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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Ernst TROELTSCH, L’ESSENCE DE L’ESPRIT MODERNE.” Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Das Wesen des modernen Geistes », a paru initialement dans les Preussische Jahrbücher [Annales prussiennes], vol. 128, no 1 (avril-juin 1907), p. 1-40.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Œuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 297-338). Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 26 mai 2017. [Le traducteur, le professeur Lucien Pelletier, nous a accordé le 9 mai 2017 son autorisation de diffuser en accès libre à tous cette traduction française dans Les Classiques des sciences sociales.]

Ernst TROELTSCH

L’ESSENCE DE
L’ESPRIT MODERNE
.”



Note du traducteur :

Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Das Wesen des modernen Geistes », a paru initialement dans les Preussische Jahrbücher [Annales prussiennes], vol. 128, no 1 (avril-juin 1907), p. 1-40.  Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Oeuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 297-338).

Dans cette dernière édition (à laquelle nous renvoyons par l’abréviation « GS IV »), Hans Baron a intégré quelques modifications et ajouts que l’auteur avait lui-même apportés dans les marges de son exemplaire de l’édition originale; Baron adjoint en outre deux compléments tirés des papiers posthumes de Troeltsch (p. 832-834 et 834).  Notre traduction tient compte des deux versions, en signalant en note les modifications et compléments apportés par la seconde.  La pagination de la première édition est insérée dans le texte en caractères gras; celle de la deuxième édition est elle aussi insérée dans le texte, en caractères italiques.

[1]

GS IV = [297]

L’ESSENCE DE L’ESPRIT MODERNE

Analyser et embrasser du regard ce qui fait l’essence spirituelle d’une époque, voilà la tâche à laquelle concourent l’historien, par son investigation critique des faits, et le philosophe, par son imagination théorique – la tâche pour laquelle l’historien doit se faire philosophe, et le philosophe, historien.  L’historien trouve là le terme et l’aboutissement d’une recherche fondatrice des grandes configurations historiques ; le philosophe, lui, y trouve plutôt la base et le présupposé lui permettant de constituer les normes et jugements de valeur à l’aide desquels il lui faut évaluer de manière immanente les réalisations d’une époque.  Cette tâche s’impose pour tout présent, quelles qu’en soient la complexité, les diverses couches historiques ; les choses sont certes bien plus faciles dans le cas d’époques révolues, dont les perspectives sont devenues claires, mais un présent tel que le nôtre rend la tâche d’autant plus urgente, en dépit de toutes ses difficultés et de toutes les réserves qu’elle suscite.  C’est par là seulement que nous définissons notre lieu, celui à partir duquel nous pouvons agir sur le présent.  Dans le cas de situations simples, l’autoréflexion peut sans trop de façons prendre appui sur des idéaux politiques et éthiques, comme l’ont fait les prophètes hébreux ; ou encore, la spéculation peut construire des idéaux culturels sans faire grand cas de la recherche historique, en demeurant sur le seul plan conceptuel, comme l’ont fait Platon et les stoïciens, ces grands esprits de l’histoire universelle apparentés aux prophètes.  Mais aujourd’hui, cela ne suffit plus dans le cas de la race blanche, elle dont la vie est si complexe et conjoint des éléments historiques si divers.  On a voulu rendre compte du monde spirituel nouveau, de ses débuts au xviie siècle, lorsqu’il s’est démarqué du monde ecclésial médiéval, [298] en recourant aux idées simples concernant le droit, la morale, l’État et la société, idées qui sont nées avec nous ;  mais à chaque fois qu’on s’y est essayé, il est apparu  que le repérage de ces idées « nées avec nous » [2] résultait lui-même, pour la plus grande part, de notre histoire ultérieure et que se limiter à ce choix arbitraire d’idées faisait violence à la vie, la rétrécissait de tous les côtés.  C’est ainsi que le système des vérités et des droits même naturels s’est vu inséré, par la recherche historique, dans une trajectoire évolutive et qu’aujourd’hui, toute tentative d’autoréflexion et d’auto-orientation est contrainte, dès l’abord, de concevoir notre monde dans une perspective purement historique, en tant que formation résultant de forces historiques déterminées, en tant que réunion et mélange de couches diverses ; c’est seulement ensuite qu’on peut entreprendre de construire une synthèse aussi vaste que possible, en prenant pour repères certaines idées fondamentales ; et l’on ne s’essaie à prendre soi-même position sur le plan éthique ou sur le plan culturel et politique qu’à la toute fin.

Depuis ses débuts, les principaux historiens et philosophes n’ont cessé de reprendre l’analyse du monde moderne, de le réfléchir et, presque à chaque fois, ils ont accordé préséance à un nouvel aspect.  Or ce n’est là qu’un signe de l’extraordinaire complexité de ce monde, et cela nous enjoint à refaire constamment la synthèse de ce qu’il y a de juste et de pertinent dans ces diverses analyses, tout en restant attentif à des traits et à des connexions qui ont peut-être échappé jusqu’ici.  Toute une série de textes de philosophie de l’histoire et de sociologie se consacrent à cela ; mais l’histoire du droit et de la culture, l’histoire de la théologie et de la philosophie, l’analyse par tous les penseurs décisifs du problème tel qu’il s’est offert à eux, les descriptions littéraires d’un Stendhal, d’un Zola ou d’un Freytag, tout cela contribue à l’acquittement de la tâche [1].  La vie qui poursuit son cours fait sans cesse apparaître des symptômes nouveaux et de nouvelles clés d’interprétation, de sorte que le travail ne connaît jamais de pause.  Au total, cependant, nous nous entendons sur les principaux éléments constitutifs de notre mode de vie actuel. [299] Le premier est l’Antiquité : parvenue à nous drapée dans la tradition ecclésiale chrétienne, puis s’en dégageant, l’Antiquité est devenue, par des voies toujours renouvelées, une puissance déterminante pour notre langage, pour notre art, nos institutions, notre éthique et notre culture ; mais à présent, son influence diminue visiblement et elle cède le pas au monde proprement moderne et à l’esprit nordique.  Le deuxième élément fondamental est le christianisme : creuset de l’éthique et de la religion de salut de l’Antiquité tardive, il a en outre introduit une institution nouvelle et puissante, l’Église, ainsi que de nouvelles puissances idéelles et une métaphysique de la personnalité, toutes choses qui font de lui une réalité originale ; [3] en amenant les peuples germaniques à se convertir, il les a faits, du coup, héritiers de l’Antiquité ; et pendant un millénaire et demi, il a imprégné toute la pensée et toute la sensibilité, jusqu’en leur racine.  Ce faisant, le christianisme fut toujours conscient que s’il devait orienter la civilisation, il lui fallait un complément ; c’est pourquoi il a repris à son compte l’héritage de la culture antique, non seulement dans les faits mais en reconnaissant, au niveau des principes, que ce complément était nécessaire.  De la sorte, les points tournants de l’histoire européenne ont tous consisté en une redistribution de l’équilibre entre ces deux composantes.  Le troisième élément fondamental est beaucoup plus difficile à saisir parce qu’il n’a accédé nulle part à une forme autonome mais se manifeste simplement à travers l’appropriation et l’élaboration d’éléments qui lui sont étrangers ; il s’agit des qualités et des forces particulières à la germanité – une germanité qui, certes, a dû oublier sa propre Antiquité et s’est vu imposer à la place celle de la Bible et de la culture gréco-romaine, mais qui n’a jamais cessé pour autant de poindre à travers tout cela, faisant reconnaître toujours davantage son esprit propre dans le droit et les formes socio-politiques ; par le biais du protestantisme, dont la sensibilité, après tout, est essentiellement germanique, il donna au christianisme des bases nouvelles, jusque-là inconnues de l’Église ; enfin, il opposa au classicisme antique un autre imaginaire, celui d’une sensibilité et d’un monde de formes nordiques [2] ; dans la culture anglo-saxonne, qui règne sur le monde, ce sont les traits fondamentaux de la germanité qui prédominent.  Mais à tout cela [300] s’ajoute encore un quatrième élément fondamental, le plus important de tous : le monde spirituel proprement moderne.  Fruit de l’évolution intérieure du Moyen Âge, du mouvement de la Renaissance et du protestantisme, préparé par la civilisation citadine de la fin du Moyen Âge, par la civilisation protestante des Églises territoriales et par la civilisation catholique romaine de la Contre-Réforme, c’est le mouvement des Lumières qui l’a fait accéder à l’entière autonomie, grâce aux révolutions anglaise, américaine et française.  C’est là que s’enracinent tous les aspects décisifs de la vie d’aujourd’hui, et si cette dernière est si complexe, cela vient non seulement des tensions internes et des oppositions inhérentes au monde idéel moderne, mais aussi du rapport d’alliance ou d’hostilité existant entre les éléments modernes et ceux hérités du passé.  L’État et le droit, la société et l’économie, la science, l’art et la philosophie, la morale et la religion constituent aujourd’hui autant de formations nouvelles ; toutefois, elles sont toutes issues des formations anciennes et, en définitive, elles se ramènent à des formes particulières produites par [4] des dispositions et des pulsions humaines universelles et toujours identiques : toutefois, si elles ont été créées par des formes antérieures, leur forme particulière les singularise très fortement et leur confère une signification éminente.  Comprendre le monde d’aujourd’hui, c’est comprendre comment ce monde spirituel moderne est intriqué aux puissances des mondes passés, puissances toujours à l’œuvre, toutefois, et accédant aujourd’hui à une teneur spirituelle nouvelle.

Mais à cette fin, il faut d’abord saisir ce monde moderne dans sa genèse et sa condensation progressive.  Considéré strictement en lui-même, le monde moderne constitue une formation très complexe : enthousiastes du progrès aussi bien qu’adversaires conservateurs le présentent comme une unité, mais tandis que les uns voudraient le couronner comme on pare la tête d’un dieu, les autres veulent le piétiner comme on écrase la tête d’un serpent.  En vérité, le monde d’aujourd’hui est lui-même traversé d’oppositions et de tensions internes, explicables par le fait qu’il est le produit pratique d’une réunion d’aspects et de circonstances les plus divers ; toute tentative pour le présenter comme une unité spirituelle vise elle-même à instaurer pareille unité et à réaliser pareille fusion, mais elle n’y parvient jamais entièrement ; toutefois, si cette tentative réussit à s’imposer auprès de la population, alors elle devient à son tour un nouveau facteur dans la vie spirituelle moderne et elle en influence le cours.  Pour comprendre le monde moderne, il faut le défaire en ses parties et, pour chacune d’elles, montrer comment les formes modernes [301] agissent sur l’ensemble de la vie, sur l’esprit du tout.  C’est l’action conjointe et réciproque de ces parties qui produit les synthèses relativement unies, celles des dispositions culturelles, des programmes, des partis, des courants spirituels.  C’est pourquoi aussi les composantes les plus souples et fluides, les plus mobiles et indéterminées, c’est-à-dire celles se rapportant à l’éthique, à la religion et à la vision du monde, sont aussi les plus bigarrées et mélangées, celles où le nouveau et l’ancien s’allient le plus souvent, donc aussi celles où la reconnaissance du nouveau est la plus incertaine.  Les grands principes fermes et stables se trouvent du côté pratique et institutionnel, dans les formations politiques, sociales et économiques ; quant à l’opinion et au sentiment, ils trouvent de vastes assises dans l’instinctif et le demi-conscient, dans les formes de la vie et de l’activité de tous les jours, ainsi que dans les images de l’art, elles qui donnent expression à la vie de l’instinct et la maintiennent même là où la conscience atteint un niveau très élevé.  Dans tout cela, certes, il se trouve des idées, mais ce sont des idées apparues au gré des pratiques et elles sont inconscientes de leur tendance, se transforment rapidement en des formes et des institutions qui, par la suite, astreignent la vie aux fondements qu’elles lui procurent.  À cela s’ajoutent les [5] contraintes logiques qu’imposent les sciences spécialisées proprement dites : certes, ces sciences sont elles-mêmes le résultat d’efforts généraux, mais en s’astreignant à des méthodes et à des tâches déterminées, elles en viennent à présenter chacune une sphère particulière de nécessité objective, une parenthèse de réalité au sein de laquelle tout est fixé.  Mais dès lors que les grands penseurs, depuis l’époque de Galilée, Hobbes, Descartes, Locke et Spinoza, s’efforcent d’élever à la conscience les forces motrices et d’élaborer grâce à celles-ci des images du tout, un règne nouveau commence, le règne de ce qui est fortement subjectif et personnel.  Le penseur qui se trouve concerné par un secteur précis et qui, convaincu de la justesse des interprétations qui y sont élaborées, cherche par leur moyen à maîtriser tout le reste, procède toujours de manière plus ou moins violente.  L’histoire de la philosophie moderne est histoire non pas de l’esprit moderne, mais de ses tentatives d’interprétation et de systématisation ; ces tentatives introduisent elles-mêmes une causalité nouvelle dans l’immense masse de la vie moderne car, en créant des images, elles en viennent à occuper l’imaginaire de populations entières.

Si l’on veut comprendre le monde moderne, il importe d’abord de saisir ses fondements factuels les plus propres et essentiels [302] et, ensuite seulement, de tirer au clair sa vision du monde, une vision fort mobile, dont sont dépositaires les élites cultivées, et qui entretient des rapports extrêmement variés avec l’ordre ancien.

