Ernst TROELTSCH, Le droit naturel stoïco-chrétien et le droit naturel profane moderne. titre allemand « Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht »


 

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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Ernst TROELTSCH, Le droit naturel stoïco-chrétien et le droit naturel profane moderne.” Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht », est le texte d’une conférence prononcée en octobre 1910 à Francfort-sur-le-Main, lors du premier congrès des sociologues allemands.  Il parut en 1911 dans les actes de ce congrès (Verhandlungen des Ersten Deutschen Soziologentages vom 19-22. Oktober 1910 in Frankfurt a.M., Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), p. 166-192) et, la même année, dans Historische Zeitschrift (t. 106, no 2, p. 237-267). HisH Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Oeuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 166-191).  Nous renvoyons à cette édition par l’abréviation GS.  La pagination de la cette édition est insérée dans le texte en caractères gras italiques.  Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 20 décembre 2017. [Le traducteur, le professeur Lucien Pelletier, nous a accordé le 20 décembre 2017 son autorisation de diffuser en accès libre à tous cette traduction française dans Les Classiques des sciences sociales.]

[166]

Ernst TROELSTCH

LE DROIT NATUREL STOÏCO-CHRÉTIEN
ET LE DROIT NATUREL PROFANE MODERNE
.”

Note du traducteur : Ce texte d’Ernst Troeltsch, qui a pour titre allemand « Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne profane Naturrecht », est le texte d’une conférence prononcée en octobre 1910 à Francfort-sur-le-Main, lors du premier congrès des sociologues allemands.  Il parut en 1911 dans les actes de ce congrès (Verhandlungen des Ersten Deutschen Soziologentages vom 19.-22. Oktober 1910 in Frankfurt a.M., Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), p. 166-192) et, la même année, dans Historische Zeitschrift (t. 106, no 2, p. 237-267). HisH   Il fut à nouveau publié au volume quatre des Gesammelte Schriften [Oeuvres complètes] d’Ernst Troeltsch, édité par Hans Baron sous le titre particulier Aufsätze zur Geistesgeschichte und Religionssoziologie [Écrits sur l’histoire intellectuelle et la sociologie de la religion] (Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1925, p. 166-191).  Nous renvoyons à cette édition par l’abréviation GS.  La pagination de la cette édition est insérée dans le texte en caractères gras italiques.  Traduit de l’allemand par Lucien Pelletier (Université de Sudbury, Ontario, Canada).  Traduction achevée le 20 décembre 2017.

_________________________

[GS IV 166]

La recherche sociologique est toute traversée par une distinction fondamentale entre les lois naturelles sociologiques et les légalités des diverses instances idéelles.  Les lois naturelles consistent en certaines connaissances telles que celle du rapport entre la taille d’un ensemble sociologique et le mode de liaison de ses membres.  Un ensemble de petite taille se caractérise par une liaison personnelle, intérieure et directe, en même temps que par les dangers des dissensions et divisions personnelles.  Un ensemble de grande taille se caractérise par l’abstraction et l’impersonnalité, donc par le caractère contraignant et extérieur des forces de liaison, en même temps que par les dangers de l’indifférence et de l’apathie des membres.  C’est là une loi naturelle de la psychologie sociale et il y en a ainsi d’innombrables autres, qu’on peut considérer comme des lois naturelles de la société et de la culture.  Pour leur part, les légalités idéelles sont entre autres ces lois qui engendrent les pensées morale, politique, juridique et religieuse, grâce auxquelles elles s’efforcent de maîtriser et de façonner les formations collectives et les oppositions, de les mettre à leur service ou de les surmonter.  L’idée de propriété, une fois théorisée par le droit et mise en rapport avec toute une série de systèmes idéels divers, par exemple avec l’idée d’immortalité, a une signification propre et autonome qui n’est pas sans effet lorsque, rencontrant le [167] système économique naturel, elle cherche à le réguler et le maîtriser, même lorsqu’elle s’y adapte.  Toujours sont à l’œuvre ici des représentations idéelles fondamentales et des conséquences logiques d’un concept établi au départ.

Ces deux types de lois, les lois naturelles et les lois idéelles, s’entremêlent et s’influencent de mille manières et déterminent le cours historique d’une culture.  Qui veut les comprendre doit à chaque fois garder à l’esprit l’origine diverse et les liaisons mutuelles de ces lois opposées et dégager par l’analyse leur présence dans le cours des choses.  L’histoire culturelle n’est jamais simplement celle du développement des lois naturelles de la société, ni simplement celle du développement et de la dialectique des idées.  Toute compréhension historique doit saisir les liaisons et les oppositions de ces deux forces.  Tantôt les légalités idéelles capitulent face aux lois naturelles de la société ou se trouvent contraintes par elles à des compromis très compliqués.  Tantôt elles accentuent les orientations des lois naturelles, les ordonnent, les reproduisent, les harmonisent, les mettent à leur service.  Mais il arrive souvent aussi que l’opposition conduit à désespérer totalement du monde, à ne trouver espoir que dans un au-delà futur, que cela mène à un pessimisme quiétiste ou à l’indifférence mystique.

On peut certes s’efforcer de réunir ces contraires, de les réconcilier dans une tierce instance, mais peu importe.  Ce n’est là que philosophie, postulat logique, et n’est nullement requis pour la compréhension historique des faits eux-mêmes.  En particulier, la théorie économique de l’histoire, qui tente de réduire les légalités idéelles à de simples reflets et sous-produits  des lois naturelles sociologiques, prend appui sur une spéculation extrêmement douteuse.  Bien sûr, il se trouve ici des connexions.  Mais premièrement, la connexion va dans les deux sens: de même que la base sociologique détermine les formations idéelles, de même à l’inverse l’idéologie a un impact sur les ensembles de faits.  Ensuite, une connexion n’est pas simplement un reflet ou une dépendance : que l’idée, qu’une idée religieuse, artistique ou éthique, réagisse de telle ou telle manière, cela n’est nullement prédéterminé par la base.  Comme dans toute relation conditionnelle, il faut examiner chaque cas empiriquement.  Enfin une légalité idéelle, [168] même lorsqu’elle apparaît en lien avec un soubassement naturel sociologique, contient toujours tellement de traits propres et autonomes, elle recèle tant de potentialités excédant ce qui l’a occasionnée, qu’elle mène une vie d’une autonomie tout au moins relative, laquelle influence donc de par sa propre initiative ce qui l’environne.  Cette vie, l’histoire nous la donne à connaître réellement, par  l’empathie avec les conséquences intérieures des idées prenant forme en telle ou telle circonstance.  C’est ainsi seulement que l’on comprend en outre l’opposition presque éternelle, bien que plus ou moins âpre selon les cas, entre les buts de la légalité idéelle et les conditions de vie présentées par les lois naturelles sociologiques.

Un exemple, extrêmement important pour toute notre culture, de ces oppositions, complémentarités, compromis et renonciations, est offert par l’idéal social issu de l’idée religieuse chrétienne.

L’idéal social tel qu’il apparaît à la base de l’idée religieuse chrétienne est aisé et simple à déterminer.  C’est l’individualisme religieux radical, individualisme d’une foi en Dieu vécue dans l’obéissance morale et assurant du même coup à l’individu un ancrage métaphysique indestructible.  Ainsi subsumé dans la volonté divine, l’individu s’en trouve exhaussé et centré; mais en outre, tous les individus se rencontrent et se trouvent en Dieu et, dans ce médium supra-humain, toutes les oppositions humaines habituelles, les concurrences, égoïsmes, prétentions, se trouvent dissous et transformés en un amour réciproque ayant égard à Dieu.  Comme Jésus adhère à l’idée qu’Israël se fait de Dieu, il va de soi pour lui que la volonté divine donne vie et existence et unit les âmes en un peuple ou un royaume de Dieu.  Jésus envisage un royaume d’amour supra-mondain, fait d’âmes enracinées en Dieu, et non pas une mystique quiétiste.  Cet amour doit rendre superfétatoires le droit, le pouvoir et la violence, fonder toute communauté sur le lien de la conviction personnelle et surmonter par là les oppositions et la superficialité.  Il doit notamment libérer l’âme de l’appétit de possession et de jouissance, la disposer à la modestie, à la frugalité, à une [169] serviabilité et une ouverture sans réserve.  La proclamation de Jésus manifeste une vive conscience de l’opposition entre cet idéal et les manières et les exigences du monde.  Aussi n’envisage-t-il une pleine réalisation que comme renouvellement radical du monde, lorsque le Père céleste, dans la plénitude de sa puissance, suscitera le royaume de Dieu, c’est-à-dire le temps où la volonté divine régnera victorieusement et en plénitude.  D’ici là, ceux qui croient en Lui s’assemblent paisiblement en communautés dans l’attente du royaume de Dieu et, autant qu’il est déjà possible, accomplissent la volonté de Dieu les uns envers les autres et à l’égard du monde extérieur.

