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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Ernst TROELTSCH, LES LUMIÈRES.” Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Aufklärung », a paru initialement au tome 2 de la Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche [Encyclopédie de la théologie et de l’Église protestantes], 2e édition, Leipzig, Hinrich, 1897, p. 225-241.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Oeuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 338-374). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 12 mai 2017. [Le traducteur, le professeur Lucien Pelletier, nous a accordé le 12 mai 2017 son autorisation de diffuser en accès libre à tous cette traduction française dans Les Classiques des sciences sociales.]

Ernst TROELTSCH

LES LUMIÈRES.”

Note du traducteur :

Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Aufklärung », a paru initialement au tome 2 de la Realencyclopädie für protestantische Theologie und Kirche [Encyclopédie de la théologie et de l’Église protestantes], 3e édition, Leipzig, Hinrich, 1897, p. 225-241.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Œuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 338-374). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 12 mai 2017.

Dans cette dernière édition (à laquelle nous renvoyons par l’abréviation « GS IV »), Hans Baron a intégré quelques modifications et ajouts que l’auteur avait lui-même apportés dans les marges de son exemplaire de l’édition originale; Baron adjoint en outre sept compléments de longueur variable tirés des papiers posthumes et de deux articles ultérieurs de Troeltsch (p. 834-844).  Notre traduction tient compte des deux versions, en signalant en note les modifications et compléments apportés par la seconde (les compléments provenant d’articles ultérieurs sont placés en annexe).  La pagination de la première édition est insérée dans le texte en caractères gras; celle de la deuxième édition est elle aussi insérée dans le texte, en caractères italiques.


[225]

GS IV = [338]

LES LUMIÈRES

F.C. Schlosser, Geschichte des 18. Jahrhunderts, I-IV5, Heidelberg, 1864, V-VIII4, 1856-1860 ; von Noorden, Europäische Geschichte im 18. Jahrhundert (s’arrête à 1710), Düsseldorf, 1875-1882 ; Gfrörer, Geschichte des 18. Jahrhunderts, Schaffhouse, 1862-1884 ; Erdmannsdörfer, Deutsche Geschichte 1648-1740, Berlin, 1888/1893 (Allgemeine Geschichte d’Oncken, III, 7) ; Oncken, Das Zeitalter Friedrichs des Grossen, Berlin, 1881 (Allgemeine Geschichte, III, 38) ; Sorel, L’Europe et la révolution, Paris, 1885-1892 ; Taine, Les Origines de la France contemporaine, I : L’Ancien régime3, Paris, 1876 ; II : La Révolution3, 1878-1885 ; – Lecky, Geschichte des Ursprungs und Einflusses der Aufklärung, traduit en allemand par Jolowicz2, Heidelberg, 1873 ; Bruno Bauer, Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung des 18. Jahrhunderts, Charlottenburg, 1843-1844 ; Noack, Freidenker in der Religion, Berne, 1853-1855 ; Kohn, Aufklärungsperiode, Potsdam, 1873 ; Dilthey, Archiv für die Geschichte der Philosophie, 1892-1893 : « Das natürliche System der Geisteswissenschaften im 17. Jahrhundert » ; id., 1894 : « Die Autonomie des Denkens, der konstruktive Rationalismus und der pantheistische Monismus nach ihrem Zusammenhang im 17. Jahrhundert » ; Hettner, Literaturgeschichte des 18. Jahrhunderts, I et II5, Brunswick, 1894, III5, 1879 ; K. Biedermann, Deutschland im 18. Jahrhundert, Leipzig, 1854-1881 ; Leslie Stephen, History of English Thought in the 18th Century2, Londres, 1881 ; Buckle, Geschichte der Civilisation in England, traduit en allemand par Ritter, Berlin, s.d. ; Draper, History of the Intellectual Development in Europe, Londres, 1864. – Pour un point de vue critique, voir Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften, I, Leipzig, 1883 ; Eucken, Grundbegriffe der Gegenwart2, Leipzig, 1893.

Les Lumières inaugurent la période proprement moderne de la civilisation et de l’histoire européenne, dont elles constituent la base ; cette civilisation s’oppose à celle qui, toute marquée par l’Église et la théologie, avait été en butte dès la fin de ce qu’on appelle le Moyen Âge à de forts courants contraires mais qui, à partir de la scission des Églises, s’était reconsolidée d’autant plus fermement.  Les Lumières ne sont nullement un [339] mouvement purement ou principalement scientifique : elles constituent un bouleversement global de tous les domaines de la civilisation, accompagné d’importants déplacements dans la situation générale du monde, et d’une complète transformation de la politique européenne, qui a vu son centre de gravité passer du Sud au Nord.  Les Lumières ont leurs fondements dans le xviie siècle, voire dans la Renaissance [1] ; elles connaissent leur apogée au xviiie siècle et leur déclin au xixe[2]  Dans ces circonstances, il est bien entendu impossible de ramener à une formule simple leur contenu infiniment varié ; on peut seulement décrire leurs différents aspects et stades.  Toutefois, la lutte qu’elles ont sans cesse livrée au supranaturalisme ecclésial et à ses conséquences pratiques, ainsi que certains points communs dans les méthodes employées à cette fin, leur ont conféré un caractère relativement unifié.  Leur essence consiste à nier la scission de la raison et de la révélation, qui prévalait jusqu’alors, ainsi que la domination pratique de la révélation supranaturelle sur la vie.  Elles tendent à une explication immanente du monde, reposant sur des moyens cognitifs partout valides ; elles tendent aussi à une vie rationnellement ordonnée, mise au service de fins pratiques ayant une validité universelle.  Comme leur situation générale les amenait à rechercher pareille explication et pareil ordre rationnel au moyen de raisonnements relevant exclusivement de l’entendement, les Lumières se caractérisent d’abord, dans ces deux recherches, par une rationalité analytique terre à terre et par un utilitarisme volontiers enclin aux réformes.  Présupposant en outre, à l’instar de la théologie, une vérité immuable et partout identique et tenant l’individu pour son porteur invariable, elles prennent donc les traits d’un individualisme et d’un subjectivisme abstraits.  Enfin, parce qu’elles livrent la première lutte globale contre la tradition de l’Église et de l’Antiquité, les Lumières sont imbues d’un sentiment d’autonomie bien caractéristique et d’un optimisme illimité.  Nous faisant sortir de l’état de minorité dont nous sommes nous-mêmes responsables, elles attribuent à une raison enfin devenue majeure le pouvoir jusque-là insoupçonné d’améliorer le monde.  En tout cela, les Lumières constituent la première opposition fondamentale et globale à la religion dans sa forme dualiste et supranaturaliste.  À ce titre, cependant, elles ne sont nullement, comme elles-mêmes et leurs adversaires l’ont souvent cru, [340] la forme naturelle et normative de la pensée humaine, de la pensée s’en remettant librement à elle-même : elles sont au contraire le produit, entièrement déterminé historiquement, de rapports et de situations bien précis [3].  Leur méthode est déterminée par la tradition antique et la nouvelle science de la nature ; leur contenu est déterminé par ces éléments de la [226] tradition qu’elles tenaient pour les possessions évidentes de chaque raison individuelle mais qui, en réalité, étaient le produit du développement historique.  Seuls leur appartiennent vraiment en propre le rejet des formes supranaturelles de la tradition et le déchaînement de forces jusque-là contenues.  Si l’on veut exposer les différentes orientations des Lumières et leur résultat global, relativement unifié, il faut au préalable décomposer cet objet en parties.  (Kant, Werke, édités par Rosenkranz et Schubert, VII, 1, p. 143-154 : « Was ist Aufklärung » ; Mendelssohn, Gesammelte Schriften, édités par G.B. Mendelssohn, III, p. 394-403 : « Über die Frage : Was ist Aufklärung ».) [4]

1. Depuis la fin de la Guerre de Trente ans, les peuples européens, dont la vie s’était beaucoup complexifiée, refoulaient l’ordre ecclésial et théocratique, de sorte que même si la culture théologique dominait toujours les sociétés catholique et protestante, des intérêts purement séculiers commençaient pourtant à s’emparer de la vie publique.  En politique étrangère, la situation créée par la Réforme et la Contre-Réforme, c’est-à-dire l’opposition des puissances catholiques, luthériennes et réformées, s’étiolait peu à peu ; la Guerre du Nord introduisait une nouvelle confession parmi les grandes puissances ; les luttes pour la suprématie maritime, la naissance de l’Union nord-américaine, ainsi que l’établissement de grands empires coloniaux, élargissaient de manière extrêmement significative le cercle des intérêts politiques, tandis que du point de vue religieux tout cela demeurait indifférent.  L’art diplomatique se libérait du modèle jésuitique papiste et du modèle protestant et renouait avec les théories de Machiavel, souvent de manière consciente, et presque toujours sur le plan des faits. [341] L’idée centrale ici était la ratio status, ou raison d’État, la salus publica conçue en termes subjectivistes, coïncidant avec l’intérêt des cabinets et reflétant, comme il se doit, leur esprit d’intrigue. (Mohl, Geschichte und Literatur der Staatswissenschaft, III, p. 370-407 ; Riecker, Die rechtliche Stellung der evangelischen Kirche, Leipzig, 1893, p. 230-238 ; Dilthey, Archiv, 1894, p. 57sq.)  Ce même changement eut lieu aussi en politique intérieure, alors que depuis le xviie siècle une conception séculière des fins de l’État ne cessait de gagner du terrain et que les théories du brachium saeculare, du membrum praecipuum et de la custodia utriusque tabulae, de l’advocatio religionis et du droit de censure de la part des Églises, devaient laisser place aux instances militaires, commerciales et bureaucratiques d’une politique axée sur le bien-être.  L’éducation des princes et de leur maison, celle de la noblesse tout entière, ne passait plus par le latin et la théologie mais par le français et l’art mondain.  Assurément, l’on prétendait à une véritable orthodoxie sur le plan matériel et le caractère confessionnel des États était maintenu ; pourtant, les nouveaux intérêts s’imposaient partout, y compris même dans les États dans lesquels le prince exerçait une fonction ecclésiale.  Du côté catholique commença la période des concordats et de l’opposition aux jésuites ; du côté protestant, ce fut la période de l’application territorialiste du pouvoir ecclésial (Ranke, Päpste, livre IX ; Riecker, p. 286-323).  La sécularisation des fins de l’État s’accompagna en outre d’un changement dans la manière de concevoir le contenu et l’étendue du pouvoir étatique, qui donna naissance à l’idée de la souveraineté ; cette vue nouvelle, confortée par la Réforme et le droit romain, déboucha sur la théorie de l’absolutisme.  Un État nouveau apparut, dont l’idéal ne fut certes réalisé qu’avec Louis XIV et Frédéric II mais qui, en toutes circonstances, fit prévaloir l’intérêt politique sur l’intérêt ecclésial et réduisit à néant l’autonomie des Églises, brisant du même coup leur force. (Taine, I, p. 3-109 ; Riecker, p. 238-240.)

Comme les fins et le pouvoir de l’État étaient conçus autrement, il en alla de même de son fondement, de sa légitimation et de sa naissance.  En plein conflit huguenot, Jean Bodin déjà († 1596), dans la ligne de Machiavel et d’Aristote, avait défendu une conception purement rationnelle de l’État ; dans son Colloquium heptaplomeres, qui a beaucoup circulé sous forme manuscrite jusqu’au xviiie siècle, il montrait clairement [342] le nivellement religieux qu’entraînait cette conception de l’État. (Baudrillart, Bodin et son temps, Paris, 1853.)  Mais ce sont les idées de Hugo Grotius († 1645) qui ont eu le premier impact véritable : Grotius défit l’équivalence qu’avait établie la scolastique, catholique aussi bien que protestante, entre la lex naturae et la lex divina, entre le droit naturel et le décalogue (Jodl, Geschichte der Ethik, I, p. 46-48 ; Troeltsch, Johann Gerhard und Melanchthon, Göttingen, 1891, p. 144-190), pour fonder le droit naturel, le droit des gens, le droit public et la morale naturelle sur les facultés naturelles de connaissance, indépendamment de toute révélation.  Dès lors, on perçut l’État non plus comme établi par Dieu, mais plutôt comme le résultat d’un contrat né de la raison humaine [5].  Sur ce point, certaines notions stoïciennes à propos des connaissances naturellement innées ont été déterminantes, que la théologie elle-même avait conservées et qui, précisément à cette époque, étaient ravivées grâce au renouveau du stoïcisme en Hollande.  À cela s’ajoutèrent bientôt chez Hobbes († 1679) [227] des influences épicuriennes.  Cette théorie du contrat social se propagea rapidement, certes sous des variantes très diverses, chez tous les peuples civilisés [6].  Locke († 1704) l’imposa à toutes les classes cultivées d’Europe et [343] la manifesta comme liberté anglaise, tandis qu’en Allemagne déjà Pufendorf († 1694) en avait préparé la voie.  Partout elle fut la pionnière véritable des Lumières, elle déroba à la théologie la moitié de ses possessions antérieures, elle surmonta les reliquats du Moyen Âge, de la théocratie et de la féodalité.  Au début étrangère à tout radicalisme, elle fut mise au service de l’absolutisme royal et s’accorda longtemps, et le plus souvent de bonne foi, avec la révélation, mais elle ruina les fondements de la civilisation théologique.  Les princes et les gouvernements eux-mêmes en reprirent les théories, même dans les pays ecclésiastiques.  Les Lumières n’étaient que l’expression nécessaire du changement réel des choses.  Pour le reste, si tout l’édifice émane d’un point de départ subjectiviste rationnel, d’un homme originel normatif et des cogitations de sa raison, alors on ne trouve là à l’œuvre que la vieille doctrine théologique de la condition originelle, le dogmatisme théologique lui-même, et la tradition humaniste et antique. (Taine, I ; Sorel, I ; Mohl, I, p. 227-267 ; Stahl, Philosophie des Rechtes, I ; J.H. Fichte, System der Ethik, I ; Vorländer, Geschichte der philosophischen Moral-, Rechts- und Staatslehre ; Gierke, Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, Breslau, 1880 ; Jellinek, Adam in der Staatslehre, Heidelberg, 1893.)

Tout ce mouvement eut pour effet principal une profonde transformation du droit ecclésial, significative aussi bien en territoire protestant que catholique ; mais c’est dans les États protestants d’Allemagne que les effets ont été les plus importants, et d’abord en Prusse.  Les intérêts nouveaux et les nouvelles théories de l’État fondées sur le droit naturel ont présenté sous un nouveau jour le rapport de l’Église et de l’État, ainsi que l’essence même de l’Église.  Pour ce qui est du rapport entre l’Église et l’État, on vit apparaître et s’étendre lentement une conception juridique territorialiste de l’Église attachée à un État, remplaçant l’ancien rapport théocratique par la construction d’un rapport purement politique (Chr. Thomasius, † 1728 ; J.H. Böhmer, † 1749), ce qui a produit ultérieurement l’État moderne de tolérance.  Quant à l’essence de l’Église, une conception fondée sur le droit naturel prit forme, dans laquelle l’Église apparaissait comme une communauté née d’une espèce de contrat ecclésial, ce qui mettait fin à l’ancien concept d’institution supranaturelle (Pfaff, † 1760 ; Mosheim, † 1755).  Cela introduisit au cœur même de l’ancienne foi, qui régnait encore, un ébranlement de ses fondements juridiques, dont découlèrent de riches développements théologiques. [344] Tout cela aboutit à ces droits de l’homme universels que sont la liberté de religion et de conscience.  Combien ces développements sont complexes, combien peu ces droits de l’homme résultent d’un simple rationalisme subjectif, on le voit bien par le fait que la déclaration des droits de l’homme qui fut marquante pour les constitutions européennes, celle du 26 août 1789, provient non pas du contrat social [7] de Rousseau mais bien des constitutions américaines, par quoi elle se rapporte à l’individualisme religieux de la Réforme et à l’individualisme juridique germanique. (Jellinek, « Erklärung der Menschen- und Bürgerrechte », Leipzig, 1895, tiré de Staats- und völkerrechtliche Abhandlungen, édité par Jellinek et Mayer, I, 3 ; Sohm, Kirchenrecht, I ; Riecker.)

