Bachelard (1943), L air et les songes. Essai sur l imagination du mouvement


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard (1943), L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. [1990]
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard (1943), L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Paris: Librairie José Corti, 1943. 17e réimpression, 1990, 307 pp. Une édition numérique réalisée par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France).

[7]

L’air et les songes.
Essai sur l’imagination du mouvement

Introduction

IMAGINATION ET MOBILITÉ


« Les poètes doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l'homme. »
(JOUBERT, Pensées.)


I

Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas [8] un état, c'est l'existence humaine elle-même [1]. » On se convaincra plus facilement de la vérité de cette maxime si l'on étudie, comme nous le ferons systématiquement dans cet ouvrage, l'imagination littéraire, l'imagination parlée, celle qui, tenant au langage, forme le tissu temporel de la spiritualité, et qui par conséquent se dégage de la réalité.

Inversement, une image qui quitte son principe imaginaire et qui se fixe dans une forme définitive prend peu à peu les caractères de la perception présente. Bientôt, au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait agir. Autant dire qu'une image stable et achevée coupe les ailes à l'imagination. Elle nous fait déchoir de cette imagination rêveuse qui ne s'emprisonne dans aucune image et qu'on pourrait appeler pour cela une imagination sans images dans le style où l'on reconnaît une pensée sans images. Sans doute, en sa vie prodigieuse, l'imaginaire dépose des images, mais il se présente toujours comme un au-delà de ses images, il est toujours un peu plus que ses images. Le poème est essentiellement une aspiration à des images nouvelles. Il correspond au besoin essentiel de nouveauté qui caractérise le psychisme humain.

Ainsi le caractère sacrifié par une psychologie de l'imagination qui ne s'occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c'est la mobilité des images. Il y a opposition — dans le règne de l'imagination comme dans tant d'autres domaines — entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s'explique que la psychologie s'occupe d'abord de la première tâche. C'est pourtant la seconde qui est la plus importante. L'imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante. Il faut donc ajouter systématiquement à l'étude d'une image particulière l'étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie.

[9]

Cette étude est possible parce que la mobilité d'une image n'est pas indéterminée. Souvent la mobilité d'une image particulière est une mobilité spécifique. Une psychologie de l'imagination du mouvement devrait alors déterminer directement la mobilité des images. Elle devrait conduire à tracer, pour chaque image, un véritable hodographe qui résumerait son cinétisme. C'est une ébauche d'une telle étude que nous présentons dans cet ouvrage.

Nous laisserons donc de côté les images au repos, les images constituées qui sont devenues des mots bien définis. Nous laisserons aussi de côté toutes les images nettement traditionnelles — telles les images des fleurs si abondantes dans l'herbier des poètes. Elles viennent, d'une touche conventionnelle, colorier les descriptions littéraires. Elles ont cependant perdu leur pouvoir imaginaire. D'autres images sont toutes neuves. Elles vivent de la vie du langage vivant. On les éprouve, dans leur lyrisme en acte, à ce signe intime qu'elles rénovent l’âme et le cœur ; elles donnent — ces images littéraires — une espérance à un sentiment, une vigueur spéciale à notre décision d'être une personne, une tonicité même à notre vie physique. Le livre qui les contient est soudain pour nous une lettre intime. Elles jouent un rôle dans notre vie. Elles nous vitalisent. Par elles, la parole, le verbe, la littérature sont promus au rang de l'imagination créatrice. La pensée en s'exprimant dans une image nouvelle s'enrichit en enrichissant la langue. L'être devient parole. La parole apparait au sommet psychique de l'être. La parole se révèle le devenir immédiat du psychisme humain.

Comment trouver une commune mesure de cette sollicitation à vivre et à parler ? Ce ne peut être qu'en multipliant les expériences de figures littéraires, d'images mouvantes, en restituant, suivant le conseil de Nietzsche, à toute chose son mouvement propre, en classant et en comparant les divers mouvements d'images, en comptant toutes les richesses des tropes qui s'induisent autour d'un vocable. À propos de toute image qui nous frappe, nous devons nous demander : quelle est la fougue linguistique que cette image décroche en nous ? comment la désancrons-nous du fond trop stable de nos [10] souvenirs familiers. Pour bien sentir le rôle imaginant du langage, il faut patiemment chercher, à propos de tous les mots, les désirs d'altérité, les désirs de double sens, les désirs de métaphore. D'une manière plus générale, il faut recenser tous les désirs de quitter ce qu'on voit et ce qu'on dit en faveur de ce qu'on imagine. On aura chance ainsi de rendre à l'imagination son rôle de séduction. Par l'imagination nous abandonnons le cours ordinaire des choses, Percevoir et imaginer sont aussi antithétiques que présence et absence. Imaginer c'est s'absenter, c'est s'élancer vers une vie nouvelle.

II

Souvent cette absence est sans loi, cet élan est sans persévérance. La rêverie se contente de nous transporter ailleurs sans que nous puissions vraiment vivre toutes les images du parcours. Le rêveur s'en va à la dérive.