De cette proclamation fondamentale, une nouvelle communauté religieuse est issue, distincte des autres par le culte rendu au Christ, par l’adoration du Dieu incarné in Christo, et cela a donné, déjà sur le simple plan cultuel, une formation sociologique nouvelle.  D’emblée cette nouvelle formation était porteuse d’un idéal sociologique déterminé, au moyen duquel elle se concevait elle-même et se structurait, et qui est un idéal d’union entre un individualisme religieux radical et un socialisme religieux non moins radical.  Mais elle ne pouvait naturellement pas renoncer à faire rayonner ces idéaux aussi dans les relations et les tâches non religieuses, profanes, et à façonner celles-ci à partir de cet idéal.  Mais aussitôt il y eut conflit, non pas seulement avec les idéaux sociaux différents de la société de l’Antiquité tardive, mais aussi avec les multiples lois naturelles sociologiques et les nécessités factuelles de la vie sociale.  Il incombait de comprendre cette opposition et de la surmonter.

Dès le départ on s’est consacré à cette tâche selon trois grandes formes typiques qui, dans l’histoire ultérieure, se sont précisées et démarquées les unes des autres toujours plus fortement.  Ces types ont trait globalement aux diverses formes sociologiques que l’idée religieuse chrétienne elle-même s’est données, et c’est de ce point de vue seulement qu’on peut les comprendre dans leur essence.

La forme sociologique la plus importante et la plus centrale que se soit donnée l’idée chrétienne est l’Église.  Essentiellement, le type de l’Église considère le salut religieux comme instauré par l’agir salvateur de Dieu lui-même et comme fondamentalement déjà réalisé.  Le salut repose sur la grâce communiquée à la communauté religieuse de manière complète et achevée, [170] indépendamment des actes et de l’état de perfection du sujet.  Il s’agit de se saisir de ce salut, déjà disponible quelle que soit par ailleurs la justice de la personne ou la sainteté de ses oeuvres.  La foi qui s’en saisit est un abandon, un renoncement à soi-même; elle est la seule perfection intérieure qu’il soit légitime de vouloir, et tout le reste en découle par une nécessité interne.  C’est pourquoi l’idée fondamentale ici est celle de la grâce et d’une rédemption déjà accomplie par la mort du Christ, et que la foi n’a plus qu’à s’approprier.  Mais ce salut objectif a aussi besoin pour s’exercer de balises et d’une incarnation objectives, indépendantes du sujet.  Telle est l’Église fondée par le Christ, avec ses apôtres, leurs successeurs prêtres, et les sacrements que le Christ a lui-même institués et qu’il régit activement.  De cette idée, avec sa base objective sans cesse renforcée, appuyée sur le dogme de la rédemption par le Dieu-homme et sur l’investissement de cette rédemption dans l’institution de salut et de grâce qu’est l’Église, est issu le catholicisme.  Or, cette idée de l’Église a été maintenue par les deux grandes formes du protestantisme, malgré toute la simplification qu’il a opérée du dogme, malgré le fait qu’il ait éliminé l’insistance entre-temps réapparue sur les actions et les œuvres personnelles, et malgré tout l’accent mis sur l’intime certitude personnelle.  Pour le protestantisme aussi, le christianisme est institution de salut et de grâce, il est l’Église récipiendaire de la rédemption par le Christ et médiatrice du salut pour les individus, pourvu que ceux-ci s’en remettent entièrement à ce tout objectif sans prétendre contribuer à s’attirer le salut par une perfection éthique chrétienne ou des œuvres propres, seulement avec les réalisations toujours imparfaites d’une pratique découlant de l’attitude intérieure.  Le salut repose sur l’abandon à l’institution objective qui dispense la grâce de la Parole par sa prédication.  Les manquements inévitables de la pratique chrétienne issue de l’abandon proviennent du péché, qui ne peut jamais être entièrement éliminé, qui exerce son empire sur tous les hommes depuis Adam, et dont on peut surmonter la malédiction mais jamais entièrement la réalité.  Moyennant toute cette structure intérieure, l’idée d’Église admet qu’on puisse renoncer à une perfection chrétienne rigoureuse, elle admet des compromis avec les instances du monde et de la société telles qu’elles existent sous le péché, elle reconnaît des instances sociales et éthiques inférieures au christianisme mais utilisables pour la discipline et l’ordre d’un monde pécheur.

[171]

La deuxième forme sociologique que se donne l’idée chrétienne, le type de la secte, se distingue fortement de la première.  Ce type se caractérise par son rigorisme, son exigence d’une réalisation radicale de l’éthique évangélique, au premier chef celle du Sermon sur la Montagne.  La secte ne démissionne pas face au péché partout présent et elle ne s’en remet pas à une rédemption achevée ou à une grâce déjà présente.  Au contraire, elle exige que le péché soit réellement surmonté, que les commandements du Seigneur soient réellement suivis, et elle ne croit à la pleine rédemption que des êtres chez qui la grâce s’est muée en un pouvoir bien visible de mener une vie chrétienne.  La communauté de vie chrétienne n’est donc pas ici une institution générale englobant tout un peuple, dans laquelle on naît et où les secours de la grâce opèrent d’eux-mêmes par le biais de l’Église, des prêtres et des sacrements.  Le type de la secte aspire à une communauté sainte née de la rencontre de personnalités chrétiennes mûres et conscientes, qui certes voient la prédication, les sacrements et l’institution communautaire comme des moyens de sa subsistance et de son entretien, mais non pas comme une force magique indépendante du sujet et de son action.  La secte rejette toute caste sacerdotale au profit d’une religion de laïcs.  Lorsqu’elle admet des prêtres, elle n’attribue d’action salvifique qu’à la sainteté personnelle de ces individus, non pas simplement à leur fonction.  Elle considère les sacrements non pas comme les voies d’adduction d’un fonds originel mais plutôt comme des modes de consécration et de confirmation d’un acheminement consciemment voulu vers la sainteté.  En ce sens, la secte est déjà présente dans les mouvements originels du christianisme, non encore bien distinguée du type de l’Église aussi longtemps que l’Église n’était pas encore l’institution de peuples et d’États entiers.  Elle se profile clairement avec le montanisme et le donatisme, se prolonge au Moyen-Âge chez les Vaudois et des groupes similaires, et se poursuit dans les sectes de l’époque des Réformes et sous d’innombrables formes nouvelles jusqu’aujourd’hui.  Le catholicisme en a repris une partie des motifs: en effet, le monachisme cléricalise en partie leur idéal.  Le mouvement franciscain, en particulier, était au départ une bouture de ce type de la secte, mais, sous l’effet de sa forte assimilation par l’Église, il a perdu son caractère originel.  Luther aussi, au gré de ses démêlés avec l’idéal du Sermon sur la Montagne, a eu affaire au type de la secte.  Aujourd’hui, les sectes et les communautés constituent un pouvoir souterrain mais qui [172] n’a rien perdu de son importance au sein de l’ensemble de la société.  Il tombe sous le sens que par sa nature même ce type de la secte dédaigne l’Église en tant qu’institution de peuples et d’États entiers, qu’il remplace ce caractère institutionnel par celui d’une communauté librement consentie, et surtout qu’il évite et rejette les compromis avec la société profane, avec sa civilisation, sa culture et ses normes infra-chrétiennes.  Il est aussi hostile aux compromis et à la culture que le type de l’Église, lui, se montre accueillant à leur égard.  Partout son radicalisme chrétien strict l’oppose fortement aux lois naturelles sociologiques et aux idéaux sociaux conformés différemment, et cette confrontation définit son caractère sociologique particulier et la manière dont il marque de son empreinte la vie collective.

