, chaud, froid, immobile, stable, droit, rond, carré, autant de concepts en claire validité dans la connaissance commune qui sont touchés d'un essentiel relativisme dès que les matières se touchent, coopèrent au fonctionnement d'une machine. Leur sens primitif doit être surveillé. Et le technicien que le philosophe accuse souvent si légèrement de [15] dogmatisme n'est dogmatique qu'après la surveillance de ses critères d'exactitude. Il est conscient des marges d'application d'un concept particulier. Par exemple, Zelbstein écrit (loc. cit., p. 378) : « L'échelle thermométrique avec son zéro arbitraire, avec ses divisions linéaires, n'a au fond de sens que pour les températures à l'échelle humaine. » Souvent, le philosophe qui se réclame du caractère concret de son expérience ne se rend pas compte que les premières prises sur le réel ne sont que de pauvres abstractions. L'impression concrète première est finalement une prison, une prison étroite, où l'esprit perd sa liberté, où l'expérience se prive de l'extension nécessaire à la connaissance affinée de la réalité. Les philosophes qui dénoncent les abstractions de la pensée scientifique dirigent souvent leurs traits contre la science telle qu'ils l'imaginent, telle qu'elle leur apparut dans les heures malheureuses de l'effort scolaire. Ce n'est pas en ses premières démarches qu'il faut juger une pensée qui ne vit que des rectifications qu'elle s'impose.

Ainsi nous avons marqué l'évolution de la notion de résistance matérielle en juxtaposant les toutes premières impressions et les documents techniques les plus modernes. Par cette juxtaposition, nous voudrions montrer la transformation radicale que représente, à l'égard de l'expérience commune, le matérialisme instruit. Nous utiliserons bien souvent dans le présent travail cette méthode de contraste, dût notre développement en recevoir quelques saccades. On voit mieux la ligne minutieuse de l'histoire de la pensée scientifique quand on en a marqué d'un trait fort le sens révolutionnaire.


VI


La deuxième instance matérielle que nous devons envisager après l'instance de résistance matérielle correspond au problème du mélange des substances, à l'expérience des transformations matérielles.

Comme nous l'avons fait brièvement pour l'instance de résistance qui suppose une conscience opiniâtre, il faudrait dans une philosophie complète du matérialisme évoquer une conscience mélangeante, conscience qui accompagne plusieurs objets, plusieurs matières, qui participe à tout ce qui se fond, à tout ce qui s'insinue, conscience qui se trouble devant toute matière qui se trouble. C'est à cette seule condition qu'on comprendra la différence d'engagement de la conscience devant l'objet et de la conscience [16] devant la matière. Nous ne développerons cependant pas explicitement ce problème, le réservant pour une étude où nous pourrons systématiser les diverses remarques que nous avons faites, dans des livres antérieurs, sur l'imagination de la matière. Nous nous bornerons, dans un instant, à rappeler le sens de nos études dans cette direction.

On comprend d'ailleurs tout de suite que dès que les matières sont considérées dans leurs réactions mutuelles, dès que les matières sont, en quelque sorte, matière l'une à l'égard de l'autre, apparaisse un inter-matérialisme qui est un trait spécifique de la science de la matière. Cet inter-matérialisme nous le développerons longuement dans le corps du présent livre puisqu'il est l'essence même de la science chimique. Nous nous bornons, dans ce chapitre d'introduction, à le caractériser philosophiquement.

D'abord, cet inter-matérialisme nous fait assister parfois, dès le mélange de deux matières, à des gonflements, à des frissonnements, à des bouillonnements. On est devant une action vraiment volumétrique. Comment ne pas poser, devant de tels phénomènes, la primauté de la matière sur la forme ? C'est alors la matière qui se donne une forme, la matière qui manifeste directement ses puissances de déformation. La matière sort d'elle-même des prisons de la forme. La forme n'est plus alors taillée du dehors, imposée du dehors. Tout le bergsonisme de l'homo faber apparaît dans sa perspective formelle, dans son intellectualisme ingénu dès que les matières mélangées agissent ainsi l'une sur l'autre. L'homo faber a, dans cette voie, des sollicitations nouvelles à agir. Si l'on se borne àtravailler du dehors comme l'homo faber bergsonien, on ne suit qu'une branche particulière de la phénoménologie du travail. En suivant ce seul axe de l'action on ne connaît que la perspective proprement objective, que la clarté objectivante. Et cette clarté de l'objectivité conduit à refuser la conscience mélangeante comme conscience impure, comme conscience confuse précisément parce que cette conscience mélangeante s'intéresse aux limites indécises, aux couleurs instables, aux volumes changeants.

Sans doute la forme restant souvent le signe de la matière, l'objet reste l'extériorité de la matière. Mais forme et objet peuvent être des signes trompeurs : ils posent tout au plus un sujet d'enquête, une question à l'étude matérialiste. Tout au plus, forme et objet ne sont qu'un instant de la matière. Le temps de la matière est plus vaste, plus fortement conditionné que le temps des objets. Les conditions temporelles des transactions matérielles, des mélanges des substances sont plus fortement inscrites [17] dans la matière que les simples transformations extérioristes. Il semble que le temps de la matière soit aussi une durée intime qui ne peut être entièrement analysée dans les modes du mouvement. La phénoménologie du temps de la matière renvoie alors à une conscience plus continue, moins dispersée que la conscience des actes polarisés par les objets. La matière travaillée, la matière en travail, les matières saisies dans l'action même de leur mélange, voilà autant de leçons d'intimité.

On voit quelle multiplicité de problèmes soulève une phénoménologie visant la matière, une phénoménotechnique créant sans cesse de nouvelles matières, un intermatérialisme s'instruisant dans des réactions mutuelles de diverses substances. Devant le caractère caché de la matière, il semble que la conscience sache qu'elle doive réformer ses visées, reprendre ses distances.

Nous allons voir, dans le paragraphe suivant, comment la suspicion d'une matière cachée appelle invinciblement des recherches de crypto-psychologie.


VII


Pour tout dire d'un coup en une confidence personnelle, je viens de vivre durant une douzaine d'années toutes les circonstances de la division du matérialisme entre imagination et expérience. Et cette division, visible dans les faits, s'est peu à peu imposée a moi comme un principe méthodologique. Elle conduit, cette division, à prendre conscience d'une opposition radicale entre un matérialisme imaginaire et le matérialisme instruit. En d'autres termes, il y a grand intérêt, me semble-t-il, à distinguer, en deux tableaux, les éléments de la conviction humaine : la conviction par les songes et les images - la conviction par la raison et l'expérience.