Un vrai poète ne se satisfait pas de cette imagination évasive. Il veut que l'imagination soit un voyage. Chaque poète nous doit donc son invitation au voyage. Par cette invitation, nous recevons, en notre être intime, une douce poussée, la poussée qui nous ébranle, qui met en marche la rêverie salutaire, la, rêverie vraiment dynamique. Si l'image initiale est bien choisie, elle se révèle comme une impulsion à un rêve poétique bien défini, à une vie imaginaire qui aura de véritables lois d'images successives, un véritable sens vital. Les images mises en série par l'invitation au voyage prendront dans leur ordre bien choisi une vivacité spéciale qui nous permettra de désigner, dans les cas que nous étudierons longuement en cet ouvrage, un mouvement de l'imagination. Ce mouvement ne sera pas une simple métaphore. Nous l'éprouverons effectivement en nous-mêmes, le plus souvent comme un allègement, comme une aisance à imaginer des images annexes, comme une ardeur à poursuivre le rêve enchanteur. Un beau poème est un opium ou un alcool. C'est un aliment nervin. Il doit produire en nous une induction dynamique. Au mot profond de Paul Valéry : « le vrai poète est celui qui inspire », nous essaierons de donner son juste pluralisme. [11] Le poète du feu, celui de l'eau et de la terre ne transmettent pas la même inspiration que le poète de l'air.

C'est pourquoi le sens du voyage imaginaire est très différent selon les divers poètes. Certains poètes se bornent à entraîner leurs lecteurs au pays du pittoresque. Ils veulent retrouver ailleurs ce qu'on voit tous les jours autour de soi. Ils chargent, ils surchargent de beauté la vie usuelle. Ne méprisons pas ce voyage au pays du réel qui divertit l'être à bon compte. Une réalité illuminée par un poète a du moins la nouveauté d'un nouvel éclairement. Parce que le poète nous découvre une nuance fugitive, nous apprenons à imaginer toute nuance comme un changement. Seule l'imagination peut voir les nuances, elle les saisit au passage d'une couleur à une autre. Dans ce vieux monde, il y a donc des fleurs qu'on avait mal vues. On les avait mal vues parce qu'on ne les avait pas vu changer de nuances. Fleurir, c'est déplacer des nuances, c'est toujours un mouvement nuancé. Qui suit dans son jardin toutes les fleurs qui s'ouvrent et se colorent a déjà mille modèles pour la dynamique des images.

Mais la mobilité véritable, le mobilisme en soi qu'est le mobilisme imaginé n'est pas bien alerté par la description du réel, fût-ce même par la description d'un devenir du réel. Le vrai voyage de l'imagination c'est le voyage au pays de l'imaginaire, dans le domaine même de l'imaginaire. Nous n'entendons pas par là une de ces utopies qui se donne tout d'un coup un paradis ou un enfer, une Atlantide ou une Thébaïde. C'est le trajet qui nous intéresserait et c'est le séjour qu'on nous décrit. Or ce que nous voulons examiner dans cet ouvrage c’est vraiment l'immanence de l'imaginaire au réel, c'est le trajet continu du réel à l'imaginaire. On a rarement vécu la lente déformation imaginaire que l'imagination procure aux perceptions. On n'a pas bien réalisé l'état fluidique du psychisme imaginant. Si l'on pouvait multiplier les expériences de transformations d'images, on comprendrait combien est profonde la remarque de Benjamin Fondane [2]: « D'abord, l'objet [12] n'est pas réel, mais un bon conducteur de réel. » L'objet poétique, dûment dynamisé par un nom plein d'échos, sera, d'après nous, un bon conducteur du psychisme imaginant. Il faut, pour cette conduction, appeler l'objet poétique par son nom, par son vieux nom, en lui donnant son juste nombre sonore, en l'entourant des résonateurs qu'il va faire parler, des adjectifs qui vont prolonger sa cadence, sa vie temporelle. Rilke ne dit-il pas [3] : « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le matin. » Chaque objet contemplé, chaque grand nom murmuré est le départ d'un rêve et d'un vers, c'est un mouvement linguistique créateur. Que de fois au bord du puits, sur la vieille pierre couverte d'oseille sauvage et de fougère, j'ai murmuré le nom des eaux lointaines, le nom du monde enseveli... Que de fois l'univers m'a soudain répondu... O mes objets ! comme nous avons parlé !