Tout de suite, un fait s’impose au regard : l’ascension irrésistible de l’État et de l’idée d’État.  Le Moyen Âge connaît d’innombrables instances d’autorité, ainsi qu’un pouvoir placé au-dessus de toutes ces instances, qui les conditionne mais est aussi fortement conditionné par elles ; à côté de cela, il y a l’Église, qui impose sur toutes choses terrestres son règne de clercs et qui, par le biais de ses dignitaires féodaux, fait elle-même partie des instances d’autorité, en plus de constituer une totalité qui chapeaute l’ensemble.  Mais le Moyen Âge ignore l’État en tant qu’organisation unie et souveraine de la volonté du tout – la question de savoir qui exerce cette souveraineté important peu ici.  C’est seulement avec la résurgence de l’idée romaine d’État, avec les luttes de l’empereur et des rois contre l’Église, avec le modèle offert par l’empire normand et frédéricien et ses rejetons que sont les tyrannies italiennes, avec l’administration fermée des villes allemandes et italiennes, enfin avec le renouveau de la théorie antique de l’État à la Renaissance et avec la rébellion des grandes dynasties européennes – c’est seulement avec tout cela qu’apparaît l’idée de [6] l’État souverain en tant que puissance  terrestre suprême, s’imposant sur le plan extérieur aussi bien qu’à l’intérieur.  Organisé en un pouvoir centralisé et appuyé sur une armée moderne, cet État découvre la logique inhérente à l’idée de pouvoir, c’est-à-dire qu’il requiert une organisation efficace sur le plan intérieur et, sur le plan extérieur, une capacité militaire qui n’a de compte à rendre à personne.  Mais cet État issu de la lutte contre l’Église et distinct de la religion – bien que reconnaissant son existence parallèle – est quelque chose de tout à fait différent de l’État antique : ce dernier, en effet, faisait coïncider sa propre existence avec le règne de la loi, il se concevait lui-même comme fondé par les dieux et comme résultant d’un penchant que nous avons à constituer des États, et la seule véritable religion qu’il connaissait était la religion d’État.  Par sa lutte contre l’Église, l’État moderne, lui, a une conscience aiguë et claire de la nature séculière de son pouvoir et pourtant, en même temps, il sent qu’il ne peut ni ne doit maîtriser toute la vie.  Il est et n’est pas à la fois ce qu’il y a de plus élevé et d’ultime. [303] Cela explique une ambiguïté propre à l’idée d’État dans le monde moderne, ambiguïté dont partent des courants de pensée très divers.  D’une part, l’État est, dans sa souveraineté, un principe d’immanence.  Il introduit au sein de la vie une valeur éminemment éthique en ceci qu’il honore ce qui est commun à tous et qu’il concentre la volonté sur des fins communes de vie, en complète opposition à tout égoïsme.  Au fond, il n’y a pas de place, à côté de lui, pour une fin sise par-delà le monde, car c’est à peine s’il pourrait encore intervenir dans cette sphère.  On comprend que les tenants de l’Église universelle, qui souhaitaient étendre la fraternité chrétienne à toute l’humanité, virent dans un pareil État un nouveau paganisme ; aussi un peuple rigoureusement chrétien comme l’est le peuple anglais en vint-il inévitablement à infléchir ce concept d’État de manière à l’identifier à l’idée puritaine et vétérotestamentaire du peuple élu, d’un peuple qui apporte la foi et les bonnes mœurs à tous les autres peuples.  De même que ses éléments éthiques font de l’État un principe d’immanence, de même est-il aussi, par son droit et ses techniques administratives, un principe de rationalisme.  Il est une création de l’intelligence humaine, une construction des législateurs et des politiciens, de ceux qui en ont conçu la constitution et le droit, la technique et l’organisation, ou du moins de ceux qui ont greffé cela sur une formation sociale pré-étatique et naturelle.  L’État agit comme une grande assurance tous risques, comme un chef-d’œuvre d’intelligence et de prévision humaine, et il affranchit les êtres humains de leur sentiment élémentaire d’être le jouet des grandes puissances et pulsions naturelles – [7] un sentiment auquel les puissances médiocres du Moyen Âge ne pouvaient répondre et dont, alors, seuls la charité ecclésiale ou le renoncement monacal soulageaient.  L’État est une providence rationnelle et immanente, plutôt qu’une providence irrationnelle et divine.  Mais par ailleurs, l’État moderne ne peut oublier qu’il est apparu suite à une émancipation à l’égard de l’Église et du pouvoir clérical ; et bien qu’il se soit soustrait à cette tutelle, il a dû en laisser survivre les valeurs et les vérités suprasensibles universelles : simplement, il les a assignées à leur sphère propre, sans vouloir ni pouvoir leur substituer son propre être.  C’est pourquoi il lui est resté un profond sentiment de son insuffisance envers ce monde et son esprit, et il s’est limité à des choses extérieures et terrestres.  C’est ainsi que l’État a envisagé les choses dans le monde anglo-saxon, [304] conforté en cela par le vieil esprit germanique d’association et par un calvinisme poussé, dans sa lutte contre l’État et par ses influences baptistes, à une revendication de liberté pour l’Église.  Puis, l’ancien libéralisme a fait passer cette conception sur le continent.  Sur ce sol, toutefois, il est arrivé à l’État de ressentir qu’il laissait le champ libre à des puissances imprévisibles ou même qu’il leur procurait des armes spirituelles ; ou encore, il prit conscience de ce que cette juxtaposition de fins ultimes avait d’explosif ; dès lors, il s’est efforcé de reprendre en lui-même tout l’ethos et toute la religion, et de s’ériger non pas simplement en une organisation de pouvoir souveraine, mais en la totalité de la civilisation et de la raison.  La tâche lui fut facilitée par le fait que le régime luthérien des Églises d’État et la coutume catholique considéraient toutes les questions relatives à la vision du monde comme relevant de la sphère publique.  L’État, ethos et religion y compris, se rationalisa et se sécularisa donc en « raison objective », en une organisation de toutes les valeurs rationnelles, quelles qu’elles soient.  Jusqu’à présent, ce projet ne s’est entièrement déployé que dans la théorie, celle de Hegel ou celle du socialisme, mais bien souvent, la pratique vise également ce but, en particulier lorsque l’État prend en charge toute l’instruction publique et toute l’éducation nationale.  Mais avec cela, l’État, qui avait accédé apparemment à une claire compréhension de lui-même, se trouve replongé dans toutes les luttes et tensions qui traversent le monde de l’esprit ; et si, dans un premier temps, seules l’immanence et la rationalité semblaient émaner de lui en flots abondants, à présent il se révèle porteur de problèmes considérables, qui ne cessent de remettre en cause l’immanence et le pur rationalisme, ou encore il lui faut [8] essayer de ramener toutes ces choses au niveau de sa propre immanence et de sa propre rationalité, c’est-à-dire au niveau d’un plat utilitarisme.  La lutte que mène la culture libre en refusant de se plier au rationalisme uniformisant de l’État éveille constamment en elle le sentiment de sa multiplicité irrationnelle, le sentiment aussi de n’être redevable qu’à la personne.  Ainsi, la création de l’État, événement considérable du monde moderne, engendre cet effet ambigu : d’une part, une rationalisation intégrale de l’existence, dans laquelle l’État va jusqu’à s’incorporer l’ensemble de la culture rationnelle ; mais d’autre part, un sentiment opposé, qui proclame la primauté de l’individuel et du personnel, du religieux et du spirituel, avec leurs puissances irrationnelles innombrables.

[305] La structure logique adoptée par le pouvoir dans l’idée moderne d’État ne dépend ni ne se soucie de la forme de l’État.  Ce pouvoir s’est constitué au sein de l’absolutisme et à travers ses conceptions militaires fondées sur l’honneur, mais il s’est maintenu aussi bien dans les démocraties subséquentes, qu’elles soient complètes ou partielles. [3]  L’absolutisme, dont la volonté centralisatrice a permis une rationalisation de l’État et qui, en outre, est sorti victorieux de sa lutte avec l’Église, fut précisément le point de départ et la condition sine qua non pour la formation de cette idée de l’État ; lui seul a pu fusionner les populations dans ce sens et leur inoculer ce sentiment de l’État.  Mais c’est ce même absolutisme qui, par son nivellement des anciennes hiérarchies et par l’esprit d’immanence et de rationalisme dont il rayonnait, a fini par atomiser les peuples en individus, ce qui, à terme, allait amener ces derniers à exiger leur participation, sous la conduite de la raison, à la construction d’une volonté d’État souveraine.  Mais une série de puissances d’une nature tout autre allaient également dans le même sens, à commencer par l’individualisme de la foi protestante : cet individualisme établi sur une base métaphysique très profonde fut, dans un premier temps, entièrement respectueux et soumis à l’État, mais, partout en terrain calviniste, il n’a pu se développer qu’en luttant contre les gouvernements des États et, en lien avec les mouvements baptistes, il en vint à brandir l’étendard du principe de la souveraineté populaire.  Le luthéranisme émit lui aussi les mêmes idées – beaucoup plus faiblement, certes, mais assez pour que cela compte – à partir du moment où l’État sécularisé se dissocia de lui ; et même au sein du catholicisme, la métaphysique chrétienne de la personnalité parvint [9] à prendre la forme de la démocratie chrétienne, par le biais de diverses théories de la légitimité et de l’autorité.  À cela s’est ajouté le droit naturel antique, qui s’était maintenu dans toutes les confessions à travers l’éthique et le droit politique, et qui influait sur la science sociale officielle : ce droit naturel résistait à sa christianisation et surtout à son assimilation à la Bible, et, reprenant les traditions antiques, il entreprenait de reconstruire rationnellement la société à partir de ses éléments premiers, les individus.  Enfin, dans toute cette fermentation d’idées, le vieil esprit de libre association caractéristique du droit germanique refit surface, lui que l’Église et l’absolutisme avaient étouffé sous les formules du droit romain : [306] parti d’Angleterre, il reconquit une liberté d’association toujours plus étendue, sous la forme de l’auto-administration ; cela allait avoir pour conséquence, à terme, que l’État serait tenu lui aussi pour une simple association libre, qui englobe toutes les autres.  De ces influences bigarrées et diversement combinées naquit la démocratie moderne, qui varie selon que l’on accentue l’un ou l’autre des aspects qui viennent d’être évoqués.  De pair avec la raison d’État consécutive au concept de souveraineté, la démocratie moderne constitue la force proprement dominante de l’État moderne et, à ce titre, elle est aussi une des grandes forces du monde moderne dans son ensemble.  Son grand modèle, elle le trouve dans les États coloniaux américains ; la constitution anglaise lui procure un exemple de conciliation avec la monarchie ; son élaboration théorique radicale se trouve dans les théories de la Révolution française et dans les nombreuses autres révolutions que celle-ci a enfantées ; son compromis avec l’absolutisme est réalisé dans les monarchies parlementaires militaires.  Aujourd’hui, son principe s’est imposé, et elle est en train de vaincre la dernière résistance : l’absolutisme séculier et clérical de l’empire tsariste.  Sur le plan de l’esprit, l’effet général de ce développement est une extrême individualisation de toute la sensibilité et de toute la pensée de l’humanité moderne : on pense désormais à partir de l’individu, non pas à partir du tout ; les anciens liens et les autorités d’hier desserrent leur emprise ; et toutes les institutions sont tenues de se justifier aux yeux des individus.  Cet individualisme politique interagit avec toutes les autres puissances de l’individualisme. Quiconque, pour quelque motif relevant de l’éthique ou de la liberté scientifique, croit avoir besoin de l’individualisme n’a qu’à se tourner vers l’individualisme politique : celui-ci couve en lui-même toutes les autres tendances individualistes ; mais la réciproque aussi est vraie : à partir de la sphère politique, l’individualisme est porté dans toutes les autres sphères de vie.  Toutefois, [10] cet individualisme est né de motifs divers : il n’est donc nullement homogène et il déploie des effets très variés.  Leur classification distinguera entre un individualisme rationaliste, issu du droit naturel déchristianisé, et un individualisme irrationaliste, né du besoin de liberté qu’éprouvaient la foi et la culture face à la toute-puissance de l’État.  Dans le premier individualisme prévaut le concept général de l’égalité naturelle des individus ; il requiert aussi une reconstruction rationnelle [307] de tout l’État, dans laquelle ce dernier réalise autant que possible les fins vitales de l’individu, pour l’individu et par l’individu.  Le second individualisme présuppose une liberté irrationnelle et la plasticité de la vie, qu’il s’agit de promouvoir et de protéger contre la toute-puissance de l’État ; mais cela n’est possible que si les individus peuvent en tout temps contrôler et régler l’orientation prise par l’État, de manière à conserver cette liberté. [4]  Le premier individualisme correspond à la démocratie rousseauiste, qui ignore le droit des minorités et que la social-démocratie a exacerbée ; le second correspond à la démocratie anglo-saxonne et au principe protolibéral.  Les deux sont absolument irréconciliables, ce qui explique que la social-démocratie se soit si peu répandue en sol anglo-saxon.  Les deux types de démocratie maintiennent le concept d’État dont elles ont hérité, celui d’un État souverain et suprême, mais en apportant à cet idéal commun des nuances fort différentes.  La démocratie d’égalité fait de l’État l’exécutant et le porteur de toutes les valeurs de vie ; l’État y absorbe toute la civilisation, car lui seul peut garantir la juste participation de l’individu aux valeurs de celle-ci ; mais ce faisant, la démocratie plonge l’État dans des crises incessantes, puisque c’est à lui que revient la réalisation des projets que caressent les majorités pour la civilisation.  C’est par ce rationalisme de l’égalité et par l’adoption de l’appareil étatique moderne et rationnel que le socialisme démocratique moderne se distingue de ses précurseurs chrétiens.  La démocratie de liberté, en revanche, manifeste un conservatisme religieux angoissé, qui veille à l’immuabilité de l’ordre étatique garant de la liberté : en effet, seule la conformité la plus stricte à la forme constitutionnelle assure cette liberté ; par ailleurs, cette démocratie met en oeuvre son appréciation de l’État comme valeur suprême en déployant vers l’extérieur l’idée de pouvoir, [11] en un impérialisme toujours plus ambitieux.  Mais ce faisant, elle développe en son propre sein des clivages énormes et laisse prospérer une diversité tout à fait irrationnelle, que seule l’égalité superficielle des formes de vie démocratiques parvient à dissimuler.  Si puissant et profond que soit le développement démocratique moderne, il demeure sujet à constestation et n’est pas en lui-même unifié.  Partout il se heurte aux particularités de l’État moderne, bien qu’en même temps il les présuppose : [308] il combat la classe des fonctionnaires et l’esprit militaire qui ont présidé à la naissance des grands États modernes, et avec lesquels l’impérialisme séduit même les peuples démocratiques.  La démocratie est intérieurement divisée en deux tendances radicalement divergentes : une tendance rationaliste égalitaire, qui fait tout dériver du concept général, et une tendance irrationnelle, qui ouvre la porte aux forces de l’inégalité et se fie à la libre réalisation de l’équilibre.  La démocratie est une caractéristique majeure de l’esprit moderne, mais elle ne domine pas tout et n’est pas univoque : au contraire, elle pose une foule de problèmes nouveaux, qui prolongent de multiples manières les problèmes anciens.