2. Le développement économique et social était étroitement lié au développement politique.  Jusque-là, le monde théocratique s’était appuyé sur une séparation stricte des territoires, la hiérarchie féodale des rangs sociaux, les guildes dans les villes et la stabilité d’États principalement agraires.  Tout cela se modifia peu à peu à cause des nécessités du commerce international promu par la Hollande et l’Angleterre, à cause aussi de l’expansion croissante de l’industrie et de ses outils techniques, ainsi que sous la pression exercée par un absolutisme avide d’argent afin d’exploiter ces sources de richesse.  Ces influences eurent pour effet la relégation des conflits religieux et politiques à l’arrière-plan, la suppression des barrières féodales ou leur assouplissement, le nivellement de la population, celle des villes tout au moins, la promotion des libertés économiques et leur garantie dans des limites diversement mesurées, enfin la poursuite d’une politique économique diligente, qui certes procéda tout d’abord de manière purement absolutiste, ce qui eut toutefois pour effet d’éveiller chez les individus le désir pressant de poursuivre de manière autonome et rationnelle la satisfaction de leurs intérêts.  La technique prit à son service les sciences, celles de la nature en particulier, élargissant ainsi l’alliance des classes laborieuses avec les sciences nouvelles, tandis que la science officielle privilégiée s’éloignait toujours plus de la vie.  Tout cela provoqua nécessairement un nivellement effectif ou du moins prévisible dans les domaines spirituel et religieux, un besoin généralisé et désormais effréné de liberté et [228] d’autonomie, le brassage [345] et l’uniformisation de la population et, par suite, l’exigence de liberté ou de tolérance sur le plan spirituel et religieux (cf. la lettre de Thomasius à Frédéric Ier, dans Hettner, III, 1, p. 107).  La Hollande et l’Angleterre, pédagogues de l’Europe en ces efforts, étaient en même temps les États modèles en matière de tolérance religieuse ; c’est chez eux qu’étaient imprimés les livres interdits, chez eux que se réfugiaient les persécutés.  Déjà au xviie siècle, cette conjoncture apparaît clairement dans les deux pays – Adam Smith y semble presque anticipé (Roscher, Geschichte der Nationalökonomik, p. 222-228).  En Allemagne, on trouve un exemple typique de tout cela dans la fondation, en 1652, de la ville de Mannheim par le Palatin Karl-Ludwig : il voulut aider son pays à se relever de ses ruines en créant une ville sur le modèle hollandais, avec entière liberté de commerce, de métier, de déplacement et de religion (Gothein, « Mannheim im 1. Jahr », in Zeitschrift für Geschichte des Oberrheins, nouvelle série, IV ; voir aussi le projet du grand Électeur de fonder une université interconfessionnelle ; Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts, p. 352).  Mais surtout, ce mouvement donna naissance à une nouvelle couche sociale, la bourgeoisie, désireuse de liberté politique, économique et spirituelle, consommatrice d’une littérature qui est née avec elle et qui abondait dans son sens, véhicule d’une culture bourgeoise, libre, qui s’affranchit progressivement de la tutelle théologique.  (Lesky ; Roscher ; Erdmannsdörfer ; Oncken ; Taine, I ; Sorel, I ; Marchet, Studien über die Entwicklung der Verwaltungslehre, Munich et Leipzig, 1855 ; Karl Biedermann.)

Tout comme le développement politique donnait lieu à une nouvelle théorie politique, le développement économique appela lui aussi une nouvelle théorie économique et sociale, qui a très profondément marqué le devenir des Lumières.  Pufendorf et Locke présentaient ces aspects [politique et économique] encore en liaison étroite, ce qui dès le départ a conféré aussi à la théorie économique un caractère de droit naturel.  Cette théorie s’enracinait, elle aussi, dans les principes de la culture antique, humaniste et théologique.  En tant que théorie mercantiliste, elle servit d’abord l’absolutisme et s’accordait avec les doctrines théologiques ; mais bientôt, portée par les bourgeoisies anglaise et française ascendantes, elle s’érigea en théorie autonome et, incorporant dans ses présupposés la morale naturelle et la religion naturelle, elle commença à équivaloir à une pensée antithéologique et anti-supranaturelle. [346] Cette autonomie s’est parachevée avec Quesnay († 1774) et Adam Smith († 1790).  Pour Quesnay, l’économie politique n’était rien de moins qu’une physiocratie, c’est-à-dire la « constitution naturelle du gouvernement la plus avantageuse au genre humain » [8] (Hettner, II, p. 257).  Mais le système industriel trouvait lui aussi son sens dans la natural economy ; l’époque elle-même, son esprit – un esprit subjectif, atomiste, mesurant tout à l’aune d’un concept normatif naturel et universel –, son optimisme tonique et sa foi enthousiaste en l’être humain, tout cela accède à l’expression peut-être la plus claire dans la doctrine du grand économiste, qui n’a acquis que plus tard sa réputation d’égoïste, de sacrifier à Mammon.  Désormais, la liberté illimitée du travail et du capital comptait parmi les droits inaliénables de l’être humain, et même les compromis conclus en politique ne faisaient pas renoncer à ces exigences.  De toutes les idées des Lumières, celles relatives à l’économie ont été les plus durables et ont le plus contribué à transformer le monde. (Roscher ; Ingram, A History of Political Economy, Édimbourg, 1888 ; Hasbach, « Die allgemeinen philosophischen Grundlagen der von Quesnay und Smith begründeten politischen Ökonomie », in Schmoller (dir.), Staats- und sozialwissenschaftliche Forschungen, X, p. 2.)

3. Ces deux grands bouleversements sont allés de pair avec un changement dans l’atmosphère générale, qui est davantage un présupposé qu’une conséquence des Lumières et qui se présente principalement comme une réaction aux effroyables guerres de religion, à la pression du confessionnalisme et aux navrantes querelles des théologiens. [9]  Ainsi, des guerres de religion ont surgi en Angleterre les levellers et les latitudinaires et, en Allemagne, les calixtins et les tentatives d’union qui propagèrent l’idée de tolérance.  Herbert et Bayle [10] reconnaissent explicitement avoir été marqués avant tout par ces luttes et par l’inefficacité morale du confessionnalisme.  Le piétisme, qui a préparé de multiples manières les Lumières, trouve là, lui aussi, sa principale raison d’être [11].  Mais même lorsque les raisons ne sont pas explicites, on peut les déduire de divers phénomènes : le déclin de la croyance à la magie, à la sorcellerie et au miracle, le refus des persécutions et [347] des querelles religieuses, ainsi que du diable et des peines éternelles de l’enfer [12] (Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer, 1668 ; Balthasar Bekker, Bezauberte Welt, 1690 ; Christian Thomasius, De crimine magiae, 1701).  De manière générale, une disposition plus douce, cosmopolite, philanthropique, commence à se faire sentir.  L’horrible procédure judiciaire [229] est combattue, et la moralité, établie dans une relative idépendance.  À la fin du xviie siècle, il y avait en Angleterre des societies for the reformation of manners qui, postulant une base humaine universelle, s’efforçaient de combattre la dégradation des mœurs (Erdmannsdörfer, II, p. 116) ; à Paris, il y avait des sociétés aux fins similaires, établies sur une base épicurienne, et c’est de ce milieu que sont nées les Maximes de La Rochefoucauld parues en 1665 (Hansbach, p. 95).  Mais même au sein de l’aristotélisme devenu entièrement scolastique des universités, les traditions de l’humanisme ont continué d’agir, Cicéron et Sénèque surtout, ces auteurs  modèles si admirés de l’École.  D’autre part, certaines idées stoïciennes, qui avaient profondément marqué les systèmes ecclésiaux eux-mêmes, ont aussi exercé une influence autonome et, assez souvent, ont fait contrepoids à l’exclusivisme théologique.  En Hollande, le stoïcisme rénové de Juste Lipse († 1606) a influencé Grotius, Descartes et Spinoza (Dilthey, Archiv, 1894).  Un courant souterrain, humaniste et érudit, contournait les rigides constructions théologiques.  L’unité médiévale restaurée dans les États et les Églises n’était qu’apparence, la Renaissance et l’humanisme restaient dans les mémoires, dans celles en particulier des grands juristes et philologues de France et de Hollande. [13]  À cela, il faut ajouter les vestiges de théologie humaniste qui s’étaient consolidés chez les arminiens et les sociniens, ainsi que les réminiscences discrètement à l’œuvre des mystiques et des anabaptistes violemment réprimés.  Enfin, il faut reconnaître que l’individualisme de la piété réformée elle-même s’est lui aussi efforcé, en particulier en [348] terrain réformé lors de la révolution anglaise, d’acquérir davantage de douceur et de liberté, même si on ne doit pas en surestimer l’importance pour les Lumières (Weingarten, Revolutionskirchen Englands). [14]  Au total, ces facteurs cherchent non pas à s’opposer à la théologie, mais à l’adoucir et à la contenir dans ses frontières afin de laisser l’espace libre pour les autres intérêts autonomes dans la vie et la science.  C’est seulement de manière dispersée et prudente que s’amorça la pensée fondamentalement autonome, dont les présupposés étaient déjà disponibles dans la culture contemporaine, en particulier dans la théorie de la connaissance et la morale stoïciennes.  L’émancipation permise par le droit naturel se réalisa de manière relativement aisée ; ce fut beaucoup plus difficile dans le cas de la religion et de la morale naturelles.  S’appuyant sur une antique tradition, la théologie elle-même enseignait la religion naturelle.  Il a suffi que soit combattue la doctrine du péché originel, avec ses conséquences quant à l’obscurcissement de l’intellect, pour que ces éléments prennent le pas sur la révélation.  Ce pas fut accompli dès 1624, avec le De veritate religionis de Herbert de Cherbury, point de départ du courant déiste.  Ne subsistait plus alors qu’un rationalisme moral qui semblait présenter ce qu’il y a de commun à toutes les religions et à toute philosophie et qui pouvait servir de point d’accord par-delà les luttes religieuses (Troeltsch, p. 198sqq.).  La morale naturelle s’enracinait encore plus fermement dans le système théologique (ibid., p. 122-190).  Comme dans le droit naturel, la lex naturae fut séparée ici aussi de la lex divina et rapportée à la constitution naturelle de l’esprit, lequel avait validité même en l’absence de toute révélation.  Cette émancipation fut réalisée par Bacon († 1626) et par le scepticisme français, en particulier par La Sagesse de Charron (1605).  L’idée majeure de Bayle († 1705) est l’indépendance d’une moralité innée, partout la même, à l’égard des révélations concurrentes, auxquelles cependant il souhaite, tout aussi peu que Bacon et les sceptiques, soustraire véritablement la foi.  C’est ainsi que dans les nations occidentales, un xviie siècle étroitement mêlé à tous les intérêts de la vie cherchait à se doter par lui-même d’une pensée autonome qui pourrait servir de norme simple et fiable pour [349] juger et dépasser les traditions, révélations et religions concurrentes.  L’Allemagne ne suivit que beaucoup plus tard en profitant de l’expérience des autres pays ; ce faisant, conformément à sa situation particulière, elle laissa à l’arrière-plan les intérêts politiques et économiques au profit des intérêts religieux et littéraires. (Lecky ; Dilthey ; Tholuck, Vorgeschichte des Rationalismus, I : Das akademische Leben des 17. Jahrhunderts, 1853-1854 ; II : Kirchliches Leben, 1861-1862 ; Biedermann, II, 1 ; Hallam, Introduction to the Literature of Europe in the 15th, 16th, 17th Centuries, Paris, 1837-1839, t. III-IV.)

4. À ces tendances issues de la tradition et de la situation générale s’est ajouté l’impact des nouvelles sciences, qui ont complètement transformé l’image du monde et ont considérablement renforcé la méthode de pensée autonome nouvellement instaurée.  La première et la plus importante de ces sciences est la science de la nature mathématique et mécanique.  Deux mouvements s’y conjuguent : une orientation vers l’expérience et l’induction, héritée du nominalisme et qui, [230] mise à l’honneur par Bacon, a été déterminante pour la pensée anglaise ; mais surtout, la mécanique mathématique, née des grandes découvertes astronomiques et physiques de Copernic († 1543), Kepler († 1630), Galilée († 1642), et qui, intégrant l’atomisme épicurien renouvelé par Gassendi († 1655), a pour la première fois apporté des garanties de méthode à la recherche empirico-déductive et a trouvé sa plus haute expression chez Newton († 1727), Huyghens († 1695) et Laplace († 1827).[15]  Au lieu des entéléchies, des espèces et des formes vaguement mystiques de l’aristotélisme jusque-là régnant, on mit en place une explication du monde physique entièrement fondée sur la raison et l’intuition, complètement affranchie du caractère subjectif des qualités sensibles, faisant intervenir de pures grandeurs spatiales et leurs règles de mouvement.  Les lois de l’inertie et de la gravitation, jointes à l’hypothèse d’unités matérielles ultimes, assuraient une connaissance infiniment féconde et mathématisable de la nature, à l’échelle macroscopique aussi bien que microscopique.  Le xviie et le xviiie siècle furent ainsi ceux des grands physiciens et mathématiciens, qui, par leurs efforts, donnèrent aux sciences de la nature un brillant essor ; de nombreux problèmes demeuraient, ainsi que des interprétations divergentes, même quant aux concepts fondamentaux, mais au total c’était un mouvement solidaire, qui forçait l’adhésion. [350] L’optique, l’acoustique, la chimie, la géologie, la zoologie, la physiologie et la médecine ont pris forme sur la base mécanique ainsi constituée. (Taine, I, p. 221-240.)  L’impact de la science nouvelle fut énorme.  Tout en ménageant encore la révélation et la théologie, elle réduisit cependant à néant son soubassement philosophique et entraîna l’apparition de grands systèmes métaphysiques qui, dans l’ensemble, se donnèrent pour tâche principale l’élaboration métaphysique des impulsions nouvelles.  La méthode mathématique, plus précisément le modèle formel offert par Euclide, passa au rang de méthode philosophique, en réprimant la syllogistique et la méthodologie scolastiques ; on procédait tantôt de manière directement mathématique, tantôt en construisant une méthode inspirée des mathématiques, dont le trait dominant était la clarté et la précision dans la séparation et la mise en rapport des divers éléments de pensée.  Mécanisme, machine, clarté mathématique, tels étaient les maîtres mots de la science nouvelle.  Le droit naturel, la morale naturelle et la religion naturelle se soumirent à sa méthode ; Locke et Condillac élaboraient une psychologie entendue comme doctrine des lois régissant le mouvement des composantes psychiques minimales ; déjà, Quesnay commençait à concevoir les lois du monde social comme des lois de la nature.  Voltaire se fit le prophète de Newton et l’on se consacra, en France, à l’élaboration de la nouvelle science de la nature.  Dans tous les aspects de sa pensée, Kant, pour l’essentiel, est encore occupé à s’expliquer avec elle.  Ce faisant, on n’obéissait qu’à la contrainte des choses, non pas à une tendance anti-ecclésiale.  On ne réforma d’abord que la connaissance de la nature ; Newton et Boyle sont toujours restés des croyants sincères.  La science de la nature supportait les interprétations les plus diverses : elle est déiste chez Locke et Voltaire, panthéiste à la manière antique chez Shaftesbury, panthéiste de type mystique chez Spinoza, spiritualiste chez Descartes, théiste chez Leibniz et matérialiste chez les Encyclopédistes.  Certes, très vite elle posa des problèmes difficiles, qui lui sont intrinsèques : celui du déterminisme et du rapport entre la nature et l’esprit, l’âme et le corps, Dieu et le monde.  Mais plus puissant encore fut l’effet révolutionnaire et destructeur de son intervention généralisée dans la restructuration de l’image du monde et de la [351] méthode de pensée.  Le miracle fut déclaré impossible ou devint le problème majeur posé à la subtilité apologétique.  La Terre devint un simple point dans le cosmos, et la vie de l’humanité, un simple épisode de l’histoire terrestre.  Le supranaturalisme et l’anthropocentrisme des Églises furent ébranlés en leur tréfonds.  La clarté mathématique devint l’idéal de pensée : on pose d’abord des axiomes ou des faits d’expérience, desquels on déduit rigoureusement tous les énoncés ultérieurs.  De même que dans la nature on part de l’observation partout identique du sujet, on en vint à étendre ce procédé à toutes choses : partout on partit du sujet et du contenu de sa pensée, recherchant ses composantes et les liant entre elles.  Ce faisant, l’orientation subjectiviste et rationnelle amorcée déjà par le stoïcisme se trouvait infiniment renforcée ; on se tournait résolument vers ce qui est clair, conscient, raisonnable, laissant derrière ce qui est mystique, obscur, imaginaire ; l’esprit du xviiie siècle se trouvait établi en son caractère mécanique et atomiste, ne laissant plus au cœur et à l’imaginaire que les considérations sentimentales ou la jouissance enthousiaste des bienfaits de cette science nouvelle qui change le monde. (Lange, Geschichte des Materialismus, I ; Lasswitz, Geschichte der Atomistik, Hambourg, 1890 ; Dühring, Kritische Geschichte der Prinzipien der Mechanik, Leipzig, 1872 ; Whewell, Geschichte der induktiven Wissenschaft, traduit en allemand par Littrow, Leipzig, 1872 ; Schaller, Geschichte der Naturphilosophie, Leipzig, 1841-1844.)