Le troisième type est celui de l’enthousiasme et de la mystique.  La mystique a une prédilection pour le vécu religieux immédiat, présent et intérieur, pour un commerce direct avec le divin, commerce qui enjambe traditions, cultes et institutions, ou encore qui vient les compléter.  Elle considère tout ce qui est historique ou institutionnel comme un simple stimulant ou déclencheur de la relation intérieure intemporelle avec Dieu.  Entendue en ce sens, la mystique était déjà bien présente dans l’enthousiasme des débuts du christianisme, dans la doctrine de l’Esprit révélant directement les mystères du divin, ou les complétant ou les prolongeant.  La religiosité de Paul, en particulier, est toute empreinte de cette mystique, et ses idées relatives à la rédemption, au salut et à l’institution sont en profonde tension intérieure avec elle.  Toutefois la mystique chrétienne ne s’est pleinement consolidée qu’en reprenant à son compte la mystique néo-platonicienne.  Selon celle-ci, les esprits finis émanent de Dieu; or, dans ce processus d’émanation, Dieu demeure présent de manière latente au sein des esprits, il y a en eux une semence et une étincelle de l’essence divine, et lorsque l’âme plonge par la pensée dans les mystères du fondement essentiel, elle remonte le courant et retrouve l’unité substantielle avec l’essence divine.  L’intériorité du sentiment, insatisfaite de l’objectivité du culte, des dogmes et des institutions, ne cessait d’éprouver de la fascination pour ces pensées, et, par suite, elle a compris l’univers idéel chrétien comme venant libérer et allumer ce noyau divin essentiel qui, une fois éveillé, fait en suivant sa propre mouvance intérieure l’expérience de la révélation et de la présence divines. [173] Toute l’histoire de la chrétienté est traversée par la mystique, entendue tantôt en un sens pneumatique et enthousiaste, tantôt en un sens davantage paulinien, où l’histoire et la lettre sont surmontées grâce à l’union intérieure avec un principe christique intemporel, et tantôt enfin en un sens panthéiste néo-platonisant.  La mystique demeure d’autant plus chrétienne qu’elle souligne davantage la personnalité de Dieu et du but vers lequel tend la vie humaine.  Elle s’éloigne du christianisme pour autant qu’elle privilégie la conception néo-platonicienne de Dieu en tant qu’être imprédicable et d’une absolue quiétude, ainsi que celle du déclin de la personne en Dieu.  Mais en vérité, ce qui lui importe toujours est l’immédiateté de la communauté avec Dieu.  Aussi les formes qu’elle prend diffèrent-elles du tout au tout de celles de la secte qui, elle, s’attache précisément à la lettre historique, aux paroles historiques du Seigneur, à l’organisation de la communauté sainte.  La mystique n’a de commun avec la secte que l’indifférence ou l’hostilité face au monde, car l’Esprit divin est bien au-delà de la sensibilité, du monde et de la finitude; et elle voit donc elle aussi dans les injonctions du Sermon sur la Montagne l’expression d’un dépassement ou d’une abolition de l’affirmation naturelle du monde.  Mais même sur ce point, elle comprend les choses autrement: non pas en tant que rigorisme de la sainteté, mais comme une mortification des pulsions charnelles, et comme dégageant un espace où l’esprit suprasensible peut librement s’abandonner à l’Esprit; et l’indifférence à l’égard du monde peut prendre ici des formes ascétiques mais tout aussi bien libertines.  Tout cela fait que l’expression sociologique de la mystique est très différente de celle de la secte.  En vérité, elle consiste en un individualisme radical, dénué de toute communauté.  Indépendamment de l’histoire, du culte et de toute médiation externe, le chrétien y entretient un rapport direct avec le Christ ou avec Dieu. Tout se ramène à ce rapport immédiat et à sa conséquence pratique: l’abandon à une vie suprasensible, à la vie au-delà.  Les relations sociales ne consistent qu’en l’accord naturel entre des âmes individuelles pareillement disposées, liées par les mêmes vécus intérieurs et une même compréhension.  Nulle communauté de culte, nulle organisation n’a à résulter de cela.  L’érémitisme ou la communauté monachique (pour autant qu’elle ait pour fondement le vécu mystique) et, outre cela, les petits cercles d’amis de Dieu, de [174] « paisibles de la terre [1] », de philadelphes et de frères: voilà la forme sociologique que prend cette mystique.  À cela s’associe une tolérance sans borne, qui voit un même noyau à l’oeuvre dans toutes les manifestations du religieux et qui tient pour une perversion de la pure vie intérieure et personnelle le fait de constituer par des moyens extérieurs une communauté coercitive.  Les rapports au monde profane – mise à part la disposition générale des esprits à l’amour, que l’on explique là encore par la coïncidence de tous au sein de Dieu, et sur laquelle on mise pour surmonter l’égoïsme et l’égocentrisme – sont faits essentiellement d’indifférence et d’une réticence à l’égard de toutes les formes de vie dans le monde et de tous les intérêts qui ne sont pas conciliables avec la vie mystique en Dieu. Ces formes et intérêts relèvent du monde et de la chair et soit on les tolère aussi longtemps qu’ils durent sans y prendre intérieurement part, soit on les rejette pour soi-même et ses proches.

Or, ainsi opposés aux nécessités naturelles et aux idéaux de vie extra-chrétiens, ces trois grands types ont pour tâche de donner forme à cette opposition, chacun à sa manière.  Le type le plus important du point de vue de l’histoire universelle est bien sûr l’Église.  C’est elle qui peut le mieux se reproduire, s’étendre et s’organiser.  Elle s’érige en forme de vie générale qui coïncide avec l’État et la société.  Dans la mesure du possible elle s’assimile la culture et les moeurs du monde.  Mais en même temps elle défend une idée religieuse particulièrement forte, celle de la grâce et de la liberté, qui affirme la disposition chrétienne de la confiance en Dieu et d’une félicité sise par-delà le monde, quoi qu’il en soit par ailleurs de la rigueur avec laquelle sont imposés les commandements chrétiens.

La question qui se pose est donc d’abord et avant tout: comment l’Église a-t-elle pu donner forme à sa relation avec les faits et idéaux extra-chrétiens de la vie sociale, et au moyen de quelle justification intérieure?

Pour répondre en un mot: elle l’a fait en élaborant le concept de droit naturel chrétien et en maîtrisant par son moyen tous ces éléments.

Le mot et la chose requièrent une explication.  Le droit naturel, ou plus précisément le concept d’une loi naturelle morale dont découlent toutes les règles et institutions juridiques et sociales, est une création du stoïcisme.  Ce concept dérive [175] de la vision stoïcienne générale d’une loi régissant le monde; les règles éthiques et juridiques résultent ici de l’application particulière de cette loi universelle à l’esprit s’affirmant et se déployant.  Ce faisant, le stoïcisme s’est de plus en plus détaché de son fondement panthéiste et en est venu à concevoir la loi naturelle éthique en un sens presque théiste, comme l’expression de la volonté divine.   Déjà sur ce point, il allait au-devant de l’idée judéo-chrétienne d’un ethos unissant tous les hommes et ayant sa source dans la volonté divine.  Mais plus importantes encore sont les coïncidences dans le contenu même.  La philosophie sociale et juridique du stoïcisme, ainsi que toute son éthique, sont un produit de la dissolution de la polis antique et de la constitution d’un horizon cosmopolite sous l’effet des grands empires.  Les moeurs et les lois positives sont remplacées par une éthique dérivée de la raison régissant l’univers; ce qui prévaut est non plus l’intérêt de la nation et de la patrie mais l’individu empreint de la raison divine; aux associations politiques particulières se substitue l’idée de l’humanité, sans distinction d’État et de lieu, de race et de couleur.  L’idéal de l’humanité érigé sur cette base consiste dans une communauté d’hommes pleinement libres, obéissant à la loi rationnelle divine et affranchis de la vie pulsionnelle, liés en une libre communauté de respect et d’amour mutuel, sans violence, sans différences sociales de classe et de pouvoir, sans la propriété privée qui suscite ces différences, une communauté où seule règne en tous la loi naturelle divine.  Toutefois, le stoïcisme ne pouvait pas se dissimuler que cet état est un idéal qui ne peut être réalisé tel quel dans les circonstances réelles du monde.  C’est pourquoi il a établi une distinction entre loi naturelle absolue et loi naturelle relative. La première n’a existé que dans l’âge d’or, aux débuts de l’humanité, soit en tant que germe et commencement, soit en tant que pleine présentation de l’idéal.  Mais à cause des passions humaines qui sont alors apparues, à cause des ambitions et de la cupidité, de l’orgueil et de la violence, l’entière réalisation n’était pas possible.  La raison éthique dut donc trouver des moyens pour asseoir autant que possible son idéal tout en tenant compte de ces circonstances pratiques.  C’est ce que permit la mise en place d’un pouvoir politique ordonné, de la propriété, d’un [176] droit consolidant les droits naturels, du mariage et de l’institution familiale, d’une régulation juste des inégalités sociales.  Le droit positif, qui tient compte des particularités que la raison ne peut prévoir, doit être adapté autant que possible au droit naturel idéal, dans les limites qu’impose ici la condition pécheresse.  Déjà la raison réalise dans le droit des gens un tel compromis entre droit positif et droit rationnel, compromis qui toutefois doit encore être élaboré rationnellement.  Comme on sait, ces pensées sont passées dans les formules byzantines du droit romain.