Tout aussi importants que les développement politiques, ceux en économie constituent également un des fondements du monde moderne.  Ces développements, un seul mot suffit à les caractériser : le capitalisme.  Plus précisément, ils sont le capitalisme non pas simplement en tant qu’industrie et qu’affaire pécuniaire, mais en tant que forme d’activité capitaliste qui s’empare aussi bien de la production artisanale que de l’agriculture, qui a entraîné de profonds bouleversements dans la structure des classes sociales, et qui a organisé le crédit et l’intérêt sous une forme telle qu’elle pénètre les demeures même les plus modestes, par le biais des livrets d’épargne et des dépôts bancaires.  Cette activité capitaliste s’adjoint une théorie qu’ignorait la science antique ou médiévale, à cause des rapports simples dans lesquels celle-ci se trouvait : il s’agit de l’économie politique, qui établit les bases théoriques du processus économique, en montre le parcours historique et, à partir de là, échafaude des programmes complexes en vue d’une économie rationnelle globale destinée à des peuples et des continents entiers.  On n’a pas, ici, à aborder le problème encore très débattu des origines du capitalisme : seule nous importe sa signification pour l’esprit moderne.  Le capitalisme consiste dans le fait que les moyens de production – sol, machines ou argent – aboutissent à la plus vaste production possible, répétée en des cycles les plus fréquents possibles, et destinée à un marché inconnu, qui se constitue librement. [12] Le « capital », cette réalité abstraite et impersonnelle à laquelle peut-être mille prêteurs et épargnants contribuent, s’accroît, dans les mains de tel ou tel entrepreneur, en un géant énorme qui engloutit tout ; il travaille avec les biens de propriétaires inconnus, pour des clients inconnus, en suivant les seuls calculs de la productivité technique et de l’étude de marché.  Ce faisant, la technique de l’entreprise recourt toujours davantage à la science technique ; [5] [309] la libre embauche des travailleurs se développe, ainsi qu’une division infinie du travail, toutes choses qui privent le travailleur même de tout rapport personnel à son produit.  Entre cette production et ses acheteurs inconnus s’insère l’intermédiaire du commerce, qui aspire dans ce contexte à la plus grande indépendance, la plus grande liberté et la plus grande adaptabilité possibles.  C’est sur ces bases que repose l’édifice gigantesque et incroyablement ingénieux de l’économie moderne, avec ses réalisations fabuleuses ; elle répand sur les peuples une pluie d’or dont profitent tous les épargnants et tous les prêteurs.  Quant aux conséquences spirituelles et morales, elles sont tout aussi puissantes et énormes que les conséquences matérielles.  Le premier effet généralisé est un énorme développement de l’esprit de gain, aux fins duquel le travail acquiert une intensité et une rapidité démesurées ; toutes les forces et toutes les énergies doivent être consacrées à ce gigantesque édifice sans cesse menacé de crises et que menace la moindre fissure ; le luxe et le confort suscitent un plaisir grandissant, et le matérialisme pratique prend des proportions colossales.  Mais tout cela signifie aussi une accentuation extraordinaire du caractère immanent de tous les intérêts et de toutes les pensées et aspirations.  À cette immanence s’associe étroitement un orgueil envers les forces humaines, qui ne sont redevables qu’à elles-mêmes et qui tirent également du capitalisme le système des assurances, grâce auquel les êtres humains sont protégés de tout dommage prévisible.  Mais plus importante encore, une énorme rationalisation de la vie s’ensuit de ce constant calcul du rendement, de cette méthode scientifique rationnelle à laquelle recourt la technique, de cet art rationnel de la division du travail, de cette possibilité de traduire toute valeur en des valeurs d’échange déterminées, de cette reformulation de toute l’existence en termes de lois économiques.  L’immanentisation, l’autodivinisation, le rationalisme s’immiscent par mille canaux dans tous les pores de notre être, et tout cela s’accompagne d’un optimisme par lequel l’être humain croit pouvoir atteindre tous ses buts et réaliser tous ses souhaits s’il développe rationnellement son potentiel économique.  En cela, cet optimisme semble coïncider avec celui [13] qui émane de l’individualisme politique.  Toutefois, son impact est tout différent, ici encore, de celui des [310] idées politiques.  Si celles-ci promeuvent l’individu et la personne, le capitalisme, lui, les étiole.  Essentiellement, il exerce un effet dépersonnalisant.  Il présuppose l’individualisme politico-juridique, la liberté de mouvement, la libre disposition qu’a la personne d’elle-même ; sans ces choses, le capitalisme n’aurait pu croître et il s’efforce donc de les conserver, autant que cela lui est utile.  Mais son destin est d’abolir sans cesse ses propres présupposés.  Les individus se réduisent, pour lui, à des entrepreneurs et à des bras pour le travail, et il soumet les uns et les autres à la logique implacable de l’abstraction dénommée « capitalisme », qui répand partout son caractère impersonnel et ne reconnaît plus comme personnalité que les hardis condottieres du capitalisme.  Il accumule de nouvelles sujétions autour des grandes entreprises et crée un analogue de l’esclavage antique et du servage médiéval, avec cette différence toutefois que les éléments personnels encore présents dans ces formes antérieures font désormais totalement défaut ; il maintient, en outre, les peuples et les États dans la dépendance des pouvoirs financiers internationaux.  Par tout cela, le capitalisme va à l’encontre de toutes les tendances de l’individualisme politique et il contredit le cœur même de la souveraineté étatique en tant que puissance internationale.  On ne s’étonne pas que la social-démocratie ait développé, dans son ombre, une philosophie de l’histoire impersonnelle et fataliste, dans laquelle le processus historique se déploie de façon automatique, en conformité à des nécessités abstraites.  L’effet immédiat du capitalisme est donc l’atomisme et l’individualisme.  Mais s’il atomise, c’est seulement au sens où il agglomère les atomes sociaux en de nouvelles masses dépendantes, ou afin de s’assurer grâce à eux une armée de réserve.  Et là où il promeut l’individualisme, il ne le fait qu’en suscitant le contraire, et l’on comprend tout à fait que lorsque la classe ouvrière éduquée par le capitalisme accède à l’intelligentsia, elle se jette dans les bras de la démocratie, seule puissance capable, à ses yeux, de sauver l’individu ; en outre, elle trouve dans la démocratie les moyens politiques de réaliser, grâce à une pression exercée sur l’État, ce qu’elle conçoit comme les fins vitales de l’individu.  On comprend tout autant que cette démocratie des travailleurs, qui n’a encore rien à protéger et qui n’aspire tout d’abord qu’à avoir part aux biens matériels, succombe à la démocratie d’égalité et qu’elle combatte ardemment le libéralisme, dont elle livre la liberté à l’exploitation capitaliste.  Mais l’effet principal du capitalisme est un [14] rationalisme abstrait, dépersonnalisant, [311] et le droit du plus fort.  Au total, les effets du capitalisme sont donc bien ambigus et, si importante que soit sa responsabilité dans l’incroyable complexité et le gigantisme de l’État et de la civilisation modernes, il ne suffit nullement, en tant que tendance spirituelle, à caractériser l’homme moderne, bien qu’il soit étroitement lié à toutes ses aspirations individualistes.  D’une part, il incarne l’homme moderne, avec son immanence et son rationalisme ; d’autre part, il renouvelle des formes sociales de dépendance que l’on croyait depuis longtemps révolues, et donc aussi toutes les réactions que pareille dépendance a suscitées dans le passé.

Les forces décrites jusqu’ici sont les principaux piliers de notre être, les axes autour desquels se meuvent nolens volens toute notre vie et toute notre activité créatrice, et dont surgissent les puissances spirituelles les plus considérables.  Il faudrait ajouter encore à cela le droit qui, en général, reprend ces forces et les façonne, les érige en formes fondamentales de la vie quotidienne, bien qu’il lui faille faire toutes sortes de compromis avec le droit hérité du passé.  Il faudrait souligner, en particulier, la transformation humanitaire du droit pénal, où l’idée d’expiation cède de plus en plus à celles d’éducation et de protection.  Il convient de souligner également la transformation humanitaire de toute la bienfaisance : partout, celle-ci cherche le bien en l’homme et elle s’efforce autant que possible de donner quelque réalité au principe de la participation de l’individu à l’ensemble des biens nécessaires à la vie ; elle veut faire reconnaître aussi la responsabilité de l’ensemble de la société envers tous les individus – on est fort loin, ici, de la charité et du secours aux pauvres tels que l’Église les promeut.  Il faudrait encore mentionner les profonds effets exercés sur la stratification sociale et sur l’importance accordée en son sein à l’individu, y compris aux enfants et à la femme.  Mais on entrerait trop dans les détails.  Parmi ces mille détails, on ne peut que souligner ici la vertu générale moderne d’humanité, qui commence à détrôner la communauté de croyance comme idée sociale suprême, et à teinter l’amour fraternel des chrétiens.  Cette vertu joint des courants très divers.  Dans un premier temps, elle est une simple reprise de la vieille idée d’amour du prochain, mais sans le pessimisme chrétien du péché et la limitation à la seule communauté de croyance.  L’être humain [312] est porteur en tant que tel d’une [15] bonté qu’il ne peut perdre et qu’autrui découvre et favorise en lui.  Un puissant optimisme, qui tient tous les individus pour égaux, promeut l’être humain et aime en lui la nature humaine que tous partagent et dans laquelle est présent le divin.  La motivation religieuse, selon laquelle nous sommes tous appelés à la communauté avec Dieu, est remplacée par une motivation naturaliste, celle de la nature humaine commune ; la lutte contre le péché est remplacée par une action  qui stimule le bien partout présent ; et l’opposition entre piété et impiété, bien et mal, élection et damnation, est remplacée par l’espérance d’une union de toute l’humanité dans un amour humain réciproque.  Par là, la vertu d’humanité se transforme elle aussi : elle cesse d’équivaloir à l’amour des hommes et devient une disposition naturelle et innée, qui dote l’individu de vérités humaines universelles et d’impulsions au bien ; cette vertu devient l’autre nom de la disposition naturelle qui pourvoit l’être humain de toutes les forces et pulsions du système naturel, grâce auxquelles il devient possible de construire une société où l’individu serait satisfait et où ses talents pourraient s’épanouir.  De là, la vertu d’humanité passe dans toutes les idées relatives à la démocratie et au droit naturel.  Mais il lui arrive aussi de se distinguer de ces idées, lorsqu’elle en vient à tomber sous la coupe de l’idéal esthétique et classiciste.  Elle équivaut alors au déploiement plénier des dispositions et possibilités, à la beauté humaine qui épanouit et harmonise tout ce qui se trouve en l’homme ; il s’agit là d’un principe foncièrement aristocratique, selon lequel l’individu se confère à lui-même une forme empreinte de richesse et de noblesse.  Mais cette vertu d’humanité aux motifs si bigarrés se brise sur des écueils, inégalités de la vie ou difficultés que rencontre sa réalisation, et elle suscite alors l’opposition d’un tout autre concept de nature, consistant désormais en la lutte pour l’existence, l’inégalité et la victoire des plus forts.  De ce point de vue, l’idéal d’humanité s’explique par le fait qu’il a été formulé en des temps de faible peuplement.  Le malthusianisme découvre un cycle funeste : chaque civilisation doit accroître le nombre de ses membres et, dans ce contexte, doit reconnaître la valeur de l’être humain en tant que tel ; mais la surpopulation qui s’ensuit, et les moyens adoptés pour lutter contre elle, condamnent toute [313] civilisation à retourner au néant.  La version moderne du concept fondamental de nature manifeste elle aussi une profonde ambiguïté : tantôt, sous l’influence du christianisme et de l’hellénisme, [16] ce concept idéalise la nature, fait d’elle un principe optimiste du bien et du beau ; tantôt, sous l’influence du réalisme et de l’économie, il tient pour indifférentes toutes les valeurs de l’esprit et il glorifie la brutalité.

Mais cela implique déjà toute la question de la vision du monde, et il importe d’en clarifier les fondements.  Car si importants que soient les pouvoirs objectifs et institutionnels – eux qui canalisent la vie, pour ainsi dire –, c’est néanmoins par la réflexion que la pensée mouvante exerce son impact véritable [6].  Et ici se présente tout de suite à nous, à côté des institutions, le deuxième grand pouvoir du monde moderne, la science.  Son ascension n’est pas moins impressionnante et irrésistible que celle de l’État moderne ou de l’économie et de la société modernes.  Préparée par la libération artistique de l’individu moderne à la Renaissance, la science commence à se faire jour dans les siècles confessionnels puis, très rapidement, elle en vient à réclamer d’être la véritable instance directrice de la vie moderne.  Victorieuse dans sa lutte contre le dogme et l’Église, elle imprime sa marque sur le monde moderne et fait de lui une culture réflexive comme jamais jusque-là on n’en avait connue, pas même de loin.  Jusque-là, c’étaient la révélation et la provenance qui, pour l’essentiel, dominaient ; mais à présent, la science prétend faire elle-même surgir les fondements rationnels de l’existant, et elle pénètre toutes choses avec l’évidence du concept universel, du concept qui s’impose nécessairement à la pensée ; elle ne doute pas, dans un premier temps, qu’il soit possible de rationaliser intégralement le monde et d’ériger la civilisation sur un tel rationalisme.