[231] 5. En deuxième lieu vient la science historique alors naissante, une science à caractère universel, séculier et philosophique, qui supplante l’histoire théologique et juridique hétéroclite et encline à la philologie antiquaire.  C’est maintenant seulement que se produit l’incroyable élargissement de l’horizon humain provoqué par l’époque des découvertes (voir déjà Pereyre, Preadamitae, 1655) et que l’intérêt historique, géographique et statistique s’étend à toute la terre.  Les élites, qui avaient fait l’histoire, réfléchissaient à leurs propres actions en politique extérieure et intérieure et elles en vinrent ainsi à proposer une explication de l’ensemble du devenir historique conforme à leur propre expérience.  La nécessité de s’expliquer avec les traditions positives quant à l’État, au droit et à la religion conduisit à des recherches sur [352] leur origine.  Ici encore, les prémices se trouvaient dans la Renaissance et l’humanisme, dans le renouveau de l’historiographie antique.  Machiavel et Bodin avaient été des précurseurs ; les théoriciens du droit naturel menèrent des recherches sur l’histoire de l’État et du droit, et les déistes sur l’histoire de la religion.  Les sceptiques français faisaient miroiter dans toutes sortes de directions l’argument effrayant de la relativité des États et des religions.  Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (1696), en tirait son tour de main le plus raffiné (cf. aussi le jugement de Thomasius (Hettner, III, 1, p. 43) et le discours de vice-rectorat de Wolff, De Sinarum philosophia practica (ibid., p. 238), ainsi que les très brillantes Lettres persanes de Montesquieu (1721)).  L’impulsion décisive vint des Letters on the study and use of history de Bolingbroke (1738, parution complète en 1752), desquelles Voltaire a écrit, de façon caractéristique bien qu’exagérée : « Il a été donné à milord Bolingbroke de détruire les démences théologiques, comme il a été donné à Newton d’anéantir les erreurs physiques.  Puisse bientôt l’Europe entière s’éclairer à cette lumière. » [16] (Examen important de milord Bolingbroke.)  Ce souhait, Voltaire lui-même l’accomplit : avec son Essai sur les moeurs et sur l’esprit des nations (1754-1758), il inaugure la série des exposés sur l’histoire des civilisations et sur l’histoire universelle qui, quelle que soit leur indigence documentaire, ont donné une image saisissante de la relativité des civilisations humaines et de la possibilité d’expliquer toute l’histoire à partir de la nature.  L’ont suivi en France, avec des exposés analogues, Turgot († 1781), Condorcet († 1794) et Dupuis († 1809) notamment, et, en Angleterre, Robertson († 1793), Gibbon († 1794) et Hume († 1776).  L’impulsion donnée par Bolingbroke s’est répercutée aussi, mais dans une direction quelque peu différente, plus proprement historique, chez Montesquieu (Esprit des lois, 1748) : ce dernier s’efforça d’expliquer les diverses formations culturelles, étatiques et religieuses par des facteurs locaux et psychologiques, et poursuivait une visée libérale davantage politique.  Suivant tantôt l’un, tantôt l’autre, la science historique allemande emboîta elle aussi le pas : Abbt et surtout l’École de Göttingen, avec Gatterer († 1799), Schlözer († 1809), Heeren († 1842), Meiners, J.D. Michaelis et Spittler († 1810), appliquèrent les idées nouvelles au matériau historique, précédés par Pufendorf qui avait affranchi la science historique de la théologie et l’avait réquisitionnée pour le droit public. [353] Lorsqu’on qualifie les Lumières d’anhistoriques, cela peut seulement signifier qu’elles n’ont pas pratiqué l’histoire pour elle-même, mais afin d’en tirer des preuves ou des arguments, des enseignements politiques et moraux.  En ce sens, leurs recherches historiques ont eu une influence extraordinaire.  Elles ont mis en pièces l’image de l’histoire admise jusque-là, qui s’inspirait des monarchies du Livre de Daniel, de l’Apocalypse ou d’Augustin ; elles ont révélé un monde jusque-là inconnu ou inaperçu, elles ont fait apparaître des périodes de temps incommensurables, ont chassé la Chute de sa position éminente à l’origine de l’histoire et ont imaginé comme point de départ une condition originelle toute différente.  Mais surtout, elles ont fait admettre la méthode pragmatique dans laquelle se reconnaissait la pratique politique de l’époque, et qui offre l’équivalent de la méthode atomiste mécanique de la science de la nature.  Elles considèrent les individus comme des éléments de l’histoire qui, par leur interaction consciente, planifiée, calculée, créent les formes sociales.  Toutefois, parce que cette explication indifférente au miracle et à la Providence met au jour le jeu infiniment confus des forces humaines, on sentit d’autant plus fortement le besoin de donner à l’histoire un contenu simple, normatif, que l’on trouva dans les idées du droit naturel ainsi que de la morale et de la religion naturelles.  Toute déviation de cette norme semblait ne pouvoir s’expliquer que par la méchanceté et la ruse, la tyrannie et la rouerie des prêtres [17], ou la sotte ignorance.  La recherche historique s’est donc efforcée d’équilibrer ce qu’il y a de changeant et de multiple dans l’histoire par ce qu’il y a de durable et d’unifié ; elle a ainsi obtenu cela même qu’aujourd’hui le concept d’évolution est censé procurer.  À travers tout cela, la recherche historique, [232] saisie par l’idée des Lumières, est devenue à son tour un puissant levier entre les mains de celles-ci, par quoi l’orientation générale de l’époque s’est trouvée renforcée, quelque diverses qu’aient été les colorations de l’arrière-plan philosophique des différents individus, qu’ils aient adhéré à des conceptions plutôt déistes ou matérialistes, théologisantes ou hostiles à la religion, optimistes ou sceptiques. (Schlosser ; Wachler, Geschichte der Künste und Wissenschaften, Göttingen, 1812-1816 ; Wegele, Geschichte der deutschen Historiographie ; Richard Mayr, Die philosophische Geschichtsauffassung der Neuzeit, Vienne, 1877 ; O. Lorenz, Geschichtswissenschaft, I, Berlin, 1886.)

[354] 6. Les sciences nouvelles, mais surtout les mathématiques et la mécanique, jointes au désir irrésistible d’une connaissance autonome, ont mené à l’émergence d’une philosophie nouvelle, autonome, faisant face à l’aristotélisme des Églises et aux renouveaux à demi philologiques des systèmes antiques.  Cette nouvelle philosophie devait servir à procurer des fondements neufs à la pensée scientifique dans les disciplines théoriques et pratiques.  Elle supportait encore la présence de la théologie, mais prétendait à la maîtrise autonome de tous les secteurs de connaissance non directement théologiques.  Elle ne souhaitait plus prendre appui sur une connaissance originelle réduite à de simples traces à cause de l’obscurcissement consécutif au péché originel, elle ne voulait plus se nourrir simplement de la philosophie de l’Antiquité, d’une philosophie prétendument close à jamais et qu’il ne resterait plus qu’à commenter de manière scolastique ou philologique : elle voulait partir d’une faculté de connaissance durable, toujours créatrice, et indépendante de toute révélation qui serait propre à la condition originelle.  Voyant les triomphes de la science toute nouvelle, on osait de nouveau, pour la première fois depuis très longtemps, intervenir sur le plan des principes, de manière autonome et créatrice ; en cela, certes, on était influencé par la tradition théologique, puisqu’on partait de l’individu, des contenus de sa pensée et de son expérience, comme d’une grandeur immuable.  La philosophie n’entretenait donc plus envers la théologie un rapport de servante à maîtresse, il s’agissait bien plutôt d’une rencontre entre des secteurs de connaissance autonomes et complémentaires.  La création de cette nouvelle philosophie fut l’oeuvre des grands philosophes du xviie siècle, dont cependant les systèmes [18] développèrent rapidement des conséquences très incisives pour la théologie, soit en la réduisant à néant, soit en la transformant complètement.  Ceux qui ont mené à terme ces conséquences furent au xviiie siècle la grande masse des philosophes moins importants ou des littérateurs et publicistes s’adonnant à la philosophie.  En revanche, sous ce rapport, les grands philosophes du xviiie siècle, Hume, Berkeley, Kant, appartenaient déjà aux Lumières par une partie de leur travail et de leurs tendances et ils n’ont rien apporté de neuf.  Leurs pensées importantes et originales n’ont à leur tour eu d’effet qu’au xixe siècle.  Mais il en va aussi de même des philosophes antérieurs : le rôle qu’ils jouent dans l’histoire de la philosophie n’est pas le même [355] que celui qu’ils jouent dans l’histoire des Lumières.  Leur travail proprement philosophique était beaucoup trop lié aux anciens problèmes, simplement reconduits dans un nouveau contexte, il était beaucoup trop subtil et intriqué pour avoir une influence déterminante sur les Lumières ; et s’ils ont eu un impact véritable, ce n’était souvent pas par ces doctrines précises qui occupaient le centre de leur intérêt proprement philosophique.  Ainsi, Spinoza et Malebranche ont eu une influence à peu près nulle, d’autres encore comme Hobbes et Leibniz n’ont agi que de manière indirecte, d’autres enfin, comme Shaftesbury, n’ont eu d’impact que par une partie de leur doctrine.  À part Descartes († 1650), qui fut le premier à faire accepter à un plus vaste public une méthode et une métaphysique nouvelles, il y avait à l’avant-plan des philosophes moins originaux mais remuants : Bayle († 1705), Locke († 1704), Wolff († 1754), Voltaire († 1778) et les Encyclopédistes [19].  À cela s’ajoutèrent les déistes [20], qui, d’une part, s’efforçaient grâce à la critique historique de réduire la religion positive au profit de la religion rationnelle et d’autre part, sur le plan dogmatique, montraient les bénéfices que la théologie pourrait tirer de la nouvelle métaphysique.  Quant aux moralistes, ils s’efforçaient, à l’aide de la nouvelle philosophie et de ses méthodes, de conférer à la morale naturelle émancipée un fondement plus ferme et un contenu plus riche.  C’est à la croisée de toutes ces influences que sont apparus les philosophes populaires, les hommes du common sense et ceux du naturalisme ; leur importance est certes relativement minime d’un point de vue philosophique, mais tout à fait extraordinaire d’un point de vue historique.  Toutefois, les principales orientations de la pensée des Lumières remontent en définitive aux grands systèmes philosophiques comme à leur source.  Ces sources sont d’abord le rationalisme cartésien, qui régnait surtout en Hollande, puis le sensualisme et l’empirisme hobbesien et lockéen, qui exerça un rôle décisif en Angleterre et en France, enfin Leibniz, avec sa doctrine des substances et sa théodicée dont l’esprit de médiation conservateur a jeté les bases des Lumières allemandes. [356] Un dernier groupe autonome est celui du matérialisme français. [233] Tels sont les quatre grands courants (trois si l’on omet le cartésianisme, dont l’importance ne fut que provisoire) qui ont propulsé les nouvelles idées jusque-là suggérées et qui finalement, fusionnant entre eux, ont créé un nouveau climat de la pensée.  Le cartésianisme fut la première réalisation conséquente de la méthode autonome : il soumit le monde des corps à une méthode purement mécanique et il élabora, pour le monde de l’esprit, une méthode analogue, faite d’axiomes clairs dont se déduisent rigoureusement des conclusions ; grâce à cette méthode, il établit l’existence de la substance psychique et de Dieu et réunit substances corporelles et substances psychiques en un système ontologique se nouant en Dieu ; en rejetant tous les concepts qui ne sont pas clairs et évidents par eux-mêmes, il espérait échapper au labyrinthe des anciennes logomachies.  Le sensualisme fit table rase de l’ancienne métaphysique de manière encore plus radicale en rejetant carrément axiomes et idées innées et en tirant toute connaissance de l’expérience sensible et de son élaboration réflexive dans l’âme.  Or cette élaboration incluait également l’idée de Dieu, apparemment indispensable en tant que cause de la grande machine du monde.  De là se déversèrent sur l’époque tout entière les considérations physico-théologiques sur la sagesse et la bonté du grand architecte.  C’est également dans ce courant qu’apparut la psychologisation empirique de la morale, si importante pour l’éthique de ce siècle.  Le système leibnizien présente une réaction contre cette rupture radicale avec la tradition et contre les conséquences naturalistes du sensualisme : partant d’une méthode semblable à celle de Descartes, Leibniz s’efforce de réunir d’une manière nouvelle et plus profonde le monde mécanique des corps et le monde dynamique de l’esprit, métamorphosant ainsi l’ancienne ontologie des formes substantielles en une ontologie des monades.  Ce monde qui se meut intérieurement en des représentations et, extérieurement, en une interaction mécanique, il le protégeait en même temps du reproche d’être tout entier soumis à une loi de nature aveugle et incompatible avec la providence et la bonté de Dieu ; ce monde était le meilleur des mondes possibles.  À l’opposé, le matérialisme poussait le sensualisme à ses plus radicales conséquences, n’admettant plus l’âme, que ce dernier reconnaissait encore, et [357] remettant en question la preuve cosmologique et la preuve physico-théologique.  Alors que chez Hume et Kant, les éléments matérialistes de la nouvelle philosophie de la nature conduisaient aux plus profonds problèmes de la théorie de la connaissance, ici au contraire, ils étaient mis au service de tendances révolutionnaires, davantage intéressées à leur aspect pratique qu’à leur aspect théorique.  S’appuyant sur la seule connaissance de la nature et sur les données psychologiques élémentaires, empiriquement démontrables, le matérialisme voulait mettre sur pied, en métaphysique et en éthique, un système de la nature censé constituer le préalable à une radicale transformation du monde.  Mais malgré toutes ces divergences [entre les théories], il y avait des points communs : un refus croissant des doctrines corrélatives du péché originel et de la révélation antirationnelle ; une confiance optimiste dans les nouvelles méthodes et les nouveaux moyens de connaissance, ainsi que dans la volonté humaine d’y recourir ; le rejet des preuves fondées sur le miracle et sur des faits historiques singuliers, le refus du particulier se donnant pour immédiat et prétendant à une absolue validité, à la place duquel on fit retour ensuite à l’universel, à ce qui partout est le même, reconnu et durable ; l’enthousiasme pour ce qui est simple, naturel et sensé, ainsi que pour la mise en valeur pratique de la connaissance nouvelle ; la haine de tout ce qui est scolaire, scolastique et pédant.  Dans l’éthique, en particulier, on favorisait l’autonomie de la moralité humaine, on s’élevait contre les sanctions, récompenses et punitions surnaturelles, contre la nécessité de lumières et de forces surnaturelles, contre le pessimisme de la doctrine chrétienne, qui dissocie la nature et l’esprit.  Tous ces traits communs sont certes apparus à la deuxième génération seulement, mais ils étaient présents en germe dans les grands systèmes, à partir desquels se développa donc avec une certaine nécessité un éclectisme à caractère populaire.  (Voir les histoires de la philosophie de Brucker, Kuno Fischer, Windelband, Überweg, Zeller, Erdmann, Falckenberg ; Albert Lange, Materialismus ; Jodl, Geschichte der Ethik ; Dilthey ; L. Stephen ; Zart, Der Einfluss der englischen Philosophie auf die deutsche Philosophie des 18. Jahrhunderts ; Pünjer, Geschichte der Religionsphilosophie ; Tullock, Rational theology and christian philosophy in England in the XVIIIth century, Londres, 1872 ; Damiron, Mémoire pour servir à l’histoire de la philosophie au xviiie siècle, Paris, 1858-1864 ; Lechler, Geschichte des englischen Deismus, 1841.)

