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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Charles AUBERTIN, L’esprit public au XVIIIe siècle. Étude sur les mémoires
et les correspondances politiques des contemporains, 1715 à 1789
. (1873)
Extraits du dernier chapitre


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Charles AUBERTIN, L’esprit public au XVIIIe siècle. Étude sur les mémoires et les correspondances politiques des contemporains, 1715 à 1789. Editions Slatkine reprints, Genève, 1968, 500 pages. Première édition : Paris, 1873. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extraits du dernier chapitre

Le roi Louis XVI félicitait un jour le maréchal de Richelieu du rétablissement de sa santé ; « car, enfin, vous n’êtes pas jeune, ajouta le roi ; vous avez vu trois siècles. — Pas tout à fait, sire, mais trois règnes. — Soit. Eh bien, qu’en pensez-vous ? — Sire, sous Louis XIV, on n’osait dire mot ; sous Louis XV, on parlait tout bas ; sous Votre Majesté on parle tout haut. » Nous emprunterons volontiers au vieux maréchal, contemporain de trois rois, sa comparaison rapide et juste des trois régimes qu’il avait connus ; nous y ajouterons, pour la préciser davantage, ce mot du prince de Ligne : « il était aussi à la mode de désobéir sous Louis XVI que d’obéir sous Louis XIV. » Le règne de Louis XVI a, en effet, pour caractère d’être un essai de transaction entre les anciens principes et les opinions nouvelles ; c’est la révolution qui commence, sous une forme douce et pacifique. Une différence capitale distingue ce règne de celui qui l’a précédé : sous Louis XV, la lutte des deux esprits contraires et des deux forces rivales s’engage avec acharnement ; c’est le moment laborieux et héroïque du siècle ; sous Louis XVI, la victoire appartient à l’esprit nouveau. Le combat se poursuit il est vrai sur quelques points, mais les centres principaux et les plus solides boulevards de la résistance sont entamés ; l’ancien régime, comme une place démantelée, à la veille d’être envahie, consent à capituler. Dès 1774, la cause de 1789 est gagnée moralement. En apparence, l’ancien despotisme subsiste ; en fait, la nation se sent maîtresse d’elle-même et de ses destinées ; elle échappe de toutes parts à l’autorité absolue, au privilège ; elle peut continuer à aimer ceux qui la gouvernent, elle a cessé de les craindre. Son enthousiasme est la forme vive d’une adhésion prompte à se donner, et toujours libre de se rétracter. Ce serait donc se tromper gravement que de voir dans la Révolution une sorte d’explosion violente brisant un despotisme obstiné ; il y avait longtemps que ce despotisme, ombre de lui-même, s’était dépouillé peu à peu et démuni ; la convocation des États généraux, achevant les concessions déjà faites, consomma le sacrifice.

L’ancien régime a-t-il péri pour avoir cédé outre mesure ou pour avoir résisté mal à propos ? C’est la question qui se pose à la chute de tous les pouvoirs en France. Il s’est perdu par l’une et l’autre conduite, en les mêlant au hasard, en les faussant l’une par l’autre, sans savoir se décider à temps pour une résistance énergique ou pour des concessions intelligentes. Comme il est arrivé si souvent aux passagères monarchies du XIXe siècle, le pouvoir s’est ruiné par une série de contradictions et d’inconséquences ; comme toujours, c’est l’incapacité des gouvernants, beaucoup plus que le vice des institutions, qui a déterminé la catastrophe.

Fidèle à notre plan, nous essaierons de reproduire les traits généraux de cette période en interrogeant les observateurs contemporains. Les sources d’information sont abondantes. Il nous reste à consulter trente volumes des Mémoires de Bachaumont, dont nous avons déjà étudié et fait connaître les commencements. Nous les compléterons au moyen de la correspondance que rédigeait, dit-on, Métra, le président de ces nouvellistes qui tenaient leurs assemblées dans le jardin du Palais-Royal, au pied de l’arbre « de Cracovie. » On a publié en 1866 une autre correspondance, sans nom d’auteur, découverte parmi les manuscrits de la bibliothèque de Saint-Pétersbourg ; elle contient des pages entières qui lui sont communes avec celle de Métra ; nous réunirons les deux recueils dans cette étude. On y peut voir le type de ces nombreux journaux du temps, qu’il ne faut pas, à notre avis, dédaigner absolument, car s’ils fourmillent d’anecdotes frivoles, ils reflètent assez heureusement, par cette négligence et cette légèreté même, certains aspects d’une époque si bruyante et si mêlée.

