Gaston Bachelard, Fragments d une Poétique du Feu. Établissement du texte, avant-propos et notes par Suzanne Bachelard


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Gaston Bachelard, Fragments d’une Poétique du Feu. (1988)
Avant-propos


Une édition numérique réalisée à partir du livre de Gaston Bachelard, Fragments d’une Poétique du Feu. Établissement du texte, avant-propos et notes par Suzanne Bachelard. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1988, 173 pp. Une édition numérique en préparation par Rachid OUHTI, bénévole, professeur agrégé de lettre, enseignant au lycée depuis 1998.

[5]

Fragments d’une Poétique du Feu.

Avant-propos

Un livre vécu


Dans le courant de l’année 1959, après la publication de La Poétique de l’Espace (1957) et la remise à l’éditeur du manuscrit de La Poétique de la Rêverie, mon père entreprit la rédaction d’un nouveau livre. Le désir l’habitait depuis longtemps de reprendre le thème inaugural, le Feu, de ses études sur les éléments, selon une ligne d’intérêt différente qui était déjà manifeste dans les deux « Poétiques ». Mon père s’en est expliqué dans les textes que nous publions.

 Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées, il commençait par le commencement du livre, il ébauchait l’introduction, plus exactement le commencement de l’introduction, parfois avec une note marginale : « un début possible ». Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas. Il annotait le déjà écrit et récrivait. Nombreuses sont les pages où n’étaient marquées que les premières phrases auxquelles il attachait une valeur dynamique. Je me souviens [6] qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat. » Ecrire les premières pages, c’était prendre son élan, se donner confiance. Ces pages ébauchées, la ligne d’intérêt suffisamment définie pour être un premier guide, il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

 Cette fois, le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ». Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait plusieurs. Les intérêts se sont multipliés, entrecroisés. Le choix – difficile – est resté ouvert.

 Mon père voulait s’engager dans une expérience poétique novatrice. C’est ainsi qu’il désigna d’abord le livre à venir sous le titre : « Le Feu vécu ». Nous transcrivons la toute première ébauche de ce projet initial, trouvée dans un dossier isolé sous le titre « Le Feu vécu » :

« D’une flamme contemplée faire une richesse intime, d’un foyer qui chauffe et qui illumine, faire un feu possédé, intimement possédé, voilà toute l’étendue d’être que devrait étudier une psychologie du feu vécu. Cette psychologie décrirait, si elle pouvait trouver une cohésion des images, une intériorisation des puissances d’un cosmos ; nous prendrions conscience que nous sommes feu vivant dès que nous acceptons de vivre les images, les images d’une prodigieuse variété que nous offrent le [7] feu, les feux, les flammes et les brasiers. Et la plus grande leçon que nous trouverions dans une psychologie du feu vécu, c’est peut-être de nous ouvrir à une psychologie de l’intensité – de l’intensité pure – de l’intensité d’être. Si nous pouvions déjà montrer que l’être du feu est l’être d’une intensité, nous pourrions tenter d’exposer la réciproque. En nous l’être monte et descend, l’être s’illumine ou s’assombrit, sans jamais reposer dans un “état”, toujours vivant dans la variation de sa tension. Le feu n’est jamais immobile. Il vit quand il dort. Le feu vécu porte toujours le signe de l’être tendu. Les images du feu sont, pour l’homme qui rêve, pour l’homme qui pense, une école d’intensité. Mais, au bénéfice de ces images d’intensité, d’intensité imaginée, on se libère de la brutalité d’une intensité trop vite descendue dans les muscles. Si nous réussissons à bien distinguer les feux d’animus et les feux d’anima, nous verrons que la douceur, le feu doux, le feu d’anima, peut bien recevoir le qualificatif de douceur intense, la marque d’une intensité douce.

 « En étudiant dans toute son ampleur la psychologie du feu vécu nous aurons mille occasions de faire sentir toutes les répercussions de l’adjectif sur le substantif. Nous ébaucherons une ontologie de l’adjectif. Quand on imagine, les substances sont trop loin – trop loin hors de nous, trop loin en nous-mêmes – et l’imagination vit mieux dans la mobilité des adjectifs. Alors le feu vécu pourra désigner bien des durées vécues, suivre la vie qui coule, qui ondule, la vie aussi qui surgit. Bien rarement la vie temporelle du feu connaît la tranquillité de l’horizontal. Le feu, en sa vie propre, est toujours [8] un surgissement. C’est quand il retombe que le feu devient l’horizontale chaleur, l’immobilité dans la féminine chaleur.