[358] 7. Si le courant rationnel qui se répandait depuis le xvie siècle a progressé vers les Lumières, on le doit non pas à la philosophie mais à la littérature. [234] Le fait décisif ici est la rencontre, en Angleterre et en France, d’une bourgeoisie en pleine ascension sociale [21] et de la pensée autonome, tendue vers l’avant, avec une littérature alors au faîte de sa force.  C’est cela qui distingue le xviiie siècle du xviie, dans lequel les nouveaux commencements demeuraient encore isolés les uns des autres.  C’est seulement en s’unissant que ces circonstances purent achever l’émancipation à l’égard de la théologie et que furent créés la langue, les slogans, les types poétiques et les schèmes littéraires, voire le mot d’ordre des « Lumières », avec toute l’atmosphère qu’il charrie [22].

On rencontre d’abord la littérature hollandaise ou imprimée en Hollande, qui cependant est dans sa plus grande partie encore teintée de latin et de théologie.  C’est là qu’apparut une des bases les plus importantes de la littérature des Lumières, les revues.  Bayle a non seulement écrit le Dictionnaire, mais aussi fondé un journal (Nouvelles de la république des lettres, 1684-1726) ouvert à toutes les questions et opposé aux revues savantes spécialisées.  À cela s’ajoute la Bibliothèque universelle (1686-1726) éditée par Le Clerc.  Tout cela a servi de modèle aux dictionnaires, encyclopédies et revues des Lumières.  Leur ton journalistique a exercé son influence jusque sur Voltaire, Diderot et Lessing.

Le berceau véritable de la littérature des Lumières est l’Angleterre, où la Révolution glorieuse a porté les whigs au pouvoir pendant plus d’un demi-siècle et où la proclamation de la liberté de la presse a donné les coudées franches aux forces en présence.  Locke et Shaftesbury étaient auréolés de leur réputation d’écrivains faciles et élégants.  Les déistes, qui avaient préparé le terrain à l’un et à l’autre, s’appuyaient en retour sur eux ; de leurs rangs sortit toute une série d’écrits extrêmement influents de philosophie de la religion, que l’on s’arrachait en France et en Allemagne et dont [359] l’ordre des francs-maçons, fondé à Londres en 1717, propagea avec zèle les idées en leur conférant une forme cultuelle. [23]  Pope, the prince of rhyme and the grand poet of reason, composa l’Essay on man (1733-1734), une théodicée au sens de Shaftesbury, sur laquelle l’Académie de Berlin mit une question au concours.  Les « hebdomadaires moraux » inauguraient en 1709 le genre des revues littéraires, partout imité, qui répondait aux besoins d’un public cultivé et qui accordait beaucoup de place aux questions morales et à l’observation de la vie.  Defoe dépeignait en la personne de son Robinson (1719) l’individu livré à lui-même, les Lumières à leur état originel et, sur cette base, l’apparition de l’État, de la culture et de la religion ; en lui, Rousseau, suivi en cela par la science pédagogique allemande, a vu le manuel de toute éducation.  Swift († 1745) raillait le monde lilliputien des luttes confessionnelles et, dans le Conte du tonneau, les subtilités exégétiques des théologiens [24], Bolingbroke († 1751) soustrayait  brillamment l’histoire aux antiquaires et écrivait des essais politiques et déistes qui faisaient le ravissement de Voltaire.  La religion moraliste des déistes fut bientôt suivie d’une vaste littérature moraliste correspondante [25], dans laquelle Hutcheson († 1747), Ferguson († 1816), Adam Smith, Wollaston († 1724), Price et Tucker développaient les principes de la sympathie et de l’amour-propre comme formes psychologiques fondamentales du jugement moral.  Par l’intermédiaire des Abbt, Garve et Mendelssohn, cette morale s’est ensuite transmise à tous les écrits du genre « amis des enfants », [360] aux catéchismes et aux sermons rationalistes d’Allemagne.  De même, une esthétique psychologisante (Burke, Gerard, Home) élaborait les intuitions de Shaftesbury et analysait les concepts du beau et du sublime dans leur rapport l’un à l’autre ainsi qu’au moral et à l’utile ; jointe à celle de Batteux, cette esthétique a profondément influencé les Lumières allemandes jusqu’à Sulzer. [26]  Les romans de Richardson († 1761), reflets d’une bourgeoisie solide, ont largement propagé ce mélange de moralisme pédagogique et de sentimentalité petite-bourgeoise caractéristique de l’Angleterre et de l’Allemagne ; Voltaire, Diderot, Rousseau, Gellert, Klopstock, Lessing et Wieland l’ont tous loué ou utilisé à l’envi.  De son inspiration et de celle des hebdomadaires est né le drame bourgeois, imité en France par Diderot et transplanté en Allemagne par Schröder.  Créé en opposition à cela, le roman comique et humoristique des Fielding († 1754), Smollet, Goldsmith, Sterne († 1768), enseignait à voir la vie pour elle-même, sans lunette théologique, et donna lieu à une profusion d’observations psychologiques.  C’est en lui que s’enracinent [27] les romans de Nicolaï et de Jean Paul, et le célèbre Voyage de Sophie.  À cela s’ajoutent la philosophie du common sense [28], qui eut un impact considérable en Allemagne, et la littérature apologétique et homilétique, qui avait acquis un caractère très latitudinaire.  En tout cela, la littérature anglaise prise dans son ensemble était très éloignée de tout radicalisme. [235] Des déistes extrêmes comme Toland [29] n’exercèrent pas d’influence profonde, les mondains blasés radicaux affirmaient ne pas souhaitier que leurs idées se répandent dans le peuple, le matérialisme (Hartley, Priestley) ne s’agitait que çà et là [30].  Le retour des tories sous Georges III, le rejet du classicisme au profit de Shakespeare et de la poésie populaire, les répercussions douteuses des Lumières françaises, et l’effroi provoqué par les révolutions américaine et française, tout cela, grâce surtout à l’intervention de Burke, fit reculer les Lumières.

[361] En France, la littérature des Lumières prit une tout autre forme, déterminée par la situation qu’avait créée le règne de Louis XIV.  Elle subit l’influence de la critique radicale du système existant, apparue dès les dernières années du roi, et passa aux mains d’une société de beaux esprits et de dilettantes, noblesse de cour que le roi Louis avait dispensée de ses devoirs seigneuriaux, et à laquelle s’alliaient une riche bourgeoisie et le monde des lettres ; enfin, elle passa aussi aux mains de la masse irritée du tiers état.  Elle reprit à son compte les principaux traits de la littérature que cette société avait élaborée et héritée du classicisme.  Richement dotée en esprit, en élégance et en traits mordants, elle succomba cependant aussi à ce qui caractérise le style français en sa perfection : la recherche d’une clarté schématique et abstraite plutôt que de la profondeur et de l’exactitude (Taine, L’Ancien Régime, p. 240 sqq.).  Ce changement devint apparent déjà sous la Régence (1715-1723), au cours de laquelle la noblesse dépérit et fut laissée à l’abandon tandis que la bourgeoisie acquérait une importance jusque-là inimaginable.  D’Argenson († 1757) et Maupertuis († 1759) introduisirent le droit naturel anglais, la science de la nature et la religion naturelle, Newton et Locke.  Avec Prévost († 1763) et Destouches († 1754) [31], le roman et le drame reprirent à leur compte les impulsions du roman de mœurs et du drame bourgeois anglais.  Depuis 1725, les francs-maçons étaient à Paris.  Mais c’est seulement vers la fin du siècle que la nouvelle littérature atteignit son apogée, déclarant une guerre ouverte et totale à tout ce qui existait, État, Église et société.  Le mouvement se divisa en trois grands groupes qui se développèrent en parallèle mais dont l’influence fut successive.  Leurs brillantes réalisations assurèrent à l’esprit français la domination universelle, en particulier auprès des princes et de la noblesse de tous les pays.  Le premier groupe proclamait les idées du déisme et du libéralisme anglais, ainsi que la physique newtonienne.  Polygraphe stupéfiant à la langue étincelante, Voltaire († 1778) a répandu à travers ses drames, ses romans, ses poèmes, ses libelles, ses traités philosophiques, ses ouvrages historiques, ses encyclopédies [362] et ses dictionnaires, une vision du monde orientée surtout vers la question religieuse.  Dans de célèbres procès, il s’est révélé une véritable puissance publique.  L’importance de Montesquieu († 1753), en revanche, réside surtout en politique et en histoire où, « homme à la mode pour changer sur cela le goût de la nation » [32] (Hettner, II, p. 252), il devint le père de la science historique pragmatique et du constitutionnalisme.  Parallèlement à ces derniers, les économistes physiocrates, moins radicaux sur le plan politique et religieux, réclamaient cependant la liberté économique comme condition de toute autre liberté ; c’est de leurs rangs qu’est né le « laisser faire, laisser passer » [33].  Ils fournirent à l’Encyclopédie ou dictionnaire les articles économiques.  Le deuxième groupe fit du matérialisme une conséquence de la nouvelle science de la nature et vit dans le déisme de Voltaire une simple croyance d’enfant sage en Dieu ; c’est là, pour l’essentiel, un produit de l’atmosphère des salons parisiens [34].  Le père très répudié et honni de ce matérialisme était La Mettrie († 1751), son héraut fut Diderot († 1784), converti du déisme à un matérialisme hylozoïste, avec sa grande œuvre, Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780).  En tant qu’écrivain, Diderot a donné préséance au réalisme pédagogique du roman de mœurs et du drame anglais sur le classicisme, montrant ainsi clairement la position nouvelle de la bourgeoisie.  Pour leur part, le Système de la nature de d’Holbach, la théorie positiviste de la connaissance de Condillac et la physiologie cérébrale matérialiste de Cabanis appartenaient davantage à la science proprement dite.  Buffon († 1788), en revanche, grâce à son style et à son intuition poétique, a redonné une influence énorme aux principes de la science de la nature, qui jettent l’homme à bas de son trône.  Le troisième groupe apporte un ton tout nouveau et une goutte de sang étranger dans la littérature française [363] et dans celle des Lumières en général.  Son chef et prophète est le Genevois Rousseau († 1778) : d’une part, il donna aux théories politiques et [236] économiques des Lumières leur expression la plus précise et la plus abstraite, mais d’autre part, il imprégna la raison naturelle des Lumières, froide ou d’une sentimentalité toute didactique, d’une magie tout à fait nouvelle, celle du sentiment romantique de la nature, aspirant à la vérité et à la profondeur de la sensation.  D’où l’étrange duplicité de son influence : d’un côté, il confortait l’enthousiasme doctrinaire de la révolution pour une construction de l’État et de la société à partir de la seule raison, mais de l’autre côté, il provoquait en Allemagne le déchaînement de la poésie naturelle du Sturm und Drang, la réaction de l’imaginaire contre l’entendement.  Mirabeau et Sieyès transmirent cette impulsion à la révolution qui, cependant, se défit rapidement de l’emprise de ces idées.  Depuis ce temps, en dépit des destins changeants, le xviiie siècle est demeuré le « grand siècle philosophique » de la France.