Première-née des sciences modernes, la science de la nature est le guide et le véhicule incontesté du rationalisme proprement dit.  Émergée des brumes de la spéculation de la Renaissance et du tohu-bohu de la scolastique, elle se tourne vers l’élaboration conceptuelle de l’expérience et acquiert une signification toute nouvelle, même par rapport aux reliquats de la science naturelle antique.  Le raffinement [314] de ses instruments d’observation lui permet d’étendre immensément le champ de l’expérience ; les développements tout à fait inédits que connaissent les mathématiques lui procurent les moyens de conceptualiser ce matériau de l’expérience, grâce à des concepts ou des lois universels, qui régissent toute la réalité naturelle.  La recherche des éléments ultimes de la réalité naturelle et la formulation mathématique [17] des lois de son mouvement donnent naissance à l’idéal de la science moderne de la nature : soumettre toute la nature, tout le cosmos accessible à nos sens, au concept d’une causalité qui ne voit en tout événement qu’une modification, suivant des lois universelles, d’une autre chose déjà existante.  La nature se transforme en une série infinie de correspondances.  Cet idéal est aujourd’hui encore loin d’être réalisé et les concepts que la mécanique classique a élaborés à cette fin au xviie siècle en sont revenus déjà, aux mains des spécialistes, à des morcellements variés ; la science de la nature proprement dite s’est même à ce point spécialisée que les chercheurs ne se comprennent les uns les autres qu’avec peine.  L’idéal lui-même, toutefois, s’est acquis une popularité considérable grâce à sa rationalité transparente et il a porté dans toute pensée, même dans les représentations ou les imaginations les plus simples, l’esprit d’un rationalisme qui explique tout à partir des éléments premiers et des lois de leurs mouvements.  C’est d’ailleurs ce formalisme de la méthode qui confère à la science son importance, bien plus que les connaissances factuelles qui, elles, ne vérifient leur universalité que pour le cas de la physique astronomique – qui donne à voir les lois du cosmos et son caractère incommensurable – et pour celui de la doctrine biologique de l’évolution.  Mais si important que soit tout cela, plus importants encore sont les effets qu’opère sur l’âme la croyance en la toute-puissance de la méthode.  Une impression s’est faite persistante et toute-puissante : on ressent que le monde où nous nous trouvons est, en principe, entièrement transparent, qu’il ne présente plus d’énigmes absolues, et que cette clé opiniâtre est prometteuse de progrès imprévisibles, de sorte que l’on détient, avec ces concepts, la solution de l’énigme du monde.  Cette impression domine le sentiment et la littérature populaires, elle a profondément influencé la pensée philosophique spéculative et elle a entièrement teinté les sciences relatives à la société et à l’histoire ; ces sciences ne semblent accéder à une transparence rationnelle que dans la mesure où elles nous ont appris à appliquer les lois tirées des sciences de la nature [315] et à comparer tout ce qui arrive à un événement antérieur.  Mais on aboutit finalement, avec tout cela, à une conséquence oppressante : l’homme lui-même, avec toute sa pensée et sa volonté, n’est que le produit des lois naturelles ; une contradiction profonde apparaît, le plus souvent irrésolue : cette même science de la nature qui, œuvre de la pensée, nous avait appris à dominer la nature est en fait, elle et l’être humain tout entier, le simple produit d’une conjonction incommensurable de faits inertes qui, en quelques [18] rares points, prennent la forme de l’esprit.  La nature infiniment massive pèse ainsi lourdement sur les manifestations parcimonieuses de l’esprit, et cette conséquence a engendré, par des voies multiples, des inclinations pessimistes.  Et celles-ci auraient été bien plus fortes si, sur un point, ne s’était imposée avec une gloire toujours renouvelée la technique, et si celle-ci n’avait consolidé, d’une manière toujours neuve, le vieil enthousiasme du progrès.  Ici, il faut le reconnaître, les sciences de la nature ont opéré de vrais miracles ; grâce à la machine, ceux-ci ont favorisé, dans un premier temps, le capitalisme et, par ce biais, l’amélioration générale de la vie ; mais ensuite, les techniques de circulation et la presse ont eu des effets extrêmement profonds sur tout l’être et sur tous les êtres.  Au total, c’est donc surtout un joyeux sentiment d’espoir que suscite le rationalisme, lui qui n’a rien à son épreuve, qui oublie volontiers les lacunes et contradictions de la connaissance de la nature et s’en console en se disant que tout individu normal, armé de ces concepts puissants, est en mesure de comprendre le monde, du moins en principe.  Ce rationalisme est donc aussi à la fois un individualisme prononcé qui, considérant l’identité des concepts généraux d’un individu à l’autre, se croit fondé à en tirer immédiatement la connaissance rationnelle ; mais cet individualisme scientifique est constamment enclin, à la différence de l’individualisme politique, à une aristocratique présomption en matière de culture, et seules les tendances les plus superficielles des Lumières osent supposer chez tous une égale prédisposition à la science.  D’où l’alliance de la démocratie populaire avec les sciences naturelles, l’estime dans laquelle elle tient leur effet subversif général.  Rien n’a plus contribué à l’individualisme rationaliste égalisateur que la comparaison de l’individu avec les atomes des systèmes mécaniques ; et ici, la science de la nature a eu beau proclamer la [316] lutte pour l’existence et la victoire du faible nombre, cela n’a pas fait le poids.

Les sciences de la nature furent suivies des sciences historiques et sociales.  Le monde nouveau s’arrachait au pouvoir de la tradition et devait légitimer cette rupture grâce à une critique du contenu transmis.  Or la tradition se présentait partout à lui sous les traits de l’autorité ecclésiale ou classique, comme légende et comme mythe ; spontanément, la critique se consacra donc à dissiper l’auréole de divinité de cette tradition et à en montrer plutôt le caractère humain et naturel.  D’où l’apparition, [19] à partir de la Renaissance, de la critique, qui fut en outre confortée par le protestantisme qui dissipa la légende nimbant l’Église catholique, et par la philologie, avec son entreprise critique généralisée.  Dès le départ, l’esprit de la critique consista en une tentative d’expliquer les événements que la tradition ancienne laissait inexpliqués et présentait comme tout à fait singuliers ; il s’agissait donc, désormais, de réinsérer ces événements dans le cours habituel des choses.  C’est ainsi que la critique a engendré la pensée historique moderne.  Partant des traditions bigarrées et fabuleuses léguées par les époques non critiques, il fallait reconstruire ce qui s’est véritablement produit.  Or cela ne peut se faire que si tous les événements de toutes les époques reposent pareillement sur les mêmes lois psychologiques fondamentales ; il faut donc pouvoir juger tout le passé par analogie avec le présent.  Mais en reconnaissant ainsi le caractère analogique et unitaire de tout ce qui arrive, le regard s’ouvre à l’ensemble du devenir et embrasse l’histoire universelle ; à quoi contribua, en outre, l’ère des découvertes [géographiques], des relations de voyages, des découvertes documentaires.  L’horizon historique particulier apparaît dès lors comme intimement lié au devenir humain universel, comme une composante du grand tout humain, déterminée de toutes parts.  Sur cette base critique nouvelle, qui présuppose partout des lois psychologiques similaires et s’élargit à l’histoire universelle, s’érige alors le nouvel édifice des sciences sociales.  Écartant ce qu’il y a de fabuleux dans les traditions, on s’en remet aux origines supposées, à partir desquelles on développe rapidement les idéaux « naturels » de l’État, de la société, du droit, de la morale et de la religion, en présupposant l’universalité de dispositifs psychologiques simples et fondamentaux.  Mais ce faisant, les commencements se révèlent finalement toujours plus obscurs et [317] primitifs, et des formations historiques toujours plus bariolées s’immiscent entre eux et l’image idéale ; on en vient donc à abandonner ce système naturel, fortement influencé par l’analogie avec les sciences de la nature, et l’on se tourne de plus en plus vers l’incommensurable richesse de la vie historique concrète.  À la séquence qui veut que des débuts rationnels simples soient suivis d’une corruption historique, puis d’une restauration rationnelle – séquence dans laquelle survit le schème de pensée théologique –, on substitue une conception voulant que les dispositions générales et fondamentales partout identiques de l’être humain donnent lieu peu à peu à une multiplicité historique infinie, sans qu’il soit possible de fonder absolument des idéaux et des buts à partir de l’histoire.  En outre, à l’histoire proprement dite s’ajouta alors la préhistoire ; la hache la plus vieille [20] qu’on ait trouvée date d’au moins cent mille ans.  Ce qui veut dire que l’« histoire » des six mille dernières années, que nous avons bien du mal à connaître, n’est qu’un îlot perdu dans l’océan sans fin d’un devenir humain qui nous est inconnu ; cela signifie aussi que toutes les séries évolutives fièrement dégagées par notre philosophie de la culture ne portent que sur un minuscule fragment, et que toute notre maîtrise rationaliste n’est peut-être qu’un hasard éphémère.  Tous les ouvrages modernes portant sur des rameaux particuliers de civilisation se noient sous la marée des prémisses historiques ; derrière tout ce qui fait l’essence moderne, ces prémisses laissent poindre, sous une forme simplement modifiée, le « non-civilisé » et le « primitif ».  Tout cela a produit la pensée historique proprement moderne ou le sens historique qui, dans les faits, est un sixième sens permettant de concevoir les choses.  Il s’agit en premier lieu d’un sens critique, d’une méfiance envers toute tradition : celle-ci est constamment tenue de se justifier devant la critique, avec pour résultat qu’en général, elle se voit remplacée par l’introduction d’un élément plus fondamental, une image de l’origine présumée véritable.  Ce faisant, certes, la confiance que l’on met dans les pouvoirs critiques peut prendre des formes très diverses : elle va de la plus audacieuse témérité jusqu’à l’exactitude la plus aride ou à un parfait scepticisme historique.  Un autre effet est l’incommensurable extension de notre horizon : tout ce qui est historique est conçu désormais comme composante d’une totalité très dense ; l’être humain présente une image nouvelle, c’est-à-dire qu’il adopte des figures toujours neuves et entièrement individuelles au sein d’un devenir incommensurable ; l’individualisme se raffine extraordinairement et prend des traits esthétiques et aristocratiques, à la différence [318] de l’une ou l’autre des formes de l’individualisme démocratique.  Mais à cette ampleur de vues, à cette habitude que l’on prend de comparer et établir des rapports, à cette finesse de la conception individualisante s’associe également un relativisme effréné, selon lequel, désormais, tout produit ne constitue qu’une forme individuelle particulière de l’humain et est déterminé par des circonstances concrètes ; il n’y a plus de place, ici, pour des vérités et des idéaux absolus, partout identiques et rationnels.  Sous cet angle, l’histoire – qui semble pourtant favoriser le rationalisme par sa critique et sa confiance en la capacité de reconstruction, et qui transforme tout le surnaturel en un devenir naturel – exerce à nouveau des effets résolument antirationalistes.  L’histoire est le domaine de l’infiniment multiple et du particulier : sans cesse affluent en elle des figures nouvelles, [21] tout y a déjà existé, mais pourtant rien n’y a déjà existé sous sa forme présente, et tout y devient autre chose.  L’histoire nous habitue à une infinie multiplicité dans la considération des choses et dans leur construction conceptuelle ; chaque subjectivité agence cette multiplicité à sa manière ; on perçoit là le caractère historiquement conditionné de toute pensée, même de la pensée la plus hardie, celle qui se croit purement rationnelle.  Aussi n’est-il pas rare, dans les publications actuelles, de voir la pensée remplacée par des exposés historiques, et la masse étourdissante des comparaisons et souvenirs entrave toute volonté et tout projet.  L’histoire ne favorise pas le désir moderne d’enserrer la vie dans des concepts généraux qui s’imposeraient à chaque individu ; bien qu’elle soit riche d’enseignements utiles, bien qu’elle renforce les sentiments patriotiques, bien qu’elle développe le sens des réalités concrètes, l’histoire, en définitive, promeut un individualisme antirationaliste, contemplatif et aristocratique ; elle favorise une sagesse résignée qui partout recherche et honore la grandeur, mais qui se perd dans la multiplicité insondable et incommensurable de la vie humaine, comme dans un obscur destin.