La matière, en effet, nous apporte des convictions quasi immédiates qui naissent associées à des rêveries invincibles fortement enracinées dans notre inconscient. Ce n'est qu'au prix d'expériences minutieuses, bien établies dans une technique inter-matérielle, dans une technique de transformation des propriétés de la matière, que nous pouvons aborder - en seconde position - la phénoménologie du matérialisme instruit. Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous avons consacré tout un chapitre à la rupture de la connaissance en expérience commune et, expérience scientifique. La même rupture, plus difficile à consommer, doit être provoquée au sein du matérialisme pour faire comprendre comment le matérialisme discursif et progressif s'éloigne du matérialisme [18] naïf, autrement dit, il faut montrer comment le matérialisme ordonné, parti des sécurités du réalisme, rejoint les certitudes du rationalisme. Seul le dur travail de la pensée et de l'expérience scientifiques peut souder le réalisme et le rationalisme. Nous aurons donc à rouvrir le débat, au cours du présent livre, entre les thèses de la continuité du savoir et celles de la rectification du savoir. L'essentiel, pour l'instant, c'est que nous indiquions nettement que le matérialisme instruit est fondé sur une dialectique radicale qui le sépare du matérialisme imaginaire.

En effet, si l'on prend appui sur la culture scientifique, on peut voir en action une psychanalyse matérielle, en quelque manière brutale, qui doit être distinguée de la psychanalyse existentielle proposée par Sartre dans les dernières pages de L'être et le néant. C'est parce que la psychanalyse que nous envisageons est brutale, chirurgicale, c'est parce qu'elle sépare d'un coup les convictions inconscientes et les convictions rationnelles, que l'esprit scientifique en néglige l'examen. Pour un homme de science il est toujours évident que vous ne rêvez pas puisque vous travaillez. Un philosophe de la culture ne peut trancher si rapidement. Et nous devrons sans cesse parfaire la division du matérialisme primitiviste et du matérialisme cultivé. La pureté du matérialisme rationaliste est à ce prix.

En revanche, tant qu'on reste sur le plan d'une expérience systématiquement originelle comme le fait Sartre en accord avec la position existentialiste, on ne peut tenter de psychanalyser une préférence matérielle originelle qui englue l'existence qu'en lui proposant un autre type de préférence, qu'en déterminant autrement l'engagement de l'existence. Nous adoucissons un être aride en lui suggérant des douceurs aquatiques ; nous défendons un psychisme pris dans la viscosité de son cosmos en lui donnant un meilleur avenir de pétrissage [3]. Toute une psychanalyse matérielle peut ainsi nous aider à guérir de nos images, ou du moins nous aider à limiter l'emprise de nos images. On peut alors espérer - ce qui fut le but de nos recherches systématiques sur l'imagination des éléments - pouvoir rendre l'imagination heureuse, autrement dit, pouvoir donner bonne conscience à l'imagination, en lui accordant pleinement tous ses moyens, d'expression, toutes les images matérielles qui se produisent dans les rêves naturels, dans l'activité onirique normale. Rendre heureuse l'imagination, lui accorder toute son exubérance, c'est précisément donner à l'imagination sa véritable fonction d'entraînement psychique.

[19]

Ainsi les problèmes du matérialisme se poseront d'autant plus nettement que nous réaliserons plus franchement une totale séparation entre la vie rationnelle et la vie onirique, en acceptant une double vie, celle de l'homme nocturne et de l'homme diurne, double base d'une anthropologie complète.

Une fois réalisée la division en imagination et raison, on peut voir plus clairement s'établir dans le psychisme humain le problème d'une double situation. C'est en effet un problème de double situation qui se pose quand on veut aborder, sur des exemples nombreux et précis, les rapports du règne des images et du règne des idées.

Cette double situation n'est naturellement jamais bien assumée, rarement équilibrée dans les enquêtes des psychologues et des épistémologues. L'onirisme et l'intellectualisme sont, chez l'enquêteur comme chez l'enquêté, des polarités toujours un peu instables. Nous-même, acharné ànotre double travail, nous n'avons jamais réussi à prendre, sur cette double situation, des perspectives d'égale profondeur. Tout dépend du problème envisagé, problème d'esthétique du langage ou problème de la rationalisation de l'expérience. Mais, même une fois aussi nettement engagées, les valeurs oniriques et les valeurs intellectualistes restent en conflit. Elles s'affirment souvent les unes et les autres dans ce conflit même.

Dans le présent ouvrage, puisque notre tâche sera finalement d'entrer le plus avant possible dans l'organisation du rationalisme chimique, il nous faudra, après des remarques sur le rationalisme fruste ou manqué, nous détourner des déterminations imaginaires. Mais, du moins, de notre actuelle référence à la double situation de tout psychisme entre tendance à l'image et tendance à l'idée, il doit subsister que si fort engagé que nous soyons dans les voies de l'intellectualisme nous ne devrons jamais perdre de vue un arrière-fond du psychisme où germinent les images.


VIII


Souvent, cette double situation est masquée aux yeux du chimiste franchement engagé dans la culture moderne. Le savant croit, en effet, comme nous le disions plus haut, avoir barré d'un trait définitif tout un monde d'images séduisantes. Pourtant, de cet arrière-fond obscur, on en verrait parfois la trace même chez le chimiste cultivé, précisément sous foi-me d'une philosophie mal élaborée. Un arrière-fond de philosophie nourrie de convictions [20] non discutées est souvent le refuge nocturne du savant. Il croit que sa philosophie est un résumé de son savoir ; elle n'est souvent qu'une jeunesse de son savoir, qu'un condensé des premiers intérêts qui l'ont poussé à son savoir. Le savant ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa propre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes scientifiques, pensant que cette prudence détermine àelle seule une philosophie, oubliant par conséquent les décisions nombreuses que réclament les choix philosophiques. Aussi les philosophies en fait complexes comme le réalisme, le positivisme, le rationalisme, entrent comme d'une pièce dans les professions de foi philosophique des savants. Qu'on ne s'étonne pas si elles ne déterminent pas, ces professions de foi, une activité philosophique réelle. La science n'a pas la philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur incessant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science particulière.

En ce qui concerne le matérialisme scientifique nous sommes à cet égard devant un exemple particulièrement sensible, particulièrement significatif. Les chimistes font face, en effet, à une dure bataille dès qu'on veut examiner l'enjeu philosophique de leurs doctrines. Les mathématiciens sont, en comparaison des chimistes, des savants bien tranquilles à l'égard de la rationalité de leur savoir : le mysticisme des nombres ne les trouble plus. Au contraire, la matière garde toujours un « mystère ». Et, à la moindre détente de la modernité du savoir, des ombres historiques redeviennent actives dans la connaissance de la matière. Aussi bien dans la longue histoire de la préchimie en lutte contre l'alchimie que dans la prise de culture actuelle sous des formes élémentaires, la rivalité du matérialisme imaginaire et du matérialisme instruit est sans cesse actuelle. L'enseignement élémentaire de la chimie ne saurait avoir le net début de l'enseignement des mathématiques. La psychologie exacte du matérialisme actuel est de ce fait, particulièrement difficile. Il semble, en effet, que l'opposition entre le matérialisme imaginaire et le matérialisme instruit, sourdement active au niveau des thèmes les plus divers, ne puisse être réduite - ou, plus précisément, éclairée - que par une sorte de dipsychanalyse qui donne, d'une part, à l'imagination ses propres valeurs d'impression sans la moindre exigence sur la réalité objective des images, et, d'autre part, à l'expérience interprétée discursivement, ses propres valeurs d'instruction, valeurs minutieusement vérifiées dans une observation non [21] seulement de la réalité matérielle, mais encore dans une expérience inter-matérielle foisonnante.

