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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Théorie de la propriété (1862)
Chapitre I: Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre-Joseph Proudhon (1862), Théorie de la propriété. Un ouvrage publié originalement par A. Lacroix, Verboeckhover et Cie., éditeurs, 1866. Montréal-Paris: L'Harmattan Éditeur, 1997, 246 pages. Collection Les Introuvables.

Chapitre I: Introduction

par Pierre-Joseph Proudhon

§ 1er - Des diverses acceptions du mot propriété.
§ 2 -
Résumé de mes travaux antérieurs sur la propriété.



§ 1er - Des diverses acceptions du mot propriété.


J'ai promis en 1840, j'ai renouvelé ma promesse en 1846, de donner une solution du problème de propriété; je tiens parole aujourd'hui. A mon tour de la défendre, cette propriété, non contre les phalanstériens, les communistes et les partageux, qui ne sont plus, mais contre ceux qui l'ont sauvée en juin 1848, en juin 1849, en mai 1850, en décembre 1851, et qui la perdent depuis.

La propriété, question formidable par les intérêts qu'elle met en jeu, les convoitises qu'elle éveille, les terreurs qu'elle fait naître. La propriété, mot terrible par les nombreuses acceptions que notre langue lui attribue, les équivoques qu'il permet, les amphigouris qu'il tolère. Quel homme, soit ignorance, soit mauvaise foi, m'a jamais suivi sur le terrain même où je l'appelais ? Que faire, qu'espérer, lorsque je vois des juristes, des professeurs de droit, des lauréats de l'institut, confondre la PROPRIÉTÉ avec toutes les formes de la possession, loyer, fermage, emphytéose, usufruit, jouissance des choses qui se consomment par l'usage? - Quoi, dit l'un, je ne serais pas propriétaire de mon mobilier, de mon paletot, de mon chapeau, que j'ai bien et dûment payés! - On me contesterait, dit l'autre, la propriété de mon salaire, que j'ai gagné à la sueur de mon front ! - J'invente une machine, crie celui-ci; j'y ai mis vingt ans d'études, de recherches et d'essais, et l'on me prendrait, on nie volerait ma découverte ! - J'ai , reprend celui-là, produit un livre, fruit de longues et patientes méditations ; j'y ai mis mon style, mes idées, mon âme, ce qu'il y a de plus personnel dans l'homme, et je n'aurais pas droit à une rémunération !

C'est aux logiciens de cette force que, poussant jusqu'à l'absurde la confusion des divers sens dit mot propriété, je répondais, en 1863, d'ans mes Majorats littéraires : « Ce mot est sujet à des acceptions fort différentes) et ce serait raisonner d'une manière bouffonne que de passer, sans autre transition, d'une acception à l'autre, comme s'il s'agissait toujours de la chose. Que diriez-vous d'un physicien qui, ayant écrit un traité sur la lumière, étant propriétaire par conséquent de ce traité, prétendrait avoir acquis toutes les propriétés de la lumière, soutiendrait, que son corps d'opaque est devenu lumineux, rayonnant, transparent; qu'il parcourt soixante-dix mille lieues par seconde et jouit ainsi d'une sorte d'ubiquité ?... Au printemps, les pauvres paysan-nes vont au bois cueillir des fraises, qu'elles portent ensuite à la ville. Ces fraises sont leur produit, par conséquent, pour parler comme l'abbé Pluquet, leur propriété. Cela prouve-t-il que ces femmes soient propriétaires? Si on le disait, tout le monde croirait qu'elles sont propriétaires du bois d'où viennent les fraises. Hélas ! c'est juste le contraire qui est la vérité. Si ces marchandes de fraises étaient propriétaires, elles n'iraient pas au bois chercher le dessert des propriétaires elles le mangeraient elles-mêmes. »

Cherchons encore, pour bien faire comprendre mi pensée et bannir toute équivoque, d'autres acceptions du mot propriété.

L'article 554 du Code civil dit : « Le PROPRIÉTAIRE DU SOL qui a fait des constructions, plantations et ouvrages avec des matériaux qui ne lui appartenaient pas doit en payer la valeur; il peut aussi être condamné à des dommages-intérêts, s'il y a lieu. Mais le propriétaire des matériaux n'a pas te droit de les enlever. »

Inversement l'article 555 dispose : « Lorsque les plantations, constructions et ouvrages ont été faits par un tiers et avec ses matériaux, le propriétaire dit fonds a droit ou de les retenir oit d'obliger ce tiers a les enlever. - Si le propriétaire dit fonds demande la suppression des plantations et constructions, elle est aux frais de celui qui les a faites, sans aucune indemnité pour lui ; il peut même être condamné a des dommages-intérêts, s'il y a lieu, pour le préjudice que peut avoir éprouvé le propriétaire du fonds. - Si le propriétaire préfère conserver ces constructions et plantations, il doit le remboursement des matériaux et du prix de la main-d'œuvre, sans égard à la plus ou moins grande augmentation de valeur que le fonds a pu recevoir. »

Bien que le législateur emploie le mot de propriétaire, qu'il s'agisse du fonds ou des matériaux, on voit que cependant les deux personnes ne sont pas sur le pied d'égalité. Le possesseur, simple usager, locataire, fermier, qui a plan-té, reboisé, drainé, irrigué,peut être condamné à détruire de ses mains ses travaux d'aménagement, d'amendement, d'amélioration du sol, si mieux n'ai-me le propriétaire dit fonds lui rembourser ses matériaux et sa main-d'œuvre, s'attribuant gratuitement et intégralement la plus-value donnée à sa terre par le travail du colon. Ainsi réglé par les chapitres 1 et 2 du titre II, livre II, du Code civil sur le droit d'accession : « Tout ce qui s'unit et s'incorpore à la chose appartient au propriétaire. »

Les choses ne se passent pas autrement dans la pratique.

Du temps immémorial, la Sologne, par exemple, était citée comme une contrée maudite, aride, sablonneuse, marécageuse, insalubre autant qu'infertile; des garennes, quelques étangs poissonneux, des landes, des ajoncs, de maigres pâtis pour les moutons, dont la dent ronge l'herbe jusqu'à la racine , de rares champs de sarrasin et autres cultures inférieures, quinze ou vingt hectares (la superficie pour faire vivre une famille : telle était la condition de ce triste pays. Depuis une vingtaine d'années, l'attention de cultivateurs capitalistes a été attirée de ce côté ; ils se sont dit qu'avec les chemins de fer, il serait possible d'une part d'amener sur les terres solognotes les éléments qui leur manquent : plâtre, chaux, engrais, immondices fécondantes des grandes villes, fumiers des casernes, etc.; d'autre part, que les produits agricoles qu'ils obtiendraient auraient leur placement tout trouvé par les mêmes moyens de circulation. Que faire ? Acheter des terres et constituer d'immenses domaines ? Mauvaise spéculation au point de vue du but qu'il s'agissait d'atteindre. Celui qui, ayant 100, 000 francs, en immobilise 50,000 dans l'acquisition du fonds, n'a plus que 50,000 francs à consacrer à l'amendement et à la main-d’œuvre ; il diminue de moitié ses moyens d'action. Aussi, au lieu, d'acheter le fonds, les nouveaux colons contractèrent des baux de trente, quarante et cinquante ans. L'exemple fut suivi, et la Sologne est aujourd'hui en voie de transformation, disons mieux, de création : dessèchements, assainissement, plâtrage, chaulage, marnage, fumure, plantations de pins et autres essences propres aux terrains pauvres, établissement de prairies artificielles, élève en grand du bétail, en vue des engrais autant qu'en vue des produits, substitution des céréales et des plantes industrielles au blé noir, défrichement des landes, remplacement des ajoncs par les trèfles, sainfoins, luzernes : telles sont les merveilles enfantées par l'intelligence, la science et le travail sur les domaines incultes du propriétaire oisif et contemplatif, dont tout le mérite est de vouloir bien laisser faire, MOYENNANT RENTE ET TRIBUT.

Il est aisé de comprendre qu'à l'expiration des baux de trente et quarante ans, la valeur originaire du fonds pèsera d'un faible poids dans l'inventaire de l'exploitation, et que si la propriété était vraiment le fruit du travail, la part du locateur ne serait pas lourde à rembourser. Mais le droit d'accession a arrangé les choses d'une autre manière : le propriétaire garde. tout de plein droit, sans égard à la plus-value que son fonds a pu recevoir. En sorte que le fermier, s'il renouvelle bail, doit payer au propriétaire l'intérêt des sommes qu'il a dépensées, lui colon, pour l'amélioration du fonds ; en un mot, qu'il reste ou qu'il se retire, soit avoir est perdu pour lui.

Nous voilà loin des églogues de MM.Troplono, Thiers, Cousin, Sudre, Laboulaye sur la propriété et sa légitimation par le travail, la prime-occupation, l'affirmation du moi et autres considérations transcendantales ou senti-mentales. Le public comprend-il déjà que d'un chapeau, d'un manteau à une terre, une maison, il y a un abîme quant à la manière de posséder, et que si la grammaire permet de dire, par figure, « la propriété d'un lit, d'une table, » comme on dit « la propriété d'un champ, » la jurisprudence ne souffre pas cette confusion ?

Prenons un autre exemple : « La propriété dit sol, dit l'article 552, emporte la propriété du dessus et du dessous. » Grand fut l'étonnement et grosse la clameur des compagnies d'éclairage au gaz, lorsque la ville de Paris leur signifia qu'en vertu de l'article précité, la propriété des tuyaux de conduite établis sous les rues lui appartenait. La loi ici est formelle et ne comporte pas l'ombre d'une équivoque; en vain les compagnies objectaient : Nous avons acheté notre tubulure, nous l'avons fait poser à nos frais; nous avons encore payé à la ville tous les droits de voirie exiges en pareille circonstance; vous nous dépouillez de notre propriété : c'est de la confiscation. La ville répondait, le Code à la main : Il y a propriété et propriété; la mienne est domaniale et la vôtre serve,voilà tout. Si vous ne voulez entrer en composition avec moi pour l'usage de votre matériel, devenu mien, je le vendrai ou l'affermerai à d'autres.