Déjà, donc, le stoïcisme avait appliqué sa science et sa dialectique à un problème que leur éthique posait aussi aux chrétiens.  Du reste, stoïcisme et christianisme avaient à la base de nombreuses affinités, étant tous deux des produits de l’intériorisation, de l’individualisation et aussi bien de l’universalisation consécutives à l’effondrement de l’éthique étatique et des moeurs traditionnelles de l’Antiquité, et ils régénéraient par la force de leurs conceptions religieuses un monde devenu anémique.  Il est donc naturel que les chrétiens aient repris du stoïcisme, en dépit de multiples différences, son traitement d’un problème si proche du leur.  Les chrétiens considérèrent congruents leur propre idéal – liberté des enfants de Dieu et communauté d’amour sans condition – et la loi naturelle absolue des stoïciens; et de même que ces derniers ne voyaient cet idéal réalisé que dans l’âge d’or de l’humanité originelle, de même  les chrétiens ne le crurent réalisé que dans le Paradis des protoplastes [2].  La maîtrise de la raison sur la vie pulsionnelle évoquée par les stoïciens, et leur idée d’une solidarité entre personnes égales et libres au sein de la loi divine, tout cela parut coïncider pour l’essentiel avec la sanctification et l’amour chrétiens.  Aussi les chrétiens purent-ils s’approprier également la doctrine stoïcienne de la loi naturelle relative.  Tout comme les stoïciens enseignaient que les ambitions, l’égoïsme et la cupidité avaient détruit l’harmonie, l’égalité et la liberté originelles, de même les chrétiens apprenaient de la Bible que l’état de corruption remonte à la faute originelle de l’humanité.  Du péché originel découlait la nécessité du travail et donc aussi la propriété,  il en découlait également le mariage et l’institution familiale en tant que régulation de l’appétit sexuel désormais éveillé.  Du péché [177] de Caïn était issue l’institution du droit et du talion.  La fondation de l’État par Nemrod marquait le début du droit, du pouvoir et de la violence des princes.  La dispersion des peuples lors de la destruction de la tour de Babel, voilà ce qu’était le morcellement de l’humanité en nations.  La malédiction de Cham fondait l’esclavage sur lequel, depuis, repose en grande partie l’ordre économique.  De même que dans le stoïcisme la raison constituait les institutions nouvelles en des instruments de discipline, d’ordre et de moralité, de même Dieu concourait avec les malédictions bibliques, transformant ces créations du péché en instruments de châtiment et de salut.  Ils servent à la règle et à la discipline, à punir et combattre le péché, à imposer un ordre civil et économique, autant de conditions préalables à une moralité intérieure et personnelle.  Ce faisant, certes, le christianisme ne renonce pas aussi complètement que le stoïcisme à la loi naturelle absolue.  Identifiant celle-ci aux commandements du Seigneur dans le Sermon sur la montagne, il la maintient pour les vrais et authentiques chrétiens, qui sont distingués de la masse des chrétiens, du chrétien moyen.  Il introduit dans la morale chrétienne cette célèbre et profonde distinction entre un christianisme strict au sens du Sermon sur la montagne (lequel toutefois n’est pas un devoir absolu pour tous mais se présente plutôt comme un conseil à l’usage de ceux que les circonstances et leur complexion personnelle appellent et rendent aptes à réaliser le plein idéal chrétien) et un christianisme moyen à l’usage des masses, qui peuvent s’en tenir aux institutions et activités du droit naturel relatif et ne réalisent le christianisme strict qu’autant qu’il leur est possible dans ces conditions.  Tel est le compromis du christianisme strict avec les exigences de la vie réelle, de là aussi sa valorisation relative des institutions éthiques et juridiques appartenant aux milieux extérieurs ou antérieurs au christianisme.  Mais un tel compromis n’était possible qu’à l’Église; car elle faisait dépendre le salut non pas d’une stricte observance personnelle, mais des moyens objectifs de salut comme voies d’adduction de la grâce institutionnelle.  Sous ce rapport, les deux classes de la chrétienté se trouvaient remises à égalité.  L’unité était garantie pour l’essentiel et l’étagement entre elles n’était possible que sur un point secondaire mais tout de même important, celui de la quantité des actes personnels et subjectifs de sainteté.  Il est clair qu’un tel concept du droit naturel relatif est étroitement lié à celui de l’Église [178] avec sa sainteté chosale et sa force rédemptrice indépendante des actes subjectifs.

C’est ainsi qu’a pris forme un concept aux conséquences inestimables, celui d’un droit naturel chrétien.  Mais il importe de souligner d’emblée que ce concept comporte dès l’origine deux côtés qui, dans le cours du développement ultérieur, se contredisent l’un l’autre très fortement et diversement.  En effet, pour ce qui est du droit naturel relatif, on peut insister principalement sur sa relativité, sur le fait qu’il provient du péché, et sur ce qu’il accomplit pour punir les péchés.  Dès lors, comme chez Augustin, l’État, le droit et la propriété, toute la culture apparaissent comme l’oeuvre du péché et pour cette raison l’Église peut, comme dans le conflit de l’Église grégorienne [3], intervenir à volonté dans ces très inférieures institutions pécheresses.  Par suite, on insiste aussi beaucoup sur la nécessité de la discipline et de l’ordre.  Le droit naturel de l’Église en vient ainsi à exalter l’autorité, l’humble soumission au pouvoir, une subordination, seulement atténuée par le patriarcalisme, aux puissances régnantes dans les domaines de l’État, de la famille, de la vassalité, du servage.  En lien avec cela, ce droit naturel se présente comme punition divine et incursion divine dans l’histoire, et il acquiert souvent des traits tout à fait positivistes en tant qu’intervention divine arbitraire.  Mais à l’inverse, on peut aussi faire ressortir d’abord le caractère naturel et rationnel du droit naturel.  En ce cas, il semble émaner de la lumière divine, de la raison, de l’ordre créé, et procurer un soubassement rationnel à l’Église et à la moralité acquise par grâce.  Il se donne alors comme une simple construction de la raison, qui aurait validité même si Dieu n’existait pas.  Ainsi prend forme une doctrine rationnelle de l’État, de la société, du droit et de l’économie, doctrine qui, arrimée le plus possible à la philosophie sociale de l’Antiquité, régule de manière autonome l’ensemble de la vie profane et ne retraite devant l’Église que là où l’intervention de celle-ci est justifiée et rendue nécessaire en vertu de son droit positif divin.  Mais alors, les traits démocratiques, égalitaires, libéraux, socialistes du droit naturel passent eux aussi à l’avant-plan.  Le droit naturel de l’Église peut ainsi en appeler à la révolution contre des princes impies et même, dans certains cas, au tyrannicide.  Il peut professer la souveraineté du peuple et la démocratie chrétienne [179] et défendre un socialisme chrétien confinant même au communisme.  C’est en vertu de tout cela que Grégoire VII a pu d’une part maudire les rejetons politiques du droit naturel, y voir des créatures du péché, et d’autre part et dans le même temps, mobiliser les idées de démocratie chrétienne et de souveraineté du peuple contre des autorités impies s’étant détournées de leur destination rationnelle.