Passons enfin à l’art moderne.  Il existe bel et bien un art moderne et, si redevable soit-il à l’art antique et médiéval pour sa naissance, si dépendant soit-il aussi de toutes sortes de circonstances extérieures et de hasards pour sa mission et sa base sociologique, il manifeste néanmoins, dans les arts figuratifs et surtout en littérature, des traits fondamentaux dans lesquels on ne peut méconnaître l’expression caractéristique d’un monde nouveau.  On s’occupera ici non pas de la genèse très complexe [319] de cet art, mais de sa signification générale pour la culture.  On peut y discerner une double essence : d’une part, l’art moderne consiste en la redécouverte et la transfiguration du monde profane ; d’autre part, il manifeste l’individu original, celui qui ressent et fouille les profondeurs de son propre soi.  D’une part, il détruit définitivement et met fin à l’augustinisme et à sa doctrine de la corruption absolue de l’ici-bas et des sens, s’alliant ainsi à tous les autres motifs modernes et faveur de l’immanence ; sur ce point, sa réfutation est la plus intuitive, la plus frappante et la plus efficace de toutes.  D’autre part, l’art moderne amplifie l’intériorité chrétienne et l’individualité : celle-ci, émancipée des pouvoirs objectifs de l’Église et de l’autorité, présente avec une entière liberté des contenus de vie tout à fait personnels, accédant souvent ainsi à une originalité consciente et voulue.  Partant du réalisme médiéval tardif, [22] l’art moderne a su reconquérir les formes de l’Antiquité, ce qui lui a permis de maîtriser et de glorifier la sensibilité ; mais en même temps, insatisfait du canon antique, il a donné expression à un contenu personnel infini.  Il a ainsi apporté son concours à toutes les puissances de l’individualisme moderne.  Et pourtant, son immanence et son individualisme demeurent profondément distincts de l’individualisme politique démocratique et de l’immanence étatique et économique.  Ce qu’il recherche dans l’ici-bas, ce n’est que des harmonies, des idées, des arrière-plans spirituels et des symboles, que seule ressent l’âme artistiquement disposée ; et son individualisme est celui d’une personnalité richement développée, qui donc a besoin de liberté.  L’art a opéré de puissantes révolutions mais, au fond, celles-ci ne se sont jamais opposées qu’à la provenance, et n’ont jamais combattu qu’en faveur de la véracité artistique.  Il a prêté sa magie à toutes les inclinations et tendances des derniers siècles mais, sitôt qu’il s’est mis à réfléchir sur lui-même, il ne s’est jamais conçu qu’au service de la beauté, d’une beauté voulue pour elle-même.  La culture artistique demeure encore aujourd’hui étrangère au pouvoir politique, au gain et à l’individualisme démocratique, et la communauté des artistes vit cette opposition jusqu’au refus passionné ou jusqu’au pessimisme résigné.  Et si elle réagit de la sorte, c’est à cause d’autre chose encore, qui importe moins pour [320] l’art lui-même que pour le rang qu’il occupe au sein de la culture.  Il s’agit de la théorie esthétique, et de la part que les pensées ici élaborées prennent à la vie générale.  En se réfléchissant, l’art découvre en lui-même toute une métaphysique et toute une vision de la vie.  Cette métaphysique est celle de l’immanence de tout le sensible au sein du spirituel, de tout le fini au sein de l’infini, de tout le singulier au sein de l’harmonie cosmique, et de l’univers vivant et uni au sein de la forme qui le façonne.  C’est là une métaphysique étrange, à la fois spiritualiste et profane, un panthéisme intuitif et non scientifique qui, pourtant, ne renonce pas au fondement théiste, et qui ressent confusément la présence d’un esprit universel incarnant toutes les valeurs personnelles de la vie.  Il y a là aussi une éthique : celle d’un développement artistique original de toutes les facettes du soi, celle d’une stylisation purement artistique de la nature, qui donne primauté au génie et aux valeurs éthiques de la personnalité à la fois sensible et suprasensible et pourtant unifiée. [23] Ce n’est pas seulement l’augustinisme et la doctrine du péché originel qui prennent fin ici, mais aussi tout le dualisme anthropomorphique de Dieu et du monde : par essence, Dieu et le monde s’appartiennent l’un l’autre de toute éternité, le monde n’a ni commencement ni fin, les concepts théologiques sont extirpés de l’imagination, et celle-ci se remplit d’images où Dieu et le monde sont unis par un lien étroit, vital et indicible.  À cette unité et cette harmonie esthétique s’associe le concept de loi naturelle ; et à l’infinité du monde existant s’associe l’extension de notre perspective historique et la diversité historique infinie.  Mais cette doctrine de l’immanence n’est nullement un pur optimisme : l’art sait que ses sources les plus profondes s’alimentent à la douleur, et que c’est pour avoir connu la faute que l’âme a acquis cette profondeur et cette richesse.  Mais l’art cherche à concevoir la souffrance et le péché comme des ingrédients du monde et de son englobante unité ; il veut y voir des composantes de la vie cosmique, nécessaires à sa profondeur.  Il s’oppose au pur dualisme du bien et du mal, à l’idée anthropomorphique d’un monde achevé que serait venu troubler un mal qui lui est étranger mais que la volonté libre aurait fait magiquement surgir.  Dans ce refus, l’art se voit soutenu par toutes les autres connaissances relatives aux commencements des choses.  Ici, donc, partant de la création artistique, un nouvel esprit conscient a émergé, [321] un esprit particulièrement hostile au monde théologique traditionnel, et qui s’est érigé en un principe conscient, en une vision du monde ; mais cet esprit est rien moins que favorable aux autres éléments fondamentaux du monde moderne – éléments politiques, démocratiques, rationalistes – et il ne veut rien savoir de l’optimisme vulgaire des tenants de l’égalité.  Il constitue, en particulier, le point de départ de réactions toujours nouvelles et toujours plus fortes contre l’esprit rationaliste abstrait et contre l’esprit empiriste positif.  Depuis la Renaissance, tout classicisme et tout naturalisme artistique se muent tôt ou tard en romantisme.  Sans cesse, l’art réflexif et le romantisme se dressent et réclament que le façonnement de la vision du monde revienne à la littérature ; c’est aussi pourquoi l’art a constamment préparé la voie à des idées religieuses et mystiques, sans toutefois faire de même pour l’éthique. L’éthique artistique demeure le plus souvent un égoïsme hautement raffiné et elle se heurte aux éléments éthiques de l’esprit moderne.

Avec cela, on passe déjà sur le terrain de la vision du monde, c’est-à-dire [24] dans le domaine propre de la philosophie.  Et ici, nul n’ignore qu’outre la philosophie antique et la philosophie ecclésiale du Moyen Âge, il existe une philosophie spécifiquement moderne.  Moins évident cependant, et pourtant d’une extrême importance pour notre propos, est le fait que cette philosophie n’introduit pas simplement une évolution nouvelle dans la tradition philosophique ou un nouveau chaînon nécessaire dans le déploiement logique de l’idée, mais qu’elle est une tentative diverse et très variée pour maîtriser la masse bigarrée des idées nouvelles.  Elle s’aligne sur le monde spirituel moderne, sans le susciter.  Elle naît des nouvelles sciences spécialisées et du nouveau sentiment de la vie ; elle est issue tout d’abord de la science nouvelle de la nature, puis de l’histoire et de la psychologie et, enfin, de l’art.  Depuis que Giordano Bruno, animé par son obscure impulsion faustienne, a opéré la synthèse de toutes ces choses, préludant ainsi à la philosophie moderne, celle-ci s’est efforcée, en des tentatives toujours renouvelées, de systématiser le nouveau monde d’idées, en se donnant des points de départ variés.  Jamais elle n’a été, ce faisant, une création totalement nouvelle, mais elle a constamment noué l’héritage éthique, religieux et philosophique de la tradition avec des connaissances et des motifs nouveaux.  Seules sont vraiment nouvelles les ruptures radicales avec la [322] religiosité traditionnelle, mais ces ruptures ne sont toujours qu’à moitié philosophiques ; elles ne caractérisent nullement les grands penseurs proprement dits – à l’exception de Comte.  En outre, comme la philosophie est difficile à comprendre et que la complication et le raffinement technique des problèmes ont fait d’elle de plus en plus une affaire de spécialistes, elle n’a pas été en mesure d’exercer beaucoup d’influence sur la population en général.  L’importance considérable de la philosophie moderne pour la culture s’explique plutôt par certaines impressions que le travail philosophique dans son ensemble communique à l’atmosphère générale, quel qu’en soit par ailleurs le résultat.  Il y a d’une part le mot d’ordre de l’absence de présupposés, qui introduit une vive opposition à toutes les contraintes conventionnelles et ecclésiales ayant existé jusque-là ; avec raison, Descartes inscrit au fronton de la philosophie moderne le principe du doute.  Il y a par ailleurs la certitude que toutes les convictions fondamentales de l’humanité moderne doivent être érigées à neuf par la science, sur ce sol aplani ; on affirme la scientificité de la vision du monde et l’inanité ou la désuétude de tout ce qui est « non scientifique ».  Ces deux principes nous ont tous pénétrés jusqu’à la moelle. [25] La pensée remonte de plus en plus haut, elle ne cesse de révoquer des présupposés qui avaient subsisté jusque-là, elle creuse toujours plus profond, en quête d’un présupposé ou d’un fondement ultime, véritablement évident.  Et la construction nouvelle érigée sur les fondements ainsi découverts se fait toujours plus difficile, étagée et englobante ; plus la philosophie engoutit de choses, plus elle doit en engendrer de nouvelles et elle s’efforce de sans cesse corriger et remplacer par les clartés de la science ce qui s’est révélé naïf ou instinctif.  C’est là une lutte grandiose, tonique pour tous les esprits puissants ; sur les masses, toutefois, l’effet produit est surtout un excès de réflexion, un scepticisme qui dissout toutes choses, une conscience qui éteint toute naïveté, une croyance en la science et en la démonstration en tant que seules forces capables d’apporter le bonheur.  Finalement, comme les autorités scientifiques semblent pouvoir nous sauver de tout ce qui précède, on leur voue un culte qui se mue bientôt en une tyrannie des théories à la mode.  D’autre part, la diversité des édifications nouvelles, érigées à la hâte et jamais achevées, suscite une agitation sans fin, un engouement pour les constructions intellectuelles, une habileté inouïe à remplacer les idées en vigueur par d’autres nouvellement inventées ; [323] mais toute cette pluralité d’édifications finit aussi par susciter le dégoût et l’indifférence.  La philosophie a expérimenté et épuisé tous les points de vue possibles ; à présent, on est fatigué et l’on se borne aux faits et à un utilitarisme compréhensible par chacun, ou encore on réduit la philosophie à l’histoire de la philosophie.  Nul ne peut nier que c’est là, aujourd’hui, le résultat d’un processus fébrile mené par deux siècles de travail philosophique ; et si la philosophie ainsi comprise a bel et bien favorisé le rationalisme et l’individualisme, son résultat final, toutefois, est davantage un scepticisme généralisé, un exode des idées et une petite aristocratie secrète de ceux qui pensent véritablement.  Comparé à de grands effets généraux provoqués par l’ambiance philosophique, l’impact des contenus philosophiques eux-mêmes est relativement faible ; il est même quasi nul si on le compare à celui de la politique, de la vie économique et de l’art.  De toutes les constructions nouvelles, seul le théisme mécaniste du xviiie siècle a véritablement conquis les foules.  Après l’expulsion de Dieu hors de ce mécanisme, il s’est mué en la doctrine matérialiste ; celle-ci dispose d’un point de départ apparemment très intuitif et son rationalisme mécaniste [26] satisfait entièrement le besoin de rationalité, bien qu’elle fassse violence à tous les aspects de la vie réelle et qu’elle se révèle absurde à celui qui pense plus profondément.  Ce matérialisme a des variantes parallèles plus prudentes, le panthéisme et le positivisme, qui évitent les heurts les plus graves, mais ces théories sont déjà trop complexes et la masse les interprète toujours en un sens matérialiste.  La deuxième forme principale est l’idéalisme subjectif de la liberté, issu de Kant ; mais il ne doit lui aussi sa popularité qu’à son appel à un point de départ dont on peut vivre l’expérience, à savoir la conscience morale ; sur le plan théorique, cette conception est extrêmement difficile et complexe.  La troisième forme est l’idéalisme objectif historico-évolutif.  Cet idéalisme, qui culmine dans la doctrine de Hegel, part du sentiment esthétique d’harmonie rythmique et de la totalité historique moderne ; il considère le monde comme le déploiement progressif et structuré de la réalité spirituelle fondamentale et il découvre dans sa constitution logique interne le fondement de cette succession.  Mais encore une fois, ce qui, dans cette doctrine, a eu un effet général est seulement l’idée optimiste d’un développement ascendant logiquement nécessaire ; quant au contenu idéel véritable, tellement plus riche, [324] il n’est accessible qu’au petit nombre.  À côté de ces principaux types, il ne reste plus de place que pour un scepticisme qui détruit tout, et pour une accentuation des éléments irrationnels résiduels de toutes les théories antérieures – et cela a été l’œuvre fondamentale du pessimisme.  La philosophie moderne n’a aucune unité ; son seul point de convergence est une atmosphère, celle d’une construction nouvelle, sans présupposés, de notre monde idéel.  Mais sur ce point, certes, une dernière question surgit : peut-il y avoir pareille absence de présupposés?  Ce qu’on considère comme l’absence de présupposés n’est-il pas toujours la correction de présupposés hérités du passé par de nouveaux présupposés qui, au fond, sont eux aussi de purs axiomes?  Et surtout, les contenus éthiques et religieux de notre vie sont-ils susceptibles d’une démonstration rationnelle, ou encore peuvent-ils être remplacés rationnellement?  La pensée autonome moderne est à des lieues de parvenir à cette profondeur de la vie réelle à laquelle prétend la littérature, et, dans les écrits scientifiques, cette même pensée se scinde clairement en une branche rationaliste et une branche volontariste.  Elle n’oriente la vie que de façon très restreinte, et cette orientation restreinte est elle-même divisée dès ses premiers principes.

Nous arrivons ainsi au dernier problème, qui est aussi le plus embrouillé : la morale et la religion du monde moderne.