Car, enfin, il faut savoir ce que l'on cherche et bien distinguer les rêveries de la matérialité et les expériences positives opérant sur le monde des matières tangibles. Il faut alors étudier à part, loin de la science, un énorme domaine de convictions qui tiennent à une sorte de matérialisme inné, inscrit dans toute chair, de matérialisme inconscient, renforcé par des expériences cénesthésiques immédiates. Nous restons là dans le domaine de la chair natale, de la chaleur intime, des vérités du sang. L'étude de ces convictions imagées, de ces convictions incarnées, nous l'avons longuement poursuivie sous le signe de l'imagination matérielle des 4 éléments. Souvent le matérialisme philosophique est purement et simplement plaqué sur ce matérialisme inné. Enraciné sur ce fond, le philosophe prétend souvent comprendre par continuité les expériences du matérialisme scientifique. Il ne réalise pas l'acte de décisive extériorité qui devrait lui donner prise sur la matière. Il croira la mieux posséder, comme il dit, par communion intime, communion où finalement il ne retrouve que lui-même.

C'est ici qu'intervient, en opposition à cette continuité, la structure rationnelle de la chimie. En effet, une organisation des lois chimiques, dès qu'elle prendra le sens rationnel que nous mettons en évidence dans les chapitres suivants, demandera un nouveau départ, un fondement coordonné, une mise en un ordre qui sera un ordre échappant au scepticisme bergsonien. La simple dialectique ordre et désordre qu'avait envisagée Bergson n'est plus de mise quand on examine les thèmes scientifiques d'un ordre rectifié, d'un ordre qui se manifeste comme un progrès d'ordre. La dialectique bergsonienne ne survolait qu'un monde d'objets. Elle ne s'engageait pas vraiment dans la connaissance de la matière. Il semble que le philosophe fût ici victime, tout comme un autre, de la notion d'espace. Il ne se sert de la notion d'ordre qu'au niveau de l'espace, comme si la place et changement de place suffisent à spécifier l'être et le changement d'être. Les transformations de la nature ont un tout autre « poids » de changement. Du côté subjectif aussi, ce n'est pas non plus à un rapide jugement sur les mécomptes d'une recherche qui aboutit à trouver un livre de prose quand on désirait un livre de vers qu'on peut se référer pour mesurer l'engagement d'une mise en ordre depuis longtemps commencée, où l'homme succède à l'homme, où l'homme de science a déjà pris conscience d'une mise en ordre antécédente et reçoit, dans sa culture même, la certitude d'un ordre sans cesse amélioré. La pensée a ici un passé, la culture a une histoire. [22] Et l'histoire de l'ordination des substances chimiques, quand elle atteint la période de rationalité, prouve une hiérarchie de l'ordre contre laquelle aucun scepticisme ne peut prévaloir.

On touchera un instant de cette institution d'un ordre à la fois réel et rationnel si l'on considère la rupture de la science moderne à l'égard de l'ancien idéal « d'histoire naturelle » qui gouvernait encore la pédagogie au XVIIIe siècle quand on étudiait le règne minéral comme un troisième règne en correspondance étroite avec le règne animal et le règne végétal. Alors les nombreux livres publiés sous le nom de Matières médicales correspondent à une sorte d'homogénéité du naturel. Au contraire, pour un chimiste moderne, le règne minéral n'est plus étalé devant lui, livré à toute heure à une prime enquête, le monde minéral se présente comme pourvu d'une profondeur humaine. Il est l'objet non plus seulement d'une histoire « naturelle », mais d'une histoire « humaine ». Pour, étudier le « règne minéral », il faut maintenant faire profession de facticité. Il y a un siècle, le grand chimiste Auguste Laurent disait déjà : « La chimie d'aujourd'hui est devenue la science des corps qui n'existent pas [4]. » Il faut faire exister des corps qui n'existent pas. Quant à ceux qui existent, le chimiste doit, en quelque manière, les refaire pour leur donner le statut de pureté convenable, pour les mettre à égalité de « facticité »avec les autres corps créés par l'homme. Le chimiste pense et travaille à partir d'un monde recommencé. Nous insisterons plus longuement dans le cours du présent ouvrage sur cette essentielle facticité. Mais, dès maintenant, nous devons reconnaître que c'est par un abus de mots qu'on dit du phénomène chimique qu'il est un phénomène naturel. Le matérialisme factice, la chimie scientifique, le rationalisme des lois inter-matérielles ont jeté sur le « règne minéral » un réseau de relations qui ne se présentent pas dans la nature. L'homme a déterminé des croisements minéraux sans nombre. Le vieux concept des noces alchimiques, dûment débarrassé de son matérialisme inné, dûment psychanalysé, a scellé l'union de corps innombrables. Cette créativité est un caractère fondamental du matérialisme instruit, c'est la marque même de ce que nous appelons le matérialisme ordonné. Ici l'activité humaine augmente l'ordre de la nature, crée l'ordre, efface le désordre naturel.

On comprend alors aisément que la conscience créative qui anime la chimie moderne pose une tout autre perspective philosophique pour la phénoménologie du matérialisme instruit que [23] pour la phénoménologie du matérialisme naturaliste. Nous voici en effet devant un matérialisme synthétisant ce qui réclame une tout autre attitude phénoménologique que le matérialisme observateur, voire une autre attitude que l'objectivisme constructeur. Vérifier matériellement une pensée de synthèse matérielle est bien différent que vérifier objectivement une pensée de construction. Précisément, l'esprit de synthèse matérialiste, dans la proportion où il n'est pas le strict inverse de l'esprit d'analyse, correspond à une attitude phénoménologique à étudier de près, à caractériser dans sa totale et éminente positivité. Trop souvent, quand on réfléchit au rapport de la synthèse et de l'analyse, on se borne à y voir une dialectique de réunion et de séparation. C'est là oublier une nuance importante. En effet, le processus de synthèse est, dans la chimie moderne, le processus même de l'invention, le processus de la créativité rationnelle par lequel le plan rationnel d'une substance introuvée est posé, comme problème, à la réalisation. On peut dire que dans la chimie contemporaine, c'est la synthèse qui est le processus pénétrant, le processus qui pénètre progressivement dans la réalisation. L'analyse ne saurait être pénétrante qu'en face de la réalité. Une fois admis -ce qui est l'évidence comme nous le ferons constater souvent au cours de cet ouvrage - que la réalisation humaine est bien plus vaste, dans la science de la matière, que la réalité naturelle, on voit bien que l'esprit de synthèse est dominant dans le matérialisme instruit.

