Gaston Bachelard, Fragments d une Poétique du Feu. Établissement du texte, avant-propos et notes par Suzanne Bachelard


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard, Fragments d’une Poétique du Feu. (1988)
Introduction


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard, Fragments d’une Poétique du Feu. Établissement du texte, avant-propos et notes par Suzanne Bachelard. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1988, 173 pp. Une édition numérique en préparation par Rachid OUHTI, bénévole, professeur agrégé de lettre, enseignant au lycée depuis 1998.

[27]

Fragments d’une Poétique du Feu.

Introduction

Coup d’œil rétrospectif
sur la vie de travail
d’un faiseur de livres

« Nous t’affirmons, méthode !
Nous n’oublions pas que tu as
glorifié hier chacun de nos  âges
. »

Rimbaud, Les illuminations,
« Matinée d’ivresse ».

Quand, il y a quelque vingt ans – ou peut-être un lustre de plus, car où commencent, dans une vie d’intellectuel, les déviations qui durent ? –, je commençai, en marge de mon travail régulier de professeur de philosophie des sciences, à m’intéresser aux problèmes des images littéraires, je croyais qu’un problème aussi étroitement limité pouvait être traité en toute simplicité, sans aucun appareil philosophique. Je pensais que je devais étudier les images comme j’avais l’habitude d’étudier les idées scientifiques, aussi objectivement que possible. Je ne sentais pas combien il était paradoxal d’étudier « objectivement » des élans d’imagination qui viennent mettre de l’inattendu jusque dans le langage. En multipliant les exemples je finirais bien par trouver des lois. Je suivais, sans réfléchir, les prétentions à l’objectivité, si habituelles à ceux qui s’efforcent de se donner [28] une culture vraiment scientifique en étudiant des sciences à petite tension de rationalité. Les psychologues croient aisément que l’objectivité de leurs enquêtes est corrélative du nombre de leurs observations. J’espérais donc qu’en multipliant mes lectures je verrais se dessiner les perspectives d’une science humaine de la parole poétique, parole rehaussée par la volonté d’écrire. Je fus ainsi longtemps un philosophe de la psychologie tranquille. Souvent me venait à l’esprit que j’étais un botaniste en promenade et qu’au hasard de mes lectures j’amassais « les fleurs poétiques ». Le nombre croissant des images collectionnées me donnait l’impression que j’étais impartial, que je dominais toutes mes préférences, que je savais tout accueillir.

Et je pensai enfin, convergence des méthodes faciles, qu’après avoir su accueillir je saurais tout classer. En effet, majestueux appui pour une philosophie élémentaire de l’imagination cosmologique, les quatre éléments : le feu, l’eau, l’air, la terre, s’offraient comme des têtes de chapitres, comme des titres de livres pour une encyclopédie des images cosmologiques. Puisque tant de philosophes et de savants avaient « pensé » le monde sous le signe de l’un ou de l’autre des quatre éléments, on pouvait espérer que les images des poètes, en revivant la naïveté des cosmologies, illustreraient à nouveau de très anciennes doctrines. Une homogénéité de l’imaginaire traverse les siècles, preuve pour moi que l’imaginaire tient au fond de la nature humaine. J’avais ainsi, à bon marché, un plan d’investissement pour mon ardeur de lecture. Avec une égale bonne conscience je pouvais courir à l’aventure dans les livres [29] les plus divers et mettre en bon ordre mes récoltes. Toutes les images recueillies devaient trouver place dans un de mes quatre dossiers.

Quatre dossiers. Quatre greniers, quelle sécurité pour la mise en réserve des moissons et des grappillages, quelle belle installation imaginaire pour un travail interminable !

Mais, aujourd’hui, après tant de labeur, maintenant que mon herbier des images commentées s’étend sur plus de deux mille pages, je voudrais avoir tous mes livres à récrire. Il me semble que je saurais mieux dire le retentissement des images parlées dans les profondeurs de l’âme parlante, mieux décrire la liaison des images nouvelles et des images aux longues racines dans le psychisme humain. Je saisirais peut-être les instants où la parole, aujourd’hui comme toujours, crée de l’humain. Même en associant les images, en groupant des images semblables, je saurais maintenir les privilèges de l’incomparable. Je développerais alors – folle ambition ! – une doctrine de la spontanéité car la spontanéité pure, où peut-elle être plus aérée, aérienne que dans le langage ? La poésie, c’est le langage qui est libre à l’égard de soi-même. Je commenterais sans fin, en philosophe, les bienfaits psychiques, parfois tout personnels, reçus d’un langage imagé. J’essaierais d’aller, si possible, à l’origine de la joie de parler. Elle est toute simple, cette joie devant l’image nouvelle que nous offre le poète. Mais, par sa simplicité même, elle peut être pure, joie directe de l’être parlant, soudain dégagée des responsabilités de la signification. Oui, sans le souci des significations, [30] de toutes les significations, fût-ce les significations passionnelles, je pouvais, en vivant les images, instituer en moi un mimétisme de la spontanéité.

Ainsi, en amassant les images des poètes, j’ai cru longtemps, je crois encore un peu, qu’en un tout simple accueil je connaissais la liberté d’imaginer. J’avais là un bon départ pour la libération du psychisme par la poésie.

Sans doute, un examen des « arts poétiques » qui ont été, au cours des siècles, les chartes des poètes, aurait une plus grande portée qu’un simple divertissement pris dans l’étonnante diversité des images. Un tel examen, beaucoup plus large que le nôtre, permettrait des jugements sur l’architecture du poème, conçu comme une coopération de l’image et de l’idée. On aborderait là à une étude de la poésie composée, œuvre d’intelligence et de goût, de pondération et d’inspiration. Jamais cette tâche – pourtant indispensable à qui voudrait établir une philosophie complète de l’imagination littéraire – ne m’a tenté. J’avais assez à faire avec les images. Il me semblait qu’avec les images littéraires je suivais des impulsions d’imagination créatrice, de l’imagination qui force à écrire, qui force à entrer en compétition avec le monde littéraire. Je participais ainsi à une activité très simple en ses détails mais impliquée dans une culture bien spécialisée. Il me fallait en somme étudier sans relâche l’imagination dans son action sur le langage, sans cesse active dans le besoin de s’exprimer autrement. Avec l’imagination des images littéraires je tenais donc un problème très étroit, mais très précis puisqu’il était placé à la frontière même des expressions [31] renouvelées, des expressions multipliées, jamais définitives. Bref, la littérature devenait pour moi un secteur bien défini de l’imagination active. Une psychologie directe des images écrites pouvait être développée sans aucune référence à la psychologie de l’écrivain. Je rompais avec les habitudes de biographie intempestive qui nous donnent à croire que les poèmes de Baudelaire ont été écrits, poétiquement écrits, par le fils de sa mère, voire par le beau-fils du général Aupick. Le poème, à lui seul – l’image poétique elle-même –, devenait pour moi un phénomène psychologique digne d’une étude particulière. Et le poème, considéré comme un phénomène de l’imagination, est un phénomène communicable. Un lecteur qui imagine reçoit une impulsion d’imagination d’un poète qui vit d’imaginer. Devant des phénomènes rares, précieux, l’enquête du psychologue doit prendre une juste tonalité. Les domaines des valeurs psychologiques ne sont pas du domaine de la psychologie généralisée. A chaque valeur sa psychologie et une tonalité très précise dans l’enthousiasme des enquêtes. S’ouvre pour nous, devant l’objet poétique, la méthode d’une objectivité qui garde vivante une curiosité jamais lasse, jamais satisfaite.