[27] En ce qui concerne la morale, nous observons d’abord un progrès considérable – c’est du moins le cas si l’on tient pour un progrès le raffinement et la ramification de la vie, ainsi que l’adaptation à des circonstances devenues complexes, grâce à une plus grande stabilité et une plus grande souplesse.  Dans le monde ecclésial, le droit, les coutumes et la morale étaient confondus et les pouvoirs mi-séculiers et mi-cléricaux les maintenaient indissolublement liés au sein d’un environnement stable et point trop développé.  De cette fusion, l’État et le droit se sont libérés : ils se sont donné une fondation et une existence purement séculières et se sont détachés de l’ordre et de la morale de l’Église, ainsi que des coutumes que cette dernière avait soigneusement protégées et maintenues en étroite sujétion.  La morale fut contrainte de se réfléchir elle-même et de se séparer fondamentalement du droit et aussi des coutumes, après s’être dégagée en général des origines et de l’autorité.  Les dispositions juridiques se donnèrent une stabilité très considérable et se rationalisèrent de part en part, [325] tout en devenant indépendantes des dispositifs plus fins et fluides de la vie intérieure.  Dans la morale devenue autonome, la vie intérieure dut s’autodéterminer et se déployer librement.  Quant aux coutumes, elles devinrent une espèce d’intermédiaire distinct du droit et de la morale : elles ne subissaient plus la contrainte du droit, la morale ne les revêtait plus de sa sainteté, elles devenaient l’expression fluide de tous les éléments de la vie.  Toutefois, en se rendant autonome, la morale dut se réfléchir elle-même à nouveaux frais et plus purement : c’est ainsi que l’éthique moderne a entrepris le travail considérable d’éprouver la conscience morale dans ses éléments, issus de la morale chrétienne, de l’éthique de l’Antiquité, ainsi que d’idées nouvelles.  Jusque-là, le jus naturale (qui englobait à la fois le droit politique, le droit pénal et le droit civil, ainsi que les grands principes de l’économie), la lex naturae morale, la loi morale révélée, les lois positives, et la police, qui surveillait tout cela, avaient été indissolublement confondus.  Mais à présent, tous ces intérêts s’affranchissent et la morale ne s’appuie plus que sur elle-même.  Or l’éthique, devenue ainsi autonome, se retrouve devant des tâches et des circonstances tout à fait nouvelles ; la vie étatique, l’économie, la société, la science et l’art acquièrent des formes inédites, inconnues de ce mélange de philosophie morale antique et de morale chrétienne qui avait prévalu jusque-là ; il faut à l’éthique un système nouveau pour évaluer les fins vitales et les biens humains.  Mais ce n’est pas tout. [28] Privée désormais de l’évidence que lui conféraient la révélation et le common sense, l’éthique doit rechercher des fondements nouveaux, en vérité extrêmement difficiles à trouver ; pour finir, elle s’en remet tantôt à des sentiments  instinctifs de la conscience, tantôt à des intuitions s’imposant de manière positive, tantôt à un calcul utilitariste de ce qui est durablement utile.  En outre, n’ayant plus la motivation que lui procuraient le ciel et l’enfer et tout l’horizon de l’au-delà, il lui faut s’orienter sur des valeurs d’ici-bas ou, du moins, sur des valeurs intérieures immanentes.  La réflexion générale en vient même à corroder ce qui avait jusque-là été tenu avec évidence pour le contenu le plus propre et le plus authentique de la morale, à savoir les obligations de surmonter la sensualité et l’égoïsme ; finalement, il ne lui reste plus que la forme générale de la conscience morale d’obligation, et une sophistique morale qui liquéfie même cette conscience en la dénonçant comme illusion.  On tente alors, avec d’autant plus de zèle, de reconstruire la morale.  Cela [326] conduit à des compromis hétéroclites entre l’ancienne morale chrétienne et les valeurs et les circonstances nouvelles.  Mais cela mène aussi à d’innombrables reformulations de la morale : sur le plan du contenu, ou bien l’on reconnaît largement les anciens éléments, ou bien l’on entreprend une transvaluation extrêmement téméraire de toutes les valeurs, ou encore on en revient de multiples manières à la conscience morale naturelle, qu’il s’agirait simplement de délester de ses éléments religieux afin de la clarifier et de la purifier.  Enfin, les tentatives de reconstruction conduisent aussi, par plusieurs voies, à un complet scepticisme moral.  Mais tout cela, certes, concerne uniquement les élites cultivées, celles qui lisent et sont sensibles aux écrits.  Quant aux masses, elles continuent de vivre sous l’ancienne morale chrétienne, avec ses accommodements dont elles n’ont aucune conscience ; ou encore, elles vivent de l’ancienne morale naturelle de la conscience, que les Lumières avaient enseignée, ou d’un sentiment social et politique de l’honneur et du patriotisme, ou encore du sens commun de la conscience de classe.  Le meilleur, ici, demeure tacite et n’accède pas à la parole.  Toute tentative pour dégager de ce tohu-bohu des traits dominants, qui caractériseraient spécifiquement le sentiment moral moderne, est donc très malaisée ; c’est déjà choisir et prendre position que de souligner les traits conformes à l’esprit général et qui semblent les plus substantiels, les plus riches intérieurement et donc aussi les plus prometteurs.  On peut dire, sur ce point, que les traits dominants sont ceux d’une morale de la conviction, autonome et intérieurement fondée, dans laquelle on vise l’élaboration [29] de sa propre personnalité en tant qu’œuvre de la liberté morale, et qui se propose comme autre but d’unir les hommes, de les considérer comme des personnalités morales que nul ne peut traiter comme simples moyens, mais toujours aussi comme des fins.  C’est là la formule kantienne, mais c’est là aussi l’esprit du protestantisme et même du christianisme, modulé par une complète intériorisation des fondements et par une orientation de la sphère d’action d’abord vers l’ici-bas et l’immanence.  Mais c’est aussi tout l’individualisme du monde moderne qui s’exprime ici, simplement déterminé par l’idéal d’une personnalité que nul n’est par nature et que chacun doit devenir par liberté.  On reconnaît aussi l’immanence du monde moderne, mais entendue comme immanence de l’autorité et de la nécessité au sein du sujet.  On reconnaît encore l’orientation vers l’ici-bas, mais en tant que devoir d’élever l’existence humaine à une [327] sphère supérieure de nécessité et d’éternité.  Toutefois, même s’il nous est permis de choisir tous ces traits comme dominants, il reste encore des tas de problèmes difficiles à résoudre.  Tout le problème de la valeur à accorder aux divers facteurs modernes de la signification et du façonnement éthiques de l’État, du droit, de l’économie, de la société, de la science et de l’art, tout cela demeure totalement irrésolu ; et les réponses, à supposer même qu’on en sente le besoin, sont extrêmement confuses.  De même, la fondation métaphysique de la morale, qui pourtant fait signe ici, demeure obscure, ainsi que sa relation à un sens absolu et ultime de l’existence.  Ces dernières questions font passer de l’éthique à la religion ; certes, elles introduisent aussi l’éthique dans les tourments et les énigmes de la religion moderne, ce pourquoi on préfère les éluder.  Mais l’inconditionné et l’absolu, la croyance en un but et un sens du monde, qui habitent toute morale véritable, ne cessent de s’écrier vers la religion.  Notre dernière question portera donc sur la religion du monde moderne.

C’est ici, on le comprend, que les choses sont le plus embrouillées.  Certes, les anciennes Églises chrétiennes demeurent vivantes, c’est-à-dire le catholicisme et les Églises de la Réforme, ainsi que les sectes toujours plus nombreuses issues de ces dernières ; que ces Églises constituent des pouvoirs très importants en dépit de tous les avis de décès qu’on a publiés à leur sujet, c’est ce que montre le fait qu’actuellement, la politique intérieure de presque tous les États européens pivote autour d’influences ecclésiales.  Toutefois, les Églises sont des pouvoirs, elles ne sont pas le pouvoir.  Ce sont des organisations multiples [30] qui se prétendent toutes seules à posséder les vérités absolues et qui se révoquent mutuellement ; on ne peut donc, à partir d’elles, caractériser de façon homogène la religion moderne.  Mais il y a bien plus important encore.  Les Églises ont façonné la vie religieuse des temps passés ; si elles peuvent coexister aujourd’hui dans leur multiplicité, c’est parce que le monde moderne n’endosse fondamentalement aucune d’entre elles.  La tolérance qu’il pratique à leur égard, et qu’il réclame de l’État, n’est elle-même possible qu’en vertu d’un sentiment largement partagé, selon lequel ces Églises peuvent certes véhiculer d’importantes vérités partielles mais n’ont plus aucune prise sur un monde spirituel libre, parce que celui-ci est plus fort qu’elles.  La conséquence de cela serait certes la séparation de l’État et de l’Église, une conséquence que les [328] pays anglo-saxons ont tirée dès les débuts du monde moderne, à la satisfaction de toutes les parties, mais qui, sur le continent, ne commence à s’imposer qu’avec la Révolution ecclésiale française.  Cette révolution  aura des prolongements comme en ont eus toutes les révolutions en France, et c’est pourquoi l’on peut dire qu’une caractéristique essentielle de la situation religieuse moderne est la séparation ou, du moins, une tendance à la séparation de l’État et de l’Église.  Mais cela signifie simplement que la religion moderne ne se limite pas aux Églises, quelque importance qu’on leur reconnaisse.  Quelle est donc cette religion extra-ecclésiale que les Églises n’épuisent pas et que l’on affirme exister à côté et au-dessus de celles-ci?  Une telle religion existe bel et bien, mais elle ne comporte absolument rien d’original sur le plan religieux, nulle idée religieuse nouvelle qui aurait le pouvoir d’enflammer et de façonner.  En elle s’entremêlent les courants et penchants les plus divers.  Tantôt, il s’agit simplement d’un christianisme intériorisé, amalgamé de quelque manière aux idées modernes, et qui ne peut ou prétend ne pas pouvoir se rattacher aux Églises historiques ; tantôt, il s’agit d’un prolongement de l’idéalisme éthique kantien et fichtéen, assorti de pensées tirées de Goethe et de Hegel – mais ici, à nouveau, les idées religieuses proviennent essentiellement du christianisme ; tantôt, on a un syncrétisme qui combine librement par l’imagination des éléments empruntés à diverses religions du monde – une conception permise et favorisée par le développement des connaissances en histoire des religions ; tantôt, il s’agit de communautés spirites et occultes, qui redonnent vie à une religion remontant à la nuit des temps, le culte des âmes et des esprits ; tantôt, on a une religion artistique plutôt vague, dans laquelle l’unité esthétique de la forme fusionne avec l’unité cosmique des lois de la nature ; tantôt, on a un réveil [31] du pessimisme et de l’aspiration au salut qui, toutefois, renonce à l’idée chrétienne de personnalité et préfère se rattacher au bouddhisme plutôt qu’au christianisme ; tantôt, on a une nostalgie tout à fait informe de la religion, qui recule d’effroi dès que se présente une pensée religieuse concrète.  Le monde moderne, ici, a mené en profondeur son œuvre de désintégration des liens religieux anciens, mais il n’a suscité aucune force véritablement nouvelle.  Le mieux qu’il ait produit est un christianisme fondé sur la seule certitude intérieure de la révélation divine, qui alimente et conforte cette certitude par l’histoire [329] et qui, dans la foi en cette révélation, donne lieu à une personnalité individuelle et collective renouvelée et plus profonde sur le plan éthique.  Un tel christianisme a profondément pénétré aussi les Églises, mais il semble constamment présupposer la foi plus robuste des Églises, qu’il se contente de sublimer.  Et à tout cela, il faut ajouter encore l’indifférence massive de vastes parties du monde cultivé et l’athéisme passionné, toutes choses qui cependant sont bien plus fortes sur le continent que chez les peuples anglo-saxons ; la politique de violence dans les affaires religieuses a pris ici une cruelle revanche.  Certes, il y a là beaucoup d’apparence trompeuse, et la religion ne quitte pas la scène sans laisser derrière elle toutes sortes de succédanés.  C’est en fait la doctrine du péché originel que maintient la social-démocratie, lorsqu’elle professe la méchanceté radicale de la société bourgeoise ; elle connaît elle aussi un salut et un au-delà : l’État à venir ; et elle remplace Dieu par un développement logique dans lequel toutes choses sont etnraînées aveuglément vers l’avant.  D’autres encore ont aussi leurs succédanés : l’idée d’humanité, la nature, la conscience morale.  Mais dans toutes ces choses, ce qu’il y a de plus essentiel dans la religion fait défaut : la vénération et le don de soi.  Il est donc tout à fait impossible d’isoler des traits dominants dans ce chaos de forces concurrentes.  Le monde moderne constitue une profonde crise religieuse, on ne peut le nier.  Le pendule du temps a fait suivre une époque déterminée essentiellement par des idées religieuses d’une autre faiblement religieuse et d’inspiration essentiellement séculière.  L’abandon de l’ancienne autorité objective et les innombrables occasions de critique ont introduit au sein de la vie religieuse, qui évidemment continuait d’exister malgré tout cela, des confusions de toutes sortes.  De la religion, c’est d’abord l’ancien système qui a éclaté, et elle s’en est trouvée profondément affectée.  C’est pourquoi on ne peut qu’essayer de dégager les forces religieuses les plus importantes et profondes.  Et ce qui nous apparaît alors, c’est simplement le christianisme, [32] sous sa double figure : en tant que foi ecclésiale, et dans son libre rapport aux éléments modernes de la vie, tel que les grands penseurs et poètes de l’idéalisme allemand l’ont figuré.  Ces deux formes devront apprendre à s’accommoder l’une de l’autre et à se féconder mutuellement au lieu de se combattre : il n’y a pas d’autre avenir pour elles.  Au fond, leur divergence se réduit à ceci : l’une accorde préséance à la transcendance dualiste de l’ancienne image anthropocentrique du monde et se montre soucieuse [330] de l’autorité ecclésiale et de la communauté, tandis que l’autre se donne une image qui affirme l’immanence évolutionniste de la vie infinie dans le monde, ainsi que l’autonomie de l’individu ; l’une ne trouve les valeurs idéales de vie que dans la conscience religieuse elle-même, tandis que l’autre associe la valeur religieuse à tout ce qu’il y a de vrai, de beau et de bon, pour constituer une valeur spirituelle suprême.  Toutefois, les deux formes ont en commun l’essentiel : la métaphysique du personnalisme, qui ancre en Dieu toutes les valeurs de la vie personnelle, et une éthique qui dégage la personne de son inscription dans la seule nature et l’unit à Dieu.  Tout ce qu’il y a d’autre entre nous n’est religion que sous une forme soit inchoative, soit moribonde, ou encore n’est religion qu’en un sens négatif, de même que la lutte contre la religion peut aussi devenir religion.

Si l’on examine bien toutes ces choses, si l’on considère les multiples oppositions qui traversent l’univers des idées modernes elles-mêmes, sa juxtaposition mais aussi ses divergences avec l’univers antérieur et avec les innombrables concessions de celui-ci au monde moderne, si l’on se représente les cours parallèles ou hiérarchiquement ordonnés de l’ancien monde et du monde nouveau, avec, croissant au milieu de tout cela, les pulsions et les passions humaines partout présentes et toujours jeunes, l’irréflexion et la bizarrerie, alors on obtient un portrait de la situation déterminée par tout cela.  La seule question qui nous importe ici est celle de savoir si l’entrée en scène du monde spirituel moderne dans ce mélange introduit un principe véritablement nouveau, auquel les uns pourraient vouloir accorder la suprématie en tant que force fondamentale de progrès, et que les autres pourraient vouloir extirper en tant que foyer de maladie.  Dans ce cas, on pourrait concevoir l’action que l’époque exerce sur elle-même dans les termes d’une alternative simple.