Sous l’effet conjoint de la littérature des Lumières anglaises et françaises naquit la littérature allemande des Lumières, la première littérature allemande proprement dite, affranchie du latin et de la scolastique et s’imposant partout ; cependant, à cause de la situation politique de l’Allemagne, les intérêts religieux, éthiques et esthétiques y ont dès le départ prévalu, et de beaucoup, sur les intérêts politiques.  Mais il y a une autre différence : tout en réveillant les forces populaires, les Lumières ici ont accouché d’un mouvement spirituel tout à fait nouveau, par lequel plus tard elles ont été dépassées – un mouvement certes né d’elles, reprenant leurs meilleures idées, mais pourtant radicalement différent.  Il faut donc distinguer dans la littérature du xviiie siècle deux courants : il y a, d’une part, la littérature des Lumières proprement dite qui, partant d’un Leibniz vulgarisé et des déistes, passant par Wolff, Gottsched et la philosophie populaire, conduit au rationalisme théologique et juridique, ainsi qu’au roman et au drame bourgeois moralisateur ; il y a d’autre part la littérature néo-humaniste ou classico-romantique qui, nourrie d’influences anglaises, part de ce qu’il y a de neuf et d’original chez Leibniz et Lessing et conduit à Herder, Winckelmann, Goethe, Schiller et Humboldt puis, de là, au romantisme et à la philosophie classique et, enfin, au système historicisant des sciences de l’esprit. [364] Leibniz, Lessing et Kant appartiennent aux deux courants : au premier à cause de leur intérêt pratique immédiat et de leurs prolongements populaires ; au second par la teneur profonde et originale de leur être et de leur pensée, que seule une minorité a perçue.  On ne présentera ici que le premier courant.  C’est par lui que la littérature allemande fait son entrée sur la scène mondiale.  Si elle est tard venue, c’est que la culture ecclésiale et théologique des petits territoires s’était complètement rigidifiée et resserrée, que la science officielle s’était entièrement latinisée, assujettie à une scolastique humaniste qui maintenait des prescriptions rigoureuses, que les structures politiques enfin l’avaient très longtemps empêchée de profiter du progrès politique et social.  Toutes les impulsions plus libres étaient donc restées, en Allemagne, des cas isolés.  Il y eut toutefois une préparation (mais une préparation seulement) aux nouveaux développements : d’abord les timides commencements (avec Opitz) d’une littérature allemande sise dans le prolongement de celle de la Renaissance et autour de laquelle peu à peu se rassembla un public cultivé ; ensuite le piétisme, objectivement très proche de l’orthodoxie, mais qui permit au sentiment individuel de se donner libre cours, qui mit fin à la domination exclusive de la science orthodoxe et qui créa de nouveaux centres pour la vie de l’esprit ; enfin l’orthodoxie elle-même qui, par ses préoccupations apologétiques, fit précisément connaître la littérature étrangère qu’il s’agissait de combattre et qui répandit l’apologétique anglaise au moyen de traductions (Tholuck, Vermischte Schriften, Hambourg, 1839, II, p. 23-32).  Les premiers bouleversements apparurent dans le monde des savants, lorsque Pufendorf et Leibniz inaugurèrent une approche nouvelle, mondaine, de la science.  Le premier coup d’éclat à avoir eu des répercussions populaires vint de Thomasius : il s’efforça de fonder une culture séculière autonome sur le modèle français et donna vie à une revue (1688) conçue sur le modèle hollandais.  Grâce à Wolff, la philosophie scolastique sortit peu à peu de l’université.  Mais les créateurs de la littérature allemande des Lumières sont d’abord Gottsched († 1766) – qui opéra une fusion de la philosophie wolffienne avec le classicisme et le journalisme français et traduisit le Dictionnaire de Bayle – et Gellert († 1769), qui, davantage influencé par les Anglais, [365] « jeta les bases de la culture morale des Allemands » pour de nombreuses décennies, grâce à ses poèmes, ses leçons, ses fables et ses romans.  À cela s’ajoute l’imitation des hebdomadaires anglais (depuis 1721) qui, certes encore très marqués de théologie, opérèrent cependant, en Allemagne aussi, la liaison entre la littérature et la bourgeoisie ; pour leur part, des auteurs tels que Brockes, Haller et Hagedorn imitaient la poésie didactique et descriptive anglaise qui, sous les formes créées par Pope et Thomson, chantait la physico-théologie, [237] la théodicée et les pensées rationnelles sur Dieu.  À quoi s’ajoutèrent encore, chez nous aussi, le roman de mœurs et le drame baroque bourgeois.  Toute cette littérature marquait cependant son opposition à la théologie [par de simples déplacements d’accents :] en insistant beaucoup plus sur les éléments naturels que, du reste, la théologie aussi reconnaissait ; en abordant la théologie naturelle de manière différente, c’est-à-dire mathématique et mécanique, ce qui certes laissait deviner à son tour des problèmes considérables ; et par une ambiance sentimentale moralisante.  On reconnaissait toujours la révélation supranaturelle, dans sa sphère, mais on combattait le zélotisme et une théologie latine et aristotélicienne dépassée.  À quel point l’atmosphère théologique régnait encore, l’impact considérable de Klopstock et de ses épigones le montre bien, quoiqu’ici l’exposé poétique des choses humaines et l’ambiance sentimentale moralisante révélassent clairement un déplacement de l’attitude face aux doctrines théologiques.  Lessing († 1781) est le premier à avoir entrepris une attaque radicale vraiment influente.  Dans son effort pour susciter une littérature et une culture appuyées sur une vision fondamentalement neuve de la vie, il dut en effet se confronter à la théologie.  Dans la révélation, il ne pouvait reconnaître que l’idée d’une éducation historique menant à une vérité rationnelle universelle, une idée à laquelle sa plume incomparable sut donner une force inattendue.  Les théologiens déistes, comme Sack, Spalding († 1804) et Jerusalem († 1788), soutinrent cette conception, tout au moins dans ses effets ; à elle se rallia aussi Semler († 1791), un représentant de l’orientation historico-critique, lui aussi influencé par le déisme.  Protégé par le gouvernement de Frédéric II et stimulé par la victoire de l’État éclairé prussien, un groupe lié à Lessing se constitua à Berlin en faveur des Lumières ; [366] dirigé par Nicolaï († 1811) et Mendelssohn († 1786), [35] ce groupe, qui avait pour organe la « Bibliothèque allemande universelle », constitua un véritable centre pour les Lumières, caractérisé par son intelligence pratique et son esprit spécifiquement berlinois ; c’est fort injustement que nous avons pris l’habitude de le considérer sous le seul éclairage qu’en donnent les Xénies et les romantiques.  Autour de la « Bibliothèque allemande universelle » se rassemblait en outre le cercle plus large de la philosophie populaire allemande : s’appuyant sur Locke, Leibniz, Wolff, les déistes et les moralistes, ce cercle traitait de morale naturelle, de théologie et d’esthétique du point de vue du sain entendement humain, tout en se détournant des grandes questions abstraites.  À l’instar de leur favori Socrate, ces philosophes voulaient ramener la philosophie du ciel sur la terre.  Ce courant eut pour chefs de file Engel (« le philosophe pour le monde »), Eberhard (l’apologue de la félicité de Socrate), Garve, Feder, Steinbart et Sulzer ; à partir de 1783, il se donna un second organe plus dynamique, la Berliner Monatsschrift, dirigée par Gedicke et Biester.  À cette époque, on commença en Allemagne aussi à entretenir et à répandre au sein de sociétés secrètes l’espoir enthousiaste d’un avenir insoupçonné et magnifique.  La première loge fut fondée à Hambourg en 1733 et, déjà en 1740, les villes de Brunswick, Berlin, Leipzig et Altenburg avaient emboîté le pas ; par la suite, d’autres sociétés semblables se constituèrent (Illuminés de Bavière, Société des Lumières à Berlin ; Franck, Geschichte der protestantischen Theologie, III, p. 27 sqq.).  En Allemagne du Sud, Wieland faisait sentir son influence : dans ses romans philosophiques, il faisait contraster la conception de la vie des Français, toute de légèreté, avec le pesant idéalisme philosophique ; il sut ainsi gagner à la littérature allemande les élites, qui baignaient jusque-là dans la littérature française, alors que les autres grandes figures montantes de la littérature se plaçaient principalement en opposition aux Lumières.  Seul Schiller, dans ses œuvres de jeunesse, montrait une véritable affinité avec celles-ci.  J.H. Voss présentait une union typique des Lumières et de l’humanisme nouveau, un peu comme l’avaient fait avant lui Gesner et Heyne. [367] Cette union fut parfaite par Kant, dont le traitement des questions philosophiques fondamentales effraya d’abord, mais qui, dans sa philosophie pratique, la morale, la philosophie du droit et la théologie, allait à la rencontre des Lumières, y mettant seulement plus de rigueur.  Kant est au point de départ de l’empire exercé par le rationalisme juridique et théologique, tandis que dans l’autre courant, des penseurs talentueux mais encore très isolés se l’appropriaient d’une toute autre manière.  Même dans le domaine littéraire, ils ne jouissaient d’aucune suprématie ; à côté de celles des Lumières, les revues de Goethe et de Schiller n’étaient que des plantes délicates.  Le public accordait sa faveur à Iffland et Kotzebue, mais surtout aux romans de Jean Paul, si pleins d’une âme conférant aux Lumières une profondeur nouvelle.  Sur le plan littéraire, c’est seulement à partir des romantiques, puis avec la science du xixe siècle, que les Lumières ont été dépassées.  (Hettner ; Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris, 1863-1864, t. III ; Villemain, Cours de littérature française. Tableau du xviiie siècle, [238] Paris, 1838 ; Julian Schmidt, Geschichte des geistigen Lebens in Deutschland von 1681 bis 1781, Leipzig, 1862-1863.)

8. Un mouvement aussi puissant ne pouvait manquer d’avoir des conséquences pratiques.  Il eut en fait pour double résultat de rassembler la bourgeoisie en l’encourageant à exiger une participation au gouvernement et à l’administration, et d’insuffler aux gouvernements eux-mêmes des idées de réforme.  Le premier résultat fut plus important en Angleterre et en France, le second dans le reste de l’Europe, du moins dans un premier temps.  Ce fut l’époque des rois, ministres, propriétaires et patrons philosophes, avec pour modèle Frédéric II.  L’orientation vers le bien rationnel de l’État, auquel les gouvernements se voyaient d’eux-mêmes contraints, menait dans une direction qui, sous l’influence exercée par la littérature française sur ces élites, fut celle de l’absolutisme éclairé.  C’est pourquoi Kant qualifia le xviiie siècle de siècle de Frédéric.  L’absolutisme qui avait eu cours jusque-là se joignit aux idées des Lumières pour produire cette législation et ce gouvernement tout à la fois éclairé et paternaliste dont a surgi peu à peu dans tous les pays une transformation complète des conditions d’existence, en particulier en ce qui concerne la [368] relation entre l’État et l’Église, mais c’était là une transformation qui demeurait foncièrement contradictoire et appelait son propre dépassement.  Or, ce sont ces réformes qui ont permis aux idées des Lumières de partout régner.  Que la royauté française ait été trop faible et trop indécise pour de telles réformes, voilà ce qui explique la Révolution française, qu’il ne faut en aucun cas tenir pour l’aboutissement nécessaire des Lumières.  Les idées des Lumières continuèrent à agir après la révolution et parallèlement à elle, et l’édifice nouveau qu’on a érigé sur le sol dégagé par les guerres révolutionnaires n’a été possible qu’avec leur soutien massif. (Schlosser ; Oncken ; Taine ; Sorel ; H. von Sybel, Geschichte des Revolutionszeitalters.)

La réforme immédiatement la plus importante pour le développement spirituel fut celle de l’éducation et de l’enseignement.  Les universités et les gymnases, qui jusqu’alors étaient demeurés complètement sous la coupe du système théologique humaniste, subirent une transformation complète sous l’influence de l’esprit du temps ; des écoles secondaires et primaires furent créées ou du moins réorganisées ; l’école et l’Église furent séparées.  Certes, on avait formulé déjà plusieurs projets de réforme et le piétisme s’était donné une nouvelle base scolaire ; mais ou bien ces projets n’avaient pas donné de résultats, ou bien ils ne visaient pas une réforme des principes.  Les exigences d’une réforme en profondeur, des plaintes amères ou satiriques contre le système en place, un vif désir d’expérimenter des choses inédites et de créer des institutions d’enseignement et des académies, une foi enthousiaste dans la possibilité d’accéder par de telles réformes à une ère plus heureuse, techniquement mieux formée, politiquement et économiquement plus florissante, moralement plus noble – bref, ce désir pressant d’une complète restructuration, c’est d’abord des rangs croissants des Lumières qu’il a surgi.  Leurs principaux représentants, Kant y compris, se sont tous préoccupés de réforme de l’éducation.  Les grands programmes pionniers de cette réforme remontent à Locke (Some thoughts concerning education, 1693) et à Rousseau (Émile, 1762) : le premier avait en vue plutôt l’éducation de l’homme du monde, fondée sur l’expérience et les sens ; le second, plutôt l’éducation de l’homme en général, grâce au déploiement sans entrave de ses dispositions naturelles. [369] L’Émile n’avait connu en France qu’un succès de mode ; en Allemagne, seul pays au xviiie siècle à se montrer intéressé et prêt à une réforme de l’enseignement, cet ouvrage déclencha le mouvement philanthropiniste, dans lequel les idées des Lumières concernant l’éducation, depuis longtemps en fermentation, firent l’objet d’une propagande qui prit des proportions européennes.  Le but naturel : l’aptitude à la vie heureuse ; la méthode naturelle : des leçons faciles à saisir, proches des sens ; l’éducation par l’État et pour l’État, c’est-à-dire séparation de l’Église et de l’école – tels furent les maîtres mots de la pédagogie naturelle (voir Basedow, « Methodenbuch für Väter und Mütter der Familien und Völker », 1770, dans Elementarwerk, 1770-1774).  Au chef de file Basedow s’associèrent les bâtisseurs d’écoles du philanthropinisme (Bahrdt, Salzmann, von Rochow) et ses défenseurs par la plume (Campe, Trapp, Stuve, Villaume).  Par von Zedlitz, ministre de Frédéric II, ces programmes influencèrent l’administration prussienne de l’enseignement.  Mais même sans tous ces programmes et expériences, l’esprit du temps avait déjà transformé les bases de l’enseignement.  Depuis la fin du xviie siècle déjà, les besoins de la noblesse et des fonctionnaires avaient modifié l’enseignement, avaient relégué au second plan la théologie et les langues anciennes, et favorisé la formation pratique.  Le modèle de ces changements fut la [239] nouvelle université du Brandebourg, l’Université de Halle (1694), d’où partirent les changements dans les cursus de philosophie et de droit.  Au milieu du siècle, la théologie fut refoulée davantage encore et l’humanisme, de serviteur de la théologie, devint un porteur autonome de la culture séculière.  Le point de départ de ces réformes fut la nouvelle université du Hanovre, l’Université de Göttingen (1736), où Gesner et Heyne défendaient avec succès le nouveau principe.  Ernesti le transplanta à Leipzig.  Les gymnases suivirent la voie prise par les universités.

En Prusse, von Zedlitz et Gedicke († 1803) fusionnèrent finalement ces idées philanthropinistes avec les réformes effectivement réalisées jusque-là, pour en faire le programme d’un enseignement nouveau, organisé uniquement par l’État, indépendamment de l’Église, et englobant écoles professionnelles et collèges.  Ce programme [370] n’a été mené à terme que dans notre siècle mais, très rapidement, il fut pris pour modèle de nombreuses réformes scolaires à l’étranger.  À la même époque, l’esprit des Lumières s’emparait des écoles primaires créées par le piétisme ; le droit prussien favorisait leur organisation étatique séparée, et la science pédagogique des Lumières (von Rochow) en déterminait la méthode et le but.  Pestalozzi, qui inaugure une période nouvelle de l’enseignement primaire, subit encore profondément l’influence de cet esprit. (Raumer, Geschichte der Pädagogik, II ; Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts2 ; Pinloche, Geschichte des Philanthropinismus, traduit en allemand par Rauschenfels et l’auteur, Leipzig, 1896 ; Heppe, Geschichte der Volksschule ; Schlosser.)