Un premier fait à noter dans l’époque nouvelle, c’est l’affaiblissement des talents, l’absence ou la rareté des œuvres originales et fortes. Les hommes de génie sont morts ou près de mourir ; entre la grande génération philosophique qui s’éteint dans l’éclat de son triomphe, et la fière génération des orateurs et des hommes de guerre qui se formera vingt ans plus tard, il s’élève une race intermédiaire, où la vulgarité domine, malgré de nobles exceptions, race inquiète, fiévreuse, lourdement sentimentale, chimérique avec prolixité ; ce sont les disciples des philosophes. Ceux-là inondent le règne, ils l’agitent du fracas de leurs œuvres médiocres et de leur ambitieuse personnalité. La littérature a perdu en hauteur ce qu’elle a gagné en étendue ; partout régnante, elle abonde dans son propre sens et tourne au lieu commun ; elle est comme noyée dans sa diffusion rapide et victorieuse. La plupart des livres, écrits dans le goût exalté qui faisait loi avant 1774, ne se composent que de plagiats et de redites ; encore les livres eux-mêmes cèdent-ils la place aux brochures et aux journaux. L’esprit surexcité de cette époque s’évapore en productions improvisées, passagères comme la circonstance qui les provoque, comme la curiosité qu’elles veulent satisfaire. « L’incroyable multiplicité des journaux, » signalée par tous les observateurs contemporains, est l’un des traits saillants de cette époque ; n’hésitons pas à y voir une des causes les plus actives de la Révolution. Ils ont achevé en détail ce que les grands coups portés sous Louis XV avaient entamé.

Aux improvisateurs de la littérature répondent les improvisateurs de la politique ; ces menues productions, qui foisonnent, servent d’auxiliaires à l’engeance des faiseurs de projets, qui pullulent. C’est l’ère des enthousiastes du progrès matériel, la vogue est aux agitateurs de la perfectibilité illimitée, aux charlatans officiels et officieux du bien public. « Dans ce pays, dit Bachaumont, un projet n’est pas plutôt échoué qu’il en remit un autre. » Atteints de cette « châteaumanie comme on l’appelait alors, les ministres nouveaux s’empressent de renverser pour rebâtir ; « il est de principe que tout doit être changé et bouleversé ; » c’est à qui « fera le plus de tapage dans son département. » On demandait à un contrôleur général récemment nommé : Quelle idée apportez-vous ? « Ma foi, dit-il, je crois que le plus habile ne saurait comment s’y prendre ; mais puisqu’il faut faire parler de soi, je ne puis que culbuter d’un côté ce que mon prédécesseur a culbuté d’un autre. » La politique varie « comme l’atmosphère ; » c’est « une lanterne magique, une procession des ombres chinoises de la foire. » Fatigué de cette montre inutile et de ces nouveautés trom­peuses, le public prend de l’humeur contre ces gouvernants qui en flattant ses goûts ne réussissent pas à lui plaire ; il se moque de « ce gouvernement de marchandes de modes, » qui est cependant bien selon son cœur et fait à sa ressemblance. « Comment arrive-t-il, se demande-t-on naïvement, que les choses de ce monde aillent de travers, tandis qu’il est tant de rêve-creux empressés d’éclairer les peuples et leurs chefs sur les mesures les plus utiles ? » Le moyen, en effet qu’un peuple s’égare, lorsqu’il a pour se guider « les lumières des rêve-creux ! »