 « Nous toucherons les contradictions intimes de la psychologie du feu si nous pouvons, dans une dialectique d’animus et d’anima, étudier comme deux pôles de l’imagination, le feu et la chaleur. Pour une psychologie complète nous avons besoin de vivre aux deux pôles de notre être androgyne. Nous pourrons alors recevoir le feu dans ses violences et dans son réconfort, tantôt comme l’image de l’amour, tantôt comme l’image de la colère. »

 Page séminale qui marque l’instant décisif d’une réorientation par rapport aux anciennes méditations sur le feu. La distance au feu spectaculaire s’abolit. En saisissant le surgissement du feu, l’être participe au feu, l’être lui-même surgit. Le terme de vécu a été la marque de cette intériorisation du feu dans l’expérience imaginaire de l’homme devenu feu vivant. Intériorisation dont on voyait déjà l’annonce dans la Poétique de l’espace et dans la Poétique de la Rêverie avec la notion de « retentissement ». Est visible dans cette page l’inflexion de la trajectoire partant d’une théorie des éléments et aboutissant à une valorisation de la qualité dans sa mobilité. S’ouvre alors pleinement la dimension verticale de la sublimation. L’être, par sa participation imaginaire à l’intensité du feu, vit intensément ; il vit intensément les « contradictions » mêmes du feu qui surgit et retombe dans la « dialectique » de l’animus et de l’anima.

Cependant mon père abandonna par la suite le [9] titre « Le Feu vécu » pour le titre « La Poétique du Feu », mais sans abandonner son projet initial. Il m’a fait part, à maintes reprises, de ses hésitations : les titres, moyens d’identifications des livres, sont des raccourcis qui peuvent entraîner des méprises. Il craignait que le lecteur reconnût dans le titre « Le Feu vécu » une séduction nouvelle de l’existentialisme auquel il restait étranger.

 D’autre part, ce qui a été privilégié comme travail premier dans l’élaboration de la Poétique du Feu, c’est le feu d’animus, le feu surgissant et actif, sollicitation directe pour le philosophe de la pensée active et tendue, de la pensée qui veut constamment progresser en se renouvelant. Peu à peu l’idée se forma de réserver le « vécu » au feu d’anima, au réconfort et à la chaleur du feu rêvé. De toute façon il semblait urgent de s’expliquer sur le terme « vécu ».

À la fin de l’introduction de chacun de ses livres, mon père annonçait le plan. Cette annonce n’était pas une simple option pédagogique ; il s’agissait, par le défi de l’anticipation, quitte à revenir sur ce plan et à le modifier, de prendre une assurance sur l’avenir du livre. Mon père, dans une première rédaction de l’introduction à « La Poétique du Feu », indiqua brièvement les thèmes de la première partie centrée sur le feu d’animus et amorça une justification de la notion de « feu vécu » : « Nous avons mis tous les chapitres groupés dans la deuxième partie de notre essai sous le titre général “Le Feu vécu”. Un des leitmotive de la Phénoménologie appliquée est la détermination des expériences vécues. Mais bien souvent cette détermination [10] dit trop de choses en un seul mot. Le mot vécu est souvent sous la plume des philosophes de notre temps un mot qui revendique. Il est alors écrit contre d’autres philosophes dont on juge qu’ils ne touchent pas le vécu, qu’ils se contentent du jeu factice des abstractions, qu’ils déclassent “l’existence” pour se consacrer à “la pensée”. Le problème ne nous paraît pas aussi simple et puisque nous parlerons nous-même du feu vécu, nous devons, dès la présente Introduction, nous expliquer. » Nous publions dans le présent ouvrage la version remaniée et développée de cette justification.