Enfin le voyage dans les mondes lointains de l'imaginaire ne conduit bien un psychisme dynamique que s'il prend l'allure d'un voyage au pays de l’infini. Dans le règne de l'imagination, à toute immanence s'adjoint une transcendance. C'est la loi même de l'expression poétique de dépasser la pensée. Sans doute, cette transcendance apparaît souvent comme grossière, factice, brisée. Parfois aussi elle réussit trop vite, elle est illusoire, évaporée, dispersive. Pour l'être qui réfléchit, elle est un mirage. Mais ce mirage fascine. Il entraîne une dynamique spéciale, qui est déjà une réalité psychologique indéniable. On peut alors classer les poètes en leur demandant de répondre à la question : « Dis-moi quel est ton infini, je saurai le sens de ton univers, est-ce l'infini de la mer ou du ciel, est-ce l'infini de la terre profonde ou celui du bûcher ? » Dans le règne de l'imagination, l'infini est la région où l'imagination s'affirme comme imagination pure, où elle est libre et seule, vaincue et victorieuse, orgueilleuse et tremblante. Alors les [13] images s'élancent et se perdent, elles s'élèvent et elles s'écrasent dans leur hauteur même. Alors s'impose le réalisme de l'irréalité. On comprend les figures par leur transfiguration. La parole est une prophétie. L'imagination est bien ainsi un au-delà psychologique. Elle prend l'allure d'un psychisme précurseur qui projette son être. Nous avons réuni, dans notre livre L'Eau et les Rêves, bien des images où l'imagination projette des impressions intimes sur le monde extérieur. En étudiant dans le présent livre le psychisme aérien nous aurons des exemples où l'imagination projette l'être entier. Quand on va si loin, si haut, on se reconnaît bien en état d'imagination ouverte. L'imagination, tout entière, avide de réalités d'atmosphère, double chaque impression d'une image nouvelle. L'être se sent, comme dit Rilke, à la veille d'être écrit. « Cette fois-ci je serai écrit. Je suis l'impression qui va se transposer [4]. » Dans cette transposition, l'imagination fait surgir une de ces fleurs manichéennes qui brouillent les couleurs du bien et du mal, qui transgressent les lois les plus constantes des valeurs humaines. On cueille de telles fleurs dans les œuvres de Novalis, de Shelley, d'Edgar Poe, de Baudelaire, de Rimbaud, de Nietzsche. À les chérir, on éprouve l'impression que l'imagination est une des formes de l'audace humaine. On en reçoit un dynamisme novateur.

III

Nous essaierons par la suite d'apporter une contribution positive à la psychologie de ces deux types de sublimation : sublimation discursive à la recherche d'un au-delà et sublimation dialectique à la recherche d'un à-côté. De telles études sont possibles, précisément parce que les voyages imaginaires et infinis ont des itinéraires beaucoup plus réguliers qu'on ne pourrait le penser. L'archéologie moderne a beaucoup gagné, comme le remarque Fernand Chapouthier [5], à la constitution des [14] séries régulières de documents. La lente vie des objets à travers les siècles permet d'extrapoler leur origine. De même lorsqu'on examine des séries bien triées de documents psychologiques, on est surpris de la régularité de leur filiation ; on comprend mieux leur dynamisme inconscient. De même encore, un emploi métaphorique nouveau peut éclairer l'archéologie du langage. Dans cet essai, nous étudierons les voyages imaginaires les plus évasifs, les stations les moins fixes, des images souvent inconsistantes et, malgré tout, nous verrons que cette évasion, ce flottement, cette inconsistance n'empêchent pas une vie imaginative vraiment régulière. Il semble même que toutes ces incoordinations donnent parfois une allure si bien définie qu'elle peut servir de schème à une cohérence par la mobilité. En fait, la manière dont nous nous échappons du réel désigne nettement notre réalité intime. Un être privé de la fonction de l'irréel est un névrosé aussi bien que l'être privé de la fonction du réel. On peut dire qu'un trouble de la fonction de l'irréel retentit sur la fonction du réel. Si la fonction d'ouverture, qui est proprement la fonction de l'imagination, se fait mal, la perception elle-même reste obtuse. On devra donc trouver une filiation régulière du réel à l'imaginaire. Il suffira de bien classer la série des documents psychologiques pour vivre cette filiation régulière.

Cette régularité tient à ce que nous sommes emportés dans la recherche imaginaire par des matières fondamentales, par des éléments imaginaires qui ont des lois idéalistiques aussi sûres que les lois expérimentales. Nous nous permettons de rappeler ici quelques petits livres récents où nous avons étudié, sous le nom d'imagination matérielle, cet étonnant besoin de « pénétration » qui, par delà les séductions de l'imagination des formes, va penser la matière, rêver la matière, vivre dans la matière ou bien — ce qui revient au même — matérialiser l'imaginaire. Nous nous sommes cru fondé à parler d'une loi des quatre imaginations matérielles, loi qui attribue nécessairement à une imagination créatrice un des quatre éléments : feu, terre, air et eau. Sans doute, plusieurs éléments peuvent intervenir pour constituer une image particulière ; il y a des images composées ; [15] mais la vie des images est d'une pureté de filiation plus exigeante. Dès que les images s'offrent en série, elles désignent une matière première, un élément fondamental. La physiologie de l'imagination, plus encore que son anatomie, obéit à la loi des quatre éléments.

Une contradiction n'est-elle pas à craindre entre nos travaux anciens et la présente étude ? Si une loi des quatre imaginations matérielles oblige l'imagination à se fixer sur une matière, l'imagination ne va-t-elle pas trouver là une raison de fixité et de monotonie ? Il serait vain alors d'étudier la mobilit6 des images.