D'ailleurs cet esprit de synthèse est méticuleusement progressif. Solidaire de l'esprit scientifique, cet esprit de synthèse rejette précisément l'esprit de miracle amplifiant qui animait l'alchimiste. Il déroge à cette expérience vague d'une chance heureuse qui était le dynamisme de la recherche alchimique et qui subsiste parfois dans ces utopies d'esprit scientifique que se forgent les philosophes, On ne tente pas, dans la science moderne, des synthèses immédiates, des synthèses prises au niveau du donné matériel immédiat. On entreprend des synthèses formulées sur des bases théoriques bien explicites, en fonction de la coordination rationnelle de ces bases théoriques. La spécificité phénoménologique de la conscience synthétisante qui dirige la chimie instruite échappera donc au philosophe qui ne réalisera pas l'instance rationnelle de la synthèse chimique et qui continuera à donner analyse et synthèse comme deux opérations strictement inverses, logiquement inverses, symétriquement en miroir, se vérifiant l'une l'autre aux différents stades de leur processus. Si l'on part d'une phénoménologie simpliste fondée sur la contradiction [24] de l'analyse et de la synthèse - contradiction saisie dans une sorte de virevolte de la recherche scientifique - on ne peut accéder à la détermination des attitudes consciencielles scientifiques vraiment caractéristiques, c'est-à-dire des attitudes saisies dans leurs caractéristiques phénoménologiques modernes, caractéristiques référées à une conscience devant sa tâche de structure et d'évolution culturelles. Nous sommes précisément devant une situation culturelle où la phénoménologie ne peut revenir purement et simplement « aux choses mêmes » puisque la conscience au travail doit se débarrasser de ses premières instances de recherches. Ici, la pensée scientifique n'est pas définitivement engagée par une désignation préalable des matières. Elle vise, au-delà des choses, la matière. Elle commence en quelque sorte par une négation : elle nie l'objet pour découvrir la matière. On ne gagnera rien en laissant à la notion philosophique d'objet son sens vague, général, s'appliquant antéthiquement à ce qui porte le signe du sujet. Il faut donner tout de suite attention à la différence entre objet et matière, et solliciter une conscience spécifiquement matérialiste. La spécificité de la phénoménologie matérialiste en découle. En effet, comme la matière doit se dévoiler dans des propriétés inter-matérielles, comme l'action inter-matérialiste n'est jamais finie, qu'elle est toujours renouvelable dans de nouveaux rapports inter-matérialistes, il semble que tout complément de connaissances se répercute en rectifications principielles sans fin. Ainsi la conscience synthétisante qui s'exerce dans les processus de la synthèse chimique commence dans d'essentiels recommencements.

S'il ne s'agissait que d'une première rectification qui mît dans le bon ordre du travail une enquête primitivement mal orientée, on pourrait penser que revenir à la chose même, c'est précisément prendre conscience de cette première rectification. Mais la bonne démarche est plus tardive. Elle est en quelque sorte moins linéaire. Elle demande une rectification dans plusieurs directions. Dans les grandes occasions du progrès scientifique, c'est tout un système qui doit se rectifier à la lumière d'une expérience particulière. La conscience de la rationalité s'éduque dans le changement même des systèmes de rationalité ! Aussi bien dans l'expérience que dans la pensée, nous aurons à montrer que le matérialisme ordonné est essentiellement une réorganisation. Il n'est, à aucun titre, la description d'un monde en ordre. Et pour le matérialisme ordonné il ne s'agit pas de constater un ordre mais de comprendre un ordre, de promouvoir un ordre. Et c'est pourquoi, une fois de plus, on ne peut jouer à la surface des choses, avec la mobilité d'un pragmatisme éphémère.

[25]


IX


Si l'on suit la suprématie croissante de la synthèse sur l'analyse dans la construction des substances chimiques, on est amené à considérer des attitudes phénoménologiques qui échappent à la phénoménologie classique, à la phénoménologie qui se veut en quelque manière naturelle. Souvent la phénoménologie classique se donne trop vite la clarté consciencielle. C'est d'ailleurs là un principe de méthode puisqu'on ne comprend guère ce que serait une conscience qui ne fût pas claire. Une telle volonté de clarté conduit à se confiner dans l'objet et à rejeter, dans la matière, l'irrationnel. Une sorte de refus d'être matérialiste est ainsi parfois une garantie facile d'objectivité, une garantie de la clarté consciencielle des visées.

D'un autre côté, l'admission trop prompte de la sphère matérielle peut être aussi l'occasion d'une simplification excessive. La conscience, dans une telle adhésion immédiate, finit par absorber paradoxalement l'irrationnel. Ce n'est pas le lieu d'étudier en détail la phénoménologie de l'irrationnel ou, plus généralement, la phénoménologie du mystère. Quelques remarques suffiront pour indiquer le problème.

Par vocation, l'alchimiste se place devant la substance, par essence, mystérieuse. Il assume l'attitude du chercheur de mystère. Bien entendu, à notre époque, les philosophes ne manquent pas qui s'éduquent en suivant une conduite de mystère. Mais ils ne bénéficient pas toujours d'objets de mystère, de pôles précis pour leur mystérisme. Ils demeurent souvent devant un mystère général, devant un mystère abstrait. L'alchimiste, au contraire, disposait de tout un lot de mystères concrets : les diverses substances habitées par les 4 éléments étaient finalement autant de pôles pour les orientations diverses des diverses conduites de mystère.

On n'a pas alors à s'étonner que les leçons de l'alchimiste soient immédiatement des leçons de psychologie intimiste. Le mystère objectif renvoie au mystère subjectif et vice versa. Les plans mystérieux de la substance matérielle révèlent des plans cachés de l'inconscient humain. Les deux grandes ombres se correspondent si bien qu'elles sont comme image et objet dans un miroir.

Le problème n'est plus le même pour le chimiste moderne. Sans doute, il ne connaît pas tout, sans doute il a devant lui, comme tout savant, un inconnu. Mais cet inconnu n'est pas total. Cet inconnu n'est pas absolu. Total et absolu, cet inconnu [26] serait inactif à l'égard de la pensée scientifique. En fait, l'inconnu en face de la pensée scientifique est « situé ». Il est même, en quelque manière, aligné sur ce que l'on connaît. Le chimiste le trouve, l'inspecte, le touche dans une ligne de pensées plus ou moins nettement organisée. Il travaille en effet dans un monde de la matière en partie expliqué, dans un monde d'expériences déjà vérifiées. La conscience est ici nécessairement mémoire d'un passé de vérification. Elle reste sans doute neuve, au-dessus de sa mémoire, comme le veut le principe de toute phénoménologie. Mais une conscience du savoir acquis demeure active et claire devant le tout proche savoir à acquérir. En résumé, la pensée scientifique suit une voie de clartés progressives tandis que l'alchimiste attendait une illumination.