En psychologie classique, il n’est pas de puissance psychique plus confusément définie que l’imagination. Non seulement on la mêle, en une confusion extrême, avec l’ « imagination reproductrice », l’asservissant à on ne sait quel passé des perceptions mortes, mais on l’attache, cette imagination qui crée les plus fantaisistes images, à toute activité créatrice de l’esprit, à toute [32] ingéniosité dans le développement d’une vie. On l’accorde au savant, à l’homme d’État ; on l’accorde au financier. Le biographe trouve ainsi des moyens faciles pour défendre et amplifier son héros. Mais une telle extension du mot imagination arrête les études psychologiques précises. Par exemple, quand le psychologue parle de l’ « imagination » d’un mathématicien, il avoue qu’il ne possède pas le vocabulaire adéquat pour déterminer les valeurs d’enchaînement et les valeurs d’invention de la conscience de rationalité.

 Bref, on n’imagine pas les idées. Bien plus, quand on travaille dans un champ d’idées, il faut chasser les images [1].

Inventer dans l’ordre des idées et imaginer des images sont des exploits psychologiques très différents. On n’invente pas des idées sans rectifier un passé. De rectifications en rectifications on peut espérer dégager une idée vraie. Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières. L’idée scientifique a un long passé d’erreurs. L’imagination poétique, elle, n’a pas de passé. Elle déroge à toute préparation. L’image poétique est vraiment un instant de la parole, instant qu’on saisit mal si on veut le placer dans l’indéchirable continuité d’une conscience bergsonienne. Pour recevoir toutes les surprises du langage poétique, il faut se donner à la conscience kaléidoscopique. Quant à moi, en essayant de [33]coordonner un peu les phénomènes d’imagination qui prennent naissance dans le langage, par le langage, comme augmentation légère et fine des moyens de parler, j’avais le programme d’études qui convient au travailleur solitaire, à l’homme de la lecture que je suis peu à peu devenu.

*

Mais comme je ne voudrais rien laisser en arrière dans l’activité qui devrait encore mener ma vie, je veux dire que, malgré toutes les déviations vers la littérature, vers la psychanalyse, j’ai toujours voulu reprendre le droit chemin. Je suis resté avide de connaître, toujours plus nombreuses, les constructions conceptuelles et, comme j’aimais également les beautés de l’imagination poétique, je n’ai connu le travail tranquille qu’après avoir nettement coupé ma vie de travail en deux parties quasi indépendantes, l’une mise sous le signe du concept, l’autre sous le signe de l’image. Sans doute, deux moitiés de philosophe ne feront jamais un métaphysicien. Mais mon métier élargi m’obligeait à écrire des livres d’enseignement et des livres de loisir. En enseignant je devais faire des livres, tout à la volonté de démontrer les valeurs philosophiques de la pensée scientifique de notre temps. La forte organisation de la pensée scientifique de notre temps m’était une garantie des cohérences rationnelles du nouveau savoir, du savoir dégagé du rationalisme immobile auquel se réfèrent les historiens de la philosophie. Mais la tâche était rude – peut-être fut-elle vaine – de dire et de redire des pensées qui [34] vivent de leur coordination rationnelle à des auditoires de philosophes qui croient pouvoir trouver en méditant sur l’être – voire sur leur être – le facteur inné, l’opérateur automatique de toute coordination. Mais le rationalisme ne saurait être, à aucun titre, un existentialisme de la raison. Le rationalisme n’est même jamais une philosophie première, il se renouvelle quand il aborde les constructions d’une science nouvelle, les organisations nécessaires pour mettre en ordre des expériences qui abordent des domaines nouveaux.

Aussi dans la conviction où je suis qu’un rationalisme actif doit s’associer au travail scientifique, transmuant tout savoir en savoir scientifique, si je devais faire un nouveau livre de rationaliste, je devrais me remettre à l’école d’une science de notre temps. On ne peut plus être rationaliste tout seul, en marge de l’activité scientifique d’aujourd’hui. Il faut s’instruire en la compagnie des travailleurs de rationalité [2]. On n’est pas rationaliste par droit de naissance, par une grâce de la nature, on n’est pas rationaliste au départ d’une culture ; on le devient en étudiant des domaines de rationalité nombreux, chacun spécialisant une montée intellectuelle au-dessus des plaines de l’empirisme.


Tout alla un peu mieux dans ma vie de travail quand je vis que je pouvais, que je devais mener deux vies. Pour faire mon métier de professeur de philosophie des sciences, il me fallait continuer à m’instruire, en suivant [35] la leçon des autres, de tous ceux qui sont au travail actif dans la cité scientifique. Mais j’avais droit aussi à une solitude, à ma solitude, la solitude de la rêverie, la solitude de mes rêveries. Je veux dire maintenant comment ces rêveries sont devenues en moi des rêveries qui travaillent, comment la rêverie travaille l’être intime, comment une rêverie de poète peut mettre de l’ordre en nous. Quel bienfait psychique d’être pendant de longs mois fidèles à une image, fidèles à l’eau, fidèles à toutes les rêveries du vol des oiseaux. Je suis un vieillard sans muscles ; quels bienfaits, quasi musculaires, j’ai reçus quand je collectionnais les images des poètes sur le forgeron.

