Avant-propos
Composée et imprimée à la veille de la guerre, en 1914, cette étude n’a pu être publiée qu’aujourd’hui, en 1919. Dans l’intervalle, aucune autre publication, à ma connaissance, n’a produit des faits ou des documents qui en contredisent les conclusions. D’autre part, dans les bouleversements économiques et sociaux amenés par la guerre qui vient de finir, toute contribution à l’histoire économique et sociale est d’un intérêt actuel.
L’important point d’histoire économique et sociale qu’on traite ici est un chapitre de l’histoire rurale de la Révolution française.
Annoncée, proclamée par les députés du Tiers État à Versailles, commencée par les Parisiens qui, bourgeois et ouvriers, prirent la Bastille, la Révolution aurait peut-être avorté, si la masse des paysans n’y avait pris part, ne l’avait étendue à toute la France, et, quand la victoire fut acquise, n’avait défendu, maintenu, développé cette victoire.
Or, si les paysans s’insurgèrent, ce fut pour secouer le fardeau qui, depuis des siècles, pesait sur eux, ce fut pour obtenir l’abolition de ces droits féodaux qui leur semblaient intolérables depuis que, par la diffusion des lumières, ils en sentaient l’iniquité.
La bourgeoisie souffrait moins du régime, parfois môme en profitait, ne voulait, au début, qu’une révolution politique : elle n’accorda d’abord qu’une satisfaction partielle aux paysans, après leurs premières insurrections, et la Constituante, dans la nuit du 4 août 1789, ne détruisit pas, tant s’en faut, tout le régime féodal.
Ce qui en subsista, c’est-à-dire peut-être les deux tiers ou les trois quarts, parut si désagréable, aux paysans déçus et irrités qu’il y eut des jacqueries, dont une au moins fut formidable à la bourgeoisie.
Tant qu’elle se crut d’accord avec le roi, tant qu’elle put gouverner par le roi, tant que la monarchie qu’elle avait organisée dura, la bourgeoisie opposa aux paysans une politique conservatrice et de répression.
Mais quand la chute du roi et du trône eut affaibli la bourgeoisie, elle fit aux paysans, en août 1792, de grandes concessions, et alors on allégea des trois quarts peut-être ce gros reste du fardeau féodal qui pesait encore sur les épaules des paysans.
Ce qui en subsista, assez lourd encore, fut maintenu pendant près d’une année.
Enfin les droits féodaux furent tous, sans exception, radicalement supprimés par la Convention, en juillet 1793, à un moment où, occupée à défendre la patrie nouvelle contre les ennemis du dehors et les ennemis du dedans, elle eut besoin de rallier entièrement les paysans, et de gagner leur cœur.
La Convention nationale obtint ainsi ce ralliement et ce gain, qui furent définitifs.
Depuis lors et pour ce motif les paysans français sont restés, à peu d’exceptions près, fidèles à la Révolution, même en sa déviation napoléonienne, et, étant le nombre, ont déjoué, par leur résistance inerte ou active, toute tentative de réaction d’ensemble contre l’esprit égalitaire et contre les résultats sociaux de cette Révolution.
On voit donc quel serait l’intérêt historique d’un tableau complet de la survivance partielle, des vicissitudes, de la disparition du régime féodal pendant la Révolution.
Je n’ai pu tracer qu’une esquisse.
Quelle que soit la valeur des vues générales qui ont été publiées sur ce sujet, il nous manque encore les monographies régionales qui nous permettraient de faire mieux qu’une esquisse.
Mais cette esquisse, tout incomplète et provisoire qu’elle soit, aura du moins l’utilité de faire voir quel est l’état de nos connaissances sur cette grande question historique, question à la fois économique, sociale et indirectement politique. Elle aura peut-être aussi l’utilité de guider, par un assez grand nombre de faits authentiques et par quelques généralités sûres, les futurs historiens régionaux du régime féodal à l’époque de la Révolution française.
|