C. G. Jung a mis en évidence, chez l'alchimiste, cette attitude spécifique devant un mystère constamment visé bien que toujours visé sans aucune perspective de preuves objectives. Il a justement rapproché les enquêtes de la psychologie des profondeurs et les recherches des alchimistes. La lecture de son beau livre : Psychologie und Alchemie (1945) donnera de nombreux exemples de ce parallélisme de l'inconscient humain et de la substance centrée sur un mystère. Dans son ouvrage : Symbolik des Geistes (1948), il formula la thèse générale de ce parallélisme avec toute la clarté désirable (p. 87) : « Nos expériences de praticien sur l'être humain montrent toujours à nouveau que toute recherche prolongée sur un objet inconnu détermine un attrait presque irrésistible pour l'inconscient, attrait qui l'amène à se projeter dans l'inconnaissable de l'objet. » Il y a ainsi, en quelque manière, communion des incommunicables par le parallélisme de deux inconnaissables. C'est ce nœud gordien des deux mystères dans l'homme et dans les choses que le long travail, le double travail de l'anthropologie moderne et de la pensée scientifique doit entreprendre de démêler.


X


Mais notre discussion sera peut-être plus claire, plus active, si nous donnons tout de suite, avant les nombreux exemples scientifiques contenus dans le corps de cet ouvrage, quelques exemples simples qui prouvent qu'une propriété spécifiquement matérielle (dépassant par conséquent la géométrie d'objets) correspond à une instance de connaissance difficile à amener dans la perspective scientifique.

Touchant une propriété matérielle, la simple désignation d'un [27] fait est souvent captieuse. Précisément, le fait matériel est impliqué dans une valorisation immédiate, valorisation souvent gonflée de valeurs imaginaires. Si l'on saisit mal cette confusion des valeurs, c'est que l'historien des sciences en particulier, ne retient parfois de ses lectures d'un livre ancien que la désignation d'un phénomène qui est maintenant incorporé dans une doctrine scientifique raisonnable. L'historien fait alors bon marché de l'explication que l'auteur ancien a tenue comme valable, même quand cette explication se réfère à un type d'explication qui est un réel obstacle à l'expérimentation positive et à l'organisation rationnelle du savoir. Cette coutume de vénérer le passé en rappelant que des faits ont été connus des anciens dans le temps même ou l'interprétation de ces faits était une vésanie est susceptible de troubler profondément l'estimation des valeurs épistémologiques. Il semble même qu'il y ait, aux yeux des historiens des sciences, un certain mauvais goût à évoquer des ambiguïtés d'explication et à insister sur le côté obscur, sur la racine onirique, de l'explication ancienne. On est incliné à répéter : un fait est un fait, un fait connu est un fait connu. C'est un point fixe de l'histoire de la pensée.

Mais, répétons notre objection : une fausse explication d'un « fait » touchant un phénomène n'enlève-t-elle pas au fait son caractère positif ?

Prenons comme exemple l'explication que Cardan donne d'un fait matériel correspondant au fait objectif de l'attraction des corps légers par l'ambre qu'on vient de frotter. L'explication, comme on va le voir, est une explication matérialiste du type primitif, d'un type qui, suivant nos vues, appelle une psychanalyse. Pour Cardan, l'ambre contient une humeur grasse et glutineuse ; c'est pourquoi une chose sèche, comme la paille, « désirant boire, est mue vers la fontaine, c'est-à-dire vers l'ambre ». Peut-on vraiment dire, devant une telle perspective de rêveries, que Cardan se soit fait une idée de l'attraction des corps légers par l'ambre ? Faut-il vraiment inscrire ce texte dans une histoire des connaissances électriques ?

Notons d'abord que, vraisemblablement, Cardan n'a pas, de lui-même, découvert le fait, le fait pur et simple. On le lui a communique - à quel âge ? - comme la tradition d'un phénomène curieux. Il faudrait alors pouvoir déterminer ce qui revient à la tradition d'une part et à la rêverie personnelle d'autre part. En tout cas, si nous jugeons d'une telle connaissance par les valeurs pédagogiques, si nous nous plaçons résolument dans l'axe du pédagogisme que nous croyons essentiel comme support du [28] développement de l'esprit scientifique, pouvons-nous dire que Cardan soit ici un professeur utile, un pédagogue qui accentue la pensée scientifique et qui la place dans la bonne direction du progrès ? Il faut plutôt dire le contraire. Une telle « théorie », si elle était enseignée, si elle recevait la dignité d'un enseignement - si elle était vraiment enseignable - retarderait la culture. Elle renforcerait l'infantilisme de l'expérience matérialiste naïve. Mieux vaudrait, pour le disciple, que le maître fût muet. Le disciple, devant le fait, tomberait peut-être de lui-même dans de telles rêveries puisque notre pensée a deux bords : une frange qui s'éclaire péniblement dans un long travail de comparaisons discursives menant aux concepts scientifiques et une pénombre qui tend de soi-même à s'élargir pour retrouver les archétypes de l'inconscient. Mais ces rêveries de la psychologie noire, le disciple aurait du moins la pudeur (c'est le mot exact) de ne les point communiquer. Il refoulerait les images matérielles comme celle de la paille assoiffée quand viendraient les heures de pensées claires ; il se déterminerait, comme conscience claire, dans des attitudes objectives par des essais de variation des conditions extérieures ; il chercherait peut-être à voir à quelle distance opère l'attraction. Sans doute, il est difficile de placer d'emblée une expérience en milieu rationaliste, en milieu intellectuellement sain. A suivre la simple désignation de plus en plus correcte des faits, on s'aperçoit que le rationalisme est une lente acquisition. L'application du rationalisme à la matière - on le voit nettement et dans l'exemple de l'ambre noté d'après Cardan - est beaucoup plus difficile que son application à la forme. Le matérialisme rationaliste, voilà une culture qui ne prend ses véritables forces d'explication qu'à un certain point de son développement. Son premier acte est précisément de barrer les commentaires semblables à ceux de Cardan, en opérant une division claire et nette de l'imagination matérielle centrée sur le mystère de la matière et le travail rationnel discursif de l'inter-matérialisme.

Mais notre argumentation n'aurait pas toute sa force si nous nous bornions à prendre nos exemples dans un vieux grimoire. Il n'est pas impossible de trouver les cerveaux les plus clairs séduits soudain par quelque image mal psychanalysée. De Cardan rapprochons - un instant ! - Ernst Mach.

Mach qui fait dans son célèbre ouvrage, La mécanique, plusieurs déclarations d'hostilité à la mythologie - dont il parle d'ailleurs avec une évidente incompétence - n'hésite pas à écrire (trad., p. 33), « nous reconnaîtrons alors - et nous commençons actuellement à le faire - que notre sensation de faim n'est pas essentiellement [29] différente de la tendance de l'acide sulfurique vers le zinc, et que notre volonté n'est pas si différente de la pression de la pierre sur son support ».

Sans doute la comparaison a pour but d'affirmer un matérialisme de la sensation. Mais les métaphores marchent sans fin, marchent toutes seules. La « tendance » de l'acide sulfurique vers le zinc ? - Et naturellement aussi la tendance du zinc vers l'acide sulfurique. Alors il faudra, en s'aidant de la double lumière des comparaisons de Mach, non seulement dire que la faim est la tendance d'un estomac vers le pain - mais aussi la tendance du pain vers l'estomac. En somme, en suivant les images que Mach a l'imprudence de suggérer, le pain lui aussi est affamé, il a faim d'être mangé.