Mais tout cela n’est plus. Le philosophe est rentré en scène et a obligé le rêveur des éléments à tenter de constituer une doctrine de l’imagination littéraire. Dans la section suivante il me paraît bon d’indiquer rapidement un récent changement dans la perspective de mes enquêtes.

*

Tous mes livres sur la rêverie des images matérielles attachées aux quatre éléments traditionnels pouvaient être des livres de commencement. Sans avoir le souci d’un savoir préalable, ces différents livres apportaient, en chacune des images étudiées, un commencement de rêverie, une invitation à imaginer. Je n’y défendais aucune thèse, je ne partais d’aucune hypothèse, je voulais vivre très simplement dans l’émerveillement des images nouvelles, sans oser me livrer moi-même à la conscience d’imaginer.

[36]

Mais dans mes deux derniers ouvrages : La Poétique de l’Espace, La Poétique de la Rêverie, j’ai cru pouvoir introduire dans les recherches psychologiques une hypothèse nouvelle, l’hypothèse d’une « poétique » psychologiquement active. Avec le présent ouvrage, dans un domaine sans doute encore étroitement circonscrit, je voudrais ébaucher une Poétique du langage, montrer que la Poésie institue un langage autonome et qu’il y a un sens à parler d’une esthétique du langage.

Pour bien fixer la place d’une esthétique du langage dans une esthétique générale, il faudrait déterminer les liens qu’elle garde – qu’on croit qu’elle garde – avec l’esthétique des peintres, des sculpteurs, des musiciens. Le mot image est si fortement enraciné dans le sens d’une image qu’on voit, qu’on dessine, qu’on peint qu’il nous faudrait faire de longs efforts pour conquérir la réalité nouvelle que le mot image reçoit par l’adjonction de l’adjectif littéraire.

Ici se termine la partie de l’introduction commune à « La Poétique du Feu » et à « La Poétique du Phénix ». Nous publions successivement les deux versions de la fin de cette Introduction dans l’ordre suivant : celle de « La Poétique du Feu » d’abord, celle de « La Poétique du Phénix » ensuite.
Fin de l’introduction de « La Poétique du Feu »

Des beautés spécifiques naissent dans le langage, par le langage, pour le langage. Tout compte fait, une étude systématique de l’imagination littéraire a pour nous cet avantage qu’en rétrécissant notre problème [37] nous l’avons précisé. Nous sommes vraiment devant une imagination offerte, offerte en toute simplicité, dans la plus simple des intimités, celle d’un livre et de son lecteur. L’imagination littéraire est l’objet esthétique offert par le littérateur à l’ami des livres. L’image poétique peut se caractériser comme un rapport direct d’une âme à une autre, comme un contact de deux êtres heureux de parler et d’entendre, dans ce renouvellement du langage qu’est une parole nouvelle.

L’image littéraire – nous le répéterons souvent – doit être naïve. Elle a ainsi la gloire d’être éphémère, psychologiquement éphémère. Elle renouvelle le langage en l’embellissant. En lisant les poètes on adhère à cet embellissement du langage, faute d’avoir le bonheur de le créer.

Il était alors pour nous de bonne méthode de prendre le problème le plus spécifique de l’imagination littéraire, le problème de l’expression poétique. En considérant les images poétiques du feu nous avons une chance de plus puisque nous abordons l’étude du langage enflammé, d’un langage qui dépasse la volonté d’ornement pour atteindre parfois à la beauté agressive a. Dans le discours enflammé, toujours l’expression dépasse la pensée. En l’analysant nous dégagerons la psychologie de l’excès. Tout le psychisme est entraîné par des images excessives. [38] Les images du feu ont une action dynamique et l’imagination dynamique est bien un dynamisme du psychisme. Cette frange d’excès qui colore tant d’images littéraires nous dévoile une réalité psychologique que nous aurons à mettre en lumière.

En entrant ainsi dans une étude de la structure et du dynamisme du langage imagé, en étudiant, avec des images littéraires, la volonté qui s’empare de la parole, il m’apparut lentement, il m’apparut tardivement, que l’image littéraire avait une valeur propre et directe, qu’elle n’était pas simplement une manière d’exprimer des pensées, de traduire, dans des mots bien agencés, des plaisirs sensibles. Et c’est ainsi que j’en viens maintenant, en continuant dans le sens des deux derniers livres inscrits sous le signe du poétique, à entrevoir des germes d’ontologie poétique en chaque image littéraire un peu neuve.

Avec l’image poétique, on peut saisir le moment où le langage veut être écrit. Quand on connaît le bonheur d’écrire, il faut s’y livrer, corps et âme, main et œuvre. George Sand le savait bien qui disait : « II ne vaut rien de penser en écrivant ; la pensée et la parole s’en trouvent mal » [3]. L’écriture est en quelque manière une dimension qui surplombe la parole. L’image littéraire est un véritable relief au-dessus du langage parlé, du langage livré aux servitudes de la signification. Un relief ? Plus encore : la valeur poétique consolide les transcendances qui pourraient n’apparaître que comme des jets de fantaisie. Dès qu’on vit cette consolidation de l’image [39] littéraire par la valeur poétique, dès que l’image littéraire, de joueuse qu’elle était, devient image poétique, on se convainc que la Poésie est un Règne du langage. Le Règne poétique n’est plus en continuité avec le Règne de la signification. Il s’établit donc au-dessus des oscillations du signifiant et du signifié que le psychanalyste est obligé, par son métier de débrouilleur d’énigmes, de mesurer. Parfois l’image poétique violente la signification. Les surréalistes ont donné bien des exemples de cette violence. C’était là une nécessité polémique pour réveiller la liberté d’imaginer. Mais maintenant que la poésie a conquis son droit à la verticalité, une simple exaltation aérienne du langage nous donne cette liberté.

On ne reçoit pas vraiment communication d’une image poétique si l’on n’accepte pas cette image comme une exaltation psychique particulière, comme une métamorphose de l’être de la Parole. Une philosophie du Règne poétique devrait donc suggérer une double élévation de l’être – au-dessus de la réalité usuelle des objets – au-dessus de la réalité psychologique du vécu de la vie ordinaire.

Contre de tels reliefs psychologiques et métaphysiques, la critique est facile. Ne considérons présentement, dans cette Introduction générale à notre livre, que les objections massives ; dans le cours de notre ouvrage nous envisagerons, au niveau même des exemples, des objections plus subtiles.