Dans l’Église ancienne, antérieure au Moyen-Âge, le droit naturel chrétien ne montrait pas encore toutes ses caractéristiques.  La culture du monde et le rigorisme chrétien y demeuraient encore fondamentalement séparés, et l’institution monacale était la soupape permettant d’alléger cette tension.  Mais dans l’Église et la culture médiévales, où le religieux et le profane, les affaires de l’Église et celles du monde, ont grandi et se sont entrelacés pour former un unique et grandiose organisme, et où l’Église s’est accaparé l’institution monacale et en a fait son garde du corps, le droit naturel a bien évidemment déployé tout son sens.  Saint Thomas lui a donné la configuration scientifique qui est encore la sienne aujourd’hui et qui ne cesse de se renouveler dans une interminable littérature catholique de droit civil.  L’essence de cette morale à l’usage d’un monde cléricalisé est la gradation de la nature à la grâce.  Gratia praesupponit ac perficit naturam: telle est sa devise propre.  Il devient ainsi possible de constituer ce que le droit naturel relatif conçoit comme l’ordre naturel en un soubassement de toute la civilisation ecclésiale, et de considérer le processus historique par lequel l’ordre juridique a pris forme comme un acte de fondation par lequel Dieu lui-même s’affirme indirectement, à travers le cours naturel des choses.  Toutes les créations du droit positif se trouvent ainsi divinisées et valorisées dans un premier temps comme poena et remedium peccati.  De cette manière, ces ordres marqués par le péché et par ces particularités du pur droit humain positif qui sont dues à des circonstances locales se trouvent eux aussi rapprochés autant que possible du droit absolu et rationnel, et toutes les formes de vie qui le contredisent en sont tenues éloignées, du moins en théorie.  L’esprit de subordination et donc, eu égard aux pouvoirs et aux ordres régnants, l’esprit de soumission aux inégalités de fait allant jusqu’à reconnaître le servage et l’esclavage, les sentiments patriarcaux d’obéissance d’une part et ceux du devoir de sollicitude de l’autre, telle paraît être la teneur du droit naturel.  Mais ce même droit naturel se transforme en sous-main en [180] un principe hautement révolutionnaire et radical de critique envers tous les pouvoirs et ordres juridiques ou autres qui ne remplissent plus l’objectif rationnel de maintien de la discipline, de l’ordre et de l’harmonie, ou qui nuisent à l’efficacité salvatrice de l’Église comme institution dispensatrice de la grâce.  En pareil cas, il est permis et même requis de remplacer le droit contraire à la raison par un droit rationnel.  Qu’on consente à se soumettre à l’arbitraire et à l’anarchie de cette critique de la raison vient de ce qu’il revient toujours à l’Église de décider en définitive si la résistance et l’instauration d’un nouvel ordre sont légitimes.  Or, le caractère chrétien du nouveau droit résultant de la critique ou de la révolution tient à sa constante reconnaissance de la condition pécheresse et de la prévalence de l’Église lorsqu’il déploie les fins rationnelles.  Entendus en ce sens, le droit naturel ou la loi naturelle sont tout-puissants et deviennent le levier majeur du progrès culturel tel que le comprend aujourd’hui encore le catholicisme.  C’est eu égard à cela que le catholicisme se proclame encore de nos jours, lors des grands « congrès catholiques [4] », principe de la culture, de la liberté, du progrès, mais tout cela bien distingué de l’idéal de progrès purement rationaliste, révolutionnaire et abstrait qui méconnaît la condition pécheresse et la relativité de tout droit naturel.

Ce concept de droit naturel chrétien n’est pas propre au catholicisme.  En même temps que le protestantisme originel – sous ses deux confessions : le luthéranisme et le calvinisme – promouvait sa propre conception de l’Église et son idée d’une société chrétienne et d’un peuple doté d’une culture ecclésiale unie, il ressentait lui aussi le besoin de compromis avec les conditions dans lesquelles il se trouvait placé et avec les ordres moraux et juridiques extra-chrétiens.  Il a lui aussi, à l’instar du catholicisme, satisfait ce besoin grâce au concept de droit naturel chrétien.  Les vues élaborées à cette occasion sont encore aujourd’hui très influentes dans notre société.  Cependant le concept de droit naturel a subi certaines modifications qui varient beaucoup de l’une à l’autre confession.

L’éthique luthérienne se distingue de l’éthique catholique principalement par l’absence en elle de la double morale, de la distinction entre un christianisme moyen ou de masse et une élite teintée de monachisme.  Y fait donc aussi défaut l’étagement social qui va de la nature à la grâce, et des [181]  formes de vie régies par le droit naturel à l’Église comme règne de la grâce.  Elle exige une morale véritablement une et identique pour tous les chrétiens, ne concédant de différences qu’individuelles et qualitatives.  Elle ne peut pas juxtaposer la loi naturelle et la loi chrétienne, les deux doivent ne faire qu’une.  Elle doit réaliser la loi chrétienne directement dans les formes de vie du droit naturel et par leur moyen.  Elle y parvient grâce à sa célèbre doctrine de l’éthique vocationnelle.  Une loi de nature morcèle la société en un système de métiers vocationnels et de classes dont elle maintient soigneusement les différences, privilèges et devoirs.  Au sein de ce système de classes, c’est par l’agir vocationnel que l’individu contribue au bien et à la prospérité du tout.  À cette articulation vocationnelle du travail établie par le droit naturel, il ne manque plus que d’être animée par l’esprit d’amour chrétien qu’insuffle à la société la libre prédication de la Parole.  C’est donc précisément dans le travail vocationnel ordonné que se réalise l’amour fraternel chrétien.  Accomplir fidèlement sa vocation, tel est le moyen par lequel – dans la famille, l’État, la société, l’économie – on manifeste à son prochain l’amour divinement inspiré et, à travers cet agir, la fondation de notre propre existence dans la communauté avec Dieu.  Que, dans ce système vocationnel, nul métier ne soit incompatible avec l’esprit chrétien, c’est ce que garantit déjà le droit naturel, lui qui par ailleurs exclut le commerce de gros, la spéculation, les échanges économiques reposant sur le crédit, ainsi que tout esprit révolutionnaire perturbateur de l’ordre social hiérarchique.  Au sein de la condition pécheresse, le droit naturel reconnaît l’État, le pouvoir, le droit, la peine de mort, la propriété, le commerce et autres choses semblables, mais seulement dans les limites imparties par les finalités rationnelles pour que la vie garde un cours paisible, tranquille et satisfait en Dieu.  Il importe donc au plus haut point de comprendre ce droit naturel en un sens tout à fait conservateur, comme la structure donnée une fois pour toutes d’un système social aux parties fortement solidaires.  Aussi le droit naturel relatif du luthéranisme est-il extrêmement conservateur.  Ce conservatisme se manifeste également dans la conformation particulière qu’y prend le droit naturel.  Pour garantir la régularité et l’ordre, il faut souligner avec force la légitimité du pouvoir et de l’autorité.  C’est ce que permet l’insistance sur la relativité du droit naturel et sur sa situation face au péché.  Le péché [182] rend nécessaire un pouvoir répressif et c’est pourquoi le droit naturel exige une divinisation exacerbée du pouvoir régnant.  L’essence du pouvoir, c’est la force et le droit de tuer.  Aussi peut-il en user comme bon lui semble pour réprimer les révolutions.  Résister au pouvoir régnant serait totalement absurde et cela n’est donc pas permis, non seulement d’un point de vue chrétien mais aussi en vertu du droit naturel.  L’exercice du pouvoir avec toutes ses duretés est donc une vocation proprement chrétienne, les exigences du droit naturel y sont remplies chrétiennement, dans un esprit d’amour fraternel.  Dans ces circonstances, bien sûr, il arrive que des conflits éclatent entre l’attitude requise par la vocation conforme au droit naturel et celle  que requiert l’esprit d’amour chrétien.  On a du mal à voir la conformité entre le soldat ou le bourreau et le Sermon sur la Montagne.  Mais ici Luther enseigne à distinguer entre une morale du métier et de la vocation, qui nous impose le droit naturel adapté à la condition pécheresse, et le christianisme purement personnel et intérieur de l’esprit d’amour radical, à pratiquer dans la vie extra-professionnelle.  Le caractère double de la morale – d’une part elle se conforme à la loi naturelle relative, de l’autre elle est proprement chrétienne – se trouve maintenant reporté dans le cœur de chaque individu.  Mais la conséquence de cela est que le droit naturel luthérien s’est mué en un conservatisme radical, exaltant les pouvoirs en place et requérant de manière patriarcale la soumission au système des classes et des vocations, tandis que le christianisme personnel, celui du cœur, n’a au fond rien à faire avec les choses politiques et sociales, sinon s’y soumettre et vivre l’esprit d’amour autant que leurs formes le permettent.  Voilà ce qu’a été l’essence du luthéranisme jusqu’aujourd’hui : un droit naturel patriarcal et radicalement conservateur exaltant le pouvoir, et, sur le plan de l’attitude religieuse proprement dite, une indifférence intérieure à l’égard du politique et du social, indifférence qui prend aujourd’hui les traits de l’impuissance politico-sociale de l’Église luthérienne.