Non. Il faut arrêter net les comparaisons entre les impressions sensibles et les idées matérialistes. Toute comparaison est germe de mythologie. Elle tend à expliquer par les fausses lumières de la connaissance commune ce qui devrait être discursivement éclairci. Presque toujours la comparaison ramène l'esprit à la frontière de l'inconscient [5]. Dans une culture scientifique, il faut confiner les images et les métaphores dans leur rôle de lumière

éphémère. Dans une culture du matérialisme chimique, il faut lutter contre la puissance des images matérielles. Elles sont, sans doute, ces images matérielles, de merveilleux facteurs de rêveries esthétiques. Mais, s'il s'agit d'atteindre à l'objectivité matérialiste, il faut désigner cette objectivité dans la relation d'une matière particulière à une autre matière particulière, en effaçant tout rapport au sujet. Encore une fois, tout matérialisme scientifique est fondamentalement un inter-matérialisme. Il faut prendre cet inter-matérialisme à son commencement : l'expérience de la réaction de deux matières différentes et ne pas surcharger cette expérience par des commentaires impressionnistes.


XI


Mais se taire est souvent plus difficile que parler. Et l'on n'atteint pas aisément à ce stade de la conscience rectifiante qui est pourtant le réel point de départ de la phénoménologie matérialiste. Comment mettre vraiment l'initiation elle-même dans une exacte orientation culturelle ?

D'une manière plus sensible peut-être que dans toute autre culture objective, l'initiation en chimie se révèle délicate. Précisément, [30] on ne sait jamais si, dans une telle initiation, on nourrit le matérialisme inconscient ou si vraiment on ouvre l'esprit au matérialisme instruit.

Les meilleures intentions peuvent ici manquer le véritable but culturel. Ne prenons comme exemple que le livre de Marie Montessori : De l'enfant à l'adolescence où la grande éducatrice nous paraît donner à la leçon de choses, si utile dans l'enfance, un rôle trop persistant dans la culture d'un adolescent. Pour expliquer que l'eau absorbe l'anhydride carbonique et qu'elle en reçoit la propriété acide, faut-il dire : « L'eau est donc active, gourmande, capable de contenir une énorme quantité de ce gaz dont elle est avide et qui est son collaborateur dans cette œuvre importante qui consiste à dévorer la pierre... » (trad., p. 70). Nous avons souligné trois mots du texte, trois mots qui n'ont pas besoin d'être enseignés puisqu'ils sont - hélas ! - dans l'inconscient de tous. A force de se mettre « à la portée des enfants », le maître s'infantilise. Quelques pages auparavant la leçon professait déjà (p. 68) : l'eau, « c'est de la pierre qu'elle est le plus insatiable, et elle ne cesse jamais de la dévorer. Elle court à sa recherche dans la profondeur de la terre ». Une telle leçon enseignée au seuil de l'adolescence serait un retard à l'adolescence. Ah ! qu'on voudrait parfois qu'un maître de silence doublât le maître des expériences 1 Quand on a tant à montrer, pourquoi tant parler ? « On peut supposer, dit encore l'éducatrice, que seuls existaient, invisibles, l'hydrogène et l'oxygène ; survint une explosion : les cataractes du ciel s'ouvrirent et voilà l'eau créée. » Voilà surtout le maître en état de culture satisfaite d'elle-même. Il retrouve des formules de prophète.

Sans doute, pour toute connaissance, les premières leçons demandent des prouesses pédagogiques. Elles ont le droit d'être incomplètes, schématiques. Elles ne doivent cependant pas être fausses. Maria Montessori verse de l'acide sulfurique sur du sucre - est-ce vraiment une leçon de départ ? En tout cas, le commentaire est mauvais. Le professeur s'exprime ainsi : « Ce sucre qui est blanc est pourtant, en substance, un morceau de charbon. » Non, le sucre est sucre, le charbon est charbon. C'est seulement quand on aura fait comprendre que le sucre est un hydrate de carbone et que l'acide sulfurique est un déshydratant qu'on pourra expliquer la réaction inter-matérialiste par laquelle le sucre déshydraté devient du carbone. Il y a donc à proposer sans cesse un canevas théorique pour aborder le matérialisme instruit, pour décrocher le matérialisme instruit du matérialisme naïf, du matérialisme imaginaire. Nous donnerions volontiers ce minimum [31] de théorie qui engage l'expérience, qui pense l'expérience, comme un exemple élémentaire du rationalisme appliqué.

Au surplus, en chimie - nous aurons bien souvent l'occasion de le redire - la prise sur la nature correspond à une période révolue. Quand la leçon de choses se donne, comme choses, l'acide sulfurique et le sucre, elle est déjà une leçon de choses sociales. De même l'hydrogène et l'oxygène sont à bien des égards, si l'on ose s'exprimer ainsi, des gaz sociaux, des gaz de haute civilisation ! C'est un anachronisme que d'en faire, dans un style biblique, les instruments d'une hypothétique genèse. Quand le chimiste voudra développer des vues sur la genèse des éléments chimiques, il le fera avec la prudence scientifique de notre temps, en posant le problème complexe au niveau du savoir le plus développé. Il est d'une mauvaise vulgarisation de donner comme élémentaire un problème qui ne l'est pas. Nous avons, dans un précédent ouvrage, assez insisté sur la nécessité d'inclure la culture dans la cité scientifique qui la garantit. La science des substances n'échappe pas à cette obligation. Plus que toute autre, peut-être, elle doit le plus tôt possible s'inscrire dans la modernité. Cette inscription rapide est nécessaire du fait même que dans la connaissance de la matière nous découvrons, à la base, des motifs d'entraînement vers des valorisations inconscientes qui sont autant d'obstacles à la culture. Il faut donc le déclarer nettement : les substances étudiées par le matérialisme instruit ne sont plus, à proprement parler, des données naturelles. Leur étiquette sociale est désormais une marque profonde. Le matérialisme instruit est inséparable de son statut social.

Il est d'ailleurs très frappant que Maria Montessori, dont nous venons de critiquer les leçons de chimie, soit précisément si bien avertie du drame culturel qu'est toute adolescence. C'est elle qui dit, avec une extrême sensibilité, que l'adolescent est « un nouveau-né social » [6]. Ce nouveau-né culturel ne doit donc pas recevoir une nourriture spirituelle d'un autre âge. On ne doit pas apporter d'aliment au matérialisme infantile. Que ce matérialisme infantile garde de nombreuses composantes dans la mentalité adulte, c'est sans doute un fait. Cela ne rend que plus nécessaire la discrimination des principes de culture objective et des éléments de convictions subjectives dont les racines descendent au fond de l'inconscient. Dans toute culture, souvenons-nous de la parole pascalienne, « tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument [32] fort ». Dans une prise de culture il faut commencer droitement. Et nous revenons ainsi, par les voies les plus diverses, à cette dialectique de nature et de culture sur laquelle nous voulons encore insister en conclusion à cette trop longue introduction.