Tel n'est pas le cas parce qu'aucun des quatre éléments n'est imaginé dans son inertie ; au contraire, chaque élément est imaginé dans son dynamisme spécial ; il est une tête de série qui entraine un type de filiation pour les images qui l'illustrent. Pour employer encore l'expression merveilleuse de Fondane, un élément matériel est le principe d'un bon conducteur qui donne la continuité à un psychisme imaginant. Enfin, tout élément adopté d'enthousiasme par l'imagination matérielle prépare, pour l'imagination dynamique, une sublimation spéciale, une transcendance caractéristique. Nous en fournirons la preuve tout le long de cet essai en suivant la vie des images aériennes. Nous verrons que la sublimation aérienne est la sublimation discursive la plus typique, celle dont les degrés sont les plus manifestes et les plus réguliers. Elle se continue par une sublimation dialectique facile, trop facile. Il semble que l'être volant dépasse l'atmosphère même où il vole ; qu'un éther s'offre, toujours pour transcender l'air ; qu'un absolu achève la conscience de notre liberté. Faut-il souligner en effet que dans le règne de l'imagination l'épithète qui est le plus proche du substantif air, c'est l'épithète libre ? L'air naturel est l'air libre. Il nous faudra donc redoubler de prudence devant une libération mal vécue, devant une adhésion trop prompte aux leçons de l'air libre, du mouvement aérien libérateur. Nous essaierons d'entrer dans le détail de la psychologie de l'air comme nous l'avons fait pour la psychologie du feu et la psychologie de l'eau. Du point de vue de l'imagination matérielle notre enquête sera écourtée, car l’air est une pauvre matière. Mais en revanche, avec l'air, nous [16] aurons un grand avantage concernant l'imagination dynamique. En effet, avec l'air, le mouvement prime l'a substance. Alors, il n'y a de substance que s'il y a mouvement. Le psychisme aérien nous permettra de réaliser les étapes de la sublimation.

IV

Pour bien comprendre les nuances diverses de cette sublimation active et en particulier la différence radicale entre la sublimation cinématique et la sublimation vraiment dynamique, il faut se rendre compte que le mouvement livré par la vue n'est pas dynamisé. Le mobilisme visuel reste purement cinématique. La vue suit trop gratuitement le mouvement pour nous apprendre à le vivre intégralement, intérieurement. Les jeux de l'imagination formelle, les intuitions qui achèvent les images visuelles nous orientent à l'envers de la participation substantielle. Seule une sympathie pour une matière peut déterminer une participation réellement active qu'on appellerait volontiers une induction si le mot n'était déjà pris par la psychologie du raisonnement. Ce serait pourtant dans la vie des images que l'on pourrait éprouver une volonté de conduire. Seule cette induction matérielle et dynamique, cette « duction » par l'intimité du réel, peut soulever notre être intime. Nous l'apprendrons en établissant entre les choses et nous-mêmes une correspondance de matérialité. Il faudra pour cela pénétrer dans cette région que Raoul Ubac appelle fort bien le contre-espace [6]. « Au finalisme pratique des organes exigé par l'impérieuse nécessité des besoins immédiats correspond un finalisme poétique que le corps détient en puissance... Il faut se persuader qu'un objet peut tour à tour changer de sens et d'aspect suivant que la flamme poétique l'atteint, le consume ou l'épargne. » Et mettant cette inversion du sujet et de l'objet en action, Raoul Ubac nous présente dans Exercice de la Pureté « l'envers de la face ». Il semble qu'il retrouve ainsi une correspondance entre l'espace à trois dimensions et cet espace [17] intime que Joé Bousquet a si bien nommé « l'espace à nulle dimension ». Quand nous aurons pratiqué la psychologie de l'air infini, nous comprendrons mieux qu'en l'air infini s'effacent les dimensions et que nous touchons ainsi à cette matière non-dimensionnelle qui nous donne l'impression d'une sublimation intime absolue.

On voit donc l'intérêt d'une Einfühlung spécialisée, le bénéfice qu'on a à se fondre dans une matière particulière plutôt que de se disperser dans un univers différencié. Aux objets, aux matières différentes, aux « éléments », nous demanderons à la fois leur spécifique densité d'être et leur exacte énergie de devenir. Aux phénomènes nous demanderons des conseils de changement, des leçons de mobilité substantielle, bref une physique détaillée de l'imagination dynamique. En particulier les phénomènes aériens nous donneront des leçons très générales et très importantes de montée, d'ascension, de sublimation. Ces leçons doivent être mises au rang des principes fondamentaux d'une psychologie que nous appellerons plus volontiers la psychologie ascensionnelle. L'invitation au voyage aérien, si elle a, comme il convient, le sens de la montée, est toujours solidaire de l'impression d'une légère ascension.