Remarquons ici que la ville ne se réclame pas, comme représentant une collectivité, d'un droit supérieur au droit des individus. Ce qu'elle fait, le premier propriétaire de terrain venu peut le faire, et ne s'en prive pas à l'occasion. Il s'est établi aux alentours de Paris une vaste spéculation sur cette disposition de la loi, ignorée de la masse. Vous voyez force écriteaux : terrains à vendre avec facilités de payement. Nombre de bourgeoisillons, d'ouvriers aisés, piqués d e la tarentule propriétaire, se sont lotis ainsi de terrains à 6 francs,10 francs et jusqu'à 20 francs le mètre,sans songer d'abord que le prix de 10 francs le mètre porte le sol à 100 000 francs l'hectare ; ils ont ainsi acheté des gravats dix fois plus cher que ne se vendent les meilleures prairies naturelles de la Normandie ou de l'Angoumois. Puis, les premiers termes et les frais de mutation payés, ils se sont mis à construire. Pour quelques-uns qui ont pu mener à bout l'entreprise, le plus grand nombre s'y sont épuises. Incapables de payer leurs échéances, ils ont dû abandonner au vendeur, avec le terrain, leur ébauche de construction. Le propriétaire finit ainsi par avoir gratuitement une maison dont l'un a payé les fouilles et les fondations, l'autre les gros murs, celui-ci la toiture, celui-là les aménagements intérieurs. Aussi les facilités de payement s'accordent-elles en raison directe de l'insolvabilité présumée de l'acquéreur : l'intérêt du spéculateur est que son acheteur ne paye pas. Les Parisiens, grâce au nombre sans cesse grossissant des victimes de l'éviction, commencent à comprendre que justice et propriété ne sont pas synonymes.

Terminons cet exposé, populaire par un exemple plus saisissant encore que les précédents :

Un industriel loue a bail de vingt ans, à un prix fabuleux, telle encoignure dans un des plus beaux quartiers de Paris, afin d'y établir un café; il paye religieusement, conformément aux usages, ses six mois d'avance ; puis il appelle les peintres, décorateurs, tapissiers, appareilleurs pour le gaz, fabricants de bronzes, de lustres; il meuble avec une même splendeur ses salons et sa cave, le tout à crédit. Observons d'abord cette différence : tandis que les fournisseurs accordent du terme, le propriétaire est payé par anticipation. Au bout de quelque temps, un an, dix-huit mois, l'entrepreneur de café tombe en faillite. Aucun de ses fournisseurs n'est payé; chacun s'en vient pour reprendre qui ses candélabres et sa plomberie, qui ses divans, fauteuils, tables, chaises, qui ses vins, liqueurs et sirops, qui ses glaces, etc., trop heureux d'atténuer d'autant la perte. Mais ils ont compté sans le privilège du locateur, articles 2100 et suivants. Le propriétaire, qui n'a rien perdu, grâce à ses six mois d'avance, inter-vient et dit : J'avais le bénéfice d'un bail -avantageux sur lequel il reste encore dix-neuf ans à courir; je doute que je trouve pareil loyer de mon immeuble; c'est pourquoi, pour me garantir le produit intégral de mon contrat, je saisis tous les meubles, glaces, pendules, vins, liqueurs et objets quelconques qui garnissent les lieux; je ne m'inquiète pis qu'ils soient ou non payés. Je suis propriétaire privilégie, tandis que vous êtes de simples marchands et fabricants ; la propriété immobilière est régie par le Code civil, et celle des pro-duits et denrées par le Code de commerce. Libre a vous d'appeler vos marchandises et fournitures propriétés : la dénomination est simplement honorifique, pour ne pas dire usurpatoire. La loi a su réduire à sa juste valeur cette impertinente qualification.

Avons-nous forcé, dans notre hypothèse, le sens. les articles du Code sur le privilège du propriétaire-locateur? Voici ce que nous lisons dans la semaine judiciaire de la Presse (11 septembre 1865), sous la, signature de M. EUGÈNE PAIGNON :



« Une question qui agite le monde judiciaire et aussi le monde des affaires depuis un demi-siècle s'est produite dans ces derniers temps avec une grande, intensité, et nous croyons qu'il serait opportun de faire cesser les controverses regrettables auxquelles. elle donne lieu, en les faisant trancher d'une manière définitive par une loi. C'est celle-ci : Au cas de faillite de son locataire, le propriétaire a-t-il une créance actuellement exigible qui lui permette d'obtenir le payement immédiat de tous les loyers échus et même de ceux à échoir?

« La question ayant été soumise, par renvoi de la, cotir de cassation, à la cour impériale d'Orléans, cette cour a consacré le droit du propriétaire dans son. étendue la plus large.

« Ce n'est pas seulement un droit de privilège fondé sur l'article 2102 du Code Napoléon que l'arrêt consacre au profit du propriétaire, pour tous les loyers. même non échus; la cour d'Orléans reconnaît encore au propriétaire le droit d'exercer contre le failli ou son syndic une action directe tendant au payement de tous les loyers échus et de tous les loyers à échoir, sinon à la résiliation immédiate du bail. « L'espèce déférée à la cour impériale présentait des circonstances de fait sur lesquelles s'appuyait vivement le locataire pour repousser la résiliation demandée, a défaut de payement, résiliation désastreuse pour la liquidation de sa faillite.

« Le propriétaire demandait le payement immédiat de 58,000 francs environ pour les loyers à échoir jusqu'à la fin du bail. Ce payement eût absorbé, s'il eût été réalisé, au delà même de l'actif de la faillite. Versée aux mains du propriétaire . cette somme lui constituait, par son intérêt annuel, un avantage considérable.

« D'autre part, le locataire alléguait que si, par le l'ait de sa faillite, il avait diminué les sûretés du propriétaire, les sûretés qui lui restaient étaient cependant de nature à le mettre à l'abri de toute crainte sérieuse :


1º L'immeuble, loué depuis six ans, et pour une durée de vingt années avait été augmenté considérablement dans sa valeur vénale ou locative, par des améliorations dont le chiffre dépassait 20,000 francs;

« 2º La valeur totale des locations consenties par le syndic s'élevait à 5,000 francs ait lieu de 2,800 fr., montant de la location originaire;

« 3º Enfin, un mobilier supérieur au mobilier dit failli, des marchandises d'une valeur au moins égale à celles qui garnissaient l'immeuble pendant la jouissance du failli, étaient des garanties suffisantes pour le propriétaire.

« Toutes ces considérations. n'ont pas paru à la cour de renvoi de nature a modifier la solution de la question. La cour a seulement accordé un délai de trois mois ait failli et ait syndic pour satisfaire a la demande de payement ; et, à défaut de ce payement dans ledit délai, elle a prononcé la résiliation du bail.

« A la suite de cet arrêt, qui enlevait au locataire toute espérance d'avenir commercial , celui-ci s'est donné la mort.

« On ne petit méconnaître combien rigoureuse est cette solution pour les locataires et pour leurs créanciers.

« D'excellents esprits se sont inclinés devant cette jurisprudence et ont proclamé qu'au pouvoir législatif seul il appartenait de remédier a l'exercice peut-être excessif du droit du propriétaire en modifiant la législation sur ce point.

« C'est au législateur d'aviser, s'écriait M. l'avocat général Moreau, un vigoureux esprit, celui-là, devant la cour de Paris, en 1862, dans ses remarquables conclusions; quant à nous, organe de la loi existante, il nous suffira de dire : Dura lex, sed lex. »

« Nos lois, dit à ce propos l'un des jurisconsultes les plus éminents de notre époque, M. Mourlon, cité par l'auteur de l'article ; nos lois confèrent-elles aux propriétaires-locateurs le droit, quand leur locataire fait faillite, de s'enrichir à ses dépens oit d'achever de le ruiner, quoiqu'ils n'aient à le faire aucun intérêt légitime et appréciable ? Si nous posions la question en ces termes, on nous reprocherait sans doute la singularité et l'irrévérence d'un tel paradoxe.

« Cependant nous n'inventons rien. Quiconque consentira à envisager les choses dans leur réalité se verra contraint de reconnaître que, sous d'ingénieux déguisements, la question que nous venons de poser se plaide toits les jours devant les tribunaux.

« Au reste, laissons parler les faits. De vastes magasins, par exemple, ont été loués pour cinquante années, au prix annuel de 50,000 francs; le locataire y a apporté des meubles et des marchandises en assez grande quantité pour assurer, dans une juste mesure, la tranquillité du propriétaire. Il a fait plus : il a, par des dépenses considérables et par le succès même de ses opérations commerciales, porté très-haut la valeur locative des lieux qu'il exploite. S'il lui plaisait de céder son bail, ainsi que son titre lui en laisse ou lui en donne le droit, il lui serait facile de trouver preneur à 60,000 francs par chaque année. Après dix ans de prospérité, pendant lesquelles les loyers échus ont été payés au fur et à mesure de leurs échéances, de fâcheux événements, des imprudences, si l'on veut, surviennent, qui entraînent la faillite du locataire. De là, entre le propriétaire d'une part et le failli ou ses créanciers d'autre part, un conflit à régler.

« Je vous laisse le choix~ dit le propriétaire : ou payez-moi dès à présent tous mes loyers à échoir, c'est-à-dire quarante fois 50,000 francs, ou résilions le bail.

« Votre alternative, répondent les autres créanciers, ne nous laisse aucune liberté , comment, en effet vous payer sur-le-champ deux millions ? Deux millions, c'est plus que l'actif de la faillite. Donc, c'est la ruine du failli et en même temps la nôtre, si la loi nous oblige à subit- votre prétention. Si vous aviez un intérêt légitime à vous montrer si implacable,. la loi pourrait sans doute être entendue dans le sens de l'alternative que vous nous opposez ; mais à ne considérer que l'équité, que pouvez-vous prétendre? Des sûretés raisonnables pour le payement de vos, loyers éventuels ? Ces sûretés, nous sommes prêts à vous les donner. Le droit an bail dont le failli a, d'après les arrangements que vous avez pris avec lui, l'entière et pleine disposition, nous le céderons à un tiers qui laissera et même apportera, dans les lieux loués, autant de meubles et de marchandises qu'il en faudra pour mettre votre intérêt à l'abri des périls. que vous pouvez justement craindre.