Mon père laissa en chantier l’introduction et se mit à l’ouvrage en commençant la rédaction simultanée des chapitres de la première partie. Depuis longtemps déjà des dossiers étaient ouverts sur le Phénix, sur Prométhée, sur la Colère du Feu, sur Empédocle, dossiers où se mêlaient des fragments de rédaction, des « débuts possibles », des notes de lecture. A partir de ces dossiers prirent naissance trois chapitres. Le premier chapitre sur le Phénix, dont deux ébauches eurent successivement pour titre « Le Phénix, image complexuelle de la vie et de la mort », « Les Phénix du Poète », s’intitula finalement « Le Phénix, phénomène du langage ». L’élaboration complète du deuxième chapitre, « Prométhée » (comportant un plan provisoire, des développements partiels et des commentaires de textes), fut remise à plus tard. Les dossiers « Empédocle » et « La colère du feu » furent utilisés pour constituer un chapitre unique, troisième et dernier de la première partie du livre. Mais l’unité en était difficile à trouver. L’option délibérée du chapitre [11] étant orientée exclusivement vers le feu viril, mon père ne pouvait retenir le titre « Le feu et la destruction vécue » auquel il avait songé à une époque où il avait projeté de donner à son livre le titre général « Le Feu vécu », le « vécu » incluant le thème d’anima. Nombreuses furent les « premières » pages de ce chapitre. Je transcris ce qu'une première version avait désigné comme « le début le plus poussé » (une note marginale indiquait : « Comme titre de chapitre je préfère simplement Détruire ») : « Le philosophe court à l’absolu. Il se méfie des images, il n’a pas besoin des images. Les idées lui suffisent. Il y a des idées si rapides qu’elles ne sont plus des idées actives. Telle est l’idée de néant. Le philosophe l’applique à tout, sans se rendre compte que l’ “application” de toute idée est la seule mesure de sa réalité, de son efficacité. Ainsi Néant, Vide, Rien, Non se manient comme papier déchiré. La négation est tout de suite opérante. Elle permet au penseur une volte-face dans le règne de ses idées. Elle le fait autre à bon marché, sans peine, sans responsabilité, en un trait de plume. Le philosophe – ce roi sans royaume – règne par sa négativité. Mais détruire est un autre labeur que nier. On ne sait jamais si la besogne est finie, si le monde garde la trace de ce qu’on a détruit. Et surtout on n’est jamais en paix avec soi-même quand on a l’âme d’un destructeur. La destruction doit détruire celui qui détruit. La ruine est en nous. » Les pages suivantes ont été reprises et intégrées à une version ultérieure publiée dans la présente édition.

Une note, datée du 24 décembre 1959 : « Je préfère aller tout de suite à Empédocle », indique, non pas [12] un abandon du thème de la destruction, mais un recentrage du chapitre : « Empédocle est l’être majeur de la destruction ». Mon père recomposa les premières pages et intitula le chapitre : « Empédocle ». En 1960 et dans la première moitié de l’année 1961, il poursuivit la rédaction de ce chapitre et du chapitre sur le Phénix. En même temps il commençait à envisager la seconde partie du livre, intitulée « Le Feu vécu » et désormais réservée au thème du feu d’anima. Il relut, mais sans les élaborer, des notes de cours – dont certaines étaient très anciennes – sur des thèmes variés : la chaleur, la fusion, les songes du frottement, le feu des alchimistes. Paradoxalement les projets se multiplièrent, au moment même où s’avivait la conscience de l’impossibilité de les réaliser. La maladie devenait de plus en plus pesante, l’appréhension du temps limité de plus en plus lourde. Des notes revues le 18 mai 1961 étaient encore rangées dans un dossier sous la rubrique « Feu vécu ». Mais une annotation en marge de l’introduction qu’il ne cessait de reprendre est une première trace d’hésitation : « Je ne pars pas sur mes diatribes contre le vécu. Je verrai si j’institue un chapitre final sur le feu vécu. Alors je reprendrai cette page. » « Feu vécu » : réunion de chapitres en deuxième partie ? ou seulement chapitre final ? ou peut-être même abandon ? ou peut-être projet d’un autre livre après « La Poétique du Feu » ? Ces hésitations furent siennes.

Finalement, devant l’impossibilité d’organiser des matériaux si divers, en un temps dont le terme pressenti se rapprochait de plus en plus, mon père renonça à écrire la deuxième partie du livre. La fin projetée de [13] l’introduction devait donc être modifiée et une note datée du 10 juin 1961 précise : « A la fin de l’introduction (10 juin 1961) maintenant que je décide de ne pas écrire les pages préparées sur le feu vécu, je dirai :

« Et maintenant que voici terminée la tâche que je m’étais assignée de donner des exemples relevant d’une psychologie d’animus, une certaine mélancolie me prend [comme si mon anima me reprochait de ne l’avoir pas laissé parler].