Avec son zèle accoutumé, l’administration de pro­vince obéit au signal parti de Paris. Un mot d’ordre de sentimentalité philanthropique fait le tour du royaume. La routine séculaire s’est métamorphosée en louable émulation pour le progrès. Pas un intendant qui ne se pique d’être « un homme sensible » et de prouver son dévouement à la cause du peuple. L’un construit un hôpital, un autre fonde des prix pour les laboureurs et donne des fêtes aux vignerons. Celui-ci admet les artisans à sa table, celui-là couronne des rosières ou des nourrices ; il en est qui imaginent de distinguer le sexe des vertus et qui instituent des récompenses pour « les vertus mâles, » en excluant toutes les autres du concours. Tel gouverneur, pour plaire à la mode et au ministre, fait un cours de boulangerie économique. Et ce qui est tout aussi moderne que cet amour exalté du bien, c’est l’amour du bruit, c’est la recherche de l’effet qui résulte du bien accompli en public ; aucun de ces philanthropes n’oublie d’envoyer son nom et sa bonne action à la Gazette. On vit dans une sorte d’exaltation continuelle et d’enflure de cœur, avec cette fière pensée qu’on appartient à une époque de prodiges qui verra disparaître toutes les bornes imposées à l’essor de l’esprit humain. Ces belles apparences, où la vie et l’espoir éclataient de toutes parts, n’étaient pas aussi démenties qu’on pourrait le croire par un état de souffrance intérieure et de misère cachée. Jamais Paris n’avait été plus vivant et plus riche ; « l’Europe y affluait. » Une longue paix avait accumulé en province un fonds de ressources privées et publiques qui a permis à la nation de soutenir une calamité de dix ans que notre société moderne, plus brillante et plus délicate, supporterait malaisément. La population, décimée sous Louis XIV, s’était accrue sous les règnes suivants de plusieurs millions. Un jeune officier, revenant de la guerre d’Amérique, le comte de Ségur, fut vivement frappé du spectacle d’activité prospère que lui présentait la France, et longtemps après il exprimait avec enthousiasme ces impressions de sa jeunesse : « A mon retour d’Amérique, je retrouvai la cour et la société de Paris plus animées que jamais, la France relevée par ses victoires et satisfaite de la paix. L’éton­nante activité de l’agriculture, de l’industrie, du com­merce, de la navigation, les progrès rapides des lettres et des sciences, tout ce qui peut perfectionner la civili­sation d’un peuple en multipliant ses jouissances, concourait à nous rendre heureux. Nous étions fiers d’être français.... » Malouet, le comte Beugnot et nombre d’autres au début de leurs mémoires sur la Révolution confirment la vérité de ce tableau ; ils s’accordent à nous peindre une société aux mœurs douces, à l’esprit tolérant, qui s’épanouit dans la liberté, l’abondance et les plaisirs. Se pourrait-il donc que le mot célèbre de M. de Talleyrand, « quiconque n’a pas vécu avant 1789 ne connaît pas la douceur de vivre, » — ce mot, si flatteur pour la haute civilisation de l’ancien régime, fût encore vrai, toute proportion gardée, hors des salons de Paris, et qu’en dépit des préjugés de l’ignorance passionnée, quelque chose de « cette douceur de vivre » eût passé dans la société tout entière, et se fit sentir à ceux qui allaient tenter l’épreuve révolutionnaire comme à ceux qui allaient la subir ?

Ce n’est pas seulement le pouvoir qui est gagné ou vaincu par l’esprit nouveau ; l’impuissance et le discré­dit du clergé sont aussi la marque distinctive de cette époque. Les conditions morales de la société française sont changées ; l’air qu’on respire éteint les querelles religieuses qui vingt ans auparavant mettaient les esprits en feu ; billets de confession, mandements, constitution ultramontaine, appels jansénistes, tout cet appareil de guerre, usé et ridicule, est relégué avec mépris parmi les sottises d’un passé gothique. Le ter­rain des anciennes luttes se dérobe sous les pieds des combattants. On lance bien encore, par habitude, quelques anathèmes inoffensifs contre les encyclopédistes ; on dénonce à la police les éditeurs de Voltaire ; mais le pouvoir amortit lui-même l’effet des rigueurs qu’il n’ose pas toujours refuser ; le Parlement ferme les yeux sur des livres matérialistes qu’il eût puni, sous Louis XV, de l’exil ou de la mort ; Versailles écoute avec impatience les sermons peu modérés, et le clergé, en défaveur à la cour, impopulaire à Paris, peut encore obtenir des hommages apparents, il n’inspire plus de crainte et ne trouve plus d’appui. Qu’y a-t-il de vrai dans toutes ces anecdotes scandaleuses qui remplissent les mémoires du temps et dont les plus hauts prélats sont les tristes héros ? Elles indiquent au moins l’état de l’opinion et nous expliquent ses haines et ses mépris ; elles nous montrent à quel point s’était abaissés, devant la nation, l’honneur et l’autorité séculaires de l’Église de France. En 1792, avant les derniers malheurs de Louis XVI, on remit à la reine un projet développé où l’on discutait toutes les chances qui restaient à la royauté, les appuis sur lesquels il lui était permis de compter. Dans cette revue des forces monarchiques l’Église de France n’obtenait que ces deux mots dédaigneux : « Le clergé est définitivement anéanti. On ne doit même plus en parler. » C’est le résumé de nos mémoires.