XII


L'homme est homme par sa puissance de culture. Sa nature, c'est de pouvoir sortir de la nature par la culture, de pouvoir donner, en lui et hors de lui, la réalité à la facticité. L'énorme masse de la nature désordonnée devant le petit lot des phénomènes ordonnés par l'homme ne peut servir d'argument pour prouver la supériorité du naturel sur le culturel. Bien au contraire, la science contemporaine qui se développe et qui crée à partir de l'énorme chaos naturel donne tout son sens à la puissance d'ordre latente dans les phénomènes de la vie. Prenons le problème en chimiste.

La Terre, dans ses phénomènes actuels, est bien pauvre en enseignements chimiques. Sans doute nous marchons sur des sulfures et des oxydes, nous habitons des carbonates. Mais les minéraux ne sont plus que des histoires, de lointaines histoires, d'une activité inter-matérielle arrêtée. A cet égard, les minéraux naturels sont, si l'on ose dire, des fossiles de pensée scientifique. Le monde inanimé est un monde presque dépourvu de phénomènes inter-matériels. Il faut l'occasion de la foudre pour faire de l'ozone. Il faut un volcan pour prouver que le laboratoire de la Terre est encore, dans les profondeurs, en activité. Mais toute cette chimie cosmique est, en quelque manière, irrégulière. Quand on en parle dans les livres pour exciter l'intérêt à la science, de tels phénomènes tombent sous la loi d'une chimie grandiloquente sans grande portée culturelle. Au contraire, quand la science contemporaine va s'instruire sur les phénomènes de la chimie stellaire, sur les phénomènes des rayons cosmiques, quand elle retrouve ainsi le laboratoire de la nature, c'est après avoir parcouru un long préambule d'études techniques poursuivies dans les laboratoires de la cité scientifique. Directement, le phénomène naturel en chimie n'instruit plus guère.

C'est précisément les phénomènes de la vie qui ont en quelque sorte réintroduit les phénomènes chimiques sur la planète matériellement endormie, devenue chimiquement inerte. La plante est un alambic, l'estomac est une cornue. Avec les êtres vivants, il semble que la nature s'essaie à la facticité. La vie distille et filtre. La planète verte, les forêts et les prés, font de la photochimie et absorbent chimiquement l'énergie du soleil. Mais tous ces phénomènes [33] anté-humains vont être dépassés quand l'homme arrive au stade culturel. Le véritable principe oeuvrant du matérialisme actif, c'est l'homme même, c'est l'homme rationaliste. Si l'on nous permettait de nous servir - pour une fois - d'un type d'expression périmé, nous dirions volontiers : la Nature voulant faire vraiment de la chimie a finalement créé le chimiste.

Si l'on accepte cette perspective, on peut considérer que, vis-à-vis des phénomènes chimiques naturels, la vie institue un premier ordre de facticité, elle développe parfois des phénomènes chimiques qui n'avaient pas eu cours dans les combinaisons chimiques anté-vitales. Et puis, au-dessus de cette première facticité, apparaît, en deuxième facticité, l'action rationaliste de l'homme chimiste qui fait autre chose que ne faisait la vie, qui fait autrement ce que la vie avait fait dans l'ordre de la création des substances.

Ce sont là, dira-t-on, des vues de philosophe. Du moins ce sont là des vues d'un philosophe qui fait, sur le domaine qu'il a choisi, son métier, celui de désigner aussi objectivement que possible la hiérarchie des valeurs de culture. Et nous sommes ici devant l'accession même aux valeurs de culture. Mais le philosophe n'est pas aussi isolé, aussi solitaire qu'on pourrait le penser. Et l'histoire de la chimie ne manque pas de savants qui ont défini leur science comme une science de la transformation radicale des substances naturelles. Un grand chimiste, Charles Gerhardt, n'hésitait pas, voici un siècle, à définir l'être chimique par cette transformation radicale. Pour lui, les corps chimiques sont ceux qui « naissent d'êtres dissemblables » [7]. Les corps vivants ont un destin plus monotone : ils se reproduisent. Ils ne peuvent donner naissance qu'à des êtres semblables à eux-mêmes. Ils ne suivent qu'une chimie partielle, beaucoup moins variationnelle que la chimie rationaliste du chimiste contemporain.

Certes, une telle inversion dans les intérêts de la connaissance qui semble faire passer l'être chimique avant l'être vivant peut choquer. Mais n'est-ce pas là un fait historique ? Pourquoi donc la science chimique est-elle plus développée que la science biologique ? Pourquoi aussi la biologie actuelle, fort justement occupée à trouver ses thèmes de progrès autonome, reste-t-elle tributaire de la chimie. La chimie biologique et la biologie chimique se constituent en une région du matérialisme instruit.

Mais sans nous étendre sur ces perspectives philosophiques [34] pourquoi donc reçoit-on un choc quand on pose la supériorité de l'être qui naît d'êtres dissemblables sur l'être qui, comme le vivant, naît d'êtres semblables ? Ce ne peut être qu'en vertu de privilèges épistémologiques accordés aux intuitions de la vie. Or, ces privilèges ne reposent que sur des intuitions naïves, ou du moins sur une prétention à une intuition directe, sans valeur pour une étude scientifique de la biologie. Ce fut un progrès quand on eut retranché des conceptions de la matière l'intuition d'une vie minérale. Nous ne sommes pas éloigné de croire que la biologie scientifique n'a rien à gagner à accueillir une intuition de la vie.

Mais, ne visons pas si haut. Restons dans le domaine où les preuves abondent. Un vrai chimiste voit précisément des transformations là où notre pensée paresseuse voit des extractions. Il est des gens qui croient encore qu'on « tire » le gaz d'éclairage de la bouille. Charles Gerhardt sent le besoin d'écrire, en 1848, « le gaz qui éclaire nos rues ne préexiste pas dans le charbon de terre avec lequel on le prépare. Avec le bois ou la fécule, l'industrie fabrique du sucre ; avec le sucre, de l'esprit de vin ; avec de l'esprit de vin du vinaigre ; et, cependant, il n'existe ni sucre dans le vin ou la fécule, ni alcool dans le sucre, ni vinaigre dans l'alcool ». Nous aurons à revenir sur ces transformations successives, sur ces synthèses progressives. Insistons seulement sur ce fait que le texte que nous citons a plus d'un siècle d'existence. Si on avait encore besoin d'exemples on en trouverait dans la quotidienne production des nouveautés chimiques.