 « Je sais bien que j’avais encore beaucoup de songes à conter, beaucoup de rêveries qui seraient, à l’encontre de celles que nous avons abordées dans le présent livre, des rêveries sans travail. L’anima reprendrait la parole. Mais nous ne voulons pas l’évoquer en ce début… »

 Peut-être une obscure résistance avait-elle laissé pour une approche seconde, comme signe d’une intimité réservée, le feu de la chaleur harmonique, le feu de l’inoubliable, mais aussi le feu difficile à revivre, deux fois difficile à revivre, dans le vécu de la mémoire, dans le vécu de l’imaginaire.

Une page isolée, sous le titre « La sublimation des peines par la poésie », écrite antérieurement (l’écriture en témoigne), invite le commentateur au silence :

« Se consoler avec des poèmes, n’est-ce pas rendre durable, en une extrême finesse, la souffrance. Dans une philosophie de la psychanalyse, la sublimation transporte trop aisément le psychisme dans un état consolé. Alors, dans la double vie de la sublimation, la vie vraie n’est plus qu’un pôle mort. On ne souffre plus dans la première souffrance.

« Mais quand une souffrance, grâce au poète, a [14] trouvé son image, nous connaissons une sublimation dans laquelle l’image suscite le souvenir. La souffrance charmée sort de son gîte obscur. Quelle force de reviviscence d’un chagrin endolori ne ressent-on pas en lisant le poème d’Antonio Machado [1] :

J’avais au cœur
l’épine d’une passion
je l’arrachai un jour ;
je ne sens plus mon cœur

et, à la fin de poème :

Ma chanson reprend sa plainte :
“Epine d’or acérée,
je voudrais te sentir
dedans mon cœur plantée.”


« Un tel poème pose le problème de la sublimation poétique dans son aspect très spécial. En faisant de sa peine secrète une œuvre, le poète s’en libère-t-il ? Quand l’œuvre est aussi belle que celle de Machado, il ne le semble pas. Le poète souffre plus finement et par conséquent plus profondément après la sublimation. L’image devient en somme plus douloureuse que le souvenir brut. Le souvenir devient brûlant. Il est amené par le poème à l’état d’une brûlure vive. Le poète maintient la brûlure. Il souffle sur une braise. Et maintenant, quand il se souviendra de sa peine, il se souviendra aussi, il se souviendra surtout, de son poème.

[15]

« Et si, nous, simple lecteur, nous adoptons le poème, si nous l’ “appliquons” au souvenir d’un jour où nous avons arraché une épine de notre cœur, voici que le poème irradie en nous sa souffrance, une nouvelle souffrance. Le passé est brûlure. Il souffre encore sous les cendres. La négativité des brûlures intimes et la possibilité du courage de vivre échangent sans fin dans notre cœur leurs défis. Détruire en nous les anciennes peines est une longue souffrance. Tout amour défunt met l’âme en un purgatoire. »

Après le renoncement à la Seconde Partie, « La Poétique du Feu » se trouvait incomplète non seulement dans la réalisation, mais surtout dans la conception même. Le bipolarisme essentiel était ruiné ; animus était veuf d’anima. C’est alors qu’un projet nouveau prit force : laisser en l’état le manuscrit de « La Poétique du Feu » et à partir du premier chapitre sur le Phénix constituer un livre. En comparaison de « La Poétique du Feu » aux thèmes multiples, une étude consacrée exclusivement au Phénix aurait l’avantage d’être centrée sur un objet unique et pouvait sembler plus facile à dominer dans un temps limité.