« Prenons, si vous le voulez, une autre combinaison. Un concordat avantageux nous est proposé ; nous sommes prêts à l'accepter. Le failli, que nous allons. rétablir à la tête de ses affaires, laissera dans les lieux loués tous les meubles et toutes les marchandises qui s'y trouvaient lors de sa faillite; si même vous l'exigez, il y apportera de nouveaux objets qui donneront a votre gage une étendue qu'il n'a jamais eue, et sur laquelle vous ne pouviez même point compter.

« Nos propositions manquent-elles de justice ? Quel motif honnête vous les petit faire refuser ? Votre gage est-il compromis ? Au lieu de l'amoindrir, nous l'étendons. Or, si aucun péril sérieux ne vous menace, si la faillite de votre, locataire ne vous fait aucun préjudice, ou si le dommage qu'elle vous cause est complètement effacé, quel but pouvez-vous poursuivre, si ce n'est de faire le mal pour le mal, ou de vous enrichir aux dépens d'autrui ? Vous payer dès à présent et sans escompte le total de vos loyers à échoir : ce sera véritablement vous payer deux fois ait moins ce (lui pourra vous être dû. Résilier le bail, ce sera faire passer des mains du failli dans les vôtres une portion de son patrimoine, puisque cette résiliation vous attribuera à son préjudice la plus-value locative qu'il a créée, soit par les relations qu'il a établies entre le public et les lieux loués, soit par les travaux qu'il y a exécutés. Sachez donc le comprendre : ce que vous demandez est hors de toute justice.

« Qu'importe ? réplique le propriétaire ; ce que je réclame, la loi me l'accorde ; soumettez-vous.

« Cela est douloureux à dire, répond à son tour la jurisprudence, mais ce qu'il affirme et poursuit est véritablement son droit. »



Le lecteur doit maintenant comprendre la différence qui existe entre possession et PROPRIÉTÉ . C'est de cette dernière seulement que j'ai dit qu'elle est le vol. La propriété, c'est la plus grande question de la société présente ; c'est tout. Voilà quelque vingt-cinq ans que je m'en occupe, ; mais avant de dire mon dernier mot sur l'institution , je crois utile de résumer. ici mes études antérieures.



§ 2. - Résumé de mes travaux antérieurs sur la propriété.


En 1840, lorsque j'ai publié mon premier Mémoire sur la propriété, j'ai eu soin de la distinguer de la possession ou simple droit d'user. Quand le droit d'abuser n'existe pas, quand la société ne le reconnaît, pas aux personnes, il n'y a pas, disais-je, de droit de propriété ; il y a simplement droit de possession. Ce que je disais dans mon premier mémoire, je le dis encore aujourd'hui - le propriétaire d'une chose, - terre, maison, instrument de travail, matière première ou produit, peu Importe, - peut être une personne oit un groupe, un père de famille ou une nation : dans un cas comme dans l'autre, il n'est vrai-ment propriétaire qu'à une condition c'est d'avoir sur la chose une souveraineté absolue c'est d'en être exclusivement le maître, dominus c'est que cette chose soit son domaine, dominium.

Or, en 1810, j'ai nié carrément le droit de propriété. Tous ceux qui ont lu mon premier mémoire savent que je le niais pour le groupe comme pour l'individu, pour la nation comme pour le citoyen : ce qui excluait de ma part toute affirmation communiste ou gouvernementaliste. - J'ai nié le droit de propriété, c'est-à-dire le droit d'abuser sur toutes choses, même sur celles que nous appelons nos facultés. L'homme n'a pas plus le droit d'abuser de ses facultés que la société d'abuser de sa force. « M. Blanqui, disais-je en réponse à la lettre que cet estimable économiste venait de m'adresser, reconnaît qu'il y a dans la propriété une foule d'abus et d'odieux abus ; de mon côté, j'appelle exclusivement propriété la somme de ces abus. Pour l'un comme pour l'autre, la propriété est un polygone dont il faut abattre les angles; mais, l'opération faite, M. Blanqui soutient que la figure sera toujours un polygone (hypothèse admise en mathématiques, bien qu'elle ne soit pas prouvée), tandis que je prétends, moi, que cette figure sera un cercle. D'honnêtes gens pourraient encore s'entendre à moins. » (Préface de la seconde édition, 1841.)

Comme travailleur, disais-je à cette époque, l'homme a incontestablement un droit personnel sur son produit. Mais en quoi consiste ce produit ? Dans la forme ou façon qu'il a donnée à la matière. Quant à cette matière elle-même, il ne l'a aucunement créée. Si donc, antérieurement à son travail, il a eu le droit de s'approprier cette matière, ce n'est pas à titre de travailleur, c'est à un autre titre. C'est ce qu'a fort bien compris Victor Cousin. Pour ce philosophe, le droit de propriété n'est pas uniquement fondé sur le droit du travail ; il est fondé tout à la fois sur ce droit et sur le droit antérieur d'occupation. - Sans doute ! Mais ce dernier droit, qui n'est pas encore celui de propriété, appartient à tous; et quand M. Cousin reconnaît un droit de préférence au premier occupant, il suppose que les matières sont offertes à tous, qu'elles lie manquent à personne, et que chacun petit se les approprier. Dans cette supposition, je n'hésite pas à reconnaître que, postérieurement au travail, le droit personnel de possession sur la forme entraîne un droit personnel de possession sur la matière façonnée. Mais, la supposition est-elle d'accord avec les faits?

Là où la terre ne manque à personne, là où chacun peut en trouver gratuitement à sa convenance, j'admets le droit exclusif du premier occupant ; mais je ne l'admets qu'à titre provisoire. Dès que les conditions sont changées, je n'admets plus que l'égalité du partage. Sinon, je dis qu'il y a abus. J'accorde bien qu'alors celui qui a défriché a droit à une indemnité pour son travail. Mais ce que je n'accorde pas, c'est, en ce qui touche le sol, que la façon donnée implique l'appropriation du fonds. Et, il importe de le faire remarquer, les propriétaires ne l'accordent pas plus que moi. Est-ce qu'ils reconnaissent à leurs fermiers un droit de propriété mir les terres que ceux-ci ont défrichées ou améliorées ?...

En bonne justice, disais-je dans mon premier mémoire, le partage égal de la terre ne doit pas seulement exister au point de départ; il faut, pour qu'il n'y ait pas abus, qu'il soit maintenu de génération en génération. Voilà pour les travailleurs des industries extractives. Quant aux attires industriels, dont à égalité de travail les salaires doivent être égaux à ceux des premiers, il faut que, sans occuper la terre, ils aient la jouissance gratuite des matières dont ils ont besoin dans leurs industries; il faut qu'en payant avec leur propre travail, ou, si l'on aime mieux, avec leurs produits, les produits des détenteurs du fonds, ils ne payent que la façon donnée par ceux-ci à la matière ; il faut que le travail seul soit payé par le travail, et que la matière soit gratuite. S'il en est autrement, si les propriétaires fonciers perçoivent une rente à leur profit, il y a abus.

Excédant de la valeur du produit brut sur celle des frais de production, parmi lesquels doit être compris, avec le salaire du cultivateur, le rembourse-ment ou amortissement des dépenses faites dans l'exploitation, la rente foncière, - je l'appelais fermage en 1840, - existe tout aussi bien pour le propriétaire lorsqu'il cultive lui-même que lorsqu'un fermier cultive à sa place. Par elle, les manufacturiers sont, ainsi que les cultivateurs non propriétaires, exclus du partage de la terre, de la jouissance gratuite de la matière, des forces naturelles non créées par l'homme. Ils ne peuvent en jouir qu'onéreusement, avec la permission des propriétaires fonciers, auxquels ils cèdent, pour avoir cette permission, une part de leurs produits ou de leurs salaires. Qu'ils la leur cèdent directement ou indirectement, peu importe; la rente foncière est un impôt perçu par les propriétaires fonciers sur tous les salaires, y compris les leurs. Et comme cet impôt n'est pas la rémunération d'un travail, comme il est autre chose que l'amortissement des dépenses faites sur la terre, je l'appelle aubaine.

« Suivant Ricardo, Mac-Culloch et Mill, le fermage proprement dit n'est autre chose que l'excédant du produit de la terre la plus fertile sur le produit des terres de qualité inférieure; en sorte que le fermage ne commence a avoir lieu sur la première que lorsqu'on qu'on est obligé, par l'accroissement de population, de recourir à la culture des secondes... Comment des différentes qualités du terrain peut-il résulter un droit sur le terrain ?... Si l'on s'était borné a dire que la différence des terres a été l'occasion du fermage, mais non qu'elle en a été la cause, nous aurions recueilli de cette simple observation un précieux enseignement: c'est que l'établissement du fermage aurait eu son principe, dans le désir de l'égalité. En effet, si le droit de tous les hommes à la possession des bonnes terres est égal, nul ne petit, sans indemnité, être contraint de cultiver les mauvaises. Le fermage, d'après Ricardo, Mac-Culloch et Mill, aurait donc été un dédommagement ayant pour but de compenser les profits et les pertes. Quelle conséquence pouvaient-ils en déduire en faveur de la propriété ?....»

Qu'ai-je surtout attaqué en 1840 ? Le droit d'aubaine, ce droit tellement inhérent, tellement intime a la propriété, que là où il n'existe pas, la propriété est nulle.

« L'aubaine, disais-je, reçoit différents noms, selon les choses qui la produisent : fermage pour les terres; loyer pour les maisons et les meubles ; rente pour les fonds placés à perpétuité ; intérêt pour l'argent ; bénéfice, gain, profit (trois choses qu'il ne faut pas confondre avec le salaire ou prix légitime du travail) pour les échanges... La Constitution républicaine (le 1793, qui a défini la propriété : « Le droit de jouir du « fruit de son travail, » s'est trompée grossièrement;elle devait dire : La propriété est le droit de jouir et de disposer a son gré du bien d'autrui, du fruit de l'industrie et du travail d'autrui.