Sous Louis XV, les grands seigneurs, en dépit de leurs faiblesses, avaient conservé une apparence de supériorité, et, si le scandale de leurs désastres militaires ruinait dans l’esprit des peuples l’antique renom de la noblesse de France, les idées nouvelles, dont ils avaient embrassé l’imprudent mais généreux patronage, répandaient quelque lustre sur leur déclin. Vers la fin du siècle, la situation se révéla dans sa réalité périlleuse ; les opinions philosophiques, enhardies par le succès, obéissant à la logique des principes, s’affranchirent d’une alliance temporaire et d’une tutelle inutile ; l’équivoque se dissipa, les nou­veautés agressives parurent ce qu’elles étaient, et la noblesse eut dès lors à expier l’inconséquence d’une conduite qui jusque-là semblait lui réussir. Soit qu’elle maintînt sa faveur et ses encouragements à des doctrines dirigées contre elle-même, soit qu’avertie trop tard elle les frappât de sa disgrâce, ce brusque changement et cette persévérance, d’un effet pareillement fâcheux, achevaient de la déconsidérer et de l’affaiblir. Aussi, sous Louis XVI, la noblesse a-t-elle perdu ce grand air dont elle gardait quelques restes sous le précédent règne. Si l’on peut juger de l’opinion publique par les journaux qui d’ordinaire en reproduisent l’image assez fidèle, les seigneurs, les princes même du plus illustre rang, comme en général toutes les puissances aristocratiques ou financières du temps, semblent se disputer une renommée d’impudence et lutter à qui tombera plus avant dans le mépris de la nation. Ouvrez les chroniques ; il n’est bruit que des infamies de ce qui a un rang, un titre, une fortune. Mais approchons-nous de la limite extrême qui sépare l’ancien régime de la Révolution. Insistons sur ces deux années, 1787, 1788, qui précèdent les chocs violents et les commotions profondes : Quel effet produisait sur les esprits l’attente des changements extraordinaires dont l’imminence était manifeste ? De quel œil les contemporains voyaient-ils s’avancer cet événement à la fois mystérieux et prévu, plein de menaces et de promesses ?

En 1788, au milieu de l’anarchie morale qui prélude à la dissolution politique, il est aisé de reconnaître, en écartant les surfaces troublées, un fond d’opinions communes à tous les partis, acceptées par toutes les classes, exprimées dans tous les écrits, et qui forment l’unité de ce mouvement confus. Interrogez ceux qui ont vu et décrit l’état de l’esprit français au moment où, pareil à un amalgame en ébullition, il laissait voir dans toute la force de leur discorde originelle les impétueux éléments, anciens ou nouveaux, qui travaillaient à le décomposer. Trois sentiments, disent-ils, dominaient ce conflit : un désir passionné du changement, « diversifié à l’infini dans son objet et dans ses causes, » la ferme persuasion qu’il était infaillible et prochain, et une confiance sans bornes dans le dénoûment rapide et inoffensif de la Révolution. L’ardeur du désir était égalée par l’enthousiasme de l’espérance ; les plus extrêmes divisions de l’esprit public fraternisaient dans un optimisme exalté. Nous n’en sommes plus certes à nous étonner de la fatuité des illusions où s’endort notre pays à l’approche des pires désastres, ni de la puissance d’ensorcellement qu’exerce sur des cervelles françaises le seul nom de révolution ; pourtant le contraste est si fort entre les riantes prévisions de 1788 et la réalité qui les a démenties, qu’on a toujours quelque peine à comprendre comment un peuple intelligent a pu si étrangement s’abuser, et courir au-devant de 93 la tête pleine d’idées flatteuses et de rêves enchanteurs. Remarquez-le bien, ce n’était pas alors comme aujourd’hui l’erreur factice et intéressée de quelques-uns, c’était la naïve méprise de tous ; on abondait avec l’effusion d’une entière bonne foi dans la joie de ces brillants présages. Providence des grands et des petits, appelée par les privilégiés aussi ardemment que par les déshérités, la Révolution devait résoudre les difficultés, combler les exigences : sa panacée allait guérir tous les maux ; chacun la façonnait à son image et la chargeait de réaliser son utopie personnelle. Tout le monde y voyait quelque chose à gagner, personne n’y voyait quelque chose à perdre : loterie magnifique où tous se flattaient d’avoir un bon billet. Il n’était pas jusqu’au parti de la cour qui ne l’invoquât par dépit contre des ambitions rivales, par ressentiment contre le roi et ses ministres, pour se ven­ger d’un dégoût et d’un mécompte ; l’inévitable catastrophe devenait la suprême ressource de ceux-là même sur qui elle allait fondre comme un châtiment, et l’on voyait, dans cette infatuation ridicule des égoïsmes d’antichambre, les « talons rouges » attendre des États généraux l’abaissement du pouvoir central et la restauration de la féodalité.