On sentira alors qu'il y a mobilité des images dans la proportion où, en sympathisant par l'imagination dynamique avec les phénomènes aériens, on prendra conscience d'un allègement, d'une allégresse, d'une légèreté. La vie ascensionnelle sera alors une réalité intime. Une verticalité réelle se présentera au sein même des phénomènes psychiques. Cette verticalité n’est pas une vaine métaphore ; c'est un principe d'ordre, une loi de filiation, une échelle le long de laquelle on éprouve les degrés d'une sensibilité spéciale. Finalement la vie de l'âme, toutes les émotions fines et retenues, toutes les espérances, toutes les craintes, toutes les forces morales qui engagent un avenir ont une différentielle verticale dans toute l'acception mathématique du terme. Bergson dit dans La Pensée et le Mouvant (p. 37) que l'idée de différentielle leibnizienne ou plutôt l'idée de fluxion newtonienne fut suggérée par une intuition philosophique du changement et du mouvement. Nous croyons que l'on peut préciser davantage et que l'aie vertical bien [18] exploré peut nous aider à déterminer l'évolution psychique humaine, la différentielle de valorisation humaine.

Pour bien connaître les émotions fines dans leur devenir, la première enquête consiste, d'après nous, à déterminer dans quelle mesure elles nous allègent ou dans quelle mesure elles nous alourdissent. C'est leur différentielle verticale positive ou négative qui désigne le mieux leur efficacité, leur destin psychique. Nous formulerons donc ce principe premier de l’imagination ascensionnelle : de toutes les métaphores, les métaphores de la hauteur, de l'élévation, de la profondeur, de l'abaissement, de la chute sont par excellence des métaphores axiomatiques. Rien ne les explique et elles expliquent tout. Plus simplement : quand on veut bien les vivre, les sentir, et surtout lei ; comparer, on se rend compte qu'elles portent une marque essentielle et qu'elles sont plus naturelles que toutes les autres. Elles nous engagent plus que les métaphores visuelles, plus que n'importe quelle image éclatante. Et pourtant le langage ne les favorise pas. Le langage, instruit par les formes, ne sait pas aisément rendre pittoresques les images dynamiques de la hauteur. Cependant, ces images sont d'une singulière puissance : elles commandent la dialectique de l'enthousiasme et de l'angoisse. La valorisation verticale est si essentielle, si sûre, sa suprématie est si indiscutable que l'esprit ne peut s'en détourner quand il l'a une fois reconnue dans son sens immédiat et direct. On ne peut se passer de l'axe vertical pour exprimer les valeurs morales. Quand nous aurons mieux compris l'importance d'une physique de la poésie et d'une physique de la morale, nous toucherons à cette conviction : toute valorisation est verticalisation.

Naturellement, il y a un voyage vers le bas ; la chute, ayant même l'intervention de toute métaphore morale, est une réalité psychique de toutes les heures. Et l'on eut étudier cette chute psychique comme un chapitre de physique poétique et morale. Sans cesse la cote psychique change. Le tonus général — cette donnée dynamique si immédiate pour toute conscience — est immédiatement une cote. Si le tonus augmente, aussitôt l'homme se redresse. C'est dans le voyage en haut que l'élan vital est l'élan hominisant ; autrement dit, c'est [19] dans sa tâche de sublimation discursive que se constituent en nous les chemins de la grandeur. Dans l'homme, a dit Ramon Gomez de la Serna, tout est chemin. Il faut ajouter : tout chemin conseille une ascension. Le dynamisme positif de la verticalité est si net qu'on peut énoncer cet aphorisme : qui ne monte pas tombe. L'homme en tant qu'homme ne peut vivre horizontalement. Son repos, son sommeil est le plus souvent une chute. Rares sont ceux qui dorment en montant. Ceux-là dorment du sommeil aérien, du sommeil shelleyen, dans l'ivresse d'un poème. La théorie de la matérialité, telle qu'elle est développée dans la philosophie bergsonienne, illustrerait facilement cet aphorisme de la primauté de l'ascension. M. Édouard Le Roy a apporté de nombreux développements à la théorie de la matière chez Bergson. Il a montré que l'habitude était l'inertie du devenir psychique. De notre point de vue très particulier, l'habitude est l'exacte antithèse de l'imagination créatrice. L'image habituelle arrête les forces imaginantes. L'image apprise dans les livres, surveillée et critiquée par les professeurs, bloque l'imagination. L'image réduite à sa forme est un concept poétique ; elle s'associe à d'autres images, de l'extérieur, comme un concept à un autre concept. Et cette continuité d'images, à laquelle le professeur de rhétorique est si attentif, manque souvent de cette continuité profonde que peuvent seules donner l’imagination matérielle et l'imagination dynamique.

Nous n'avons donc pas tort, croyons-nous, de caractériser les quatre éléments comme les hormones de l'imagination. Ils mettent en action des groupes d’images. Ils aident à l'assimilation intime du réel dispersé dans ses formes. Par eux s'effectuent les grandes synthèses qui donnent des caractères un peu réguliers à l'imaginaire. En particulier, l'air imaginaire est l'hormone qui nous fait grandir psychiquement.