« En France, vingt millions de travailleurs, répandus dans toutes les bran-ches de la science, de l'art et de l'industrie, produisent toutes les choses utiles a la vie de l'homme ; la somme de leurs journées égale, chaque année, par hypothèse, 20 milliards ; mais à cause du droit de propriété et de la multitude des aubaines, primes, dîmes, intérêts, pots-de-vin, profits, fermages, loyers, rentes, bénéfices de toute nature et de toute couleur, les produits sont estimés par les propriétaires et les patrons 25 milliards : qu'est-ce que cela veut dire? Que les travailleurs qui sont obligés de racheter ces mêmes produits pour vivre doivent payer 5 ce qu'ils ont produit pour 4, ou jeûner de cinq jours l'un. »

La première conséquence de ce bénéfice, c'est, en rendant la concurrence universelle impossible, de détruire l'égalité des salaires entre les diverses pro-fessions ou fonctions sociales, et, en la détruisant, de créer une division irrationnelle de ces fonctions. La division des travailleurs en deux classes, celle des manœuvres et celle des ingénieurs, celle des dirigés et celle des dirigeants, est tout à la fois irrationnelle et injuste. L'inégalité des salaires entre les diverses fonctions sociales est injuste, puisque ces fonction-, sont également utiles, et que par leur division nous sommes tous associes dans la production.

Personne ne peut dire qu'il produit seul. Le forgeron, le tailleur, le cordonnier, etc., etc., coopèrent avec le cultivateur au labourage de la terre, de même que le cultivateur coopère à la fabrication de leurs produits. Le manœuvre est coopérateur dans le travail de l'ingénieur, comme celui-ci est coopérateur dans le sien.

En affirmant dans mon premier mémoire qu'a égalité de travail, les salaires doivent être égaux entre toutes les professions, j'avais oublié de dire deux choses : la première, que le travail se mesure en raison composée de sa durée et de son intensité ; la seconde, qu'il ne faut comprendre dans le salaire du travailleur ni l'amortissement de ses frais d'éducation et du travail qu'il a fait sur lui-même comme apprenti non payé, ni la prime d'assurance contre les risques qu'il court, et qui sont loin d'être les mêmes dans chaque profession : risques de chômage et de déclassement, d'infirmité et de mort ; ce dernier risque, parce que le père de famille doit pourvoir, même après sa mort, à l'existence de sa femme-et de ses enfants mineurs.

J'ai réparé ces divers oublis dans mon second Mémoire (1841), dans l'Avertissement aux propriétaires (1842) et dans la Création de l'ordre (1843). « Pour établir l'égalité entre les hommes, disais-je à M. Blanqui dans mon second Mémoire, il suffit de généraliser le principe des sociétés d'assurance, d'exploitation et de commerce. » Dans les sociétés d'exploitation et de commerce, - tous les comptables sont là pour l'affirmer, - le droit d'aubaine ne s'exerce que contre l'étranger ; il ne s'exerce pas plus contre l'associé réel que contre les associés fictifs : capital, caisse, portefeuille, matières premières, marchandises diverses. Lorsqu'un associé, fictif ou réel, subit une perte, cette perte est portée, comme le bénéfice, au compte de tous.

Chose contradictoire, et sur laquelle j'ai eu soin d'appuyer à diverses reprises : si nous nous traitons tous en étrangers, c'est-à-dire en ennemis comme propriétaires, nous ne manquons jamais de nous traiter en associés comme travailleurs échangistes. Est-ce,qu'en échangeant nos produits contre les siens, nous n'indemnisons pas le fermier du fermage qu'il paye au propriétaire de sa terre l'emprunteur, de l'intérêt qu'il paye à son créancier le commerçant et l'industriel, des loyers qu'ils payent aux propriétaires de leurs magasins et de leurs ateliers ? - Supprimons toutes les aubaines par lesquelles nous faisons actes de propriétaires ; et ipso facto nous sommes tous associés ; pour assurer la perpétuité de l'association, nous n'avons plus qu'à l'organiser en créant collectivement un certain nombre d'institutions de mutualité : assurances mutuelles, crédit mutuel, etc.

Lorsque le travailleur fait entrer dans son salaire apparent une prime d'assurance contre les risques spéciaux qu'il court, c'est celui qui consomme le produit de son travail qui la paye. En échangeant produits contre produits, plus généralement services contre services, tous s'assurent réciproquement contre leurs risques respectifs ; et, comme ce sont ceux qui courent les plus grands risques qui reçoivent les plus fortes primes, on petit dire que la société ou association universelle des travailleurs a pour but de réaliser l'égalité des salaires. Que les aubaines soient supprimées ; que toutes les primes soient versées à des sociétés corporatives d'assurance mutuelle; et, sans que la chari-té, toujours insuffisante parce qu'elle est inorganique, ait besoin d'intervenir, les salaires seront égaux entre toutes les professions. S'ils ne le sont pas alors, c'est que les primes auront été mal calculées. Mais la statistique étant ainsi organisée, les rectifications ne se feront pas longtemps attendre. On n'aura jamais sans doute une égalité absolue ; mais, par une série d'oscillations dont l'amplitude diminuera de plus en plus, on s'en rapprochera progressivement ; et l'égalité approximative sera bientôt un fait.

Supposons maintenant, pour fixer les idées, une profession qui compterait 115 travailleurs, savoir 100 compagnons, tous capables de créer des produits de même qualité, et 15 apprentis. Ces derniers devraient-ils, à travail égal, recevoir le même salaire que les premiers? Je ne l'ai jamais affirmé. Les 100 compagnons devraient-ils gagner, à travail égal, le même salaire que ceux des autres professions si, d'après le chiffre de la population, l'état des besoins et celui de l'industrie, 98 suffisaient ? En aucune façon. J'ai toujours dit, notamment dans la Création de l'ordre, que c'était aux consommateurs a avertir eux-mêmes les travailleurs de chaque profession lorsque leur nombre dépassait la proportion normale. J'ai dit seulement que, dans une société bien organisée l'avertissement pouvait être donné autrement que par une diminution de salaire ; et que cette diminution, qui est un acte de guerre, ne devait être faite qu'en cas d'obstination des travailleurs avertis.

J'ai dit que, dans tous les cas, c'étaient les travailleurs qui devaient faire eux-mêmes la police intérieure de leur profession et se réduire au nombre normal ; - que cette réduction impliquait de toute nécessité la négation des corporations fermées; - que la police intérieure des professions ne devait être faite par la guerre, ou ce qu'on appelle aujourd'hui la concurrence, que dans les cas où elle n'aurait pu se faire à l'amiable ; - qu'à ce titre les travailleurs d'une même profession devaient s'organiser en une société d'assurance mutuelle à l'effet d'indemniser ceux d'entre eux dont l'intérêt social exigerait le déclassement.

J'ai dit qu'une fois en nombre normal dans chaque profession, les compagnons capables de créer des produits de même qualité n'avaient, plus à se disputer les commandes: celles-ci se partageant nécessairement entre eux d'une manière égale, si, étant par exemple ait nombre de 1,000, ils étaient égale-ment capables de satisfaire chacun au millième de la commande. J'ai dit que si quelques-uns d'entre eux, par exemple 100, avaient alors la force et la volonté d'exécuter chacun un dix millième au delà du millième, ce serait une preuve que la corporation contient 10 compagnons de trop, et que le nombre de ces compagnons doit être réduit de 1,000 à 990 ; ce qui sort de l'hypothèse.

J'ai donc eu le droit d'affirmer que l'inégalité des salaires entre les travail-leurs d'une même profession n'est possible, lorsqu'ils sont en nombre normal , que si quelques-uns d'entre eux ne veulent pas ou ne peuvent pas suffire à la commande totale divisée par ce nombre. S'ils ne le veulent pas, s'ils se contentent d'un salaire inférieur, la justice est satisfaite. S'ils ne le peuvent pas, s'ils sont incapables de gagner, dans la profession qu'ils ont embrassée, un salaire à peu près égal à celui des autres, ce sont ou des infirmes,ou des travailleurs mal classés.

Les infirmes, c'est-à-dire ceux qui sont nés ou qui sont devenus incapables de gagner, non pas seulement dans une ou plusieurs professions, - auquel cas ils ne seraient que des travailleurs mal classés,-à mais dans toutes, un salaire approximativement égal à celui des autres, doivent être indemnisés par l'assurance mutuelle contre le risque d'infirmité, au moyen de primes payées par les pères de famille pour leurs enfants nés ou à naître, et par les travailleurs pour eux-mêmes. Avec le principe de mutualité, qui a toujours été le mien, et qui défie toutes les attaques, parce qu'il est un corollaire de la justice, la charité est inutile, ou, si l'on aime mieux, elle est redevenue justice, en étant organisée d'une manière intelligente et intelligible.

Les travailleurs mal classés n'attestent qu'une chose : la mauvaise organisation de la société et de l'enseignement professionnel. Lorsqu'ils sont, très nombreux,ils attestent surtout l'extrême inégalité des fortunes, conséquence du droit d'aubaine, qui permet rarement au fils du pauvre d'embrasser la profession qui lui convient le mieux, et qui fait rechercher au fils dit riche des professions qui ne lui conviennent pas du tout.

Que les citoyens cessent de reconnaître le droit d'aubaine, qu'ils organisent la cité d'après les données de la justice et de la science, et il n'y aura plus un seul travailleur mal classé ; tous gagneront, à travail égal, des salaires a peu près égaux.

Vous oubliez, objectait-on, que tous les travailleurs d'une même profession ne sont pas également capables de créer des produits de même qualité. Aux saint-simoniens et phalanstériens, qui me faisaient cette objection, je répondais dans l'Avertissement aux propriétaires : « Tout talent fortement prononcé donne lieu à une division dans le travail, en un mot, à une fonction. Ce talent tombe sous la loi d'égalité dans les échanges, formulée par Adam Smith. » Le cordonnier qui a appris en quelques mois à fabriquer des souliers de pacotille veut-il essayer de faire des chaussures de qualité supérieure : il gagnera moins que. l'ouvrier dont l'apprentissage a été complet, encyclopédique; et cela est de toute justice, puisqu'il n'est qu'apprenti, ignorant de son métier. Mais qu'il se décide à ne faire que des souliers de pacotille, et son salaire réel, c'est-à-dire son salaire apparent, diminué de l'amortissement de ses frais d'apprentissage, sera le même que le salaire réel des cordonniers de l'autre profession. Faites la déduction des aubaines et de leurs conséquences ; vous verrez qu'il en est ainsi dans la société actuelle.

Il y a, dit-on, de bons et de méchants. artistes, qui pourtant dépensent dans l'exercice de leur art autant de temps et d'argent les tins que les autres : travailleurs bien classés et travailleurs mal classés. Je renvoie, du reste, -la question du salaire des artistes à l'analyse que je ferai plus loin de mes travaux sur la propriété littéraire et artistique.