Dans son projet d’une « Poétique du Feu », mon père avait retenu le Phénix en tant qu’objet de l’imaginaire d’une conscience ignée. Un thème, incitateur par son caractère provocant, l’attirait : l’oiseau de la tradition légendaire et mythique, le regarder avec l’œil neuf de l’imaginaire poétique. Rappelons le début du chapitre sur le Phénix : « Si nous pouvions montrer que l’image du Phénix vit sans peine dans le langage, si nous pouvions apporter des exemples précis où nous [16] voyons le Phénix garder, prendre ou retrouver une existence poétique – triomphe du langage sublimé – nous aurions, sur un cas difficile, sur un cas désespéré, fait la preuve que la phénoménologie nous permet de prendre, même avec les images de la tradition, un nouveau départ. » Le Phénix des poètes est ainsi une nouvelle naissance. Transcendant le mythe, étrange redoublement du mythe : le Phénix prend son envol poétique dans la cendre des légendes et des mythes.

En juillet 1961, mon père reprit la rédaction de ce chapitre telle qu’il l’avait laissée au début de mai 1960 pour se consacrer au chapitre sur Empédocle. « Commencement d’une relecture. Mais je ne suis pas content », écrit-il alors sur la couverture du chapitre. Conçu comme chapitre unique dans la perspective de « La Poétique du Feu », ce chapitre mêlait nécessairement le phénomène poétique et le fonds légendaire, le traditionnel et le nouveau. Mon père, dans l’orientation nouvelle d’un livre consacré exclusivement au Phénix, souhaitait délivrer de la tradition et de l’érudition le chapitre déjà ébauché et, en dégageant l’intérêt spécifique du poétique, faire de ce texte purifié la clef de voûte d’une « Poétique du Phénix », tandis que deux chapitres « préliminaires » considéraient les intérêts des mythologies et des descriptions légendaires. En même temps, il reprenait, pour en modifier la perspective, l’introduction de « La Poétique du Feu », dont, de toute façon, il voulait conserver pour le nouveau projet les premières sections.

 Mon père, cependant, restait insatisfait, doublement insatisfait.

[17]

Insatisfait, tout d’abord, de l’organisation des trois chapitres en cours de réalisation. Dans la version ultime de l’introduction, il fait état de son « dernier tourment d’un faiseur de livres » : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions ». Mon père n’en avait ni la possibilité ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts l’animaient. Pourtant un regret était actif de ne pas être assez instruit. Éternel écolier, mon père aimait apprendre. On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état d’enfance, d’une nostalgie de l’innocence, mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités de l’enfance, capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre, mais aussi capacité d’apprendre et de se transformer. Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits. Transparaissait une tension entre l’audace de l’imagination libre et le contrôle d’une pensée instruite. Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif. En fait, la tâche qu’il s’était donnée le contraignait objectivement à dissocier et à réassocier sans cesse mythe et poésie. Il est vrai que « sans l’aide du mythe antique le Phénix renaît sans cesse dans les poèmes », mais il est vrai aussi que le lecteur des poètes aura une vue plus aiguë s’il s’est instruit auprès des mythologues. Il est vrai aussi qu’il faut lire les mythologues avec d’autres intérêts que ceux de l’érudition.

Mais, au-delà des difficultés de réalisation et des [18] déceptions objectives, plus profondément, mon père ressentait cette réorientation de ses projets comme une réduction des ambitions premières. Au moment où se formait l’idée d’un livre exclusivement réservé au Phénix, il annota une page de l’introduction à « La Poétique du Feu » : « Cette page doit être modifiée si je me contente de faire un petit livre sur le Phénix. » La « décision » du 10 juillet 1961 de renoncer à « La Poétique du Feu » ne fut pas en fait une décision stable. Il revenait sans cesse à l’introduction, laissant telle quelle 1a première moitié, infléchissant la seconde moitié vers une critique plus accentuée de la psychanalyse, mais sans se décider à annoncer le plan du livre nouveau. Ce n’est qu’au début de l’été 1962 qu’il terminera cette Introduction en indiquant la teneur des trois chapitres projetés de « La Poétique du Phénix ». L’avant-dernière rédaction avait été rangée le 20 janvier 1962 sous une couverture qui porte encore la trace de l’hésitation : Poétique du Phénix, Poétique du Feu ?