9. Parmi les facteurs des Lumières, la théologie vient en dernier lieu.  On a déjà vu en quoi elle a préparé et favorisé les Lumières ; mais elle joua ce rôle contre son gré.  Longtemps la théologie a maintenu son emprise matérielle sur les Lumières, ce qui a contrait celles-ci partout – sauf chez Spinoza – à des compromis contradictoires.  Cette position dominante de la théologie a certes joué un rôle important pour le succès des Lumières, mais a nui à leurs idées.  Que finalement l’obligation de se démarquer de la théologie ait déterminé toute la stratégie et la problématique des Lumières, que cette stratégie d’affrontement leur ait souvent conféré un caractère surtout négatif, destructeur, et que leurs solutions positives aient été elles aussi très profondément influencées par le schème qu’elles partageaient avec la théologie, celui d’une vérité immuable, dogmatiquement démontrable, rationnelle – tout cela indique aussi l’influence indéniable, quoique seulement indirecte, de la théologie.  Toutefois, tout au moins dans la première moitié du xviiie siècle en Angleterre, et, en Allemagne, dans la seconde moitié, la théologie a aussi joué un rôle positif pour les Lumières – alors qu’en France, l’opposition mortelle des Lumières à un catholicisme inflexible les condamnait à la pure négation.  En Angleterre, la controverse déiste avait donné lieu à une théologie apologétique (Clarke, Butler, Warburton, Paley) que l’on peut qualifier de supranaturalisme rationnel et qui, en Angleterre aussi bien qu’en Allemagne, transportait l’esprit des Lumières [371] jusque dans le camp de leur adversaire le plus acharné.  Le développement allemand, en particulier, se caractérise par un compromis entre les Lumières et la théologie, un compromis auquel Leibniz déjà avait frayé la voie et qui, ici, a porté les Lumières non seulement dans les cercles cultivés, mais aussi dans le peuple ; en retour, cependant, les Lumières ont dû se remplir à nouveau d’idéalisme religieux et éthique.  Véhiculées par les prédicateurs de cour, le clergé rural et les facultés de théologie, les Lumières sont devenues ici une force véritablement populaire mais, du coup, elles sont demeurées pondérées et conservatrices.  Cette évolution s’est toutefois produite très lentement.  Les deux grands coups portés à la théologie ayant prévalu jusque-là – le rejet de son dualisme de la raison et de la révélation, et le rejet de son soubassement scolastico-aristotélicien – n’ont été assimilés que très lentement par la conscience générale, et au gré de nombreuses contradictions.  Sur le premier point, Bayle et Locke exercèrent une influence déterminante : Bayle, parce qu’il avait dénoncé à bon droit ce dualisme comme principe de la vérité double ; Locke, parce qu’il exigeait que l’on construise un rapport [entre raison et révélation] qui soit dénué de contradiction.  Leibniz formula sa théorie du rapport entre philosophie et théologie précisément en opposition à Bayle (K. Fischer, II, p. 545 sqq.).  Quant au second point, il résulte de l’influence d’ensemble exercée par la nouvelle philosophie de la nature de type mathématique et mécanique, ainsi que par la morale naturelle, par le droit naturel et par la méthode nouvelle.  Seule l’école de Wolff s’efforça de relever ces deux défis à la fois, tout en maintenant sur le plan matériel l’ancien contenu orthodoxe de la théologie révélée.  On se contentait de changer le soubassement philosophique, d’établir une relation rationnelle entre les dogmes révélés et cette nouvelle théologie naturelle, et de mettre en œuvre une nouvelle méthode de démonstration (Carpov, Canz, Baumgarten, Bilfinger, Heilmann, etc.).  Mais cela introduisit au sein de la dogmatique un germe de désorganisation, et l’esprit du temps nouveau quitta peu à peu [240] le soubassement pour passer à la superstructure dogmatique.  Si les wolffiens étaient encore orthodoxes, les néologues, eux, sous l’impact de la philosophie populaire, se dissociaient déjà du dogme et cherchaient à confiner la révélation à la Bible, qui leur semblait présenter un contenu beaucoup plus conforme à la théologie naturelle que ne l’étaient les subtilités scolastiques érigées par les prêtres [372] en dogme d’Église.  Des études de critique biblique et d’histoire des dogmes virent le jour, censées dégager la figure simple et vraie de la révélation supranaturelle aux fins d’un enseignement renouvelé de la théologie, davantage pratique et moralement efficace (Semler, J.D. Michaelis, Sack, Teller, Spalding, Töllner, Jerusalem).  C’est seulement à la fin du siècle, sous l’impression produite par l’ouvrage de Kant La Religion dans les limites de la raison pure [sic] (1793), que des théologiens plus radicaux en vinrent à identifier complètement la révélation biblique à la religion morale rationnelle, et ce dans une intention encore une fois purement apologétique puisqu’ils croyaient ne pouvoir maintenir le christianisme que de cette manière (Tieftrunk, Henke, Eckermann, Wegscheider).  À quel point cette théologie était encore apologétique, l’exégèse rationaliste surtout le montre bien, elle qui préférait rationaliser la lettre de la Bible par tous les moyens, même en lui faisant violence, plutôt que de renoncer à elle (Paulus).  Mais du coup, avec cette apologétique, l’esprit des Lumières, esprit subjectiviste, rationnel, moraliste et utilitariste, émergeait des fondements de la théologie naturelle et pénétrait au cœur de la conceptualité chrétienne, ce qui forcément entraîna des réactions qui allèrent s’ajouter aux autres réactions contre l’esprit des Lumières.  Ce rationalisme, d’ailleurs, n’était pas seul à régner.  À côté de lui, l’orthodoxie poursuivait sa carrière, sous une forme supranaturaliste adoucie.  Il faut du reste soigneusement distinguer de ces rationalistes et néologues les philosophes des Lumières proprement dits, même si en apparence ceux-ci purent appartenir à la théologie, provisoirement dans le cas de Eberhard, à la toute fin dans le cas de Steinbart.  Des hommes tels que Edelmann, Reimarus, Bahrdt, Basedow et d’autres semblables ne sont pas pleinement représentatifs de la théologie des Lumières. Celle-ci fut de part en part un compromis apologétique, un compromis que seul le contexte des Lumières rendait possible.  Dans ce contexte, seule la raison dogmatique pouvait l’emporter, ou, sinon, la révélation dogmatique, ou bien une combinaison dans laquelle les deux étaient tenues pour des grandeurs identiques.  C’est ce dernier parti qui fut adopté comme solution à laquelle finalement la théologie dut se rallier ; et ce parti a plus que tout autre promu les Lumières.  (Voir les histoires de la théologie protestante de Gass, Gustav Frank, Dorer ; Tholuck, Vermischte Schriften, II, p. 1-147 : « Abriss einer Geschichte der Umwälzung seit 1750 » ; Nitzsch, Jahrbücher für protestantische Theologie, 1875 : « Geschichtliche Bedeutung der Aufklärungstheologie » ; Landerer, Neueste Dogmengeschichte, édité par Zeller, Heilbronn, 1881 ; Biedermann, Zeitstimmen, 1864 : « Aufklärung » ; Stäudlin, Geschichte des Rationalismus und Supranaturalismus, Göttingen, 1826 ; id., Geschichte der theologischen Wissenschaft, Göttingen, 1810-1811 ; Kahnis, Innerer Gang des Protestantismus3, 1874. – Pour la théologie anglaise, voir Leslie Stephen ; Hurst, History of rationalism, Londres, 1867 ; pour la théologie catholique, voir Brück, Rationalistische Bestrebungen im katolischen Deutschland, Mayence, 1865.)

[373] 10. La fin de la période des Lumières s’est produite, dans les divers pays et dans les différents domaines de la vie, à des moments très variés.  L’opposition la plus forte vint de la réaction politique provoquée en Angleterre par la Révolution américaine, puis de celle provoquée dans toute l’Europe par la Révolution française.  Disant cela, il ne faut cependant pas oublier que la révolution a eu un effet double : d’une part, certes, elle a suscité la réaction des gouvernements et des classes cultivées, mais d’autre part, c’est avec elle qu’ont été définitivement détruits en Europe l’univers politique et l’organisation sociale du Moyen Âge, et que partout, une restructuration politique et sociale est devenue nécessaire.  Or, c’est grâce à ces structures nouvelles que la tâche de veiller aux grands intérêts de la civilisation a été soustraite à l’absolutisme éclairé et peu à peu confiée aux populations elles-mêmes.  Les guerres révolutionnaires et les grands événements politiques ont en outre engendré un tout nouveau facteur, opposé aussi bien au cosmopolitisme éclairé qu’à l’absolutisme des gouvernements : le principe de nationalité, qui ravive la mémoire historique et met l’accent sur les diversités individuelles.  À ces deux [phénomènes nouveaux] s’ajoute l’influence puissante de la nouvelle culture allemande qui, se dégageant des Lumières, a créé en littérature, en philosophie et dans les sciences un monde de conceptions tout à fait nouvelles, et qui, à l’étranger, s’est bientôt alliée à des courants analogues.  L’imagination et le sentiment, une formation humaine intégrale, une plongée bienveillante dans tout ce qui a vie et réalité, tout cela a changé la manière de voir la vie : la nouvelle vision était solidaire avec les Lumières dans la lutte contre le suprarationalisme [sic], mais tout à fait divisée en ce qui concerne la valeur positive à accorder aux choses, [241] ce qui conduisit bientôt à une glorification du Moyen Âge, certes appuyée sur le seul imaginaire et l’amateurisme historique, mais récupérée par les tendances réactionnaires qui cherchèrent à l’ériger en véritable restauration.  La [374] vie religieuse, que les Lumières n’avaient jamais vraiment accueillie, put prendre appui sur ces courants littéraires, ainsi que sur les conditions politiques, et se constituer en une vraie force d’opposition.  La période du réveil en Angleterre, en Suisse et en Allemagne engendra au sein des Églises protestantes un puissant contre-courant qui aboutit à un refoulement complet de la théologie des Lumières.  La curie, dont les sécularisations successives avaient complètement changé la base, prépara une politique nouvelle en vue du triomphe du catholicisme.  La science se livra pieds et poings liés à un historicisme directement opposé au subjectivisme abstrait et à l’optimisme réformateur des Lumières, et qui se donnait pour tâche non pas la re-création du réel mais sa simple conceptualisation.  Pour finir vint aussi la réaction économique, par laquelle, sur ce plan aussi, l’individualisme et l’optimisme des Lumières furent niés.  Mais malgré cela, les Lumières demeurent encore aujourd’hui une force importante, moins en Allemagne, où Kant, Goethe, Hegel, l’école historique et la théologie scientifique ont posé un fondement tout à fait nouveau, qu’en France et dans le monde anglo-saxon, où l’opposition entre les Lumières et le supranaturalisme est aujourd’hui presque la même qu’il y a cent ans et où le seul ferment vraiment neuf à s’être ajouté à la science des Lumières est l’évolutionnisme biologique [36].  Mais chez nous aussi, les Lumières ont laissé un héritage, ne serait-ce que la tendance anti-supranaturaliste qui domine toute la science.  (Stern, Geschichte Europas seit 1815, I ; von Treitschke, Deutsche Geschichte im 19. Jahrhundert ; Flathe, Das Zeitalter der Restauration und Revolution, Allgemeine Geschichte, IV, 2).


ANNEXES

Annexe 1 (Complément GS IV, p. 834-838.)

Sur le rapport des Lumières avec la Renaissance et le « monde moderne » [37]. [834] Les fondements de ce que nous appelons le monde moderne ont été posés plus tard qu’on ne l’admet communément.  On suppose généralement, en lien avec la division conventionnelle de notre histoire européenne, que la Renaissance et la Réforme sont les points de départ de ce qu’on appelle les Temps modernes.  Mais les expressions « Moyen âge » et « Temps modernes » sont erronées, comme on le souligne souvent, car elles résultent d’une conception très étroite.  Ranke, dans son Histoire universelle, a évité de manière générale l’expression « Moyen âge », à bon droit.  En effet, de quoi le Moyen âge serait-il le moyen terme?  Ce ne peut être que de deux points désignés par hasard comme début et comme fin, auxquels il ne se rapporte, par le contenu et par l’esprit, comme chose intermédiaire.  En vérité, ce qu’on désigne comme Moyen âge est la période de la civilisation ecclésiale qui, dans les territoires du Saint-Empire romain germanique [835] ou de la monarchie papale, dans les territoires de l’empire byzantin et dans ceux de l’islam, a déterminé de manière essentielle la pensée et la vie, par ses idéaux ecclésiastiques dominant toute la vie et par la puissance ecclésiastique centrale et concentrée.  Par rapport à cela, les Temps modernes, qui ne sont nouveaux que pour nous et qui chaque jour le deviennent un peu moins, se caractérisent ne serait-ce que sur le plan du contenu comme le temps d’une civilisation de libre déploiement des fins humaines, une civilisation par principe affranchie de l’Église, reposant sur l’État national et sur l’unification internationale.

Entendue en ce sens, l’expression « Temps modernes » est de date relativement récente.  Bien que longuement préparée par la civilisation citadine des xive et xve siècles et par l’émergence d’États nationaux aux xve et xvie siècles, elle n’est vraiment apparue qu’après les grandes guerres de religion du xviie siècle.  La Renaissance, qu’on surestime sous bien des rapports et dont Jakob Burckhardt a lui aussi exagéré l’importance pour l’humanité moderne, n’a été que dans une mesure limitée un principe créateur de vie et de pensée nouvelles.  Certes, elle a desserré pour un temps l’étreinte de l’Église au profit d’un individualisme presque anarchiste, elle a promu auprès des diplomates et des dynasties une politique réaliste de puissance dénuée de tout égard éthique et religieux, grâce à sa revivification de l’Antiquité et à sa critique philologique elle a corrigé de manière incisive plus d’une légende à propos du christianisme antique et du catholicisme, sa philosophie mue par une pulsion de connaissance proprement faustienne a exploré toutes les profondeurs de la pensée philosophique, et surtout elle a créé un art viscéralement opposé à l’esprit chrétien et qui glorifie la figure humaine en lui vouant un culte presque païen.  Mais, conformément aux circonstances des petites dynasties et des petits territoires d’Italie, elle fut en tout cela la culture des seules classes supérieures, de l’aristocratie, ne réclamant ces choses que pour le mondain cultivé et, pour ce qui est du peuple et donc de la situation générale, laissant essentiellement inchangée l’étroitesse des structures établies, en particulier l’Église et sa domination.  Cela suffit à montrer qu’elle n’a ni été ni voulu être un renouveau de la totalité, et chez ces élites mêmes sa culture consista davantage en négation qu’en position, fut davantage formelle et mondaine qu’intérieure, fusant ainsi en de brillants projets, en une ivresse festive et de grandioses et éphémères audaces, pour finalement, dans la culture de la Contre-Réforme et dans sa transposition française dans le « siècle de Louis XIV [38] », devenir au total presque identique au catholicisme.  Mais ce qui explique en définitive le cours qu’elle a pris, c’est le fait qu’elle était dénuée  d’un principe vital véritablement originel qui aurait pu remplacer la civilisation de l’Église.  Dans toutes ses parties elle était imprégnée d’Antiquité, c’est-à-dire d’une force extrêmement importante et stimulante mais pourtant étrangère à l’homme contemporain, et par ce recours à l’antique elle renonçait à une création positive propre.  Non seulement n’a-t-elle pas pu surmonter la civilisation de l’Église, elle ne l’a même que modifiée, enjolivée et rafraîchie.

Quant à l’autre grand mouvement du xvie siècle, la Réforme, il n’est pas davantage possible de le considérer sans plus comme le point de départ des Temps modernes.  Il s’agit certes d’un puissant [836] mouvement religieux et moral, doté de ces forces positives et originelles de total renouveau de la vie populaire qui ont tant fait défaut à la Renaissance, et certes, en détachant la moitié de l’Europe du trône papal elle a accompli la plus grande libération à avoir eu lieu depuis que s’était mise en place la civilisation de l’Église.  Toutefois, son résultat immédiat fut à nouveau une civilisation ecclésiale, mais désormais rattachée à des États nationaux et à des cercles nationaux, ce qui a ouvert la voie permettant aux cultures populaires d’affirmer leurs forces de manière libre et autonome.  Mais cette voie, la Réforme l’a ouverte et bientôt refermée car elle a engendré sur ses territoires une attitude d’esprit contrainte, liée à la confessionnalité et aux Églises nationales, une attitude qui ne différait pas beaucoup extérieurement du monde catholique et dont les idées religieuses et nationales n’ont su renouveler en profondeur ni la vie ni la pensée.  Pour satisfaire ses besoins de culture, elle aussi eut recours à la Renaissance antiquaire et élitiste, laquelle toutefois, dans cette métamorphose protestante et nordique, a perdu son élégance mondaine et sa plénitude sensible et laissé transparaître les lourdeurs de l’érudition et du métier.  Ici encore, une caste coupée du peuple, nourrie de latin et de grec, s’appuie sur une Antiquité contrôlée par l’Église.  Ici encore, la poésie latine, l’interprétation d’Aristote et la réception du droit romain forment le noyau de la vie de l’esprit, autrement dit ici encore une vie et une pensée libres n’ont pas pu prendre forme.

C’est plutôt au moment où l’on s’est détourné des contraintes des Églises que les Temps modernes ont commencé.  Et cela est le résultat des grandes guerres de religion qui ont fait rage en Allemagne, en Autriche, en France, en Hollande et en Angleterre, pendant que la patrie de la Renaissance se voyait imposer par l’Espagne une paix de cimetière.  Quels que soient les fondements de ces guerres du point de vue dynastique et de la Realpolitik, ce n’étaient pas moins des guerres de religion et elles ont poussé les âmes à se détourner de ce qui cause les guerres de religion et les rend indécidables : les dogmes des Églises et leurs vérités uniques, par suite aussi leurs morales et leurs condamnations du monde.  Cela a dégagé le terrain pour des efforts de réforme et des réformes de tout genre, pour une politique séculière, pour une restructuration de la société et de l’État, pour l’économie marchande et l’économie coloniale et leurs théories correspondantes, mais avant tout pour des réformes ecclésiales et religieuses qui, pour une part, voulaient se replier sur un christianisme interconfessionnel, pour une autre part créèrent de petits cercles axés sur une vie privée religieuse, pour une autre part encore firent de la religion l’objet d’une libre réflexion scientifique et qui espéraient de la science une pacification et une clarification des esprits… [39]

Longtemps [40] nous nous étions laissés persuader par les romantiques et la réaction théologique que le xviiie siècle était une époque tout à fait révolue de la vie européenne, à considérer tout au plus comme une période de transition, et nous nous contentions de le caractériser par des concepts généraux très schématiques tels que le déisme, le rationalisme et les Lumières.  C’est non seulement la théologie mais aussi l’histoire culturelle en général qui a souffert de tels critères inspirés de la littérature classique et de la philologie.  Aujourd’hui se retire la vague de réaction qui avait suivi la Révolution française et qui s’était liée de multiples manières à la poésie et à la spéculation, et nous prenons de plus en plus conscience du fait que les bases de tous les problèmes relatifs à la vie et à l’esprit modernes ont été posées avec la dissolution de la civilisation ecclésiale et confessionnelle et avec la liberté qui fut ainsi donnée à la critique individuelle, non liée à un supranaturalisme ; [838] en particulier, tout l’idéalisme allemand repose sur cet acquis éminemment positif du xviiie siècle.  Dès ce moment, tous les problèmes furent posés en germe, et toutes les tentatives de solution déjà amorcées de quelque manière ; seuls une habitude millénaire encore trop forte de pensée normative, et le développement encore trop faible des conséquences pratiques de ces nouvelles circonstances, ont empêché de saisir pleinement la portée de la vie nouvelle.  C’est seulement aujourd’hui que nous la saisissons et c’est pourquoi nous tournons à nouveau le regard vers le xviiie siècle, afin de comprendre la manière dont est apparu notre monde spirituel et ainsi de nous donner de meilleurs outils pour surmonter les problèmes graves et inédits qui ont alors surgi.  L’idéalisme allemand n’est qu’une étape dans la résolution de ces problèmes, nullement un nouveau commencement ni une solution définitive.