En attaquant la propriété, j'avais eu soin, dès 1840, de protester, au nom de la liberté, contre le gouvernementalisme aussi bien que contre le communisme. L'horreur de la réglementation a toujours été chez moi la plus forte; j'ai eu dès le début en abomination l'omnipotence centrale, monarchique, quand je me suis dit anarchiste. En 1848, je me suis déclaré opposé aux idées gouvernementales du Luxembourg. J'ai loué le gouvernement provisoire de sa réserve en matière de réformes sociales, et j'ai depuis déclaré maintes fois que cette réserve, tant reprochée, était un titre d'honneur à mes yeux. Mon antipathie pour le principe d'autorité n'a pas faibli. Depuis dix ans, l'étude de l'histoire, faite à mes instants de loisir, m'a prouvé que là était la plaie des sociétés. Le peuple n'a pas été communiste en France en 1848, ni en 89, ni en 93 ou 96 ; il n'y a eu qu'une poignée de sectaires. Le communisme, qui fut le désespoir des premiers utopistes, le cri d'anéantissement de l'Évangile, n'est chez nous qu'une méprise de l'égalité.

La liberté, c'est le droit qui appartient a l'homme d'user de ses facultés et d'en user comme il lui plaît. Ce droit ne va pas sans doute jusqu'à celui d'abuser. Mais il faut distinguer deux genres d'abus : le premier comprenant tous ceux dont l'abusant subit seul les conséquences; le second comprenant tous les abus qui portent atteinte au droit des autres (droit à la liberté et droit à l'usage gratuit de la terre ou des matières). Tant que l'homme n'abuse que contre lui-même, la. société n'a pas le droit d'intervenir; si elle intervient, elle abuse. Le citoyen ne doit avoir ici d'autre législateur que sa raison ; il manquerait au respect de lui-même, il serait indigne, s'il acceptait ici une autre police que celle de sa liberté. Je dis plus : la société doit être organisée de telle sorte que, les abus du second genre y étant de plus en plus impossibles, elle ait de moins en moins besoin d'intervenir pour les réprimer. Sinon, si elle se rapproche progressivement du communisme, au lieu de se rapprocher de l'anarchie ou gouvernement de l'homme par lui-même, (en anglais : self-government), l'organisation sociale est abusive.

Ainsi, je ne me bornais pis à protester contre les abus que les citoyens, pris individuellement, peuvent faire de la terre ou des matières dont ils sont les détenteurs; je protestais non moins énergiquement contre les abus que, sous le nom d'État ou sous celui de société, peuvent en faire ces mêmes citoyens pris collectivement.

Donc, me disais-je en 1844, pas de possession réglementée. Pourvu qu'il ait payé les salaires de ceux qui ont donné avant lui une forme, une façon, une utilité nouvelle aux matières dont il est le détenteur, le manufacturier doit être libre de consommer ces matières à sa guise. Il y a plus ! il doit être libre de refuser la vente de ses produits au-dessous du prix qui lui plait. Ce n'est pas en établissant le maximum que la société détruira les profits du commerce; ce n'est pas en interdisant les prêts usuraires qu'elle détruira l'intérêt : c'est en organisant dans son sein des institutions de mutualité.

Ces institutions une fois créées, quelle différence y aura-t-il, relativement aux biens-meubles, entre la propriété et la possession non réglementée? Aucune.

Si, comme l'intérêt des capitaux et les profits du commerce, la rente foncière était un pur produit de l'égoïsme des personnes, si elle ne résultait pas encore et surtout de la nature des choses, de la différence de fertilité des terres et du chiffre de la population, il ne serait pas impossible de l'annuler par des institutions de mutualité. Dans ce cas, je dirais de la propriété foncière ce que je dis déjà de la propriété mobilière : qu'elle peut devenir irréprochable sans cesser de satisfaire à la définition qu'en donnent les jurisconsultes. Mais ce que je comprends parfaitement, et que je ne dois pas oublier en cherchant à résoudre le problème de la propriété foncière, c'est que la liberté des travail-leurs doit être aussi grande dans les industries extractives que dans les industries manufacturières.

Le manufacturier a-t-il besoin, pour être industriellement et commerciale-ment libre, d'être propriétaire de la maison ou de l'appartement qu'il habite avec sa famille, de l'atelier dans lequel il travaille, du magasin où il conserve ses matières premières, de la boutique où il expose ses produits, du terrain sur lequel maison d'habitation, atelier, magasin et boutique ont été construits? Eu aucune façon. Pourvu qu'il obtienne un bail assez long pour lui laisser le temps de retrouver l'amortissement intégral des capitaux qu'il a dépensés dans sa location, et qu'en raison de la nature des choses il ne peut emporter avec lui à la fin de son bail, le manufacturier jouit, quoique locataire, d'une liberté suffisante.

Le cultivateur qui exploite une terre à titre de fermier jouit-il d'une égale liberté? Évidemment non, puisqu'il ne peut, sans l'autorisation expresse du propriétaire, transformer un vignoble en forêt, en prairie, en terre a blé, en fruitier, en potager, ou réciproquement. Si la différence des terres était telle que de semblables transformations fussent toujours absurdes, la liberté industrielle du fermier serait suffisante : l'appropriation personnelle des terres arables, des prairies, des forêts, des vignobles, des fruitiers et des potagers n'attrait pas plus de raison d'être que celle des rivières et des canaux, des ponts et des routes, des mines et des chemins de fer.

Ainsi, quand on fait abstraction de la rente, ou, plus exactement, de ceux qui en profitent, la propriété foncière se justifie par la nécessité de laisser au cultivateur une liberté égale à celle du manufacturier. Mais elle ne se justifie plus dès que la possession existe sans la propriété, et la propriété sans la possession, dès que le propriétaire et le cultivateur sont deux personnes différentes.

D'un autre côté, - et c'est là une des antinomies ou contre-lois de la propriété foncière, - si l'on fait abstraction de la liberté du cultivateur, liberté qui n'est pas entière lorsqu'il est simplement fermier, le propriétaire oisif remplit vis-à-vis de lui une fonction justicière. Comment ? En commençant par enlever ait fermier pendant toute la durée de son bail la rente ci laquelle il n'a pas plus droit que les autres citoyens j en lui enlevant ensuite la plus-value qu'il peut avoir donnée à cette rente et qu'il serait tenté de s'attribuer.

Le fermier qui s'engage à payer une certaine rente annuelle au propriétaire foncier n'a-t-il pas évalué par avarice les dépenses de toutes sortes qu'il aura à faire sur la terre pendant toute la durée de son bail ? N'a-t-il pas calculé qu'il retrouverait dans le prix marchand de ses récoltes l'amortissement intégral de toutes ces dépenses en même temps que la juste rémunération de soit travail? J'avoue que le propriétaire foncier, qui n'a pas fait ces dépenses, et qui rentre à la fin du bail dans la possession d'une terre améliorée, d'une terre qui peut lui rapporter sans travail une plus forte rente,- n'a pas plus de droit que le fermier à profiter de cette plus-value. J'avoue que si j'étais forcé de choisir entre le propriétaire oisif et le fermier travailleur, je n'hésiterais pas à me prononcer pour celui-ci. Mais le fermier qui a bien calculé n'a pas plus droit à la plus-value de la rente, lorsqu'il a contribué à la créer par son travail, que lorsque la société l'a créée par le progrès de sa population, par l'ouverture d'une route nouvelle d'un pont, d'un canal, d'un chemin de fer. Le propriétaire oisif n'a certainement aucun droit à garder la plus-value pour lui-même; mais il accomplit un acte de justice en l'enlevant au fermier, dont la société a payé le travail.

« Ainsi, disais-je en 1846 dans le Système des Contradictions économiques, la propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n'est plus, dans les prévisions de la Providence, qu'un travailleur responsable, qui doit rendre compte à la société de lotit ce qu'il recueille en sus de son salaire légitime; et les systèmes de fermage et métayage, baux à cheptel, baux emphytéotiques, etc., sont les formes oscillatoires du contrat qui se passe alors, -tu nom de la société, entre le propriétaire et le fermier. La rente, comme toutes les valeurs,, est assujettie à l'offre et à la demande ; mais, comme toutes les valeurs aussi, la, rente a sa mesure exacte, laquelle s'exprime par la totalité du produit, déduction faite des frais de production.

« Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justice distributive, l'un des mille moyens que le génie économique met en oeuvre pour arriver à l'égalité. C'est un immense cadastre exécuté contradictoirement entre les propriétaires et les fermiers, sans collusion possible, dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d'égaliser la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels. La rente, en un mot, est cette loi agraire tant désirée, qui doit rendre tous les travailleurs, toits les hommes, possesseurs égaux de la terre et de ses fruits. Il ne fallait pas moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l'excédant du produit qu'il ne peut s'empêcher de regarder comme sien, et dont il se croit exclusivement l'auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l'égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n'aurait fait naître. Par la propriété, l'égalité entre tous les hommes devient définitivement possible ; la rente, opérant entre les individus comme la douane entre les nations, toutes les causes, tous les prétextes d'inégalité disparaissent, et la société n'attend plus que le levier qui doit donner l'impulsion à ce mouvement. Comment au propriétaire mythologique succédera le propriétaire authentique? Comment, en détruisant la propriété, les, hommes deviendront-ils tous propriétaires? Telle est désormais la question à résoudre, mais question insoluble, sans la rente.

« Car le génie social ne procède point à la façon, des idéologues et par des abstractions stériles... Il personnifie et réalise toujours ses idées; son système se développe en une suite d'incarnations et de faits, -q pour constituer la société, il s'adresse toujours à l'individu. Il fallait rattacher l'homme a la terre : le génie social institue la propriété. Il s'agissait ensuite d'exécuter le cadastre du globe : au lieu de publier à son de trompe une opération collective, il met aux prises les intérêts individuels, et de la guerre du colon et du rentier résulte pour la société le plus impartial arbitrage. A présent, l'effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la distribution de la rente... Une simple mutualité d'échange, aidée de quelques combinaisons de banque, suffira... »

L'expression était impropre. Dans ma pensée, il fallait encore autre chose: il fallait l'application à l'intérieur du principe de la balance du commerce.