Mais il résulte de toute analyse approfondie que tel n’est pas le cas.  Sur un seul point, certes, il existe une [33] opposition radicale, mais elle est due à la naissance et à l’irruption du monde moderne lui-même.  Il s’agit de la rupture avec la civilisation ecclésiale autoritaire, qu’elle soit catholique, avec son Église universelle, ou protestante, avec ses Églises territoriales.  Les Églises et leurs autorités fondées sur la révélation surnaturelle exerçaient naguère le rôle de direction – un rôle que certes elles n’avaient jamais entièrement exercé en pratique, mais auquel elles prétendaient intégralement en théorie ; or, cette fonction leur fut enlevée.  Mais c’est là quelque chose de purement négatif, et qui vient [331] spontanément avec l’apparition d’une civilisation nouvelle ; car celle-ci devait, quel que fût son contenu, passer par la rupture avec les Églises, si tant est qu’elle eût en propre des idées neuves.  Ces idées avaient besoin d’espace et, comme l’Église prenait toute la place, elles ne pouvaient s’affirmer qu’en combattant les Églises.  Mais cela ne dit rien du contenu positif, sinon quelque chose de purement formel, à savoir que l’individu devait se libérer et que le monde nouveau devait forcément prendre la figure d’un puissant individualisme.  Peut-être peut-on ajouter qu’étant donné la rupture avec l’autorité ecclésiale fondée sur l’au-delà, étant donné aussi l’individualisme déployant ses forces de façon autonome et s’agissant de nouvelles tâches mondiales, une certaine orientation vers l’ici-bas allait de soi, ou plutôt, que les motifs d’une telle orientation pouvaient se donner libre cours, eux qui n’avaient jamais cessé d’agir mais avaient été jusque-là entravés.  De même, il n’était que normal que dans le contexte d’une pareille dissolution, la direction revienne à la seule chose qui restât, à savoir la constitution scientifique de concepts universels et donc, aussi, le rationalisme.  Mais avec tout cela, on n’a encore rien dit sur le genre, l’essence et la fondation de cet individualisme, sur le sens, les buts et les valeurs de cette orientation vers l’ici-bas, sur l’autoréflexion épistémologique de ce rationalisme et sur l’essence des déterminations de valeurs qui, même dans ce contexte, demeuraient spontanées.  Car dans les faits, toutes ces choses sont fondamentalement diverses, comme l’analyse le montre bien.  Sur ce point, seuls peuvent faire illusion et ne cessent de tromper la prépondérance provisoire de l’une ou de l’autre orientation et leur arrangement mutuel, chose dont l’influence est inestimable à l’ère de la circulation.  En vérité, [le caractère non principiel du monde moderne] est manifeste déjà par le fait que ce monde spirituel a suscité non pas un grand parti unifié, mais seulement des groupes très divisés, comme le montre avec évidence l’histoire du libéralisme allemand.  Chaque groupe a beau s’identifier au monde moderne, il signifie toujours par là quelque chose de différent des autres, et cette situation va durer aussi longtemps que ces groupes [34] se voudront les représentants d’une vision du monde, plutôt que de s’unir pour simplement poursuivre des buts politiques limités.  Car le monde spirituel moderne, de par son essence, engendre les courants d’idées les plus divers.

En particulier, on a tout à fait tort, comme on le fait souvent de tous côtés, de définir le monde moderne comme s’opposant d’une manière essentielle et homogène au christianisme en tant que principe dominant du monde antérieur. [332] Ceux qui se réclament du christianisme doivent apprendre à considérer le monde moderne comme issu principalement de lui, et ses adversaires doivent comprendre que s’il est légitime pour certains aspects du monde moderne d’extirper le christianisme, cela ne saurait être fait par la totalité de ce monde, qui d’ailleurs n’existe pas en tant qu’unité.  Les uns doivent la plus grande part de ce qu’ils haïssent à cela même qu’ils considèrent comme la seule bonne chose, et les autres doivent la plus grande part de ce qu’ils considèrent comme la seule bonne chose à cela même qu’ils haïssent.  Le monde moderne prend son départ non pas dans l’athéisme ou le panthéisme, comme on le dit souvent à la une des publications croyantes, mais, pour l’essentiel, dans un théisme fervent et dans un amalgame d’idées chrétiennes et de philosophie antique préparé par l’Église elle-même.  C’est ce théisme qui a fait faire ses premiers pas à l’économie politique et a permis d’explorer la sagesse du mécanisme du monde.  L’individualisme chrétien a donné ses premières impulsions à l’individualisme moderne et, pour une grande part, il a lui-même taillé en pièces les Églises, avant même que l’État et la société n’y songent.  L’affairisme capitaliste le plus strict a été couvé par le puritanisme ; quant à la souveraineté populaire, elle est pour le moins autant l’œuvre de croyants zélés et des combattants de Dieu que de théoriciens rationalistes du droit naturel.  En outre, la racine [du monde moderne] ne consiste nullement en une aversion de principe pour la révélation et l’autorité : au départ, on trouve plutôt une simple transformation des idées de révélation et d’autorité ; et pareillement, parmi les idées modernes, on compte l’autorité étatique la plus rigoureuse et l’obligation de conscience la plus intransigeante.  On ne peut même pas désigner l’orientation vers l’ici-bas comme point de départ voulu et conscient : nul siècle ne s’est autant grisé de la croyance en l’immortalité que le xviiie, sa sentimentalité n’est qu’une sécularisation de l’exaltation religieuse, et son idée d’immanence se mue, chez Spinoza et Malebranche, en la plus sublime des mystiques.  La caractéristique unificatrice sera-t-elle le rationalisme?  Non, puisque ce rationalisme n’est qu’une tentative de l’individualisme émancipé pour se réorienter et [35] faire jouer à des concepts généraux évidents le rôle assumé jusque-là par l’autorité.  Or les points de départ et les résultats du rationalisme nouveau sont fondamentalement hétérogènes et les éléments irrationnels de l’être s’y manifestent sur tous les points.  Partout se présente à nous un monde qui, ayant mené sa vie jusqu’au bout, se voit remplacé et réformé, et dont les [333] forces jusque-là les plus authentiques, subissant dans le même temps l’influence de pensées et de circonstances nouvelles, en viennent à stimuler l’émergence d’une foule de choses neuves sur toute son étendue, c’est-à-dire aux endroits les plus divers, en des points qui ne sont nullement reliés entre eux.  Le monde ecclésial du Moyen Âge, son autorité, son supranaturalisme, son image du monde (qui inclut une philosophie de la nature et une philosophie de l’histoire), son anthropologie et sa psychologie, ses livres inspirés et ses traditions sacrées, tout cela a pris fin ; se dégageant de lui-même et de son héritage antique, ce monde se mue en un monde nouveau, qui manque toutefois d’unité en sa racine et dans son déploiement parce que, à la différence du monde ancien, il n’est plus dominé par la seule pensée d’une autorité devant laquelle tout doit courber la tête, une autorité de l’au-delà, religieuse, supranaturaliste.  On ne peut parler d’une opposition monolithique de sa part que sur un seul point : à propos de son optimisme et de son refus du pessimisme chrétien du péché.  Or même cet optimisme n’est nullement hostile au christianisme et à ses origines ; au contraire, il est l’enfant légitime de la croyance religieuse, d’une croyance qui, simplement, s’est dégagée des liens millénaires de l’augustinisme, devenu insupportable et absurde.  C’est un enthousiasme tout à fait religieux qui, à l’origine, a porté cet optimisme, et il a procuré la disposition d’esprit qui était naturelle à l’aube d’un nouveau jour de création ; mais ensuite, dans la chaleur de midi, les gémissements pessimistes ne se sont pas fait attendre et aujourd’hui, après que la base religieuse de cet optimisme se fût usée de multiples manières, il s’est mué assez souvent en un pessimisme naturaliste.  Ce n’est donc que sous un angle particulier que cet optimisme peut être tenu pour une caractéristique générale [du monde moderne], à savoir en tant qu’aversion pour le sentiment chrétien du péché, pour la faiblesse de la sensation du péché en général.  Il est certes impossible de déduire de cela seul toutes les caractéristiques du monde moderne, qui, bien plutôt, ont chacune des origines toutes particulières.  Mais le fait lui-même est incontestable.  Le monde s’était pris de dégoût pour l’augustinisme, pour cette doctrine qui inhibait toute initiative et toute confiance en soi, qu’on avait utilisée pour fonder l’absence de liberté dans l’Église, l’asservissement intellectuel, la méfiance envers le monde et le sentiment de lui être étranger, [36] et qui barrait l’accès à tout ce qui faisait envie au nouvel esprit montant.  Le monde n’éprouvait que dégoût pour la doctrine de la corruption absolue, de l’absolue faiblesse, pour la doctrine du salut procuré exclusivement par les vérités de l’Église, depuis qu’il avait subi l’insupportable pression [334] des Églises dans les guerres de religion et qu’il avait appris à savourer l’air frais de la beauté et de la science.  On peut légitimement se demander si l’absence du sentiment de péché est organiquement liée au monde moderne, ou si elle n’est pas plutôt une réaction compréhensible à tout un millénaire de pressions très fortes exercées par cette notion de péché et, sur cette base, par l’Église.  Nul doute que le monde moderne méconnaît ainsi une profonde vérité, qui n’aurait pas dominé tout un millénaire si elle ne s’enracinait pas profondément dans l’expérience, et qui n’a nul besoin de coïncider avec la forme particulière exagérée que l’augustinisme confère à cette doctrine. Mais cette méconnaissance n’est nécessaire qu’à l’optimisme superficiel, qui tient toutes choses pour égales ; elle n’est nullement une composante nécessaire de l’esprit moderne.  Les penseurs les plus profonds, comme Kant, Hegel et Schelling, ont fermement souligné le caractère pécheur de l’être humain, et aucun de nos grands historiens n’a pu éviter de reconnaître ce fait du péché.

Nous en restons donc au résultat de notre impression première : le monde moderne n’est pas un principe unitaire, il est plutôt constitué d’une foule de développements concordants mais aussi conflictuels auxquels le tarissement de l’ancien monde a fait place.  L’impression qu’il s’agit là d’un principe unitaire s’explique principalement par cette opposition [au monde antérieur], bien que, dans les faits, le monde moderne s’éparpille en toutes sortes de tendances.  Ce monde ne se définit pas par son opposition ou sa déviation par rapport à la civilisation ecclésiale ; bien plutôt, il en prend le relais et en hérite.  De cet héritage même, il a tiré et élaboré des choses très nombreuses, et il les a enrichies d’éléments nouveaux.  À présent, tout cela se mélange et s’entrecroise de milliers de manières et coexiste en un tout relativement uni, traversé cependant de tensions et d’oppositions internes partout visibles et qui ne cessent de resurgir.

Une autre question fort débattue trouve ici sa réponse, la question de savoir si le monde moderne constitue un progrès pur et absolu, le « progrès en soi » que réalise chaque nouvelle époque, un degré supérieur dans un développement sans cesse ascendant, ou si ce monde n’équivaudrait pas plutôt au début du morcellement et du déclin des peuples européens, de même que la culture réflexive et le morcellement individualiste avaient amorcé le déclin de l’Antiquité. [37] Ces deux questions n’ont de sens que si l’on accepte certains présupposés dogmatiques fort précis. [335] La première présuppose la doctrine d’une ascension absolue, continue, qui récapitulerait tout ; il s’agit là, on le voit déjà, d’une théorie caractéristique de certaines branches de la pensée moderne.  Or cette théorie est manifestement une construction fort douteuse : la seule chose que ne cesse de confirmer l’expérience est que toutes les valeurs nouvelles se paient du sacrifice de valeurs anciennes, que nul progrès ne médiatise sans plus l’époque antérieure et que, pour les portes de l’indigence humaine que ferme le progrès, il en ouvre de nouvelles.  Qu’il y ait un progrès, et de quel progrès il s’agit, le simple mouvement de l’histoire ne permet pas d’en décider ; cela doit être établi par chaque époque, en une constante autocritique, et à condition que cette époque formule des jugements de valeur spontanés, jugements que le mouvement [de l’histoire] ne peut lui-même fonder et qui, bien plutôt, fondent seuls le jugement relatif à ce mouvement.  On perd ainsi toute raison de voir le progrès en tant que tel dans le monde moderne : on peut certes célébrer librement la grandeur de celui-ci, mais on doit aussi en ressentir les pertes et les périls.  Quant à la deuxième question, elle aussi présuppose une théorie, selon laquelle l’individualisme en tant que tel équivaudrait à une dissolution.  Or il n’y a pas d’individualisme en tant que tel, pas plus que de progrès en tant que tel.  Il est tout à fait clair, en effet, que l’individualisme du monde moderne a été compris par ce même monde de manière très diverse.  Il est certain qu’il y a dans ce monde beaucoup d’invididualisme dissolvant, mais il est tout aussi assuré que ce que le monde moderne a réalisé de plus grand, il le doit à l’émancipation de l’individu, à sa force créatrice originale et autonome, et que l’exigence fondamentale de toute éthique est précisément l’individualisme, un individualisme haussé éthiquement au niveau du sentiment du devoir et à la libre communauté, ainsi qu’un sens commun amplifié de telle manière que l’individu prenne la plus grande part possible aux valeurs suprêmes de la vie.  On désespérerait de l’exigence fondamentale de la morale si l’on ne voulait voir dans l’individualisme en tant que tel qu’un poison mortel pour la culture, au lieu de s’efforcer par tous les moyens de baliser et transfigurer éthiquement ses forces naturelles extraordinairement libres et créatrices.  Et en ce qui concerne l’inquiétante comparaison avec l’Antiquité, une différence considérable saute aux yeux : avec sa religion ethnique en ruines et ses philosophèmes impersonnels, l’Antiquité ne disposait d’aucun support [336] pour réaliser pareil balisage et pareille transfiguration éthique de l’individualisme, [38] chose que nous offre la métaphysique chrétienne de la personnalité.  Le platonisme et le stoïcisme n’ont pu léguer leurs forces éthiques et religieuses qu’en faisant alliance avec le christianisme, et pour cause.  Nous, pour notre part, avons toujours le loisir de puiser dans tout cela pour procurer des racines solides à l’individu privé de support et pour raviver les forces de la culture réflexive en train de se dissoudre.  En outre, il ne faut pas imputer au seul individualisme cet obscur processus de dissolution [qu’a subi l’Antiquité et] qu’aujourd’hui encore on ne comprend pas complètement.  Il y a aussi à cela des raisons d’ordre économique et technique avec lesquelles le développement actuel ne présente jusqu’à présent aucune analogie.