On nous objectera aisément qu’en évoquant pour le langage un Règne poétique où nous abandonnons les obligations du langage quotidien, nous fuyons deux fois hors de l’être : hors de l’être du monde, hors de l’être de [40] notre propre vécu b. Les philosophes de l’Être, les philosophes « étristes » sont en effet trop facilement convaincus de la permanence de l’être dans tous les modes de l’être. Ils tiennent l’être jusque dans les brouillards de l’être. À peine nés, ils existent. Et la réalité du monde leur est une garantie immédiate de leur existence dans le monde. Dès lors, toute expression parlée ne saurait être qu’un écho d’une sonorité naturelle de l’être, de leur être. Les philosophes de l’être parlent le monde et ils parlent leur être dans un seul et même langage. Et toujours l’être, un être, des êtres sont une garantie de la Parole. L’être de la Parole n’est qu’une forme de l’Être. La Parole ne conquiert jamais une autonomie. Elle n’est toujours qu’un instrument. Au mieux, elle est une civilisation du cri. Il y a toujours, dans l’être d’une parole, de l’être avant son être ; la parole « exprime ». L’être de son expression n’est qu’un être délégué, un « mode » de l’être parlant.

En vérité, le dynamisme même des paroles enflammées – les images poétiques qui naissent au foyer de la parole –, un tel dynamisme répond par le mouvement, par l’explosion, aux partisans du langage stabilisé. Si nous pouvions faire sentir, par la suite, que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles, nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud, grand foyer de mots indisciplinés où se consume de l’être, dans une ambition quasi folle de promouvoir un plus-être, un plus qu’être.

*

[41]

Nous avons tenu à dire, en ce préambule, toutes les démarches qui nous ont conduit à récrire un nouveau livre sur les images du feu. C’était là un devoir de sincérité philosophique puisqu’au cours de nos recherches sur l’imagination nous avons changé la méthode de nos enquêtes. Changer de méthode c’est parfois se donner une chance supplémentaire de s’instruire. Nous abordons donc la présente étude en essayant de concentrer nos réflexions sur le problème spécifique du langage poétique.

Nous allons donner un rapide commentaire des chapitres du livre.

Notre première tâche sera d’établir, en multipliant les exemples, que le langage d’images, le langage des poètes, institue un Règne du langage d’autant plus vigoureux qu’il abandonne tout didactisme. Nous tenterons cette démonstration surtout dans la première partie de l’ouvrage où nous avons réuni trois chapitres sous les titres : « Le Phénix », « Prométhée », « Empédocle ».


À lire seul, le premier chapitre devrait convaincre que des légendes qui ne reçoivent plus aucune croyance, qui n’illustrent vraiment aucune expérience, pour lesquelles on ne peut trouver aucune base valable dans la psychologie de la vie quotidienne, que de telles légendes gardent une vie intense dans la poétique de notre temps. Le Phénix est désormais, dans toute la force du terme, un être du langage, un être du langage poétique. Il n’est que cela, mais il est tout cela. C’est un être des livres. Il renaît sans cesse, il renaît poétiquement, [42] toujours avec une nouvelle parure. Dans une Poétique du Feu, les Phénix sont innombrables. En lisant assidûment les poètes du feu, on est assuré de voir subitement apparaître le prestigieux oiseau de feu.

Considérant alors les légendes et les mythes, scientifiquement étudiés par les mythologues, on pourra toujours se demander si l’intérêt qu’ils portent à leur recherche n’est pas soutenu par un intérêt poétique pour cette légendaire image. Les archéologues sont toujours un peu poètes.


Les Prométhées aussi, dans une Poétique du Feu, renouvellent sans fin en littérature l’antique histoire. Les poètes réinventent l’inventeur. On ne peut être objectif quand on fait la psychologie d’un héros. Il faut dire le plus qu’humain comme une splendeur du psychisme lyrique. Ce que nous aurons à constater c’est combien rarement ces jets de sur-humanité qui se manifestent dans le prométhéisme arrivent à se coordonner pour donner une grande œuvre lyrique. Les idées, dans la perspective du prométhéisme, veulent primer les images. Le feu veut prouver son être par son utilité. Le prométhéisme apparaît comme un intellectualisme. Cependant les grandes images ne perdent jamais leur première domination. Il faudra toujours expliquer comment un homme, un sur-homme, un demi-dieu, un fils de Zeus a pu voler le feu en allant le chercher dans la roue du soleil. Une phrase d’idées est sans doute bien vite faite qui résume cette abracadabrante histoire : Prométhée vola le feu du ciel pour le donner aux hommes. Seule une analyse par l’image, en [43] rêvant les images, en plaçant l’image centrale dans son milieu de rêverie, peut arrondir les angles d’une histoire invraisemblable. Il faut beaucoup rêver en tournant le foret dans la matrice pour que le trou obscur devienne un petit soleil, une roue du soleil. On vole alors le feu au creuset qui resplendit de lumière.

Feu ou lumière, travail ou intelligence, voilà les deux pôles entre lesquels se développe l’immense champ du prométhéisme Ce champ est si vaste que la Poétique de Prométhée ne trouve jamais son unité.

Nous essaierons de débrouiller le complexe d’images et d’idées de l’invention du feu.


Le troisième chapitre peut, à première vue, avoir un gage d’unité. Un homme seul, un homme qui a vécu, un philosophe qui a écrit est pris ici comme image centrale. Mais l’image d’Empédocle sur l’Etna est si grande, le volcan donne tant de grandeur à la mort de l’homme, que ce « fait divers » de la philosophie, la mort du philosophe Empédocle, est devenu un des grands poèmes de la Mort.

Si nous nous guidions, dans nos études des images, sur le schématisme des idées, nous serions tenté de faire d’Empédocle un Anti-Prométhée. Il serait alors pour nous le philosophe du Rien, du Néant, le symbole de la mort du Monde. Empédocle serait le Prométhée de la fumée.

Mais tout devient positif dans le Règne de la Poétique. Le néant n’a pas d’images. Le néant n’est qu’une idée. Seules les images, les images poétiques, peuvent immortaliser l’instant destructeur. Une esthétique de [44] l’anéantissement trouve dans l’image d’Empédocle une image poétique majeure : c’est l’anéantissement dans la beauté, pour la beauté. C’est la beauté de l’acte suprême qui est la causalité majeure de l’acte.

En consacrant de nombreuses pages à l’Empédocle de Hölderlin, nous essaierons précisément de montrer le faible intérêt du drame préalable quand on compare le drame à l’apothéose tragique, à l’hymne terminal. La psychologie du drame est effacée par la poétique de l’hymne. Les « explications » psychologiques sont des pertes de temps. La mort d’Empédocle sur l’Etna relève uniquement d’une Poétique du Feu.