« Ce principe, avais-je dit dans le même ouvrage, résulte synthétiquement : 1º de la formule de Say : Les produits ne s'achètent qu'avec des pro-duits, formule dont M. Bastiat a fait ce commentaire, et dont le premier honneur revient à Adam Smith : La rémunération ne se proportionne pas aux UTILITÉS que le producteur porte sur le marché, mais au TRAVAIL INCORPORÉ dans ces utilités; - 2º de la théorie de la rente de Ricardo...

« L'ÉGAL ÉCHANGE, que la propriété et l'économie politique repoussent avec une même ardeur de l'industrie privée, tous les peuples ont été d'accord de le vouloir, lorsqu'il s'est agi d'échanger entre eux les produits de leurs territoires. Alors ils se sont considérés les uns les autres comme autant d'individualités indépendantes et souveraines, exploitant, selon l'hypothèse de Ricardo, des terres de qualités inégales,mais formant entre elles, selon l'hypothèse des socialistes, pour l'exploitation dit globe, une grande compagnie dont chaque membre a droit. de propriété indivise sur la totalité de la terre.

« Et voici comment ils ont raisonné.

« Les produits ne s'achètent qu'avec des produits, c'est-à-dire que le produit doit être en raison, non pas de son utilité, mais du travail incorporé dans cette utilité. Si donc, par l'inégale qualité du sol, le pays A donne 100 de produit bruit pour 50 de travail, tandis que le pays B ne donne que 80, À doit bonifier à B 10 p. 100 sur toutes ses récoltes.

« Cette bonification, il est vrai, n'est exigée qu'au moment de l'échange, ou, comme l'on dit, a l'importation ; mais le principe subsiste... »

En publiant, dans les derniers mois de 1846, le Système des Contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, j'annonçais à mes lecteurs un nouvel ouvrage : Solution progressive du problème social. Les événements de 1848 ne m'ont pas permis de l'achever. C'est seulement en 1850, dans l'Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, que j'ai expliqué comment j'entendais la liquidation de la propriété foncière en tant que propriété-vol; car, le. lecteur doit l'avoir compris, je n'avais pas cessé un seul instant de la vouloir en tant que propriété-liberté. C'est, du reste, ce que j'ai rappelé en 1849 dans ce passage des Confessions d'un Révolutionnaire :

« Dans mes premiers mémoires, attaquant de front l'ordre établi, je disais, par exemple : La propriété, c'est le vol ! Il s'agissait de protester, de mettre pour ainsi dire en relief le néant de nos institutions. Je n'avais point alors a m'occuper d'autre chose. Aussi, dans le mémoire où je démontrais, par A plus B, cette étourdissante proposition, avais-je soin de protester contre toute conclusion communiste.

« Dans le Système des Contradictions économiques, après avoir rappelé et confirmé ma première définition, j'en ajoute une toute contraire, mais fondée sur des considérations d'un autre ordre, qui ne pouvaient ni détruire la première argumentation, ni être détruites par elle : La propriété, c'est la liberté!

La propriété, c'est le vol; la propriété, c'est la liberté : ces deux propositions sont également démontrées et subsistent l'une à côté de l'autre dans le Système des Contradictions... La propriété paraissait donc ici avec sa raison d'être et sa raison de non être. »



Habitué aux longues études, aux patientes recherches, aux mûres délibérations, je fus tout d'abord abasourdi par l'avènement de la République et par la quantité des problèmes qui se posaient du seul fait de cet avènement. Sollicité de prendre part à la discussion quotidienne et de travailler dans le journalisme, j'opposai mon incompétence, l'impossibilité pour moi d'improviser, le péril de parler trop à la hâte devant un public passionné, sur des questions mal élaborées. Comme Béranger, qui refusait le mandat de député par la raison qu'il n'avait pas fait d'études spéciales pour être représentant, je ne me croyais pas à la hauteur de la mission qu'on voulait me confer, d'enseigner le peuple au jour le jour. Pourtant enfin je me décidai; je ne fus pas longtemps à m'apercevoir de la vérité du proverbe : il n'y a que le premier pas qui coûte.

Les lecteurs d'alors ne demandaient pas des solutions longuement, savamment motivées par l'étude de l'histoire, de la justice, du droit; ils voulaient des solutions pratiques réalisables au jour le jour : la Révolution en projets de lois, articles par articles, selon une expression du temps.

Ma fameuse proposition du 31 juillet, d'un impôt du ,tiers sur le revenu, un sixième au profit du fermier ou locataire, un sixième au profit de la nation, ne doit pas même être considérée comme une application de mes principes. il s'agissait, ne l'oublions pas, de solutions immédiates, au jour le jour. Dans la crise qui frappait toutes les formes de la production, agriculture, industrie manufacturière, commerce, la rente restait intacte, inviolable, inviolée; les produits agricoles tombaient de moitié, le fermage ne baissait pas ; les locataires voyaient leurs salaires réduits de 50 p. 100; le propriétaire n'acceptait pas de réduction sur le loyer; les impôts avaient été augmentés des fameux 45 centimes, et le rentier de l'État touchait intégralement ses arrérages ; il les touchait même par anticipation. En résumé, le travail produisait moitié moins et payait tout autant au droit d'aubaine. Celui-ci, en recevant autant que par le passé, achetait les produits moitié moins cher. La République était à court de ressources. C'est alors que je lis ma proposition d'impôt. En abandonnant un tiers de son revenu, le propriétaire domanial était encore moins affecté par la crise que la moyenne des travailleurs. La perception de l'impôt étant confiée à la diligence du débiteur, il n'en coûtait à l'État ni frais de contrôle, ni frais de recette. Le dégrèvement d'un sixième au profit du locataire. et fermier était une compensation arrivant juste à qui de droit, sans qu'il en coûtât un son au fisc ; le gouvernement enfin trouvait une ressource considérable, d'une réalisation aussi facile que certaine.

Malgré le scandale qu'on a fait autour de ma proposition et des développements que je lui ai donnés, je persiste à dire que j'avais trouvé une solution de circonstance irréprochable, d'une efficacité complète; et que tous les expédients de détail, imaginés alors et depuis, ont ébranlé l'institution de propriété plus que mon projet, sans nous sortir de la crise. Dire que j'attendais du succès de ma proposition la solution du problème de la propriété, serait absurde. Je visais alors à des solutions d'ensemble, dont le plan se trouve esquisse dans l'Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle.

La liberté du travailleur agricole étant, au point de vue économique, la seule raison d'être de la propriété foncière, je devais naturellement me demander: Comment la société peut-elle aider les travailleurs agricoles à remplacer les propriétaires oisifs ? A quoi je répondais : En organisant le crédit foncier.

« Un jeune paysan, entrant en ménage, désire acheter un fonds : ce fonds vaut 10,000 francs.

« Supposons que ce paysan, avec la dot de sa femme, un coin d'héritage, quelques économies, puisse faire un tiers de la somme : la Banque foncière, sur un gage de 15,000 francs, n'hésitera pas à lui en prêter 10,000, remboursables par annuités.

« Ce sera donc comme si, pour devenir propriétaire d'une propriété de 10,000 francs, le cultivateur ni avait qu’à en payer la rente pendant quinze, vingt ou trente années. Cette fois, le fermage n'est perpétuel ; il s'impute annuellement sur le prix de la chose; il vaut titre de propriété. Et, comme le prix de l'immeuble ne peut pas s'élever indéfiniment, puisqu'il n'est autre chose que la capitalisation au vingtuple, trentuple ou quarantuple de la partie du produit qui excède les frais de labourage, il est évident que la propriété ne pourra plus fuir le paysan. Avec la Banque foncière, le fermier est dégagé; c'est le propriétaire qui est pris. Comprenez-vous maintenant pourquoi les conservateurs de la Constituante n'ont pas voulu du Crédit foncier ?... »

Je m'éloignerais trop de la question spéciale de la propriété si j'expliquais comment la Banque foncière peut être lestée de capitaux remboursables à long ternie, avec ou sans prime remplaçant l'intérêt. Le Crédit foncier, tel qu'il existe aujourd'hui, agirait, quoique avec trop de lenteur, dans le sens de la Révolution - la substitution du travailleur à l'oisif comme propriétaire, - s'il ne faisait d'avances qu'au travail.

Le premier devoir du Crédit foncier, c'est d'aider le cultivateur non propriétaire à devenir propriétaire, de même que le premier devoir de la Banque de France est d'escompter les effets de commerce. S'il reste ensuite au Crédit foncier des capitaux disponibles, il ne doit les avancer que pour l'amélioration des propriétés sur lesquelles il prend hypothèque.

Aujourd'hui, le Crédit foncier fait tout le contraire. Il agit comme un mont-de-piété. A celui qui offre un gage évalué 100,000 francs, il en prête 60,000, sans s'inquiéter de la destination de son prêt. D'où il résulte: 1º qu'en fait, le propriétaire cultivateur, comme emprunteur au Crédit foncier, est l'exception, ainsi qu'en témoignent tous les comptes rendus ; 2ºque les emprunteurs, qui paient à l'institution une annuité de 6 p. 100, n'ont d'autre souci que de trouver dans des spéculations de bourse, de terrains ou de marchandises, un bénéfice annuel supérieur. il en est du Crédit foncier comme de la Banque de France, lorsqu'elle fait des avarices sur dépôt de titres : les deux institutions ne servent ici qu'à favoriser les agioteurs et les accapareurs. Toutes deux doivent être révolutionnées, c'est-à-dire radicalement réformées.

Supposons maintenant que, le crédit gratuit, ou crédit sans intérêt, étant organisé aussi bien pour les prêts à longue échéance que pour les prêts à courte échéance, tous les travailleurs agricoles aient fini par acquérir la propriété de la terre. Les autres travailleurs, se faisant concurrence, leur vendront leurs produits à prix coûtant. Quelques-uns pourront réaliser des bénéfices, tandis que les autres subiront des pertes. Mais, alors même que ces travail-leurs n'auraient pas organisé entre eux une société d'assurance mutuelle contre les risques commerciaux, le prix marchand des produits manufacturés se réglera toujours sur la moyenne des profits et des pertes.