Ainsi, les théorisations qui souhaitent penser le monde moderne dans son unité échouent toutes pareillement sur un point, que ce soit l’anti-christianisme, l’individualisme, l’orientation vers l’ici-bas et l’immanence, ou le pur progrès, ou encore le processus de morcellement de civilisations vieillissantes.  Nous devons prendre l’ensemble du monde moderne tel qu’il est, peu importe ce qui a pu le précéder ou ce qui pourra lui succéder.  Ce dont il est question, c’est de la période du monde dans laquelle nous nous trouvons, et nul ne peut s’en extraire en tirant sur sa propre tresse.  Même les reliquats de l’ancien monde, qui se maintiennent encore assez fortement parmi nous par le biais de groupes ecclésiaux, politiques et économiques, sont pourtant profondément empreints de l’esprit moderne. Et c’est pourquoi aussi on ne peut davantage penser le « conservatisme » en tant que principe radical unitaire qui ferait face à cet ancien monde : le conservatisme est lui-même scindé jusqu’en son fondement et son plus intime, à cause de l’opposition confessionnelle [qui le traverse].  Et là où les reliquats politiques et économiques font appel à la vision religieuse du monde, ce raccord, en vérité, n’est ni intérieur ni totalement nécessaire, en réalité il n’est bien souvent que prétendu et, du reste, c’est dans une très large part le monde moderne qui se trouve approprié.  Si donc on veut compléter la caractérisation négative du monde moderne (en tant que rupture avec la culture ecclésiale autoritaire) par une caractérisation positive, la seule possibilité qu’il nous reste est de souligner les traits principaux des relations et tendances modernes ; ces traits ne sont liés entre eux que par leur origine commune dans l’individualisme émancipé, par le principe d’ordre qu’on a proposé contre cette émancipation afin d’apporter aux  choses la régulation de concepts les plus généraux possible, et par l’arrangement et le fusionnement progressifs de tout cela.  Ce [337] sont, pour l’essentiel, les traits suivants : la vaste échelle à laquelle se déploient tous les États et toutes les relations, à quoi s’ajoutent la circulation, qui intègre tout, et l’accroissement de la population ; l’individualisme, grâce auquel l’individu prend part autant que possible aux [39] valeurs de la vie et ainsi se rend autonome ; l’orientation vers l’ici-bas, qui se manifeste surtout dans le façonnement positif du monde et dans le fusionnement des biens religieux aux biens culturels ; l’extraordinaire développement de la critique et de la faculté de réflexion scientifique ; l’impressionnante maîtrise technique de la nature et sa mise à profit dans l’économie rationnelle ; la vertu d’humanité présente en l’être humain, qui le conduit essentiellement à rechercher et accroître le bien ; le puissant édifice de l’État, qui englobe tout, en lien avec la plus grande unité possible du peuple ; une vision générale du monde dans laquelle le processus cosmique est perçu comme continu et animé d’une vie intérieurement unifiée ; enfin et surtout, une liberté opposée à toutes les contraintes supranaturelles purement extérieures, liberté dans laquelle la nécessité est intérieurement ressentie, ou encore l’autonomie dans la pensée et dans [la détermination de] ce qui doit être.

Qu’il y ait dans tout cela des vérités et des progrès réels, nous le sentons immédiatement.  Mais nous sentons tout aussi immédiatement que cela s’accompagne de graves dangers.  Or on prévient ceux-ci non pas en s’acharnant contre l’esprit moderne, comme s’il résultait d’une erreur fondamentale qu’on pourrait découvrir quelque part, mais plutôt en examinant et clarifiant sobrement les endroits où ces dangers menacent, et en mettant en œuvre les divers moyens appropriés pour y parer.  Aujourd’hui où nous sommes assurément très éloignés de toute crise et de toute dissolution, ainsi que de tout apport d’idées religieuses véritablement originales, notre époque peut se comprendre elle-même et c’est seulement en exigeant de grandes choses et en reconnaissant les dangers qu’elle agira sur elle-même. [7]  Et là, il y a certes bien des choses dont nous ayons un urgent besoin.  En premier lieu, nous avons besoin d’un balisage et d’une transfiguration éthiques de notre individualisme, ainsi que d’un sens des valeurs éthiques consentant librement à leur hiérarchisation et concourant ainsi aux fins de la totalité.  Nous avons besoin de discipliner la critique : celle-ci ne doit pas devenir un sport ou être à elle-même sa propre fin ; elle n’a de sens que comme moyen pour véritablement chercher et trouver la vérité.  En lien avec cela, il nous faut modérer l’activité de réflexion au profit de la santé corporelle et spirituelle ; nous avons besoin de comprendre que ce que crée l’instinct ne peut être remplacé par les productions de l’entendement ; nous avons besoin de limiter le savoir à ce qui est utile, sans rechercher compulsivement la complétude ; nous avons besoin d’alléger notre sac d’école.  Il nous faut à tout prix une réconciliation sociale, qui fera se rejoindre les camps séparés dans une compréhension des valeurs communes ; ce ne serait pas payer trop cher, à cette fin, que d’imposer de lourdes entraves au capitalisme et de limiter la toute-puissance de l’État.  Il nous faut un [40] sens plus profond de l’irrationnel dans l’existence, de la nécessité de lutter et souffrir, du caractère inconcevable des raisons ultimes et, surtout, du respect devant l’insondable.  Nous avons besoin d’une purification et d’un approfondissement éthique qui ne laisse pas le sujet naturel vivre sa vie et s’abandonner à ses passions, mais qui l’avertit de la nécessité de se limiter soi-même et de se purifier, et qui l’exhorte aux tâches morales de la communauté.  Nous avons besoin, enfin et surtout, d’une religion qui ne laisse pas l’être humain tout tirer de lui-même jusqu’à épuisement, mais qui lui procure un sol ferme pour sa vie, un sol duquel il puisse tirer des idées et des buts toujours neufs et les associer à la fraîcheur de la vie.

Il est possible qu’une grave crise menace notre monde.  Jakob Burckhardt, le grand historien, évoque une telle crise lorsqu’il avertit : « La décision finale ne peut surgir que des profondeurs de l’âme humaine.  Combien de temps l’optimisme, qui est marqué à présent par le sens du gain et du pouvoir, réussira-t-il à se maintenir encore ?  Ou bien, comme pourrait le faire croire la philosophie pessimiste actuelle, se produira-t-il un changement général de notre façon de penser, semblable à celui qui s’accomplit aux iiie et ive siècle de notre ère ? » [8]

Il se peut bien que ce soit cela qui nous attende, et il est bon de garder cette possibilité présente à l’esprit afin que la situation momentanée ne nous paraisse pas la seule possible.  Mais pareille transformation signifierait d’abord un total bouleversement de la pensée religieuse et, en dépit de tout le néo-romantisme, rien de sérieux ne laisse présager cela.  Il ne nous reste plus qu’à nous tourner vers le donné qui, selon toute apparence, est loin d’avoir fini sa carrière, et – pour répéter le principe fondamental – de promouvoir avec notre entier dévouement ce qu’il y a en lui de grand, tout en en combattant les dangers grâce à une autocritique toujours aux aguets.  Nous sommes les enfants du temps, non pas ses maîtres, et c’est seulement à partir du temps que nous pouvons agir sur lui ; ou encore, pour reprendre les paroles d’Egmont que Goethe cite à la fin de son autobiographie, qui est en même temps une histoire de la culture allemande : « Comme fouettés par des esprits invisibles, les chevaux solaires du temps s’emportent avec le char léger de notre destin, et il ne nous reste [338] qu’à tenir ferme les rênes avec toute notre bravoure, tout notre sang-froid et à détourner les roues, tantôt à droite, tantôt à gauche, ici d’une pierre, là d’un précipice.  Où nous allons… qui le sait?  À peine s’il se souvient d’où il est venu. »[9]



[1] [Ajout ultérieur de l’auteur en marge :] ; sans oublier la critique de la civilisation par Schophenhauer et par Nietzsche : le premier ébranla la croyance occidentale au progrès, qui semblait aller de soi, et le second dissocia ce progrès de tout critère intellectualiste et rationaliste, posant ainsi le déroutant problème du critère.

[2] [L’auteur a ultérieurement remplacé le reste de la phrase par ceci :] Naturellement, cette germanité ne se limite pas au seul être-allemand : elle couvre toute la sphère nordique germanique ainsi que la sphère américaine, et inclut aussi de puissants effets qu’elle a exercés en retour sur le christianisme – et de ces effets, le christianisme ne s’est émancipé que provisoirement, à la Renaissance, sans jamais pouvoir retourner à ses propres traditions antiques sinon de manière fort restreinte.

[3] [Complément GS IV :] [832] L’absolutisation de l’État devait même nécessairement aboutir à sa démocratisation, dans la mesure où c’est l’État lui-même en tant que totalité qui acquit une valeur éthique absolue, [833] et non pas la personne du maître absolu.  Ce dernier cas n’est redevenu possible que dans un régime où la grâce divine vient abroger le caractère séculier de l’État, ou dans le cas d’une nouvelle divinisation du maître, à l’image de ce qui s’était produit dans l’Orient ancien ou dans le culte romain de l’empereur.  Dès lors, cependant, que c’est l’État lui-même en tant que totalité qui acquiert un caractère absolu et divin, ce caractère rejaillit sur tous ses membres, et le gouvernement – y compris le monarque – devient un organe de la totalité étatique.  Chez les princes du xviie siècle survivait la conception de la souveraineté en tant qu’octroyée par la grâce divine, [mais par là] c’est la souveraineté de l’État lui-même que l’on anticipait ; [simplement,] on se la représentait sous une forme concrète.  On passa ainsi d’un État dynastique absolutiste à l’État-nation moderne, et l’idée d’État devint la valeur éthique dominante du monde moderne.  L’absolutisme bureaucratisé, rationalisé et bien intentionné en était arrivé à considérer le peuple comme une réalité homogène, et il avait favorisé le développement de la littérature et de l’art dans les cours princières.  Tout cela permit aux populations de prendre conscience d’elles-même et d’exiger une participation au gouvernement.  Ainsi naquit l’idée de nationalité, qui partout résulte d’un éveil de l’esprit du peuple, ainsi que de la démocratisation, de la propagation de la culture, et d’une réaction contre l’État absolutiste.

Entre l’État absolutiste et l’État-nation moderne s’étend la période du cosmopolitisme, qui permit pour l’essentiel de concevoir l’État comme l’oeuvre du peuple, des individus et de la culture.  En France et en Angleterre, tout l’individualisme fondé sur le droit naturel ne servit manifestement qu’à procurer un moyen juridique pour transformer l’État, pour le faire passer de sa forme absolutiste antirationnelle à sa forme future, dans laquelle il serait conçu comme issu du peuple.  [Mais une fois] constitué cet État rationnel, État du peuple et État-nation, il fut en proie lui aussi aux luttes internes et externes pour l’existence ; l’État moderne connut à son tour les nécessités et la logique du pouvoir, et il ne subsista plus de ce cosmopolitisme que la théorie générale d’un État mondial, d’une ligue des États, du droit des gens, ainsi que certaines réalisations en direction de ce droit des gens.  En Allemagne et en Italie, certes, les choses se présentèrent autrement en l’absence d’un État absolutiste uni, mais l’unification sur le plan de l’esprit et le déchaînement des forces politiques et économiques furent l’occasion, là aussi, d’une démocratisation croissante qui – non sans l’influence considérable du modèle français – créa l’État-nation.  Mais le cosmopolitisme humaniste, qui avait fortement contribué à l’émergence de l’État national dans ces pays, fut à son tour presque complètement avalé par la logique interne du pouvoir. …

L’État de droit moderne, appuyé sur la bureaucratie et l’armée, est un des piliers de la civilisation moderne, et son impact sur toute la vie est extrêmement puissant et varié.  Mais le grand problème éthique qu’il recèle est rien moins que clarifié ou résolu.  Le monde moderne est confronté à une question vitale, une question très vive et à laquelle on a apporté des réponses extrêmement variées : comment concilier cette logique du pouvoir d’État et du nationalisme avec les grandes valeurs de la civilisation, avec la culture cosmopolite et avec l’idée d’esprit?  L’idée moderne d’État se caractérise par une profonde contradiction intérieure : celle entre la valeur absolue accordée à l’État et [834] l’idée à la fois éthique, nationale et culturelle que contient l’État-nation sous sa forme démocratique et parlementaire.  [En outre,] l’État en tant que réalité morale est tout entier tourné vers le monde, ce qui l’oppose très vivement à la personnalité religieuse et à sa liberté intérieure.  Une dissonance n’a cessé et ne pourra jamais cesser de se manifester : d’une part, le nationalisme, l’esprit inhérent à l’État et au pouvoir ; d’autre part, une politique ecclésiale hostile à l’État, parallèle à lui ou placée au-dessus de lui, et qui s’affirme en partie comme domination, ou comme la communauté religieuse et chrétienne de toute l’humanité, ou comme domination de l’Église universelle, ou enfin comme la simple communauté spirituelle et culturelle des nations.

[4] [Complément GS IV :] [834] Dans les deux cas, donc, la fondation de l’individualisme est opposée à celle entreprise jusque-là du côté religieux : l’individualisme … s’appuie non plus sur la base religieuse d’une égalité devant Dieu et de la valeur religieuse infinie de l’âme, mais plutôt sur la base intramondaine de la participation des volontés à l’État, voire sur la base que constitue la nature elle-même.  En outre, si, dans ces deux manières, on maintient l’idée de l’égalité juridique, celle-ci se trouve formulée et délimitée très diversement.  Dans la seconde manière, on présuppose avec optimisme que tout droit et toute valeur peuvent s’épanouir librement et instaurer de façon autonome l’harmonie et l’équilibre des forces. … Il n’est pas étonnant que cet individualisme ait pu prendre des accents antirévolutionnaires chez l’Anglais Burke et s’insérer, chez les romantiques allemands, dans des systèmes qui interprètent la vie et l’État en un sens historique conservateur : à l’absolutisme dogmatique se substituait très bien, en effet, l’idée d’individus liés organiquement en une unité historique de vie.  Au lieu d’un individualisme atomiste, démocratique et libéral, on a ici un individualisme d’inspiration protolibérale teinté de patriotisme ; il conçoit l’individualité dans le sens de l’idée chrétienne, en l’insérant dans un ordre hiérarchique organique.

[5] [L’auteur remplace ultérieurement le reste de la phrase par ce qui suit, en marge :] elle enregistre des progrès comme jamais on n’en avait connus depuis deux millénaires, et qu’elle doit pour une part à la science moderne de la nature et pour une autre part au système du travail salarié libre et à la division infinie du travail, toutes choses qui privent le travailleur même de tout rapport personnel à son produit.

[6] [Ajout ultérieur en marge :] et surtout, la réflexion et la pensée constituent le grand bien possédé en commun par tout l’Occident ; c’est à elles d’abord que l’Occident doit d’avoir imposé ses idées, et qu’il doit aussi l’importance universelle qu’il a acquise.

[7] GS IV omet la suite du texte, jusqu’à la deuxième phrase de la fin (commençant par « Il ne nous reste plus … ») (ndt).

[8] Considérations sur l’histoire universelle, trad. par Sven Stelling-Michaud, Genève, Droz, 1965, p. 157 (ndt).

[9] Souvenirs de ma vie. Poésie et vérité, trad. par Pierre du Colombier, Paris, Aubier, 1941, p. 501 (ndt).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 septembre 2017 6:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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