Dans notre dernier ouvrage : La Poétique de la Rêverie, nous avions proposé, pour une étude de la rêverie, une dialectique des déterminations en Animus et Anima. Mais nous avions surtout étudié, dans une extrême détente de la rêverie, des rêveries en anima. Nous nous promettions, dans les dernières pages du livre, de présenter en un autre ouvrage des rêveries en animus. Les trois chapitres écrits sous le signe du Phénix, de Prométhée et d’Empédocle sont très précisément écrits en animus. Le Phénix, Prométhée, Empédocle sont des êtres dominants. On ne peut connaître leur valeur qu’en se vouant à la volonté de puissance, dans un idéal d’animus absolu, d’un animus qui n’accepte pas les douceurs d’anima.

Mais ce qui accroît encore le caractère d’animus de ces trois premiers chapitres, c’est notre propre volonté d’y poursuivre inlassablement une démonstration. Nous voulons prouver la thèse si souvent évoquée dans les [45] pages précédentes : la poésie est un Règne du langage. Une poétique doit travailler à instituer ce règne, à le rendre indépendant des obligations de cohérence des idées, indépendant des servitudes de la signification.

Mais, en démontrant, on ne vit plus. On vit comme un pur et dur animus.

*

Cependant nous ne serions pas en paix avec nous-même si nous abandonnions, en terminant cet ouvrage qui sera sans doute le dernier que nous pourrons écrire sur l’imagination littéraire, les rêveries d’anima, les rêveries mixtes aussi où l’animus et l’anima échangent leur bonheur. Nous avons donc groupé, en une seconde partie de notre essai, sous le titre « Le Feu vécu », une suite de petits chapitres détendus qui reprennent des rêveries déjà évoquées dans nos livres antérieurs…

La rédaction de cette Introduction s’interrompt ici. Nous avons retrouvé dans un dossier isolé, sous la rubrique « Feu vécu », l’ébauche, plusieurs fois recommencée, d’une justification du terme « vécu ». Voici la version dernière de cette justification :

Nous avons mis tous les chapitres groupés dans la deuxième partie de notre essai sous le titre général : « Le Feu vécu ». C’est à justifier ce titre que nous consacrons notre dernier chapitre. Cette justification est indispensable car le mot « vécu » est un mot faussement clair [4].

[46]

Un des leitmotive de la Phénoménologie appliquée est la détermination, en conscience première, des « expériences vécues ». Ce qu’on vit soi-même, en soi-même, a, pense-t-on, un privilège de conscience claire. Mais souvent cette détermination d’une conscience du vécu dit trop de choses en un seul mot. Le mot « vécu » majore trop fortement une expérience qui, comme toute expérience, doit s’affiner en d’incessantes analyses.

Sous la plume des philosophes de notre temps, le mot « vécu » est souvent un mot qui revendique. Il est écrit alors contre d’autres philosophes dont on juge un peu vite qu’ils ne touchent pas le « vécu », qu’ils se contentent du jeu facile des abstractions ; qu’ils désertent « l’existence » pour se consacrer à « la pensée ». Le problème ne nous paraît pas aussi simple et puisque nous utilisons nous-même le mot « vécu » si souvent chargé de sens existentialiste c, il nous faut, dès la présente introduction, nous expliquer.

Comment croire, en effet, qu’on tienne la vie, toute la vie, la vie en profondeur, dans un événement passager, dans l’intensité relative d’un choix psychique exceptionnel. Le vécu garde la marque de l’éphémère s’il ne peut être revécu. Et comment ne pas incorporer avec le vécu la plus grande des indisciplines qu’est le vécu imaginé ? Le vécu humain, la réalité de l’être humain, est un facteur d’être imaginaire. Nous aurons à prouver qu’une poétique de la vie vit la vie en la revivant, en la majorant, en la détachant de la nature, de la pauvre et [47] monotone nature, en passant du fait à la valeur, et, suprême action de la poésie, en passant de la valeur pour moi à la valeur pour des âmes congénères aptes à la valorisation par le poétique.

D’ailleurs, qui vit sa vie, qui vit la vie naturelle dans son ampleur et dans sa diversité ? La vie naturelle se vit en nous sans nous. Si on la vit bien, par contrecoup on l’exprime mal. Si on l’exprime trop habilement, on ne la vit plus. En nous la vie n’est pas un objet que nous puissions à tout moment saisir. Elle n’est pas une unité d’être qui puisse se déterminer en un être-là. L’être humain est une ruche d’êtres. Ce sont les pensées lointaines, les images folles qui font le miel de l’être, la substance de la vie poétique. La vie d’un homme n’a pas de centre. En quelle périphérie s’anime la vie ? Et, comme elle s’anime surtout en s’exprimant, vers quelle image, en quels poèmes, l’être trouve-t-il sa véritable vie, la vie excessive ? L’être humain n’est jamais fixé, il n’est jamais là, jamais vivant dans le temps où les autres le voient vivre, où il dit lui-même aux autres qu’il vit. On ne peut prendre la vie comme une masse qui coule d’un flot et qui emporte tout l’être dans un devenir général de l’être. Souvent, presque toujours, nous sommes des êtres stagnants traversés par des remous. Où est la direction du mouvement de la vie en nous ? Bergson n’a pas eu de peine à montrer que dans une expérience du vécu le chronomètre est un instrument inutile ou trompeur. Le chronomètre, c’est le temps des autres, le temps d’un « autre temps » qui ne peut mesurer notre durée. Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes la gerbe mal liée d’un millier d’autres [48] temps ? Les « temps » alors foisonnent en nous sans trouver la cadence qui réglerait notre durée. Où est le temps qui marquerait d’un trait fort la dynamique de notre être, les dynamismes multiples de notre être. Il suffit de changer d’images pour changer de temps. Dans le règne du feu, nous sommes un brasier d’êtres. En notre feu qui nous donne énergie et vie, où est le temps majeur : est-ce le temps de la cendre qui tient au chaud le feu de demain ?

Fin de l’introduction de « La Poétique du Phénix »
(suite de la page 36, après l’alinéa :
Pour bien fixer la place…
par l’adjonction de l’adjectif littéraire)

On quitte alors le monde sensible, le monde objectif. On est rendu à la subjectivité. Objectivement, l’image poétique a la gloire d’être éphémère. Les sensations évoquées ne la maintiennent pas dans l’existence sensible. On évoque les sensations mais on ne les ressent pas. Bref, avec l’image poétique, on entre dans un règne esthétique qui n’a rien de commun avec les manifestations des esthétiques concrètes, des esthétiques qui créent des objets.