Fort différente, à maints égards opposée, a été l’évolution du droit naturel chrétien dans le calvinisme.  Dans un premier temps, certes, Calvin a repris intégralement les prémisses luthériennes et son sens de l’autorité n’était pas beaucoup moindre que celui de Luther.  Mais Calvin croyait fondamentalement en une plus grande congruence des impératifs chrétiens avec ceux du droit naturel.  En cherchant à réaliser à Genève l’idéal d’une société vraiment chrétienne, il fut sans cesse contraint de donner au droit naturel [183] des accents chrétiens et de rapprocher les exigences chrétiennes de celles de la loi de nature.  Construire une réelle communauté a rendu nécessaire un émoussement des stricts idéaux chrétiens et un recours plus grand et plus direct aux formes de vie du droit naturel.  On a donc recherché ici une convergence dans le contenu des idéaux chrétiens et du droit naturel.  L’expression et le moyen de cela fut l’équivalence établie entre la morale vétérotestamentaire et celle du Nouveau Testament.  Calvin ne connaissait pas cette scission entre le christianisme intérieur et la morale vocationnelle professionnelle qui rend l’éthique sociale de Luther tellement idéaliste mais aussi tellement passive et indifférente.  Il voulait ériger une société chrétienne et dut donc accorder au droit naturel un rôle plus direct et positif dans l’établissement d’un être-ensemble chrétien.  C’est pourquoi il insista davantage sur la valeur rationnelle et critique, positivement constructrice du droit naturel, et il en dériva le droit de résistance à une autorité irrationnelle et impie.  Ce faisant, certes, il faut procéder de la manière la plus loyale possible, c’est-à-dire qu’en cas de manquement grave du pouvoir légal le droit de révolution n’est reconnu qu’aux autorités et aux pouvoirs de l’échelon directement inférieur.  Dans le cas où ceux-ci sont inexistants ou eux aussi défaillants, il ne reste plus alors logiquement que la souveraineté du peuple.  Au gré de ses grands combats en France, aux Pays-Bas, en Écosse et en Angleterre, le calvinisme a progressé sur cette étroite passerelle jusqu’au droit naturel radical de la démocratie, de la souveraineté populaire et du façonnement rationnel de la société par les individus.  Mais même ce faisant, on était encore d’avis que la révolution et la rationalisation de la société ne doivent viser que la restauration d’un ordre de vie chrétien et du règne de l’autorité.  Pour le reste, le droit naturel calviniste retint lui aussi du droit naturel relatif une reconnaissance de principe de l’inégalité et les étagements qui s’ensuivent de droits et de devoirs très inégaux, mais aussi la prévalence des devoirs sur les droits voulue par la loi naturelle et divine.  Au total, cependant, il continue de reléguer à l’arrière-plan les traits purement relatifs du droit naturel et il en souligne toujours plus les traits abstraits et absolus.  En passant d’un système d’Église d’État à un système de libre choix de son Église d’appartenance, le calvinisme anglo-saxon a même repris, pour la constitution formelle de ses Églises, [184] l’idée jusnaturaliste d’un contrat librement consenti par les individus.  Depuis, il accompagne dans ces pays les partis libéraux et démocratiques.  Le principal appui des libéraux anglais, ce sont les Dissenters issus des classes moyennes calvinistes, et en Amérique l’individualisme ecclésial s’est étroitement associé à l’individualisme politique malgré la complète séparation extérieure des institutions. C’est ainsi qu’aujourd’hui les calvinistes soutiennent les exigences des libéraux, sont partisans des mouvements pacifistes et anti-esclavagistes, et veulent la réforme de la vie publique, appuyant le droit naturel rationnel dans ses buts et dans la participation qu’il requiert des individus aux œuvres de la communauté.

Tels sont les développements qu’a connus le droit naturel dans les grandes Églises et confessions.  Mais sur le terrain des sectes, le droit naturel ne manque pas non plus.  La fusion de la loi chrétienne et de la loi naturelle était devenue une telle évidence que les sectes, elles non plus, ne se sont pas soustraites à cette équivalence.  Pour elles aussi, il était profitable de pouvoir se référer aux antiques et originaires impératifs de la nature et de la raison.  Toutefois les sectes comprennent tout autrement que les Églises le sens et la fonction de la loi de nature.  Ce qui intéressait d’abord les Églises, c’était le droit naturel relatif dans la condition pécheresse, un droit qui par ses lettres de noblesse permettait à la fois la reconnaissance et la régulation des ordres politiques, sociaux et économiques existants.  Cela allait de soi dans le cas d’Églises associées à des populations et des territoires, dans le cas d’une civilisation globale sous l’égide de l’Église.  Mais la situation est fort différente dans le cas de la secte.  La secte lutte précisément contre l’idée d’une civilisation ecclésiale globale et d’un christianisme de masse, elle réunit les chrétiens dans des communautés librement choisies par des personnes mûres et conscientes.  Dès lors le compromis du droit naturel relatif ne lui est d’aucune utilité.  Au contraire, elle met toute son insistance sur le droit naturel absolu et sur son identité avec la stricte loi d’amour du Christ.  Liberté, égalité, communauté des biens, égalité de droits entre l’homme et la femme comme cela était au commencement avec Adam et Ève,  tel est donc le droit naturel des sectes, droit qu’elles promeuvent au nom de la raison et tout aussi bien de la révélation chrétienne.

Ici, il faut toutefois distinguer deux tendances au sein du type de la secte.  Il y a d’une part les [185] sectes qui souffrent et pâtissent, de l’autre les sectes réformatrices agressives. Les premières sont la normalité, les secondes constituent une exception qui cependant n’est pas rare.  Lorsque la secte s’en remet surtout aux principes du Sermon sur la Montagne, elle tâche de supporter patiemment les souffrances et le mal du monde, les contraintes et la persécution, le mépris et l’hostilité, et elle renonce à la vengeance et à la violence comme le voulait le Seigneur. Elle exige une séparation complète entre la communauté religieuse et la communauté politique, elle réclame que la foi soit libérée de toute contrainte extérieure, mais en cas de persécution elle renonce à la réplique et elle scelle par le martyre son appartenance au Christ.  La loi chrétienne subit ici les contraintes du monde, elle ne règne ni ne vainc et n’obtient pas une reconnaissance générale et publique.  Cette reconnaissance n’est espérée que pour les temps derniers, avec le retour du Christ et l’établissement du royaume de mille ans.  La loi de nature et la loi du Christ ne vaincront donc vraiment qu’à la fin.  En attendant, les chrétiens obéissent à la loi révélée au sein de leurs petits cercles, une loi limitée aux formes de vies d’une secte qui souffre et pâtit.  La validité de la loi naturelle relative pour le monde extra-chrétien, celui de l’État et de la société, n’est pas directement niée et elle est même reconnue à l’occasion.  Mais c’est alors en souffrant et en pâtissant que les chrétiens se plient à des formes de vie qui leur sont étrangères, et, quant à eux, ils refusent partiellement ou complètement d’avoir partie liée à la magistrature, au droit, à la guerre, à la peine de mort, aux serments et au mode de vie profane.  La loi de nature n’a ici de signification positive que pour l’avenir; pour le présent, elle n’apparaît que dans l’égalité, la liberté et la fraternité dans les relations mutuelles des membres de la communauté.  De nos jours où elles subissent moins de contraintes et de persécutions, les sectes montrent de multiples et profondes affinités avec les partis promouvant la démocratie et un christianisme social.