Charles Gerhardt ajoute, renforçant sa distinction entre une science qui transforme et une science qui décrit (loc. cit., p. 9) : « Nous le répétons, la chimie proprement dite est dans les métamorphoses, dans les générations de la matière ; c'est là son caractère fondamental. Elle dévoile, dans les corps, leur origine et leur fin. La physique ne les considère qu'en tant qu'ils persistent. »

Ce dernier jugement sur la physique est sans doute à réviser. La physique, elle aussi, sous certaines de ses formes modernes, est sous la domination d'une philosophie de la transformation. Précisément, dans la synthèse épistémologique contemporaine où physique et chimie s'éclairent mutuellement, il faut noter l'implication des notions de matière et d'énergie. Nous aurons à étudier ainsi un matérialisme de l'énergie. De ce fait la puissance de transformation de la science à l'égard de la matière est encore accrue, de sorte qu'on peut tenir comme une bonne définition de la chimie le caractère fondamental dégagé par Gerhardt : la chimie est la science des transformations et des créations matérielles.

Nous reviendrons par la suite sur cette essentielle productivité [35] du matérialisme instruit ; mais, il importait, dès notre introduction, de présenter cette productivité comme un caractère fondamental du matérialisme. Nous nous trouverons d'ailleurs constamment devant le même paradoxe philosophique : c'est par le nombre accru des substances que s'institue de plus en plus rationnellement l'ordre matériel. Ce n'est pas, comme le voudrait l'esprit philosophique traditionnel, du côté de l'unité de matière que sont les sources de la cohérence des doctrines. C'est du côté de la complexité ordonnée.

Ainsi, en suivant le travail discursif de la science, on se rend compte que le pluralisme des transformations matérielles foisonne, que les diverses matières créées sont aussitôt des raisons pour augmenter le pluralisme de base, de sorte que le pluralisme de base s'accroît du propre accroissement du pluralisme de sommet. Il faut donc s'instruire au niveau de cet accroissement.

Dès lors le problème de l'unité de la matière qui a tant préoccupé les philosophes ne peut plus être posé comme un problème initial. Il est plus exactement terminal. La science moderne fait apparaître l'extrême vanité des solutions philosophiques qui ont été proposées. Il semble ainsi que le problème de l'unité de la matière se pose en des termes sans cesse renouvelés aux différents stades de progrès de la science. Chaque génération comprend alors, d'une manière récurrente, que le problème de l'unité de la matière était mal posé par la génération précédente. Un seul exemple : comment un grand chimiste comme Berthollet, un expérimentateur chevronné, pouvait-il se satisfaire d'une vue comme celle-ci : « Les puissances qui produisent les phénomènes chimiques sont toutes dérivées de l'attraction mutuelle des molécules des corps à laquelle on a donné le nom d'affinité, pour la distinguer de l'attraction astronomique. Il est probable que l'une et l'autre ne sont qu'une même propriété [8]. » Pour montrer la vanité de telles vues de l'esprit, qui rapprochent l'astronomie et la chimie d'un trait de plume, il suffit, nous semble-t-il, de donner un autre texte où, cette fois, la synthèse gratuite perd toute mesure. Dans la même année où Berthollet publiait son Essai de statique chimique, de Bonald publiait une seconde édition « revue et corrigée » de son ouvrage : Du divorce considéré au XIXe siècle [36] relativement à l'état domestique et à l'état public de société. On y lit (p. 68) : « Ainsi la similitude des êtres humains a produit des rapports entre eux.... comme la similarité des êtres matériels, considérés dans leur substance, produit des affinités ou rapports chimiques. » Des rapprochements entre thèmes si lointains enlèvent aux deux thèmes toutes valeurs de culture. Si des intuitions vagues peuvent bien s'adresser aussi à l'astronomie, à la chimie et à la sociologie, c'est qu'elles ne sont pas dans l'axe d'une recherche, dans l'axe du travail scientifique. En fait, toute vue synthétique doit être préparée discursivement par des études précises. Si l'on n'a pas vraiment suivi l'immense évolution des connaissances sur la matière, le problème de l'unité de la matière se formule en des questions prématurées. Ces questions, philosophiques, sorties d'un lointain passé, sont, à l'égard de la pensée contemporaine, des questions d'ignorant. Parfois le philosophe s'étonne que le savant moderne ne réponde pas à de telles questions. Il se prévaut de ce silence de la science sur ces « grands problèmes » de l'unité de l'être pour dénoncer la pauvreté philosophique de la pensée scientifique. Ainsi, c'est aux heures où les problèmes de la synthèse prudente et méthodique se posent explicitement, en réunissant des données plus nombreuses, plus claires, mieux vérifiées, aux heures mêmes où le difficile travail synthétique réussit que le philosophe se perd dans la nostalgie de la simplicité perdue. Mais, dans le règne de l'expérience, les origines sont de faux départs. Et cela est particulièrement sensible à l'égard des connaissances sur la matière. Nous avons déjà donné plusieurs arguments prouvant que la phénoménologie de la matière doit s'engager dans une sorte de deuxième position. Dans tout le cours du présent ouvrage, nous aurons à montrer une dialectique entre la recherche de l'unité et le constant travail de différenciation. Si l'on atteint, dans des domaines particuliers, à une vue unitaire sur les phénomènes de la matière, aussitôt cette vue unitaire favorise la conscience diversifiante et l'aide à formuler des plans de création pour des substances nouvelles. Toute perspective vers l'unité de la matière est immédiatement retournée en un programme de créations de matières. Plus nous approchons de la période moderne, plus efficace devient cette dialectique. Les premiers essais de rationalisme unitaire ne servent à rien. Ce sont des vues de l'esprit. Ce sont des vues philosophiques. Il faut vraiment venir aux temps modernes pour que le rationalisme chimique devienne un plan d'action. Nous devrons donc décrire plusieurs rectifications du savoir pour arriver, au vrai départ, à l'origine du matérialisme actif.



[1] Marcelin BERTHELOT, Leçons sur les méthodes générales en chimie organique, p. 8.

[2] U. ZELBSTEIN, À l'échelle de l'homme, apud Ingénieurs-techniciens, décembre 1950, p. 378.

[3] Cf. La terre et les rêveries de la volonté, chap. IV.

[4] Auguste LAURENT, Méthode de la chimie, 1854, p. x.

[5] Cf. Sandor Ferenczi, Farther contributions to the theory and technique of psychoanalysis, 1950, p. 397.

[6] Loc. cit., p. 115. L'auteur ajoute : « Les médecins disent qu'à cet âge sévit une mortalité qui peut se comparer à celle des bébés. »

[7] Charles GERHARDT, Introduction à l'étude de la chimie par le système, unitaire, Paris, 1848, p. 4.

[8] BERTHOLLET, Essai de statique chimique, 1805, Introduction. De telles vues unitaires - aussi faciles que stériles, retiennent longtemps l'attention des philosophes. Quatre-vingts ans plus tard L. Bourdeau se réfère encore à l'opinion de Berthollet. Il écrit : « Tout porte à supposer que l'action chimique est analogue à l'action physique et se rattache à la gravitation. » Dans le langage de Bourdeau, la combinaison est une « collocation » (Théorie des Sciences. Plan de science intégrale, Paris, 1882, t. II, p. 272).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 14 octobre 2012 10:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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