J’ai pensé alors qu’une révolution philosophique était nécessaire pour entrer vraiment dans le règne poétique. Je me suis exercé à ce renversement de l’objectivité en subjectivité que nous enseigne la phénoménologie. Je m’exerçais – orgueilleuse comédie – à croire que j’étais l’auteur, le sujet créant, des images qui m’étaient offertes par les poètes. La méthode phénoménologique [49] m’enjoignait cependant de remettre en conscience première, donc en conscience personnelle, la création des belles images. Je voulais vraiment pancaliser le psychisme et c’était en lisant les poètes que je me sentais en belle vie.

*

En belle vie, c’est-à-dire en belle lecture, en une lecture toujours attentive à saisir dans le courant des mots le soudain relief poétique.

En m’exerçant à vivre personnellement, suivant la règle de l’élémentaire phénoménologie, tous ces reliefs, les grands, les petits, je découvrais que le langage poétique était une ouverture vers les hauteurs de la parole. Une sur-parole, une parole poétique, vient alors consolider des transcendances. On vivrait au double si l’on pouvait vivre poétiquement et déjà parler, en conviction première, le langage poétique.

Mais c’est sur ce thème des puissances verticalisantes du langage poétique que nous allons présenter le différend qui nous sépare maintenant de la stricte utilisation de la psychanalyse dans la mise en valeur de l’expression poétique. Nous touchons ainsi le dernier conflit de méthodes d que nous voulions évoquer dans cette brève Introduction.

[50]

Les objections que je crois pouvoir adresser, en une courte préface, à certains jugements des psychanalystes touchant la psychologie du langage ne visent naturellement pas les principes de la psychanalyse. Les œuvres de Freud, les petites comme les grandes, ont pour moi une tonalité inaugurale qui doit nous convaincre qu’on ne peut entrer dans les études psychologiques sans une réforme profonde des méthodes d’observation. L’introduction d’une valeur nouvelle dans le langage, que cette valeur soit une clarté de pensée, une belle image, un mot d’esprit, c’est autant de départs de parole dont le philosophe devrait marquer le rôle dans une esthétique du psychisme.

Dans les pages qui suivent, je voudrais montrer simplement d’abord que les descendants de Freud n’abordent pas vraiment l’esthétique du langage et ensuite que l’esthétique du langage a un rôle utile pour la santé psychique.


Je joue tout mon débat sur la réalité d’une sublimation absolue. Les poètes, dit Patrice de La Tour du Pin [5], trouvent « leur base en s’élevant ». Cette base, c’est le seuil même de la sublimation absolue. J’ai déjà proposé cette notion dans des ouvrages antérieurs. Je veux maintenant en faire l’argument majeur du présent petit livre.

Il est des images absolues, c’est-à-dire des images délestées de leurs surcharges passionnelles. Elles ne [51] subliment plus rien. La distillation poétique a réussi, elle est achevée ; la pureté poétique est atteinte. La quintessence poétique a été débarrassée de tous les résidus sensibles. C’est cet établissement du langage en haut, en sa propre hauteur, que le psychanalyste ne pense même pas à considérer. Toutes les images restent, pour lui, imprégnées de matières psychiques mal élaborées, voire de matières qui refusent l’élaboration.

Pour le psychanalyste il y a toujours une résistance à un mouvement, une profondeur sous une surface. Le psychanalyste regarde en profondeur et il regarde bien. Il voit clair dans les sous-sols de l’être. Mais il risque d’y perdre le sens de la hauteur, la sensibilité aux impulsions d’une verticalité psychique. Pour le psychanalyste, le profond est le stable, le solide, le permanent. Pour le psychanalyste, pas d’habit paré sans une forte doublure. Plus l’habit est paré, plus la doublure est forte. Elle est alors taillée dans le solide tissu des complexes. Un arlequin de morceaux de doublure, telle est la personnalité profonde d’un psychisme brillant.

Alors commence l’élucidation de la réalité psychologique cachée : « Tu montres trop, donc tu caches. » Tel est le jugement que le psychanalyste prononce contre son patient. Et quand c’est dans la parole même que se manifeste le besoin de parure, la volonté de parure, la jouissance de parure, le psychanalyste ne sait pas toujours entrer dans le dialogue des paroles joueuses et trouver ainsi le fond du fond. Il condamne en bloc le langage paré. Quand l’expression multiplie les nuances, quand elle nuance des nuances, le psychanalyste voit là un écran bariolé, un écran installé par un refoulement [52] subtil. Un être habilement secret s’oppose ainsi au regard d’un psychanalyste perspicace. Il y a longtemps qu’on a dit que la parole avait été donnée à l’homme pour qu’il cache sa pensée.

Mais poser le problème sous le signe d’une pensée habile à préserver des secrets ne tient pas compte de l’exubérance des paroles qui imaginent. C’est une destination normale de la parole que de se couler en de nouvelles images.

D’une façon générale, l’excitation à parler est un mauvais signe aux yeux d’un psychanalyste. Il a un mot grossier, un mot d’asile pour condamner l’exubérance des paroles comme une « logorrhée ». Il croit aisément que l’excitation à parler est une excitation substitutive, jamais il ne pense au bienfait direct que reçoit un psychisme. De toute façon, pour un psychanalyste, cette exubérance est un trouble de surface. Les psychanalystes vont à la recherche de causalités psychologiques plus profondes e.

Dès lors, les psychanalystes apparaissent à un rêveur de langage poétique, à un rêveur de langage complet comme des psychologues, linguistiquement mono-orientés, plus exactement comme des psychologues demi-verticalisés. Ils ne connaissent pas l’ampleur de toute la verticalité du langage. Et comme ils ne pensent [53] pas à inclure dans le langage les valeurs de sommet, les valeurs de dépassement du sommet, c’est-à-dire les valeurs poétiques, ils sont insensibles à la dynamique de verticalité positive, celle qui entraîne, celle qui emporte les poètes, les grands parlants. On les étonnerait en leur affirmant que ces Risées de paroles poétiques sont des manifestations de l’élan vital, un type tout humain d’élan vital. Dans la poésie l’élan vital du langage est sans cesse renouvelé. En lisant les poètes on a mille occasions de vivre en un langage jeune.