Le passage de la secte qui souffre et pâtit à la secte agressive et réformatrice s’est opéré partout où le poids des persécutions ou l’enthousiasme ont fait voir comme prochaine la venue du royaume de Dieu.  On croit ici qu’en ces temps où le retour du Christ est imminent, les jours de souffrance et de malheur sont terminés et qu’est venu le temps d’ériger le royaume de Dieu et de la nature.  C’est ce que proclament les troupes paysannes de Fra Dolcino et ce que promettent les [186] écrits de Joachim.  Tel est le sens des réformes des taborites issus de Hus, des baptistes de Münster et de groupes particuliers d’indépendants.  Ici prennent formes des pensées radicalement démocratiques et socialistes, ou même carrément communistes.  Les guerres de paysans ont subi l’influence d’idées évangéliques ou jusnaturalistes de ce genre.  Mais il s’agit toujours ici d’un droit naturel et rationnel absolu.  Évidemment ces idées se prolongent dans le socialisme moderne.  Le socialisme chrétien moderne, en particulier, leur est tout à fait analogue, sauf qu’il renonce à une fondation eschatologique et parle plutôt d’une transformation opérée par Dieu  de ce monde-ci, et d’une manifestation de la volonté divine de progrès dans les grands mouvements sociaux de ce temps.  Il n’est pas jusqu’à la social-démocratie qui n’ait des liens avec ces forces idéelles.  La Révolution anglaise a suscité des précurseurs du socialisme; le catholicisme renferme lui aussi ces pensées qui, à travers Saint-Simon, ont pavé la voie au socialisme.  Mais le socialisme marxiste contemporain a pour sa part rompu tout lien intérieur avec ce droit naturel chrétien et absolu de liberté et d’amour et il a tout fait reposer sur la lutte des classes plutôt que sur l’amour, et sur les lois naturelles du développement économique plutôt que sur le gouvernement divin.

Le troisième type, la mystique, est celui qui a le moins à voir avec le droit naturel chrétien.  La mystique est l’individualisme radical et non organisé du vécu religieux immédiat, elle peut aussi bien se nicher dans les organisations existantes que renoncer à toutes puisqu’aucune organisation ne présente pour elle un intérêt essentiel.  Elle n’a donc pas besoin, comme l’Église, d’un compromis avec le droit naturel relatif, ni, comme la secte, de la perspective d’une réalisation de la loi naturelle absolue et de la loi révélée.  Elle est essentiellement indifférente – là où, comme c’est souvent le cas, elle ne s’associe pas à la secte – et elle prend les formations naturelles comme elles sont.  À un certain égard, cependant, la mystique a elle aussi une importance factuelle pour le droit naturel, mais certes sans recourir à cette dernière expression et sans intégrer son acquis à ce cadre conceptuel. La mystique conséquente a ceci en propre qu’elle considère tous les donnés historiques, cultuels et dogmatiques simplement comme des [187] habits et des expressions d’un phénomène religieux au fond partout identique.  L’attitude chrétienne est l’effet opéré par le Christ en nous, l’effet du principe divin contenu dans le Christ.  C’est donc le même principe qui opère partout, dans toutes les formes du christianisme historique, avec seulement des différences extérieures relatives.  Il n’est pas jusqu’à la profonde piété extra-chrétienne qui ne remonte à ce principe, au Christ en nous, que les païens eux-mêmes ne connaissent pas comme le Christ.  La lumière intérieure est donc identique à la divine essence rationnelle de l’être humain, à la lumière naturelle.  De là suit non seulement, comme dans la secte, l’exigence de tolérance civile, de non-intervention du pouvoir étatique dans les luttes religieuses qui sont ainsi laissées aux seules forces intellectuelles.  De là suit aussi l’idée de la liberté de conscience comme exigence humaine fondamentale, et aussi comme revendication, élevée par toute vérité religieuse relative, de vivre et de se dire et d’affirmer par là le noyau de vérité qu’elle renferme.  Cette lumière intérieure exprimée chez tous les êtres humains est souvent mise en relation avec la loi morale naturelle en tant que noyau lui aussi présent dans toutes les formations éthiques et juridiques positives.  Autant que je sache, toutefois, la liberté de conscience, élément d’une loi naturelle de caractère strictement éthico-juridique, n’est pas désignée en tant que telle au sein de ces cercles.  Il me semble que c’est seulement sous l’influence des Lumières et de leur théorie du droit naturel ou des droits de l’homme, théorie qui tire de la raison toutes les conséquences juridiques, que cette liberté de conscience est intégrée juridiquement aux droits naturels de l’homme.  Mais la chose elle-même provient des cercles de la mystique, et de la secte dans la mesure où elle a fusionné avec la mystique.  À l’inverse, le droit naturel ecclésial avait bien plutôt, tout comme encore le projet des droits de l’homme de Rousseau, érigé l’unité extérieure de la culture et de la religion en exigence rationnelle du droit naturel.  C’est seulement dans les constitutions américaines que l’idée mystique a pris une forme rationaliste et juridique.  Toutefois il ne faut pas négliger le fait que déjà dans le Traité théologico-politique de Spinoza, les exigences de tolérance liées à la mystique du verbe intérieur, du Christ en nous, de la lumière naturelle et de la loi naturelle, ont des accointances avec les exigences scientifiques de la liberté de penser, [188] ce droit humain auquel on ne doit pas renoncer dans le contrat étatique.  Sa longue relation avec les Collégiants de Rijnsburg n’est pas restée sans effet sur Spinoza.  Mais il est vrai que même lui a cru nécessaire de faire contrepoids à ces idéaux modernes suspects d’anarchisme, au moyen de l’idée d’une unité culturelle de l’Église et de l’État; or, Hobbes venait tout juste d’assigner à la sociologie philosophique la tâche d’apporter un fondement nouveau et moderne à cette idée.

Notre regard se reporte ainsi sur le droit naturel classique moderne du xviiie siècle, qui marque le début d’une conception nouvelle et moderne de la sociologie, indépendante de tout critère ecclésial ou religieux, et qui non seulement domine le sentiment instinctif que toute communauté a d’elle-même, mais aussi a marqué profondément la structure juridique et factuelle de toutes les institutions modernes.  Les instaurations et règles divines surnaturelles dans les sphères du profane et de l’Église se sont vu remplacées par l’idéal d’un édifice radicalement nouveau qui partait de l’association des individus; ici l’on s’en remettait aux supputations rationnelles relatives aux fins de la communauté pour l’individu, idée fondamentale sur laquelle on souhaitait établir la théorie juridique.  Par rapport à la culture ecclésiale et à son droit naturel relatif, par rapport aussi à l’enthousiasme eschatologique de la secte, c’est là indubitablement quelque chose de nouveau.