Nous nous efforcerons donc, dans cet essai de psychologie ascensionnelle, de mesurer les images par leur montée possible. Aux mots eux-mêmes, nous essaierons d'adjoindre le minimum d'ascension qu'ils suscitent, bien convaincu que si l'homme vit sincèrement ses images et ses mots il en reçoit un bénéfice ontologique [20] singulier. L'imagination temporalisée par le verbe nous semble, en effet, la faculté hominisante par excellence. En tout cas, l'examen d'images particulières est la seule tâche qui convienne à nos forces. Aussi ce sera toujours sous l'aspect différentiel, jamais sous l'aspect intégral, que nous présenterons nos essais de détermination verticale. Autrement dit, nous bornerons nos examens à de très courts fragments de la verticalité. Jamais nous n'éprouverons le bonheur complet d'une transcendance intégrale qui nous transporterait dans un monde nouveau. En revanche, notre méthode nous permettra d'éprouver dans sa spécificité le caractère tonique des espérances légères, des espérances qui ne peuvent pas tromper parce qu'elles sont légères, des espérances qui s'associent à des mots qui ont en nous un avenir immédiat, à des mots espérants, à des mots qui font découvrir soudain une idée nouvelle, rajeunie, vivante, une idée qui est à nous seuls comme un bien nouveau. Le verbe n'est-il pas la première allégresse ? La parole a une tonicité si elle espère. Elle va se brouiller si elle craint. Ici, pas plus loin, tout près du mot poétique, tout près du mot en train d'imaginer, on doit trouver une différentielle d'ascension psychique.

Si parfois nous paraissons nous confier à des images trop immatérielles, nous demandons au lecteur de nous faire crédit. Les images de l'air sont sur le chemin des images de la dématérialisation. Pour caractériser les images de l'air il nous sera souvent difficile de trouver la juste mesure : trop ou trop peu de matière et voilà que l'image reste inerte ou devient fugace, deux façons diverses d'être inopérante. D'ailleurs, des coefficients personnels interviennent qui font pencher la balance d'un côté ou d'un autre. Mais l'essentiel, pour nous, est de faire sentir l'intervention nécessaire d'un facteur pondéral dans le problème de l'imagination dynamique. Au sens propre du terme, nous voudrions faire sentir la nécessité de peser tous les mots, en pesant le psychisme que les paroles mobilisent. L'impulsion vers le haut, nous ne pouvons en faire la psychologie détaillée sans une certaine amplification. Quand tous les traits en seront reconnus, nous pourrons remettre le dessin à l’échelle de la vie réelle. Au psychologue métaphysicien [21] revient donc la tâche d'installer dans l'imagination dynamique un véritable amplificateur du psychisme ascensionnel. Très exactement, l'imagination dynamique est un amplificateur psychique.

On voudra donc bien nous croire si nous affirmons que nous sommes conscient des difficultés de notre sujet. Bien souvent nous nous sommes demandé si nous « tenions un sujet ». Est-ce un sujet que l'étude des images fuyantes ? Les images de l'imagination aérienne, ou bien elles s'évaporent ou bien elles se cristallisent. Et c'est entre les deux pôles de cette ambivalence toujours active qu'il nous faut les saisir. Nous serons donc réduit à montrer la double défaite de notre méthode : au lecteur de nous aider, par sa méditation : personnelle, pour qu'il reçoive, dans le court intervalle du rêve et de la pensée, de l'image et de la parole, l'expérience dynamique du mot qui à la fois rêve et pense. Le mot aile, le mot nuage, sont tout de suite des preuves de cette ambivalence du réel et de l'imaginaire. Le lecteur en fera immédiatement ce qu'il voudra : une vue ou une vision, une réalité dessinée ou un mouvement rêvé. Ce que nous demandons au lecteur, c'est de vivre non seulement cette dialectique, ces états alternés, mais de les réunir dans une ambivalence où l'on comprend que la réalité est une puissance de rêve et que le rêve est une réalité. Hélas ! l'instant de cette ambivalence est court. Il faut avouer que bien vite on voit ou que bien vite on rêve. On est alors ou bien le miroir des formes ou l'esclave muet d'une matière inerte.

Cette volonté méthodique de ramener notre problème à l'allure d'une sublimation discursive qui s'attache au détail, et joue sans cesse entre impression et expression, nous interdisait d'aborder les problèmes de l'extase religieuse. Ces problèmes relèveraient sans doute d'une psychologie ascensionnelle complète. Mais outre que nous ne sommes pas qualifié pour les traiter, ils correspondent à des expériences trop rares pour poser le problème général de l’inspiration poétique [7].

[22]

Nous n'étendrons pas davantage nos recherches sur la longue histoire de la pneumatologie qui, au cours des âges, a joué un si grand rôle. Nous devons laisser de côté ces documents parce que nous voulons faire œuvre de psychologue et non pas d'historien. De la mythologie, de la démonologie, nous ne prendrons donc, dans le présent ouvrage, comme dans toutes nos autres recherches psychologiques sur l'imagination, que ce qui peut être encore actif dans une âme de poète, que ce qui anime encore l'esprit d'un rêveur vivant loin des livres, fidèle aux songes infinis des éléments naturels.