Le passé était si méprisé qu’on ne s’avisait guère d’y chercher des leçons ; on ne rappelait les dates sinistres des anciennes tragédies de notre histoire que pour faire ressortir la différence absolue des temps et des mœurs. Comment d’ailleurs les révolutions ne se croiraient-elles pas originales, ayant la prétention de tout renouveler ? Deux siècles s’étaient écoulés depuis la Ligue, et quels siècles ! Élevé si haut par une suite admirable de progrès, l’esprit humain allait-il brusquement retomber en pleine barbarie ! On avait changé et perfectionné tant de choses depuis le XVIe siècle : on avait adouci les mœurs, orné les esprits, embelli la vie ; la société, trans­formée par des arts ingénieux, s’était revêtue de brillantes apparences. On s’imaginait que ce travail habile avait atteint et entamé dans son essence la nature même, l’immuable fonds de sauvage perversité ; on allait se convaincre que, si les prétextes changent ainsi que les victimes, la puissance de scélératesse dont les passions en délire sont capables reste entière, et que tout le progrès accompli consisterait à remplacer le fanatisme religieux par un fanatisme sécularisé.

À l’appui de leurs prédictions favorables, les philanthropes citaient l’exemple de la Fronde : quelle différence, disaient-ils, entre cette guerre parlementaire à demi-sérieuse et les sanglantes tragédies de la Fronde ! Si l’adoucissement des mœurs, déjà sensible sous Louis XIII, avait en cinquante ans mitigé et pour ainsi dire civilisé la fureur des partis, que ne pouvait-on pas espérer du degré de civilisation où la France de Louis XVI était parvenue ! On professait donc une foi absolue dans les heureux effets de la tolérance, de la liberté, de l’hu­manité, dans le progrès et la diffusion des lumières, dans toutes les vertus aimables qu’une longue et délicate culture avait développées chez nous et qui ont trop souvent prouvé que si elles honorent et charment les sociétés, elles ne les défendent contre aucune espèce d’en­nemis.

On a souvent agité la question de savoir si la Révolu­tion de 1789 était inévitable, et l’on répond ordinairement par l’affirmative. Les contemporains sont d’un autre avis ; selon quelques-uns, non seulement l’explosion révolutionnaire n’avait rien de fatal en soi, mais le succès n’était pas même probable. Le duc de Lévis va jusqu’à dire ceci : « L’homme instruit et impartial qui soumettrait au calcul des probabilités les succès de la Révolution trouverait qu’il y avait plus de chances contre elle que contre le quine de la loterie ; mais le quine est possible, et malheureusement cette fois il fut gagné. » Nous croyons qu’on ne voyait pas assez clairement alors les causes lointaines et profondes qui précipitaient la crise, et qu’aujourd’hui on ne voit plus aussi bien les moyens qui restaient de la conjurer. Cette question, d’ailleurs, est insoluble dans les termes trop généraux où presque toujours on la pose ; il faut avant tout préciser deux choses : le sens qu’on attache au mot Révolution et l’époque où se marque le caractère de l’irrésistible fatalité.

Une illusion très commune en histoire, c’est de considérer le soulèvement de 1789 comme un fait unique, exceptionnel, comme un accident perturbateur de l’existence nationale. Trompés par la longue tranquillité des règnes de Louis XV et de Louis XIV, nous nous persuadons que l’état de l’ancienne France était aussi paisible que le nôtre est agité, nous croyons qu’une altération grave est survenue dans la loi qui règle nos destinées : rien n’est moins conforme à une exacte connaissance des choses. Depuis le XIVe siècle, c’est-à-dire depuis que notre pays a pris forme et consistance, son développement nous présente une série de crises intérieures, d’une extrême gravité, séparées par des intervalles d’activité réparatrice et de paix féconde. Tel est l’aspect vrai, le juste point de vue du passé de la France : l’âme tragique et passionnée de la nation éclate en éruptions périodiques qui, couvrant le sol de débris, y sèment des germes de renaissance. Attachés aux flancs d’un volcan que nous remontons et descendons sans cesse, notre vie se passe tantôt à finir, tantôt à recommencer une révolution. Toujours il y a dans l’air quelque menace d’orage ; une catastrophe toujours possible et plus ou moins rapprochée plane sur la sécurité passagère des établissements les plus solides en apparence et des époques les plus fortunées. Loin d’être un fait anormal et solitaire dans sa puissante originalité, la Révolution de 1789 continue donc la série des phénomènes semblables qui remplissent notre histoire ; elle marque le point culminant de la série ; c’est la plus haute cime où l’élan révolutionnaire ait encore atteint ; elle domine de toute la supériorité du XVIIIe siècle les révolutions des époques semi-gothiques qui l’ont précédée.