Toutefois, à bien considérer les corrélations présentées jusqu’ici, la probabilité s’impose d’une forte continuité entre le droit naturel profane classique et celui des Églises, et l’essor des nouvelles formations sociales radicales paraît étroitement associé à une reformulation des anciennes idées hellénistico-chrétiennes.  Le droit naturel profane est lui aussi une législation idéelle à bien des égards opposée de manière presque utopique aux lois de nature et aux réalités sociales existantes.  Lui aussi repose sur une forte foi religieuse dans la finalité du monde, sur une foi dans la victoire du bien et d’une rationalité se voulant l’écho et la reformulation du théisme christiano-judéo-stoïcien.  La continuité entre la culture des Lumières et la civilisation chrétienne ecclésiale est partout plus grande qu’il ne paraît aux générations plongées dans la lutte et au sentiment moderne d’aversion contre la civilisation ecclésiale [5].  La seule différence tient à [189] l’optimisme et à l’intérêt pour l’ici-bas, au remplacement de toute révélation surnaturelle par les aptitudes d’une raison s’explicitant elle-même logiquement et d’une complexion éthique universelle, et cette différence tient donc aussi à l’unicité et au radicalisme de l’édifice tiré d’une idée unique et régissant tout.  Mais quant au contenu et en partie aussi quant à la conceptualité formelle, le trésor des vieilles idées se trouve reconduit et réformé.  L’histoire encore à écrire du libéralisme et de la conception jusnaturaliste du monde devrait tenir de cela un compte constant.  Disant cela, bien entendu, on ne nie pas les autres influences et raisons qui ont contribué à la formation du droit naturel profane moderne.  La poussée émancipatrice de la bourgeoisie, le rationalisme de l’État absolu, l’analogie de la pensée rationaliste et mathématique générale, tout cela a eu une importance considérable.  Mais cet écheveau devrait être présenté pour lui-même.  Ici, il s’agissait seulement de mettre en évidence l’intervention du droit naturel ecclésial.

Cet état de choses est bien perceptible déjà chez les grands penseurs qui ont marqué le monde moderne.  Même Hobbes a érigé en idéal la coïncidence de la loi morale chrétienne et du droit naturel.  Certes, il théorise ce droit sans égard à la chute originelle et en se référant à un cadre épicurien plutôt qu’à la tradition stoïco-chrétienne; toutefois, c’est de la doctrine ecclésiale du droit naturel qu’il reprend les grandes problématiques de sa théorie si novatrice.  Grotius, en un recours conscient à des modèles stoïciens et scolastiques, a élargi la portée du droit naturel absolu et strictement rationnel; à l’inverse, il a ravalé la loi morale chrétienne au rang de conseils particuliers, de boursouflures nullement requises par la raison, [190] comme le catholicisme.  Chez Pufendorf, les nouvelles connaissances reposent très clairement sur les anciennes.  Locke voit dans la loi naturelle éthique et juridique qu’il a très librement théorisée un christianisme compris de manière nouvelle.  Enfin, quelque extension que Christian Wolff ait donnée au droit naturel, il a tenu à en affirmer l’identité avec la loi morale chrétienne.  Dans leur usage de la notion de droit naturel, les juristes en ont distingué un abstrait, purement conceptuel, et un autre hypothétique, qui tient compte des circonstances particulières, et ils ont reconduit ainsi l’ancienne distinction entre un droit naturel absolu et un autre relatif.  Par ailleurs, on ne peut méconnaître le fait que le protestantisme réformé, plus radical, a servi au départ d’assise et de stimulant aux nouvelles théories, et que le monde luthérien et catholique n’a que peu à peu emboîté le pas.  Non moins remarquables sont l’accentuation et l’efficacité des éléments stoïciens contenus dans le droit naturel ecclésial; ces éléments en sont ainsi venus à constituer un développement autonome qui a pu se réclamer, outre de la tradition ecclésiale, aussi de celle du droit romain.

Il n’est pas possible ici de préciser davantage ces rapports.  Sur ce point, du reste, la recherche a encore très peu progressé parce que l’histoire de la philosophie est encore peu accoutumée à l’éclaircissement des éléments sociologiques de la pensée philosophique.  Du moins les grandes lignes de cet état de choses ont-elles été dégagées.  Et, partant de là, autre chose encore devient compréhensible.  Au même titre que l’idéal social chrétien et stoïcien, le droit naturel profane moderne est un idéal, une législation idéelle qui, certes, cherchait au départ à théoriser l’origine historique de l’institution sociale, mais qui a acquis une conscience de plus en plus claire du fait qu’en vérité elle est une idée et non pas une loi naturelle ou historique de la société.  Chez Rousseau et surtout chez Kant, il est bien clair que l’idée de droit naturel a pour fonction d’énoncer des critères normatifs permettant de porter un jugement sur la société, et ne consiste pas en une explication de l’origine véritable de celle-ci.  Mais cela ouvre les yeux, ici aussi, sur l’entrechoquement de l’idée et des lois naturelles de la société, tout comme il en avait été pour le droit naturel stoïco-chrétien.  L’idéal chrétien ancien avait connu son ascension dans un contexte de désagrégation individualiste et pessimiste de la société antique, mais il eut tôt fait de manifester son revers, l’opposition aux exigences de la nature.  [191] L’idéal jusnaturaliste moderne a surgi dans un contexte de délitescence des anciennes contraintes féodales et d’émancipation des libres forces vitales, mais il s’est révélé bien assez rapidement opposé à la constitution naturelle de la société.  La pensée moderne se heurte non plus aux résistances engendrées par le péché, mais à des difficultés posées par des lois naturelles, que donnent à voir la théorie de l’évolution, la psychologie raciale et enfin la sociologie.  C’est ainsi que le droit naturel profane des temps modernes et l’idéalisme libéral sont eux aussi pris, mutatis mutandis, dans les mêmes combats et difficultés qu’avait connus l’ancienne idée stoïco-chrétienne.



[1] « Stillen im Lande », allusion à certaines communautés piétistes d’Allemagne au xviiie siècle, qui empruntaient leur nom au Psaume 35, verset 20 : « Ce n’est point de la paix qu’ils (sc. les ennemis) parlent aux paisibles de la terre ». (ndt)

[2] Les « protoplastes » (littéralement : « premiers formés ») sont Adam et Ève avant la Chute. (ndt)

[3] Allusion à la Querelle des Investitures, initiée en 1075 par le pape Grégoire VII. (ndt)

[4] Depuis 1848, l’Église catholique allemande tient régulièrement d’importants « congrès catholiques » (le Katholikentag) qui sont l’occasion de prendre position sur des sujets relatifs à la foi et la société. (ndt)

[5] C’est un des principaux reproches que j’ai élevés dans mon compte rendu du livre de Günther Die Wissenschaft vom [189] Menschen. Ein Beitrag zum deutschen Geistesleben im Zeitalter des deutschen Rationalismus [La science de l’homme.  Contribution à la vie intellectuelle de l’Allemagne à l’ère du rationalisme allemand], paru dans Historische Zeitschrift [Revue historique], t. 103.  [L’honnêteté m’impose de mentionner que Günther a répliqué en 1909 dans son texte Troeltsch-Heidelberg und die Lamprechtsche Richtung [Troeltsch-Heidelberg et l’école de Lamprecht].  Toutefois cette réplique est on ne peut plus rustre.  Elle culmine dans l’affirmation selon laquelle mon compte rendu « montre, outre les préventions théologiques de son auteur, qu’il n’a pas la moindre idée de ce dont il est question ».  « Sans avoir les connaissances suffisantes, il se fait fort de porter un jugement sur des sujets qui ne lui sont pas familiers » et « il a tendance en outre à donner libre cours à ses convictions ».  « Il ne cesse de déplorer que mes recherches ne tiennent pas assez compte de l’ecclésiologie et de la théologie et des sujets connexes. »  Günther ajoute que je n’ai pas lu son livre au complet, que manifestement des pages étaient collées, que j’ai opéré des confusions entre deux livres que je lisais en même temps, etc.  Je puis assurer Günther que j’ai lu chaque ligne attentivement, en particulier les preuves.  Mais quant à la tendance religieuse ou au préjugé théologique, je ne veux pas me justifier devant un auteur qui ne voit que faiblesse de jugement et confusion dans mes efforts pour reconnaître le plus possible de bonnes choses en dépit de mon rejet résolu. (Ce passage entre crochets est omis dans GS – ndt.)]    Il est certes vrai que les Lumières me semblent n’être que le moment d’irruption de la culture moderne et que, bien qu’introduisant de nouveaux motifs, elles me paraissent prendre racine dans une réinterprétation et une réforme des anciennes idées religieuses, qui ne sont pas strictement chrétiennes car elles incluent aussi des éléments du stoïcisme et du néoplatonisme.  Quant aux explications dont Lamprecht a accompagné le livre de son disciple, je n’ai aucune remarque à faire à leur sujet.  Mon jugement sur Lamprecht correspond tout à fait à celui de W. Goetz dans Archiv für Kulturgeschichte, t. 8.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 février 2018 18:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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