Un des actes les plus directs du langage, on doit le trouver dans le langage qui imagine. En rêvant dans le foisonnement des images poétiques, le phénoménologue peut relayer le psychanalyste. Peut-être même qu’une diméthode unissant deux méthodes contraires, l’une retournant en arrière, l’autre assumant les imprudences d’un langage non surveillé, l’une dirigée vers la profondeur, l’autre vers le haut, donnerait des oscillations utiles, en trouvant le joint entre les pulsions et l’inspiration, entre ce qui pousse et ce qui aspire. Il faut toujours s’attacher au passé et sans cesse se détacher du passé f. Pour s’attacher au passé il faut aimer la mémoire. Pour se détacher du passé il faut beaucoup imaginer. Et ces obligations contraires, voilà ce qui met en pleine vie le langage.

Une philosophie complète du langage devrait donc conjoindre les enseignements de la psychanalyse et de la phénoménologie. À la psychanalyse il faudrait alors adjoindre une poético-analyse où seraient mises en [54] ordre toutes les aventures du langage, où se donneraient libre cours tous les moyens, tous les talents d’expression.

Pour développer en toutes ses finesses une poético-analyse d’un homme qui s’exprime, il ne faut guère compter sur les psychanalystes. Bien rares sont les psychanalystes qui lisent les poètes, qui marquent chaque jour de leur vie par l’amour d’un poème. La poético-analyse devra donc être un approfondissement tout intime de la joie d’imaginer. Chacun commencera alors par sa poético-analyse sa propre psychanalyse. Une auto-psychanalyse, c’est facile quand on est vieux. Pour une bonne et ardente poético-analyse, il faudrait plutôt être jeune. Ainsi le long récit de mes tourments de méthode dont j’ai voulu faire l’histoire n’aboutit pas à une tranquillité homogène. Plus je travaille, plus je me diversifie. Pour trouver une unité d’être, il faudrait avoir tous les âges à la fois.

*

Du moins avec le présent livre nous croyons pouvoir nous placer devant un problème précis. Il nous faut prouver qu’autour d’une seule image peut se constituer une poétique ; si nous réussissons dans notre tâche, nous aurons un argument précis en faveur d’une thèse plus générale, souvent évoquée dans des livres antérieurs, qui affirme que la Poésie, que la Poétique est un véritable règne du langage. Expliquer le langage poétique en termes de langage ordinaire est une méconnaissance des valeurs spécifiques. Il faut entrer dans le règne poétique pour devenir sensible à sa cohérence.

[55]

En fait, le phénix ne cesse de vivre, de mourir et de renaître en poésie, par la poésie, pour la poésie. Ses formes poétiques sont étonnantes de variétés, de nouveautés. Ils sont si jeunes ces phénix des poètes qu’on a peine à reconnaître sous tant de parures poétiques la forme traditionnelle. Il suffirait que je lise encore, que je lise davantage pour que s’étende le musée des phénix poétiques qu’on trouvera dans le présent livre. Et je suis sûr qu’à poète nouveau correspond un nouveau phénix, un être phénicien extraordinaire. Parfois le phénix est à peine nommé, parfois il cache son nom sous la splendeur des métaphores. Parfois une pincée de matière phénicienne, quelques grains d’aromate, voilà ce qui suffit pour que se développe une fable oiselée.

En littérature, le phénix renaît

d’un rien
de la cendre d’une plume
de la sonorité de sa dernière syllabe
comme lorsque le poète a besoin de trouver une rime à onyx [6]g.

*

[56]

Ainsi, le phénix est actuellement un être de la littérature. Le lecteur qui hésitera à s’en convaincre doit séjourner un peu dans le musée des phénix que nous avons réunis dans le dernier chapitre de ce livre. Il verra que la lourde dialectique de la vie et de la mort ne suffit pas pour comprendre la splendeur des images phéniciennes. Pour le poète le phénix est un élan de beauté, une naissance dans le monde poétique. Et la mort du phénix n’a lieu que pour préparer une nouvelle naissance, la naissance d’un être poétiquement plus beau. Le phénix est donc bien un être littéraire, un être de littérature intensive.

Mais en a-t-il été jamais autrement ?

Et ici je touche à mon dernier tourment de faiseur de livres. Pour écrire un livre sur le Phénix, il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions. On apprendrait à classer les divers phénix venus d’Orient, vivant en Egypte. J’ai lu avec passion tous les livres que j’ai pu [57] atteindre. J’ai étudié attentivement le livre de Jean Hubaux et de Maxime Leroy [7], les chapitres consacrés au Phénix dans l’ouvrage de Carl-Martin Edsman : Ignis divinus [8].

Mais tandis que j’admirais le courage nécessaire à de tels travaux dans la mise en ordre des symboles coincés désormais dans leur pure historicité, il me venait à l’esprit une question : Comment l’archéologue peut-il ainsi vivre dans des ossuaires d’images ? L’intérêt strictement objectif de l’historien ne comporterait-il pas une composante touchant le caractère poétique de l’image mythique ? Je ne pouvais croire qu’on puisse saisir le caractère objectif de tels faits incroyables en refoulant entièrement l’entraînement poétique. Les archéologues sont trop heureux de leurs découvertes pour ne pas être tout de même des poètes. N’étant pas assez instruit pour recevoir à plein l’instruction des archéologues, j’ai des intérêts de phénoménologue : je m’intéresse à leurs intérêts.

En tout cas, quant à moi, je lisais tous ces livres d’érudition avec l’imagination en éveil. J’espérais toujours, dans de telles lectures, nourrir mon imagination phénicienne. Aucun phénix venant du passé, d’un passé bien mort, ne m’était indifférent.

*

[58]

Mais pour mettre un peu d’ordre dans des discussions aux objets multiples, dans des intérêts si dispersés, je veux indiquer brièvement le plan de ce petit essai.

Dans le premier chapitre, sans pouvoir, sans vouloir faire la liaison des images en action dans les mythes et des images de plus en plus librement imaginées par les poètes, j’ai pu, dans les premières pages, rappeler des synthèses un peu simples faites d’images et d’idées trouvées dans les travaux archéologiques. Nous verrons comment on utilise encore l’image antique dans des expressions rapides, simples, en un commentaire à peine étoffé par des images nouvelles. Par comparaison avec les actes effectifs des poètes contemporains, ces paraphrases de l’image mythique paraîtront bien inertes.