 « Poétique du Phénix » : renoncement aux projets majeurs, mais aussi, pourtant, attirance vers l’oiseau de feu, qui meurt et qui renaît, flamme ailée et cendre, transposition symbolique du destin, unissant la mort et l’enfance, le bûcher et le berceau, rapprochant l’enfant rêveur au bord de sa rivière, l’Aube claire, et l’homme méditant sur la mort proche, mort transfigurée par l’image sublimée : « Quel âge a donc notre phénix, le phénix qui, du jour en nuit, de nuit en jour, meurt et renaît en nous ? Tard dans la vie, des rêves [19] phéniciens traversent le vieil âge. On meurt en brûlant des souvenirs. Mais comme on aime encore en les brûlant, on redevient digne de l’éternité de l’amour vécu. »

Phénix, « étrange synthèse des grandes images du nid et du bûcher », oiseau hermaphrodite, réconciliateur, dans le grand songe final, d’animus et d’anima.

Au terme de sa vie, l’idée vint à Gaston Bachelard d’écrire un chapitre-fin où serait accomplie l’intériorisation du phénix : « Est-ce que je ne ferais pas un chapitre final où je dirais mon phénix ? Le titre serait “Mes songes phéniciens” et comme sous-titre “Le clair-obscur et la vie cendrée”. Au lieu d’être devant ma table d’existence, je serais devant ma table de non-existence, caressant mon néant. »

Puis ce fut la dernière page écrite :

« Faire un livre, cela vieillit son homme. Un jour vient où il faut conclure, où il faut finir.

« On voit à quoi ont abouti les expériences premières. Au cours de la vie, on faisait un livre pour entretenir les habitudes d’écrire ; on croyait qu’en dehors du livre la pensée restait libre, qu’on avait un autre destin que le destin d’écrire. Mais vient une heure où l’on doit reconnaître qu’en faisant un livre, on suivait son destin et qu’on n’a peu à peu que le destin de ses propres livres.

« Il faudrait toujours faire deux livres, trois livres à la fois, pour échapper au destin d’un travail unique. On se le promet bien ; on met sur la table les quatre dossiers, les cinq dossiers… Grand malheur alors quand [20] c’est le plus insignifiant des dossiers qui se met à grossir. Infortunés auteurs qui ne savent pas brûler leur papier ; ils “savent” bien que le livre-phénix ne renaîtrait pas de ses cendres ! »

 Quelque temps avant sa mort (16 octobre 1962), mon père évoqua le souci que lui causait l’inachèvement de son travail des dernières années. Il me donna certaines consignes ; la première était une consigne générale impérative : ne publier en aucun cas des textes qui n’aient eu qu’une destination orale (notes de cours, entretiens radiophoniques…). En ce qui concernait les dossiers sur le feu, où s’entrecroisaient plusieurs projets et dont la rédaction était loin d’être définitive, il m’indiqua une préférence : « Après tout, il vaudrait sans doute mieux les incorporer, après révision, dans les Œuvres complètes » dont le projet avait été formé à la fin de l’année 1961, sur l’initiative de Paul Angoulvent, président des Presses Universitaires de France.

Ce projet, prenant pour modèle de publication l’ « Édition du Centenaire » des Œuvres de Bergson, devait être une édition en trois volumes, avec apparat critique et introductions. Publication à longue échéance qui demandait le concours de tous les éditeurs de mon père. La première étape de cette longue entreprise eût été un recueil d’articles et de préfaces. Mon père me dicta une liste possible de textes. Ces textes furent rassemblés en 1970 dans Études (Librairie Vrin) et Le droit de rêver (Presses Universitaires de France).

[21]

Les Presses Universitaires de France reprirent le projet de Paul Angoulvent. En février 1974, ce projet désormais très élaboré (quatre tomes étaient alors prévus ; des « éditeurs » pour les introductions et l’apparat critique avaient été pressentis) reçut l’assentiment de tous les éditeurs. Quelques semaines plus tard, l’un d’entre eux revint sur son acceptation. Le projet dut donc être provisoirement abandonné.

En juillet 1981, les Presses Universitaires de France proposèrent à nouveau une édition des Œuvres complètes ; les autres éditeurs, au cours de l’été, opposèrent un refus formel en raison des difficultés générales de l’édition. Cette fois, tout espoir de satisfaire le vœu formulé par mon père devant être abandonné, il fallait envisager une édition séparée des manuscrits concernant le Feu.

État du manuscrit et établissement du texte

De « La Poétique du Phénix », les chapitres en cours d’élaboration ayant été brûlés, il ne restait que l’Introduction avec ses versions antérieures, des feuillets isolés, des notes de lecture.