Le xviiie siècle est anti-supranaturalisme, humanisation des vérités et des critères considérés jusque-là comme absolument divins et supra-humains, et par là libération de l’individu, qui jusque-là était astreint à une autorité divine et qui peut désormais susciter à partir de son seul consentement des autorités nouvelles.  Ce faisant, le siècle procède de manière bigarrée, recourant tantôt à un psychologisme empirique, ou à une théorisation rationnelle, ou s’en remettant au sentiment, ou à la violence brutale, ou à une science crypto-mystique.  Le qualifier de rationaliste n’a de sens que si l’on qualifie pareillement l’anti-supranaturalisme ou toute atténuation du supranaturalisme, comme le fait superficiellement la théologie ecclésiale.  Mais si, comme il se doit, l’on comprend le rationalisme comme une méthode épistémologique déterminée, celle de la construction logico-normative des vérités et des valeurs, alors le siècle n’est rationaliste que pour une très faible part.  Certes, si l’on ne porte son attention que sur la série des penseurs qui va de Descartes et de Spinoza à Leibniz, Wolff et Kant, on en retire une impression de rationalisme.  Mais cela tient à notre surestimation habituelle du développement allemand.  Les pays d’origine sont en vérité la Hollande, l’Angleterre et la France, et là ce qui prédomine partout est l’empirisme, la critique historique et philologique, la psychologie, le sentiment esthétique ponctuel, le scepticisme.

Il faut garder bien en tête ce cadre général si l’on veut comprendre le développement théologique.  En Allemagne, si l’on fait abstraction des wolffiens conservateurs et radicaux et des praticiens Spalding, Sack, Teller et Jerusalem, qui ont subi l’influence anglaise, le développement théologique se rapporte à deux noms, Lessing et Semler ; Lessing s’y rattache étroitement avec son innommé, traquant le déisme anglais et ses conséquences critiques et s’alliant à la métaphysique wolffienne.

Annexe 2 (Complément GS IV, p. 841-843.) [41]

[841] L’époque des guerres de religion n’a pas seulement entraîné les hommes dans un nouvel univers de pensée et d’action politique et économique, elle fut aussi l’occasion de nouveaux mouvements religieux qui ont pour même caractéristique une intériorisation et une individualisation, ou une subjectivisation et une décléricalisation de la religion.  Ils expriment un nouvel état de fermentation suscité par les guerres, les tumultes et le pesant fardeau du dogmatisme, et constituent un mouvement religieux nouveau, une espèce de prolongement  de l’esprit de la Réforme, mais dans un cadre inédit et avec des présupposés différents.  Bien que partout coloré par cette origine, ce mouvement est interconfessionnel, se manifestant chez les mystiques catholiques et les jansénistes non moins que chez les puritains et les quakers anglais, chez les piétistes réformés et luthériens et chez toutes sortes de nouveaux petits groupes, et trouvant un aboutissement relatif soit dans la communauté janséniste, dans l’Église méthodiste, dans l’alliance quaker et dans la communauté morave.  De leurs héros, seuls quelques noms sont encore célèbres : Pascal et Jean de Labadie, Fox etWilliam Penn, Jakob Boehme et Spener, Gottfried Arnold et Zinzendorf.  Bien qu’ayant de nombreuses affinités avec la Réforme, ces mouvements s’en distinguent par le renoncement à toute discipline des mœurs imposée par un État prenant pour guide l’une ou l’autre Église, et par le retour à une communauté de foi et de conviction purement religieuse.  Ce à quoi ils ont affaire est non plus l’État confessionnel régi par la théologie, mais l’État séculier, engagé dans des voies politiques et commerciales autonomes, et une société poursuivant des fins humaines.  Aussi séparent-ils, pour leur part, les choses de la religion de celles de l’État, et ils établissent une sphère de pure intériorité face aux mœurs et à la culture séculières et autonomes en train d’émerger …

Des cercles quakers et de leurs colonies américaines s’élève l’exigence de la liberté de conscience, qui ensuite, comme élément de la Constitution des États de l’Union et comme programme de la Révolution française, a acquis une importance mondiale.  Des cercles de mystiques coule tout un courant de réflexions profondes venant d’âmes combattantes et victorieuses, qui observent la vie religieuse subjective pour elle-même et la cultivent en tant que pure conviction, procurant ainsi un nouveau langage à toute l’affectivité religieuse, [842] au lyrisme religieux et à la spéculation.  Du milieu janséniste s’élève la figure de Pascal, qui a porté des coups dévastateurs au cléricalisme incarné par le jésuitisme, et qui dans ses Pensées a exprimé dans une forme classique sa merveilleuse analyse du vécu religieux : la sagesse du monde mène au scepticisme et à l’abattement, et c’est dans ces douleurs que l’homme sent sourdre en lui-même la source de la vie divine, certitude purement intuitive, tout à fait paradoxale.  Les piétistes mènent leur lutte contre l’extériorité du cléricalisme étatisé, contre la sanctification prétendument conférée par une foi littérale et l’usage extérieur des sacrements, et ils réclament une religiosité sentie, intérieurement affirmée, celle d’un cœur empli par la grâce.  Ils créent un nouveau concept d’Église, non plus celui d’une Église d’État hiérarchique mais celui d’une communauté de foi.  Ils détrônent la scolastique, en méprisent le caractère hautain et présomptueux et les creux artifices.  Ils se tournent vers la Bible, qu’ils fouillent avec l’anarchique joie de la découverte et de la songerie.  Ils préfèrent la nouvelle pédagogie non scolastique, terre à terre, tournée vers le monde concret, à laquelle ils sont certains de pouvoir apporter un contrepoids d’intériorité.  Un Jakob Boehme conduit la spéculation à des lieues de toute l’aride rationalité de la philosophie d’école, vers les effusions et les illuminations d’une âme saisie de poésie, et il trouve de puissants renforts chez les âmes des originaux et des mécontents assoiffés d’intériorité et de poésie.  Avec ces yeux du subjectiviste, Gottfried Arnold enseigne à lire l'histoire de l’Église et parvient aux résultats les plus révolutionnaires, les plus contraires à l’opinion courante : l’époque des apôtres fut celle du premier amour, de la subjectivité religieuse non contrainte, ayant libre cours, donc inépuisable ; l’alliance avec l’État et la grâce de Constantin l’ont corrompue, plongée dans la nuit du cléricalisme étatisé, du dogmatisme, de la creuse sophistication des professeurs, dont seuls les grands originaux et subjectivistes se démarquent en tant que témoins de l’esprit de Jésus.  À ces intuitions, le jeune Goethe s’était encore formé.

Tout cela constitue un acte nouveau dans l’histoire du christianisme et il faut en reconnaître l’importance.  Ce mouvement a donné naissance en particulier aux cercles plus restreints de religiosité individuelle et personnelle qui ont continué de couver aux temps de la paralysie religieuse, de la sobriété rationnelle et du plaisir pris par les Lumières au monde et à la vie pratique, et dont la flamme est redevenue vive avec l’apport d’air plus puissant qu’a représenté le temps des génies et l’idéalisme allemand.  Il est bien connu que ce mouvement eut son lot de bizarreries et d’excès, de petitesses et de morbidité.  Mais il importe davantage de voir qu’il a malgré cela maintenu vivantes, parallèlement à la pensée pratique sobre ou scientifico-rationnelle qui était celle de l’Église officielle et de la société, les forces mystiques de la vie religieuse.  La sobre orientation rationaliste a elle aussi rendu de grands mérites mais ils ne se trouvent pas du côté religieux.  Ce dernier doit sa force plutôt aux cercles qui ont permis à la fois une modernisation, une intériorisation et une subjectivisation de la piété. Il faut grandement déplorer [843] que ce mouvement n’ait jusqu’à présent pas eu son historien, quelqu’un qui aurait l’ampleur de vue suffisante, la finesse de perception et la connaissance du détail intime.  On n’a jusqu’à présent que des fragments, des présentations du baptisme, du jansénisme, du piétisme et de l’occultisme, menées dans la perspective particulière de l’histoire des sectes, ou avec une tendancieuse unilatéralité.  Si jamais cet exposé d’ensemble voit le jour, on constatera avec étonnement à quel point ce qu’il y a de mieux dans le monde moderene, et en particulier dans la théologie, est redevable à ces cercles, et à quel point est partiale notre conception des Lumières lorsqu’on néglige ces courants parallèles ou souterrains où le monde européen, malgré toute la rationalité moderne, sut satisfaire son besoin religieux. … Il leur manquait la compréhension sobre et rationnelle des choses familière aux cercles de la philosophie proprement dite et de l’étude scientifique de la religion. … La religion ne fut jamais pour eux une foi morale en Dieu, en la vertu et en l’immortalité, foi issue d’un jugement éthique, mais elle est restée à leurs yeux un mystère, une inspiration, une expérience mystique, un contact de l’homme intérieur tout entier avec le monde supérieur, une métamorphose de tout l’être qui se produit lorsque le centre de gravité est reporté dans un monde suprasensible, un dépassement de l’étroitesse, de l’indocilité, de la faiblesse et du péché de la créature, grâce à l’illumination et à l’irruption de la vie divine.  Aussi ont-ils mieux compris ce qu’est la religion que l’analyse scientifique elle-même, qui s’intéressait à une pensée grandiose mais s’est perdue dans les méandres d’un rationalisme qui, quoique habile et lucide, est devenu morne et indigent.  C’est pour cela précisément que la rectification de l’idée de science du xviiie siècle est partie d’un approfondissement et d’une extension de la vie dans son ensemble, permis par ces courants religieux en lien avec l’imagination et et poésie ravivées de l’époque de Goethe.



[1] [Ajout ultérieur de l’auteur dans la marge de son exemplaire :] et même dans le développement de la civilisation des villes et des cours depuis le xive siècle …

[2] Voir l’Annexe 1 à la fin du texte (ndt).

[3] [Ajout ultérieur en marge :] comme le montre bien la différence avec les Lumières de l’Antiquité, dont les Lumières modernes ont repris les moyens, mais en les appliquant à un matériau tout à fait neuf, ce qui a donné des résultats tout différents.

[4] [Complément GS IV :] [838] Décomposer de la sorte les conceptions majeures de cette période (avec les réformes pratiques qu’elles ont suscitées) et les théories où se sont exprimées en pensée les aspirations pratiques permet du moins de dégager trois grands problèmes.  1) Le problème de la nature : [839] se déployant au xviie siècle (qui fut le grand siècle des sciences de la nature) en opposition à la philosophie de la nature des scolastiques, ce problème a mené à de [nouvelles] philosophies de la nature ayant désormais pour centre le problème du matérialisme et celui de la connaissance, avec leurs diverses solutions, idéalisme, matérialisme, maintenus en parallèle ou médiatisés l’un avec l’autre.  2) L’affranchissement à l’égard de la tradition et le déchaînement de la critique envers l’État traditionnel, l’Église, le dogme, la société, le droit, les moeurs, l’art et la littérature, ont imposé une tâche de restructuration [du monde des] idées – [donc] un problème de culture –, particulièrement dans la religion et l’État ainsi que dans l’économie et la société, mais aussi dans l’art et la littérature ; l’effort principal, ce faisant, a toutefois consisté à ériger un ordre étatique garantissant la liberté individuelle.  Les élaborations auxquelles ce problème culturel donne lieu s’appuient sur l’analyse de pulsions et de données psychologiques constantes et sont donc en lien étroit avec la psychologie analytique naissante.  3) L’individu libéré, qui espère tout de son attitude rivée aux faits, oriente son travail autonome sur toutes choses possibles et veut, par opposition aux contraintes théologiques scolastiques, assigner lui-même leurs règles aux choses, à l’aide de points de vue universels et de systèmes achevés.  C’est ainsi que les sciences spécialisées supplantent le système universel et la science jusque-là admise, qui émanait de la métaphysique et se fondait sur elle.  La philosophie devient maîtresse ; [certes on voit apparaître une] manière autonome, dépourvue de tout sens philosophique, de traiter les secteurs particuliers, [certes encore] la psychologie, l’éthique, la science de la religion et l’esthétique se développent en sciences spécialisées de tendance analytique, autonomes et relativement indépendantes de la métaphysique et de la science historique… ; mais au-dessus de toutes ces sciences spécialisées s’élèvent maintenant les systèmes englobants, qui représentent non plus des autorités mais des tentatives et [qui sont] non plus des points de départ mais des points d’arrivée.

[5] [Ajout ultérieur en marge :] La situation et l’époque poussaient à cela.  Ou bien l’on comprenait l’opposition aux exigences de la révélation comme une suite du péché originel, ou bien cette opposition conduisait nécessairement à limiter le champ d’action de la révélation.  C’est ainsi qu’apparut l’idée d’une raison d’État chez Machiavel, Guichardin, Scioppius (Paedia politices, 1663, édité par Conring) et Lipsius (Politica sive civilis doctrina, 1589), ainsi que chez Sarpi (Opinione, come debba governarsi la republica Venetiana, publié pour la première fois en 1681) et dans le testament de Richelieu (publié en 1764).  Cette raison d’État passa ensuite dans la pensée politique des grandes monarchies, y compris les monarchies très chrétiennes, et – renforcée encore par les luttes des huguenots contre l’autorité légale et en faveur d’une politique appuyée entièrement sur la raison – elle engendra une politique complètement indépendante de toute révélation et de tout point de vue supranaturel.  Théoriquement, sur ce point, …

[6] [Variante de cette phrase en marge :] La théorie du contrat social ainsi apparue – qu’elle soit d’inspiration absolutiste ou démocratique, déterminée dans sa forme par le système naturel et bientôt influencée par les conceptions atomistes et mécanistes des sciences naturelles – se propagea alors rapidement, sous des variantes très diverses, chez tous les peuples civilisés.

[7] En français dans le texte (ndt).

[8] En français dans le texte (ndt).