De tout temps, l’agitation intermittente, avec ses crises plus ou moins fortes, a été le fond de notre vie nationale ; dans cette fièvre l’esprit français a grandi : il faut chercher là, et non ailleurs, la vraie fatalité révolutionnaire qui domine notre histoire, c’est-à-dire la loi que notre caractère et nos passions nous imposent, loi qui s’inscrit en traits permanents dans le retour prévu de nos désordres, dans la logique de nos caprices. En se fondant sur ce principe général on peut soutenir que les abus du despotisme monarchique et l’affaiblissement des classes supérieures devaient provoquer, de toute nécessité, une révolution, puisque telle est chez nous la forme obligée du progrès, le prix dont il faut payer les innovations les plus utiles. L’assertion demeure vraie, en un sens plus restreint, si l’on entend que l’insuffisance du dernier roi et les fautes de son gouvernement rendaient certaine la catastrophe ; il y a, en effet, un moment, facile à déterminer, où la situation, empi­rant chaque jour, ne souffre plus de remèdes. Mais si l’on prétend, d’une façon abstraite, sans tenir compte du génie personnel des princes et de la conduite de leurs ministres, que la révolution ne pouvait être ni atténuée, ni prévenue, ni différée, et qu’une invincible fatalité de décadence et de ruine poussait la monarchie, dès 1715, ou du moins dès 1774, à l’abîme qui l’a engloutie ; si l’on soutient que tout le travail du siècle, ses nobles ardeurs et les lumières de sa raison épurée le poussaient forcément sur l’écueil où s’est brisée cette fière civilisation, c’est là une hypothèse inadmissible que dément l’étude des faits et que le sentiment des contemporains contredit.

Ceux-ci, qui voyaient les choses de près et non à travers des récits déclamatoires, savaient combien la monarchie ébranlée conservait encore de ressources ; ils ne doutaient pas qu’un sage et ferme emploi de ces moyens ne réussît à la sauver. Quelques-uns vont jusqu’à dire que sa cause n’était pas perdue, même au matin du 10 août : il était bien tard alors et cette opinion nous semble hasardée, mais il est sûr qu’avant l’époque où la royauté laissa l’armée se fondre entre ses mains, tout lui était possible ; elle restait maîtresse des événements. Avec quelle facilité, vingt ans auparavant, Louis XV, roi méprisé et détesté, avait fait un coup d’État, « une révolution à la turque, » comme on l’appelait alors ! Et, cependant, ni les griefs, ni les ressentiments, ni les lumières ne manquaient en 1770 ! Avec toutes ses fautes, en dépit de sa déplorable faiblesse, il fallut trois ans à Louis XVI pour consommer une déchéance dont il était le principal ouvrier ; il mit tout ce temps à descendre d’un trône d’où l’on tombe aujourd’hui en quelques heures. La monarchie en 1789 avait encore pour elle le cœur des Français ; trahie par l’incapacité de ses défenseurs, elle se soutint par sa force propre, et, durant trois années de révolution, résista à tous les assauts de ses ennemis. C’est le destin de la royauté en France, non d’être vaincue, mais d’être livrée. « Avec l’ensemble de conduite qu’on tint, dit M. de Montlosier, le bouleversement aurait pu s’effectuer de même dans un état parfait. » Rien de plus juste, et le comte de Vaublanc achève la vérité de cette remarque par un axiome que l’histoire du XIXe siècle a pleinement confirmé : « En France, c’est toujours le chef de l’État et ses ministres qui renversent le gouvernement. »

Quelle légèreté de croire que des événements dont rien n’a gêné le cours, que des passions sans frein comme sans scrupules auraient décrit la même évolution, si une volonté ferme eût entrepris de les diriger et de les contenir !


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 décembre 2006 8:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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