En contre-partie de toutes ces limitations rigoureuses de notre sujet, nous demanderons à notre lecteur la permission de le ramener sans cesse au seul caractère que nous voulons examiner dans les images aériennes : à leur mobilité, en référant cette mobilité externe au mobilisme que les images aériennes induisent en notre être. En d'autres termes, les images sont, de notre point de vue, des réalités psychiques. À sa naissance, en son essor, l'image est, en nous, le sujet du verbe, imaginer. Elle n'est pas son complément. Le monde vient s'imaginer dans la rêverie humaine.

V

Voici maintenant un rapide aperçu de notre plan.

Après cette longue introduction trop philosophique et abstraite, nous apporterons aussi vite que possible, dans notre premier chapitre, un exemple éminemment concret d'onirisme dynamique. Nous y étudierons, en effet, le Rêve de Vol. Il semblera peut-être que nous commençons ainsi par une expérience bien particulière et bien rare. Mais notre tâche consistera, précisément, à montrer que cette expérience est beaucoup plus répandue qu'on ne le croit et, qu'au moins pour certains psychismes, elle laisse, dans la pensée de veille, des traces profondes. Nous montrerons même que ces traces expliquent le destin de certaines poétiques. Par exemple, des lignes très longues d'images se révéleront dans leur prolifération exacte et régulière quand nous aurons décelé le rêve de vol qui leur donne l'impulsion première. En [23] particulier, des images prises dans les œuvres si diverses d'un Shelley, d'un Balzac, d'un Rilke, nous montreront que la psychologie concrète du rêve de vol nocturne permet de déceler ce qu'il y a de concret et d'universel dans des poèmes souvent obscurs et évasifs.

Fort de ce départ dans une psychologie naturelle qui ne repose sur aucune construction à priori, nous pourrons étudier, dans un deuxième chapitre, la Poétique des Ailes. Dans ce chapitre, nous verrons à l'œuvre une image favorite de l'imagination aérienne. Par nos remarques antérieures nous nous rendrons compte que l'imagination dynamique nous donne le moyen de distinguer entre les images factices et les images vraiment naturelles, entre les poètes qui copient et les poètes qu'animent vraiment les forces créantes de l'imagination.

À ce point de notre développement, nous aurons
donné des exemples assez nombreux de psychologie ascensionnelle positive pour pouvoir caractériser psychologiquement, sous leur forme négative, toutes les métaphores de la chute morale. Nous consacrerons à ces métaphores le troisième chapitre. Nous aurons là à répondre à bien des objections qui tendront à nous forcer à considérer l'expérience de la chute imaginaire comme une donnée première de l'imagination dynamique. Notre réponse sera bien simple. Nous la donnons ici parce qu’elle éclaire nos thèses générales : la chute imaginaire ne conduit à des métaphores fondamentales que pour une imagination terrestre. La chute profonde, la chute dans les gouffres noirs, la chute dans l'abîme, sont presque fatalement les chutes imaginaires en rapport avec une imagination des eaux ou, surtout, avec une imagination de la terre ténébreuse. Pour en classer toutes les circonstances, il faut envisager toutes les peines d'un terrestre qui lutte, en ses nuits dramatiques, avec le gouffre, qui creuse activement son gouffre, qui travaille de la pelle et de la pioche, des mains et des dents au fond de cette mine imaginaire où tant d'hommes souffrent durant les cauchemars infernaux. De telles descentes aux enfers ne pourront être décrites, du point de vue de l'imagination poétique, que si nous avons la force d'aborder un jour la difficile et multiple psychologie [24] de l'imagination matérielle de la terre. Dans le livre présent, uniquement consacré à l'imagination matérielle et dynamique du fluide aérien, nous ne trouverons guère l'imagination de la chute que comme une ascension inversée. C'est de ce Point de vue indirect — d'ailleurs très instructif — que nous mènerons l'étude partielle qui convient à notre présent sujet. Une fois que la chute psychologique sera ainsi étudiée sous sa forme dynamique simplifiée, nous aurons tout ce qu'il faut pour examiner les jeux dialectiques du vertige et du prestige. Nous mesurerons l'importance d'un courage de l'attitude et de la stature, du courage de vivre contre la pesanteur, de vivre « verticalement ». Nous apprécierons le sens d'une hygiène du redressement, du grandissement, de la tête haute.