En sera-t-il de même des produits agricoles? Évidemment non. Ricardo l'a démontré à satiété : le prix de ces produits est réglé par leurs frais de production sur les terres les moins fertiles. S'il descendait et restait au-dessous, celles-ci ne seraient pas cultivées. Abstraction faite des propriétaires de ces terres, les cultivateurs propriétaires percevraient donc sur les travailleurs manufacturiers une aubaine plus ou moins forte, selon le plus ou moins de fertilité de leurs terres. Qu'exigerait alors la justice ? Que le prix marchand des produits agricoles soit réglé par leurs frais de production sur les terrains de qualité moyenne, et, par voie de conséquence, que les propriétaires des terrains de qualité inférieure soient indemnisés de façon à obtenir un salaire légitime. Par qui devraient-ils être indemnisés? Poser la question, c'est la résoudre: par les propriétaires des terres de qualité supérieure. Alors, et alors seulement, la rente foncière sera équitablement répartie entre tous les citoyens, quelle que soit la profession qu'ils exercent. Alors, et alors seulement, sans que la propriété-liberté ait reçu la moindre atteinte,la propriété-vol aura disparu. - Il va sans dire que, dans cette intéressante hypothèse, l'impôt foncier deviendrait une criante injustice. Aussi avais-je soin de dire, dans l'Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, que cet impôt devrait être alors aboli.

« Tous les socialistes, disais-je dans le même ouvrage, Saint-Simon , Fourier, Owen, Cabet, Louis Blanc, les Chartistes, ont conçu l'organisation agricole de deux manières : ou bien le laboureur est simplement ouvrier associé, d'un grand atelier de culture, qui est la commune, le phalanstère; ou bien, la propriété territoriale étant rappelée à l'État, chaque cultivateur devient lui-même fermier de l'État, qui seul est propriétaire, seul rentier. Dans ce cas, la rente foncière compte au budget, et peut même le remplacer intégralement.

« Le premier de ces systèmes est à la fois gouvernemental et communiste ; par ce double motif, il n'a aucune chance de succès. Conception utopique, mort-née....

« Le second système semble plus libéral.... J'avoue pour mon compte que je me suis longtemps arrêté à cette idée, qui fait une certaine part à la liberté, et à laquelle je ne trouvais ci reprocher aucune irrégularité de droit. Toutefois, elle ne m'a jamais complètement satisfait. J'y trouve toujours un caractère d'autocratie gouvernementale qui me déplaît; je vois une barrière à la liberté des transactions et des héritages ; la libre disposition du sol enlevée à celui qui le cultive, et cette souveraineté précieuse, ce domaine éminent, comme disent les légistes, de l'homme sur la terre interdit au citoyen, et réservé tout entier à cet être fictif, sans génie, sans passions, sans moralité, qu'on appelle l'État. Dans cette condition, le nouvel exploitant est moins, relativement au soi, que l'ancien ; il a plus perdu qu'il n'a gagné ; il semble que la motte de terre se dresse contre lui et lui dise Tu n'es qu'un esclave du fisc ; je ne te connais pas

« Pourquoi donc le travailleur rural, le plus ancien, le plus noble de tous, serait-il ainsi découronné ? Le paysan aime la terre d'un amour sans bornes, comme dit poétiquement Michelet : ce n'est pas un colonat qu'il lui faut, un concubinage; c'est un mariage. »

Il va sans dire qu'en raisonnant dans l'hypothèse de l'organisation du crédit gratuit à longue échéance, et en demandant alors une indemnité pour les propriétaires cultivateurs des terres de qualité inférieure, je n'entendais compenser que les différences de fertilité naturelle des terres et celles résultant de force majeure. Lorsque, par l'ouverture d'une route ou d'un canal, certaines terres sont favorisées sans que les autres le soient, celles-ci ont évidemment droit a une compensation, au même titre que les sucres de la Réunion sont aujourd'hui dégrevés par rapport aux sucres de la Guadeloupe et de la Martinique.

Compenser au delà, serait évidemment accorder une prime d'encouragement à l'impéritie. Il faut que le propriétaire cultivateur sache conserver sa terre à son rang S'il ne le sait pas, si, par son incapacité relative, il laisse ses concurrents créer une rente nouvelle sur les terres qu'ils cultivent avec une intelligence supérieure, il n'a aucun droit à exiger cette rente comme indemnité. La concurrence de travailleurs égaux en capacité, jouissant également d'un crédit suffisant pour l'amélioration de leurs terres, doit détruire incessamment toutes ces rentes nouvelles, toutes ces plus-values données à certaines propriétés.

C'est en me plaçant à ce point de vue que j'ai affirmé en 1850, le droit du cultivateur à la plus-value de la propriété qu'il cultive, sous réserve des restrictions que j'ai indiquées dans les Contradictions économiques.

« Un immeuble, valant 40,000 francs, est livré à bail à un laboureur, moyennant le prix de 1 200 francs, soit à 3 p. 100. Au bout de dix ans, cet immeuble, sous la direction intelligente du fermier, a gagné 50 p. 100 de valeur : au lieu de 40,000 fr., il en vaut 60,000. Or, non-seulement » cette plus-value, qui est l'œuvre exclusive du fermier, ne lui profite en rien ; mais le propriétaire, l'oisif arrive, qui, le bail expiré, porte le prix d'amodiation à 1,800 francs. Le laboureur a créé 20,000 francs pour autrui; bien plus : en augmentant de moitié la fortune du maître, il a augmenté proportionnellement sa propre charge; il a donné la verge, comme on dit, pour se faire fouetter.

« Cette injustice a été comprise du paysan ; et, plutôt que de n'en pas obtenir réparation, il brisera tôt ou tard gouvernement et propriété, comme en 89 il brûla les chartriers... Le droit à la plus-value est un des premiers que le législateur devra reconnaître,au moins en principe, à peine de révolte et peut-être d'une jacquerie.

« Quant à moi., je ne crois point que, dans le système de nos lois et l'état des propriétés, une pareille innovation soit praticable, et je doute que l'espoir des paysans triomphe des difficultés et des complications sans nombre de la matière.... Il ne faudrait pas moins qu'une refonte complète, avec suppressions, additions, modifications, presque à chaque phrase et à chaque mot, des deuxième et troisième livres du Code civil , dix-sept cent soixante-six articles à réviser, discuter, approfondir, abroger, remplacer, développer; plus de travail que n'en pourrait faire l'Assemblée nationale en dix ans.

« Tout ce qui concerne la distinction des biens, le droit d'accession , l'usufruit, les servitudes, successions, contrats, prescriptions, hypothèques, devra être raccordé avec le droit à la plus-value et remanié de fond en comble. Quelque bonne volonté qu'y mettent les représentants, quelques lumières qu'ils y apportent, je doute qu'ils parviennent à faire une loi qui satisfasse leurs commettants et leur amour-propre. Une loi qui dégage, qui consacre et qui règle, dans toutes les circonstances, le droit à la plus-value et les conséquences qu'il traîne après lui, est tout simplement une loi impossible. C'est ici un des cas où le droit, malgré son évidence, échappe aux définitions du législateur.

« Le droit à la plus-value a encore un autre défaut bien plus grave : c'est de manquer de logique et d'audace.

« De même que la propriété n'augmente de valeur que par le travail du fermier, de même elle ne conserve sa valeur acquise que par ce même travail. Une propriété abandonnée ou mal soignée perd et se détériore, autant que dans le cas contraire elle profite et s'embellit. Conserver une propriété, c'est encore la créer, car c'est la refaire tous les jours, au fur et à :mesure qu'elle périclite. Si donc il est juste de reconnaître au fermier une part dans la plus-value que par son travail il ajoute à la propriété, il est également juste de lui reconnaître une autre part pour son entretien. Après avoir reconnu le droit à la plus-value, il faudra reconnaître le droit de conservation. Qui fera ce nouveau règlement? Qui saura le faire entrer dans -la législation, le faire cadrer avec le Code ?...

« Remuer de pareilles questions, c'est jeter la sonde dans des abîmes. Le droit à la plus-value, si cher au cœur du paysan, avoué par la loyauté d'un grand nombre de propriétaires , est impraticable , parce qu'il manque de e généralité et de profondeur, en un mot, parce qu'il n'est point assez radical. Il en est de lui comme du DROIT AU TRAVAIL, dont personne, à la Constituante, ne contestait la justice, mais dont la codification est également impossible... »

Il y a eu un moment, au moyen âge, où l'Église était moralement souveraine. Alors, comme au temps de ses Pères, elle ne reconnaissait comme légitimes que les prêts sans intérêt. Pourquoi a-t-elle manqué de logique ? pourquoi n'a-t-elle pas compris la rente payée par le fermier ou tenancier au propriétaire parmi les intérêts déguisés qu'elle proscrivait avec saint Ambroise ? Pourquoi n'a-t-elle pas décrété :

« Tout paiement de redevance pour l'exploitation d'un immeuble acquerra au fermier une part de propriété dans l'immeuble, et lui vaudra hypothèque. »

Si l'Église avait édicté ce décret, si elle avait chargé ses clercs de le publier et de le commenter dans toutes les paroisses de la chrétienté, Jacques Bonhomme se serait donné lui-même la mission de l'exécuter. Et, au cas très probable où les pouvoirs temporels, - seigneurs, barons, comtes, marquis, ducs, rois et empereur, - s'y seraient opposés, il aurait prouvé par sa force que le pouvoir spirituel est tout lorsqu'il est dans la logique de la Justice.

L'Église n'aurait pas été vaincue, elle ne serait pas en train de perdre le pouvoir spirituel après avoir perdu le pouvoir temporel, si elle avait agi comme je viens de le dire. C'est ce qu'avaient parfaitement compris un certain nombre de catholiques. il n'y a donc pas lieu de s'étonner du concours que j'ai reçu d'eux de 1848 à 1851 .

Mes études de réforme économique dans la même période ont surtout porté sur le côté objectif de la question. Nous étions débordés par la sensiblerie fraternitaire, communautaire; il semblait que la solution du problème du prolétariat fût simplement affaire de prédication et de propagande ; que les Juifs et les Philistins, suffisamment sermonnés, évangélisés, allaient se dessaisir spontanément, se faire nos chefs de file et nos commis pour l'organisation de l'égal-échange.

Dans mon livre de la JUSTICE, troisième étude, les Biens, j'ai repris toutes ces questions d'un point de vue plus élevé, que l'ardeur et les exigences de la polémique ne m'avaient pas laissé le temps de développer durant la période de lutte révolutionnaire. Je venais de poser un grand principe, l'immanence de la Justice dans l'humanité; et c'est d'après ce critère que j'entendais juger toutes les institutions. Ce fut la première fois que je cherchai d'une façon quelque peu approfondie la légitimation de la propriété dans son côté subjectif, la dignité du propriétaire.