« La Poétique du Feu » comprenait des dossiers très divers par leur organisation et leur degré d’élaboration. Les dossiers principaux, tous inachevés, concernaient l’introduction (la première moitié étant commune à « La Poétique du Feu » et à « La Poétique du Phénix »), les trois chapitres prévus de la Première Partie, qui [22] eurent finalement pour titre : « Le Phénix, phénomène du langage », « Prométhée » et « Empédocle ».

En rapport avec la Seconde Partie, prévue primitivement, sur le « Feu vécu », et à laquelle Gaston Bachelard avait finalement renoncé, des dossiers annexes comprenaient d’anciennes notes de cours, principalement sur l’alchimie, qui auraient peut-être fourni des matériaux pour une rédaction ultérieure, ainsi que quelques feuillets isolés.

Aucun élément de conclusion ne figurait dans les dossiers.

Il est à penser que de nombreux développements auraient fait l’objet d’une nouvelle rédaction – ce qui aurait vraisemblablement donné lieu à des remaniements de plan. En témoignent la coexistence de développements élaborés et d’ébauches, les nombreuses versions partielles, les indications marginales, les feuillets annexes, les notes de lecture non encore intégrées, les références incomplètes.

Nous publions l’introduction dans les deux versions, celle de « La Poétique du Feu » et celle de « La Poétique du Phénix », les trois chapitres : « Le Phénix, phénomène du langage », « Prométhée », « Empédocle ». Au cours des divers remaniements, l’ordre de ces chapitres est resté le même. L’Introduction et le premier chapitre comportent un exergue. Nous avons trouvé dans les dossiers deux notes citant un vers de Jean Bourdeillette avec l’intention de le mettre en exergue de l’ensemble du travail. Nous avons donc reproduit ce vers en tête de la publication. Pour nous [23] conformer à l’ordre impératif qui nous avait été donné, nous ne publions pas les notes de cours trouvées dans le dossier, en relation avec une éventuelle Seconde Partie.

Devant la multiplicité des versions, nous avons été amenée dans certains cas à procéder nous-même à des choix, dans la plupart des cas une version s’imposant avec évidence. En général, les versions différaient par l’organisation du développement et ne pouvaient donner lieu à des indications de variantes locales.

Seul le chapitre sur Empédocle avait, dans son ensemble, une pagination continue. En ce qui concerne les deux autres chapitres, certaines notes, en marge de développements non paginés, indiquaient, parfois avec des hésitations, le plan à suivre. Quelques-unes de ces indications s’étant révélées incompatibles, nous avons été obligée de décider de l’ordre des développements. Tel est le cas pour la seconde moitié du chapitre sur le Phénix.

Initialement nous n’avions trouvé dans le dossier « Prométhée » que quelques pages : « un début possible », un plan provisoire, quelques notes de lecture. Nous avons retrouvé, dispersés en deux dossiers non inclus dans le dossier général sur le Feu, des développements et des commentaires relatifs à Prométhée que nous avons groupés selon quelques rubriques suggérées par les textes de Gaston Bachelard.

Parmi les notes de lecture nous avons publié celles qui nous paraissaient éclairer l’orientation du texte ; nous n’avons pas transcrit les citations de textes qui étaient à seule Un de documentation, ce que Gaston Bachelard appelait « ses notes d’écolier ».

[24]

 Certaines remarques isolées ont été ajoutées en note.

 Dans tous les textes nous avons précisé les références et introduit quelques compléments bibliographiques.

Conventions

Le texte de Gaston Bachelard est en caractère romain, le nôtre en italique.

 Chaque chapitre a sa propre numérotation des notes. De ce point de vue nous avons considéré l’Introduction à « La Poétique du Feu » et l’introduction à « La Poétique du Phénix » comme un chapitre unique. Les notes de l’auteur sont numérotées à l’aide de chiffres arabes, les nôtres à l’aide de lettres.

 Dans nos notes nous avons désigné Gaston Bachelard par les initiales G. B.



[1] Antonio Machado, Quelques Poèmes, présentation et traduction de P. Darmangeat et G. Pradal-Rodriguez, Seghers, 1953, p. 13 (poème de la période 1903-1907).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 août 2016 13:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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