Cette hygiène, cette cure de la verticalité et des altitudes imaginaires a déjà trouvé son psychologue et son praticien. Dans des travaux trop mal connus, M. Robert Desoille a essayé de renforcer, dans des psychismes névrosés, les réflexes conditionnés qui nous font associer les valeurs d'élévation : la hauteur, la lumière, la paix. Dans un chapitre spécial, nous nous ferons un devoir d'attirer l'attention sur l'œuvre de Robert Desoille qui a été pour nous, dans de nombreuses parties de notre travail, une aide précieuse. Nous n'hésiterons d'ailleurs pas, dans ce chapitre comme dans les autres, à prendre prétexte des observations psychologiques pour développer nos propres thèses sur la métaphysique de l'imagination, métaphysique qui reste partout notre but avoué.

Comme nous l'avons fait pour le feu avec Hoffmann, pour l'eau avec Edgar Poe et Swinburne, nous avons cru pouvoir, en ce qui concerne l'air, prendre un grand penseur, un grand poète comme type fondamental. Il nous a semblé que Nietzsche pouvait être le représentant du complexe de, la hauteur. Nous nous sommes donné pour tâche de réunir, dans le cinquième chapitre, tous les symboles qui s'unissent naturellement — par une fatalité proprement symbolique — à la dynamique d'ascension. Nous verrons avec quelle facilité, avec quel naturel, le génie assemble la pensée à l'imagination ; comment, chez un génie, l'imagination produit la pensée — loin que ce soit la pensée qui aille chercher des [25] oripeaux dans un magasin d'images. Pour nous servir de l'étonnante ellipse de Milosz, nous dirions de Nietzsche : « Supérieur, il surmonte. » Il nous aide à surmonter, car il obéit avec une fidélité merveilleuse à l'imagination dynamique de la hauteur.

Quand nous aurons compris, dans sa très grande ampleur, dans sa portée maxima, le sens dynamique de l'invitation au voyage d'une imagination aérienne, nous pourrons essayer de déterminer les vecteurs imaginaires que l'on peut attacher aux divers objets et phénomènes aériens. Nous montrerons, dans une suite de petits chapitres, ce qu'il y a d'aérien dans les images poétiques bien faites du Ciel bleu, des Constellations, des Nuages, de la Voie lactée. Un peu plus longuement, nous consacrerons un chapitre à l'arbre aérien pour bien montrer qu'un être de la Terre peut être rêvé en suivant les principes de la participation aérienne.

Comme nous l'avons fait dans notre livre L'Eau et les Rêves, où nous avons isolé les thèmes de l'eau violente, nous donnons quelques documents sur l'Air violent, sur les Vents courroucés. Mais à notre grand étonnement, malgré des lectures assez abondantes et variées, nous n'avons pas trouvé des documents poétiques bien nombreux. Il semble qu’une poétique de la tempête qui est, au fond, une poétique de la colère, demande des formes plus animalisées que celles des nuages poussés par l'ouragan. La violence reste donc un caractère qui s'attache mal à une psychologie aérienne.

Le dynamisme aérien est plus volontiers un dynamisme du souffle doux. Puisque nous avions pris presque tous nos documents chez les poètes, nous avons voulu revenir, dans notre dernier chapitre, sur le problème de l'inspiration poétique. Nous avons donc laissé de côté tous les problèmes du souffle réel, toute la psychologie de la respiration qu'une psychologie de l'air devrait naturellement envisager. Nous sommes donc resté dans le domaine de l'imagination. Même en ce qui concerne la prosodie, nous n'avons pas tenté d'en parler sur le mode scientifique. Les pénétrantes recherches de Pius Servien ont, dans ce domaine précis, assez clairement montré les rapports des variations du souffle et du style. Nous avons donc cru pouvoir nous placer à un [26] point de vue résolument métaphorique, et dans des pages intitulées : la déclamation muette nous avons essayé de montrer l'animation que reçoit l'être quand il se soumet corps et âme aux dominantes de l'imagination aérienne.

Après tant d'efforts divers il nous restait à conclure. Nous avons cru devoir écrire non pas un, mais deux chapitres de conclusion.

Le premier résume nos vues, dispersées dans tout l'ouvrage, sur le caractère vraiment spécifique de l'image littéraire. Il tend à placer l'imagination littéraire au rang d'une activité naturelle qui correspond à une action directe de l'imagination sur le langage.

Le deuxième chapitre de conclusion reprend quelques vues philosophiques auxquelles nous n'avions pas pu donner une suffisante continuité dans le cours de l'essai. Il tend à donner aux images littéraires leur juste place à l'origine de l'intuition philosophique et à montrer qu'une philosophie du mouvement peut gagner à se mettre à l'école des poètes.



[1] William Blake, Second livre prophétique, trad. Berger, p. 143.

[2] Benjamin Fendane, Faux traité d'esthétique, p. 90.

[3] Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad. Betz, p. 25.

[4] Rilke, loc. cit., p. 74.

[5] Fernand Chapouthier, Les Dioscures au service d'une déesse, passim.

[6] Raoul Ubac, Le contre-espace. Messages, 1942, cahier I.

[7] On trouvera un exposé très complet du problème, avec une abondante bibliographie, dans le livre d'Olivier Leroy, La Lévitation. Contribution historique et critique à l'étude du merveilleux, Paris, 1928.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 juillet 2015 18:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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