Dans un second chapitre préliminaire, nous essaierons de trouver dans la réalité même des prétextes d’images qui pourront, aux yeux des psychologues timorés, légitimer la folle image d’un oiseau de lumière qui marque un instant du monde. On a cru à l’existence animale de l’oiseau. On lui a trouvé une place dans de savants volucraires [9]. Avant de connaître son nom je l’ai vu voler dans le ciel. Je ferai cette confidence. Je suivrai donc un instant l’enchaînement de l’imagination [59] mineure qui a toujours besoin d’un peu de réel pour faire des images extraordinaires.

C’est seulement dans le troisième et dernier chapitre que je présenterai le phénix au centre d’une poétique caractéristique. Cette fois, l’histoire aura perdu toute action, la tradition n’aura aucun rôle. Les Phénix d’aujourd’hui, le phénix des poètes d’aujourd’hui, n’ont pas d’ancêtres. Ils ne traînent pas des oripeaux de symboles. Ils n’illustrent pas de vieilles idées. Ils sont pures images littéraires, toutes vivantes de vivacité. De telles images ont bénéficié de la révolution surréaliste. Elles sont des réalités éminentes d’un surréalisme naturel. Un critique littéraire raisonnable les dénoncera aisément comme des images excessives. Il n’admettra pas que le langage poétique a droit maintenant, grâce à une activité surréaliste permanente, à tous les excès. Plusieurs des images de notre musée, pour peu qu’elles soient attisées par quelque commentaire, seraient des bombes phéniciennes qu’un nouveau surréaliste pourrait utiliser contre les forteresses des rhétoriciens.

Mais commençons par des polémiques moins bruyantes. Prenons contact avec la tradition.

[60]



[1] Dans nos livres sur la philosophie du Rationalisme appliqué, nous avons toujours insisté sur le danger des convictions d’images pour le travailleur de la pensée scientifique. Voir en particulier : La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Vrin, 1938.

[2] Cf. Le Rationalisme appliqué, chap. III : « Rationalisme et co-rationalisme, l’union des travailleurs de la preuve », PUF, 1949.

a En marge de ce passage :

Un renvoi au verso : Cette page doit être modifiée si je me contente de faire un petit livre sur le Phénix.

Et la remarque : Si je ne fais que le Phénix, je dirai : Nous allons consacrer ce petit livre il une image excessive. Le livre s’appellerait : « La Poétique du Phénix ».

[3] Cité par Pierre Reboul, Lélia, Ed. Gamier, 1960, p. XXIX.

b Remarque marginale : À modifier, ça grandiloque !… tant pis, je ne suis pas le premier.

[4] Gaêton Picon parle justement de la « tonalité confuse du vécu » (L’usage de la lecture, t. I, Mercure de France, 1960, p. 182).

C Note isolée, datée de mars 1962 : Vivre dans le langage, par le langage, pour la Parole, c’est, pour moi, le seul existentialisme possible.

d Note isolée : Dans l’introduction, il me faut mieux placer ma discussion avec les psychanalystes. Il ne s’agit pas d’un simple conflit de méthodes. Les psychanalystes ne peuvent accéder à la libération linguistique parce qu’ils vivent entre les deux pôles du signifiant et du signifié. Ils oscillent toujours au-dessous du seuil de libération par les images.

[5] Patrice de La Tour du Pin, La vie recluse en poésie, Plon, 1938, p. 85.

e Note isolée : Si paradoxal que cela paraisse, c’est dans l’examen des images littéraires inattendues que j’ai senti l’insuffisance de l’examen psychanalytique. Dans son ivresse de nouveau langage, dans sa volonté de ne parler que poétiquement en s’élançant vers des images essentiellement nouvelles, le poète quitte le commun des lecteurs, la communauté du langage explicatif. Le psychanalyste cherche au-dessous de l’image pour « expliquer » ; il ne pense guère à aller au-dessus.

f Note isolée : Pour bien monter il faut partir de très bas. Pour bien monter il faut oublier le très bas.

[6]

« Ses purs ongles tris haut dédiant leur onyx,

L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,

Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix

Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide… »

(Mallarmé, Poésies, édition complète contenant plusieurs poèmes inédits, Gallimard, 1940, p. 126.)

g Dans une note de lecture antérieure au projet de « Poétique du Phénix », G. B. avait retenu le sonnet en X comme matériau pour le développement du thème de la « poésie au-delà du sens » (annotation marginale), thème dont nous retrouvons l’écho dans « La Poétique du Feu », en particulier dans l’introduction : « Le Règne poétique n’est plus en continuité avec le Règne de la signification. Il s’établit donc au-dessus des oscillations du signifiant et du signifié… » Voici cette note de lecture :

En envoyant à Cazalis en 1868 le sonnet célèbre qui contient le vers si souvent cité :

« Aboli bibelot d’inanité sonore »

Mallarmé écrit : « J’extrais ce sonnet, auquel j’avais une fois songé, d’une étude projetée sur la parole : il est inverse, je veux dire que le sens, s’il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu’il renferme, ce me semble), est évoqué par un mirage interne des mots mêmes. » Ce sonnet avait d’abord pour titre Sonnet allégorique de lui-même. Ce titre correspond bien à cette référence à soi-même qui renforce l’ontologie de l’expression poétique : « J’ai pris ce sujet d’un sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons » (cité par Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 267-268).

[7] Jean Hubaux et Maxime Leroy, Mythe du Phénix dans les littératures grecque et latine, Bibliothèque de la Faculté de Liège, fasc. 82, 1939.

[8] Carl-Martin Edsman, Ignis divinus, Le feu comme moyen de rajeunissement et d’immortalité — contes, légendes, mythes et rites, Lund, C. W. K. Gleerup, 1949.

[9] Le livre de Pierre Belon du Mans : L’histoire de la nature des oiseaux, avec leurs descriptions, et naïfs portraits retirés du naturel (Paris, 1555), est très positif. Les observations sont précises. Il y a un chapitre (chap. XXXV) de deux pages et demie sur le Phénix, qui a ainsi sa place objective parmi les autres oiseaux. Cependant le Phénix a une manière bien singulière de couver. Des auteurs, rapporte Belon, disent que la femelle met ses œufs « sur le dos du mâle et qu’elle les couve dessus lui ».

L’exemplaire de la Bibliothèque nationale est en excellent état. Toutefois les pages consacrées au Phénix sont maculées. Nombreux sans doute ont été les lecteurs qui voulurent s’instruire sur l’oiseau extraordinaire.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 août 2016 12:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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