[9] [Complément GS IV :] [839] [Naissance et signification du « système naturel » (titre de l’éditeur Hans Baron – ndt)].  Ce besoin d’éléments mutuellement équilibrés a été suscité par les conflits religieux ; il constitue la principale contribution originale du développement religieux aux Lumières.  Il a conduit à l’intégration des religions antiques puis, plus tard, des autres religions à la vérité religieuse universelle (s’appuyer sur Dilthey, « Das natürliche System der Geisteswissenschaften »).  De telles opinions n’ont pas été le fruit direct du protestantisme.  Certes, en pays protestant, particulèrement en Hollande et en Angleterre, elles étaient assez bien tolérées et même l’individualisme protestant leur était favorable, de façon générale ; mais les mêmes idées se sont aussi imposées plus tard en territoire catholique, pourtant plus résistant au changement, et avec la même orientation.  Leur support scientifique, manquant au départ, elles l’ont trouvé dans le « système naturel » …

L’œuvre propre des grands esprits du xviie siècle, œuvre qui a connu de multiples prolongements dans le xviiie, a été la constitution d’un système naturel des sciences : s’appuyant sur le stoïcisme et postulant l’égalité universelle des individus ainsi que l’innéisme des concepts, ce système permettait pour la première fois de satisfaire les besoins pratiques de l’époque [840] en normes générales évidentes, communes à tous, capables de résoudre le conflit des systèmes, des Églises et des doctrines morales … Ses débuts, il ne les doit pas aux systèmes philosophiques ; c’est seulement plus tard qu’il y a abouti et en a reçu détermination … Il provient des sciences particulières et de la théologie et s’enracine de manière tout à fait autonome dans le développement de l’époque : dans des préoccupations pratiques et historiques, dans certains prolongements de l’Antiquité et de la théologie, dans l’autonomie et le sentiment d’immanence caractéristiques de l’esprit de la Renaissance, dans une atmosphère marquée par l’art et la poésie …

L’émergence du système s’est faite à partir de certains éléments de la philosophie scolaire protestante de Melanchthon et de la Réforme : celle-ci remplaçait les substantialités, universaux et analogies de la scolastique par l’auto-examen, par le fait d’une expérience partout identique et de concepts innés, partout les mêmes ; par suite, toute l’encyclopédie des sciences se trouvait soumise au lumen naturale.  Bien que brouillé ultérieurement par la résurgence de la néo-scolastique des Jésuites, ce point de départ du système naturel s’est maintenu et a été consolidé par les philologues français et hollandais ; pour devenir le « système naturel » proprement dit, il ne lui manquait plus que l’abandon de la doctrine du péché originel et de la chute, ainsi que la fin de la sujétion au [principe] tout autre de la révélation.  Juristes et théoriciens de l’État ont alors mis sur pied ce système ; avec Herbert [il était définitivement] formulé.  Il est au point de départ des grandes réformes de la philosophie au xviie siècle, qui cependant l’a complètement remanié dans sa plus grande part.  Au début il ne concernait directement que les sciences de l’esprit, tandis que les sciences de la nature vivaient encore de l’héritage de l’Antiquité et d’Aristote.  D’où [l’appellation] « Système naturel des sciences de l’esprit ».  Une fois les sciences de la nature devenues autonomes, il s’est associé à elles en une riche relation ; cela a permis une fondation théorique féconde du besoin pratique de religion commune, soustraite à l’État – État et droit –, laquelle religion s’était constituée à l’époque des guerres en l’absence de tout fondement scientifique.

Ce système naturel a ensuite permis aux disciplines spécialisées de répondre aux exigences d’un ordre commun et autonome de la vie, exigences partout suscitées par la situation pratique, c’est-à-dire politique, juridique et sociale : il fut ainsi mis à profit en science de la religion par Herbert, en science juridique par Grotius et Althusius, en éthique par Bacon et Charron, en histoire par Bodin.  Les nouvelles sciences de la nature n’ont eu d’impact sur ce « système naturel des sciences de l’esprit » qu’à partir de 1640, suite à quoi le système naturel du monde moral fut intégré à une connaissance englobante de la nature.

À partir de la deuxième moitié du xviie siècle, le système naturel n’a cessé de déterminer la configuration des sciences de l’esprit, rivalisant constamment en cela avec les sciences de la nature. [841] Son principal effet est d’avoir répandu l’atmosphère d’autonomie, de rationalité, d’optimisme et d’individualisme dans laquelle s’enracinent la grande philosophie et la grande littérature, et qui imprègne l’activité politique, sociale, économique et artistique.  Il constitue en cela une des plus importantes sources des Lumières, un présupposé tenu par elles pour évident.  En revanche, on ne saurait admettre son influence directe sur la grande philosophie, telle que Dilthey l’a imaginée ; ce n’est nullement le cas de sa branche empirique, ni non plus de la branche rationaliste, marquée essentiellement par les mathématiques et la mécanique.

[10] [Ajout ultérieur en marge :] et Bodin …

[11] Voir l’Annexe 2 à la fin du texte (ndt).

[12] [Ajout ultérieur en marge :] de façon générale – dans le catholicisme aussi bien que dans le protestantisme – une disparition de l’eschatologie et de la morale eschatologiquement orientée, dont la tradition, constante depuis le christianisme primitif, s’éteint désormais, après une dernière flambée dans les mouvements piétistes des xviie et xviiie siècles.

[13] [Complément GS IV :] [843] Parallèlement à toutes les causes particulières, l’esprit de la Renaissance a continué de se faire sentir en Angleterre, en France et en Italie – moins cependant en Allemagne, au début toute occupée de religion.  La floraison artistique italienne, la floraison littéraire anglaise, cet interrègne d’un esprit païen intramondain, avec son panthéisme et son plaisir de vivre, tout cela a engendré un art et une poésie caractéristiques, un nouveau sentiment de la vie.  À l’instar de ce qui s’était produit dans l’Antiquité et dans le classicisme allemand, la science succéda ensuite à la poésie : analyse, anatomie, mathématiques et physique en Italie, art du raisonnement, philosophie et critique en Angleterre et en France.  Le nouveau sentiment de la vie se transposa en une science nouvelle qui, certes, a en outre reçu l’influence conjuguée de la physique, de l’histoire, de la théologie et de l’Antiquité ; c’est en intégrant ces influences que cette science nouvelle s’est peu à peu imposée.

[14] [Complément GS IV :] [843] De façon générale, il est difficile d’évaluer la contribution du protestantisme aux Lumières, en tant que contribution directe. [844] Son importance indirecte est plus grande.  N’ont d’importance directe en lui qu’un rationalisme pré-déiste plus ancien – émanant de l’école d’Érasme –, qui s’était consciemment empreint de l’esprit spécifiquement protestant de la conviction morale individuelle, ainsi que du droit moral à une critique rigoureuse ; puis, les courants mystiques souterrains du luthéranisme, le piétisme rationnel et les éléments humanistes conservés dans la scolastique protestante, enfin l’esprit intellectualiste de la dogmatique réformée et les sectes de la Réforme anglaise.  En revanche, les Lumières ne proviennent pas de l’élan religieux intérieur du protestantisme.  De façon générale, elles se désintéressent du religieux et lui échappent, lorsqu’il devient insistant, au nom du moral et de l’humain … Comme la théologie stagnait, accrochée à de vieilles formules et désormais incapable de renouveler l’expression des pensées qui se livraient la lutte quant aux fondements et aux buts du monde, elle perdit sa position centrale au profit de la philosophie créatrice.  Les esprits les plus importants, même ceux qui avaient une attitude théologique conservatrice, reportaient leur intérêt sur l’expression nouvelle de la spéculation philosophique.  L’intérêt religieux et théologique créateur qui jusque-là avait animé le mouvement religieux semble être passé à la philosophie et avoir pris la forme de la spéculation.  Ainsi sont apparus les grands types de la spéculation éthico-religieuse, avec Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz et Shaftesbury : en eux, l’esprit de l’époque a pris une forme religieuse et éthique et ils ont marqué de façon durable, directement ou par effet de retour, l’univers des représentations religieuses.  Ils sont une partie de l’histoire de la religion et c’est à ce titre qu’aujourd’hui encore ils se font reconnaître dans leurs effets.  Il y a là à l’oeuvre des motifs chrétiens remaniés, mais aussi des motifs néo-platoniciens renouvelés et des motifs religieux antiques.  L’expression la plus populaire de la nouvelle atmosphère philosophico-religieuse est la physico-théologie.

[15] [Complément GS IV :] [844] En opposition à la division antique entre la main laborieuse et l’esprit scientifique, qu’avait reconduite l’aristotélisme scolastique puis humaniste, on assista à une alliance de la technique et de l’industrie avec la science.  Les sciences s’en sont trouvées complètement bouleversées, acquérant désormais un caractère pratique utilitaire, soucieuses d’invention et de conformité à l’expérience.  Ce développement eut Bacon pour prophète, mais Locke en fut l’éminent représentant et, en France, surtout Bayle et l’Encyclopédie : celle-ci, avec sa masse d’articles techniques, s’est faite consciemment l’apôtre de cette révolution.  Le courant spiritualiste et rationaliste de Descartes, Leibniz et Kant ne put lui non plus s’y soustraire, et la philosophie populaire en fut tout imprégnée.  Cela a promu une manière de voir rationnelle, autonome, mais aussi utilitariste, ainsi que l’optimisme en science et dans la conception du monde.  Ainsi donc, la science de la nature, comme c’est le cas aussi de la théorie de l’État et du droit, prit son départ dans les circonstances factuelles, la technique, l’esprit d’invention, la production industrielle, les voyages et les découvertes, pour ensuite devenir entièrement autonome.

[16] En français dans le texte (ndt).

[17] [Ajout ultérieur en marge :] – cela reflète les impressions  laissées par les guerres de religion et par les manières de gouverner du temps! –

[18] [Ajout ultérieur en marge :] en dépit du fait que leur travail proprement créateur sur les principes se fût réalisé dans le silence et souvent de manière dissimulée, …

[19] [Ajout ultérieur en marge :] ; Bayle et Locke eurent un impact immédiat sur leur temps, mais c’est aussi pourquoi, plus tard, leur pensée a été tenue en moindre estime et considérée comme plus tout à fait vivante.

[20] [Ajout ultérieur en marge :] qui, pareillement, ont eu une influence énorme sur le xviiie siècle, lequel en a utilisé toutes les ressources et n’a plus transmis d’eux aux générations ultérieures des problèmes encore actuels …

[21] [Ajout ultérieur en marge :] – de la vie mondaine des classes supérieures – … (« vie mondaine » en français dans le texte – ndt).

[22] [Ajout ultérieur en marge :] pour en arriver enfin à une fusion de la philosophie spécialisée et des belles-lettres, en Angleterre aussi bien qu’en France et en Allemagne.

[23] [Ajout ultérieur en marge :] Et bien que l’esprit du déisme fût confiné en littérature à quelques cercles et que l’Angleterre littéraire officielle l’eût renié au profit d’un supranaturalisme rationnel modéré, cette littérature partageait néanmoins tant de choses avec le déisme, et était à ce point imprégnée de l’esprit bourgeois séculier et de son moralisme pratique, qu’on peut la considérer comme un des principaux véhicules des Lumières.

[24] [Ajout ultérieur en marge :] et, pareillement, la relativité des diverses conditions humaines réapparaît sans cesse dans la littérature et les lettres de l’époque, habilement transposée à des animaux ou dans des fables ; l’Église et l’État, la dogmatique et la métaphysique y sont personnifiées par des fourmis, des abeilles, des cerfs, des chevaux, etc.

[25] [Variante ultérieure en marge :] La religion des déistes avait été le simple reflet de considérations moralistes et, en retour, confortait celles-ci, ce qui donna lieu à une vaste littérature moraliste, …

[26] [Ajout ultérieur en marge :] Mais c’est dans le roman de moeurs, reflet d’une culture bourgeoise séculière et libre, que l’époque nouvelle se présente le plus clairement.

[27] [Ajout ultérieur en marge :] les poètes lyriques Young et Thompson, …

[28] [Ajout ultérieur en marge :] à laquelle a finalement abouti le mouvement philosophique anglais, …

[29] [Ajout ultérieur en marge :] , Annet et Middleton …

[30] [Ajout ultérieur en marge :] et avec des réserves théologiques.

[31] [Ajout ultérieur en marge :] et Marivaux († 1763, fondateur d’un Spectateur français), …

[32] En français dans le texte (ndt).

[33] En français dans le texte (ndt).

[34] [Ajout ultérieur en marge :] dans lesquels l’élite s’était donné un centre nouveau émancipé de la bigoterie de la cour, un asile nouveau pour la littérature élégante et spirituelle, laquelle se voulait entièrement distincte de la littérature empêtrée de classicisme de la cour, après que Voltaire déjà eût commencé à mener son existence d’écrivain en relative indépendance de la cour et de son esprit.

[35] [Ajout ultérieur en marge :] ayant pour première assise l’académie de Frédéric II, peuplée de Français – mais d’abord marquée par Leibniz et Wolff, car le scepticisme, le matérialisme et l’athéisme français n’y étaient pas admis –, …

[36] [Ajout ultérieur en marge :] ainsi que cette découverte de la communauté : la sociologie, à laquelle cependant on a tout de suite donné une coloration naturaliste.

[37] Titre de l’éditeur Hans Baron.  Comme l’indique en note l’éditeur, ce complément est composé de deux extraits d’articles ultérieurs de Troeltsch.  Le premier extrait, qui couvre les quatre premiers paragraphes, provient de « Religionswissenschaft und Theologie des 18. Jahrhunderts » [Science de la religion et théologie au xviiie siècle] paru dans les Preussische Jahrbücher [Annales prussiennes], vol. 114, 1903, dont il reprend les p. 32-35 (ndt).

[38] En français dans le texte (ndt).

[39] [Ajout ultérieur de l’auteur dans la marge de son exemplaire :] Si donc la Renaissance fut individualiste, si elle n’a pas fondamentalement combattu le système religieux en place, si elle fut aristocratique, l’affaire des élites cultivées et d’individus, si elle a maintenu le système pour la masse, les Lumières en revanche menèrent une propagande, elles voulaient un nouveau système éthique et religieux pour et par les masses, c’est pourquoi elles se livrèrent à une guerre contre le système religieux [établi].  (Voir Zielinsky, Cicero im Wandel der Jahrhunderte, 2e édition, p. 310 sq.) …

Pour porter un jugement sur les Lumières, il faut distinguer entre les méthodes et principes généraux qui sont au fondement de leur pensée, [837] et l’esprit particulier qui, dans l’éthique, la politique, la religion et l’art, se développe et se consolide tout d’abord au moyen de ces méthodes.  Les principes et méthodes susmentionnés sont une conquête absolue et définitive, une innovation décisive, le fondement de toute la culture moderne.  L’image de la nature et le mécanisme, l’histoire des Églises et celle du monde, la psychologie et l’analyse, les tentatives pour formuler une éthique réconciliant l’immanence et la transcendance, la religiosité moniste immanente, la politique rationnelle, la science économique, voilà autant de principes qui demeurent inébranlables.  En revanche, l’esprit éthique particulier qui se constitue par là, avec sa méfiance à l’égard de l’imaginaire et de tout ce qui est mystique, le ravalement de toute chose au rang de ce qui peut être utile à l’homme banal, la superficialité et la méfiance à l’égard de la profondeur, le dogmatisme naïf, crédule et optimiste, voilà autant de traits de caractère qui proviennent en partie de l’opposition à l’ancien, du plaisir des commencements [de la nouvelle culture radicale de l’entendement], des circonstances politico-économiques d’une politique égoïste et d’une expansion cupide des États marchands en train de naître, de la corruption d’une société restreinte à de petits cercles et ignorante du peuple, mais en partie aussi de l’éducation religieuse étroite ayant prévalu jusque-là et des modèles antiques.  C’est contre ces derniers traits que se tournent les Hegel, Fichte, Schleiermacher, F. Schlegel, Schelling, Möser, en une polémique qui ensuite a été récupérée par le parti théologique protestant et le parti légitimiste de la Restauration et dégradée en une absurde et prétentieuse rhétorique.  Cette dernière polémique évacue et oublie le plus souvent ce point essentiel que l’idéalisme allemand a pu exister parce qu’il y avait eu les Lumières avant lui.  On eut tôt fait, notamment, de voir en la Révolution française la conséquence nécessaire des Lumières, alors que le cours pris par cette révolution dépendait en fait de circonstances françaises particulières et que le matérialisme français  est lié lui aussi à des conditions françaises particulières.  En revanche, en Angleterre et en Allemagne, et aussi chez certaines figures de la Révolution – tel Mirabeau –, les Lumières ont eu pour effet une réforme éminemment bénéfique …

[40] Comme le précise en note l’éditeur Hans Baron, les trois paragraphes suivants sont extraits d’un article de Troeltsch consacré à des publications sur J. S. Semler et publié dans Theologische Literaturzeitung [Bulletin de littérature théologique], vol. 31, no 5 (1906), col. 145-146 (ndt).

[41] Hans Baron indique que ce complément est extrait de l’article de Troeltsch « Religionswissenschaft und Theologie des 18. Jahrhunderts » [Science de la religion et théologie au xviiie siècle], dont il reprend les p. 49-54 (ndt).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 septembre 2017 6:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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