J'avais écrit en 1852 (la Révolution sociale démontrée par le coup d'État) :

« Les principes sur lesquels repose, depuis 89, la société française, disons toute société libre, principes antérieurs et supérieurs à la notion même de gouvernement, sont : 1º la propriété libre ; 2º le travail libre ; 3º la distinction naturelle, égalitaire et libre des spécialités industrielles, mercantiles, scientifiques, etc., d'après le principe de la division du travail, et en dehors de tout esprit de caste.

« La propriété libre est celle qu'on appelait à Rome quiritaire, et chez les barbares envahisseurs, allodiale. C'est la propriété absolue, autant du moins qu'il peut se trouver chez les hommes quelque chose d'absolu: propriété qui relève directement et exclusivement du propriétaire, lequel l'administre, la loue, la vend, la donne ou l'engage, suivant son bon plaisir, sans en rendre compte à personne.

« La propriété doit être transformée sans doute par la révolution économique, mais non pas en tant qu'elle est libre : elle doit, au contraire, gagner sans cesse en liberté et en garantie. La transformation de la propriété porte sur son équilibre : c'est quelque chose d'analogue au principe qui a été introduit dans le droit des gens par les traités de Westphalie et de 1815. »

J'ajoutais en 1858 :

« C'est par la Justice que la propriété se conditionne, se purge, se rend respectable, qu'elle se détermine civilement, et, par cette détermination , qu'elle ne tient pas de sa nature, devient un élément économique et social.

« Tant que la propriété n'a pas reçu l'infusion du Droit, elle reste, ainsi que je l'ai démontré dans mon premier Mémoire, un fait vague, contradictoire, capable de produire indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent dune moralité équivoque, et qu'il est impossible de distinguer théoriquement des actes de préhension que la morale réprouve. « L'erreur de ceux qui ont entrepris de venger la propriété des attaques dont elle était l'objet a été de ne pas voir qu'autre chose est la propriété, et autre chose la légitimation, par le droit, de la propriété; c'est d'avoir cru, avec la théorie romaine et la philosophie spiritualiste, que la propriété, manifestation du moi, était sainte par cela seul qu'elle exprimait le moi; qu'elle était de droit, parce qu'elle était de besoin ; que le droit lui était inhérent, comme il l'est à l'humanité même.,

« Mais il est clair qu'il n'en peut être ainsi, puisque autrement le moi devrait être réputé juste et saint dans tous ses actes, dans la satisfaction quand même de tous ses besoins, de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ce serait ramener la Justice à l'égoïsme, comme le faisait le vieux droit romain par sa conception unilatérale de la dignité. Il faut, pour que la propriété entre dans la société, qu'elle en reçoive le timbre, la légalisation, la sanction.

« Or, je dis que sanctionner, légaliser la propriété, lui donner le caractère juridique qui seul peut la rendre respectable, cela ne se peut faire que sous la condition d'une balance, et qu'en dehors de cette réciprocité nécessaire, ni les décrets du prince, ni le consentement des masses, ni les licences de l'Église, ni tout le verbiage des philosophes sur le moi et le non-moi, n'y servent de rien. »

La légitimation de la propriété par le droit, par l'infusion en elle de l'idée de Justice, sans préjudice des conséquences économiques précédemment développées, telle est, avec la substitution du principe de la balance à celui de la synthèse, ce qui distingue mon étude sur les Biens de mes publications intérieures sur la propriété. J'avais cru jusqu'alors avec Hegel que les deux termes de l'antinomie, thèse, antithèse, devaient se résoudre en un terme supérieur, SYNTHÈSE. Je me suis aperçu depuis que les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d'une pile électrique ne se détruisent; qu'ils ne sont pas seulement indestructibles ; qu'ils sont la cause génératrice du mouvement, de la vie, du progrès ; que le problème consiste à trouver, non leur fusion, qui serait la mort,mais leur équilibre, équilibre sans cesse instable, variable selon le développement même des sociétés.

Je me suis franchement expliqué de mon erreur dans le livre de la Justice.

« A propos du Système des Contradictions économiques, je dirai que si cet ouvrage laisse, au point de vue de la méthode, quelque chose à désirer, la cause en est à l'idée que je m'étais faite, d'après Hegel, de l'antinomie, que je supposais devoir se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distincte des deux premiers, la thèse et l'antithèse : erreur de logique autant que d'expérience dont je suis aujourd'hui revenu. L'ANTINOMIE NE SE RÉSOUT PAS : là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se BALANCENT, soit entre eux, soit avec d'autres termes antinomiques : ce qui conduit au résultat cherché. Mais une balan-ce n'est pas une synthèse telle que l'entendait Hegel et que je l'avais supposée après lui : cette réserve faite dans un intérêt de logique pure, je maintiens tout ce que j'ai dit dans mes Contradictions. »

Le chapitre VI de l'étude sur les biens a pour titre: BALANCES ÉCONOMIQUES : Ouvriers et maîtres, - Vendeurs et acheteurs, - Circulation et escompte, - Préteurs et emprunteurs, - Propriétaires et locataires, - Impôt et rente, - Population et subsistances.

Je disais en parlant de l'impôt :

« Il existe, en dehors de la série fiscale, une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l'a jamais été, dont la taxation, poussée jusqu'à l'absorption intégrale de la matière, ne saurait jamais préjudicier en rien ni au travail, ni à l'agriculture, ni à l'industrie, ni au commerce, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse; qui, sans grever le peuple, n'empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l'aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l'expression de l'égalité même. - Indiquez cette matière : vous aurez bien mérité de l'humanité. - La rente foncière...

« …Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l'État absorbât chaque an-née pour ses dépenses la totalité de la rente, et cela pour plusieurs raisons : d'abord parce qu'il importe de restreindre toujours, le plus possible, les dépenses de l'État; en second lieu, parce que ce serait reconnaître dans l'État, seul rentier désormais et propriétaire, une souveraineté transcendante, incompatible avec la notion révolutionnaire de Justice, et qu'il est meilleur pour la liberté publique de laisser la rente à un certain nombre de citoyens, exploitant ou ayant exploité, que de la livrer tout entière à des fonctionnaires; enfin parce. qu'il est utile à 1'ordre économique de conserver ce ferment d'activité qui, dans certaines limites et sous certaines conditions, ne paraît pas susceptible d'abus, et fournit au. contraire, contre les envahissements du fisc, le plus énergique contre-poids. »

J'étais déjà sur la voie qui devait me conduire à la théorie que je publie aujourd'hui. En mettant au concours la question de l'impôt, le Conseil d'État du canton de Vaud m'y a définitivement engage. Je l'en remercie plus encore que du prix qu'il m'a décerné.

Les journaux soi-disant démocratiques n'ont rien dit de ma Théorie de l'Impôt, publiée en France en 1861. La conspiration du silence existait déjà. Je n'ai pas même eu, à l'occasion de cet ouvrage, l'honneur de l'éreintement.

Je n'ai pas à faire ici l'analyse de ma Théorie de l'Impôt. Je ne prends du livre que ce qui concerne la propriété et la rente.

Je n'ai pas manqué d'y revenir sur cette idée que la rente doit surtout servir a compenser les différences de qualité du sol. Mais elle petit servir à autre chose, par exemple à payer les dépenses de l'État; et, puisqu'il est démontré qu'en dehors de celui qui la frappe spécialement, tous les impôts aboutissent à une capitation payée en définitive par les travailleurs, je conclus, dans l'état actuel de la société, à la nécessité, pour soulager ces travailleurs, d'équilibrer la plus forte part des dépenses de l'État par l'impôt sur la rente foncière, qu'il ne faut pas confondre avec notre impôt foncier. Jusqu'ici je suis d'accord avec les physiocrates, Quesnay, Turgot, Mirabeau père, Dupont de Nemours, avec Adam Smith et avec Rossi. Voici maintenant en quoi consiste l'originalité de mon idée :

« Dans un pays comme la France, la rente foncière, d'après les évaluations qui semblent les plus probables, est d'environ 1,800 millions, soit un sixième environ de la production nationale. Admettant pour la .part de l'État le tiers de cette rente, 600 millions : si le budget des dépenses était réglé à pareille somme, il est clair que l'État n'aurait rien à demander aux citoyens; son droit reconnu, on aurait enfin découvert cet heureux phénix d'un gouvernement sans impôt.

« Que si, par l'effet de circonstances extraordinaires, l'État se trouvait dans la nécessite. d'accroître ses dépenses, il lui serait aisé d'y subvenir, d'une part, en imposant aux citoyens non cultivateurs ou propriétaires fonciers une contribution personnelle, mobilière ou autre quelconque ; d'autre part, en élevant proportionnellement sa part de rente, de telle sorte qu'au lieu du tiers, il eût à percevoir 2/5, 1/2, 3/5, 2/3, 4/5, 5/6, 7/8, etc. »

Faits entrer ce système dans la Charte ou Constitution politique du pays; insérez-y ce simple article : L'impôt sur la rente foncière sera toujours égal aux trois cinquièmes du budget, ordinaire, extraordinaire, supplémentaire ou complémentaire, peu importe ; et ipso facto, le gouvernement, qui ne vit que par l'impôt, sera maté.

« C'est surtout en prévision des gros budgets que l'impôt sur la rente est admirable. Plus les dépenses s'augmenteront, plus la rente sera frappée. Si, par exemple, au lieu d'un impôt de 500 millions, le pays devait fournir à l'État, sur une production collective de 10 milliards, le dixième, la dîme, soit un milliard, la rente devrait payer 600 millions : si le budget était d'un milliard et demi, la rente payerait 900 millions; si ce même budget, enfin, comme la France en est menacée, atteignait deux milliards, le cinquième du produit brut de la nation, la rente payerait 1,200 millions. En sorte qu'une terre qui, sous le régime actuel, donne 3,000 francs net au propriétaire, ne lui rendra plus, si le budget reste le même, que 1,000 francs. Alors vous verrez les rentiers, les propriétaires, toute la bourgeoisie, haute et moyenne, se joindre au prolétariat pour demander la réduction de l'impôt, le fisc arrêté dans ses envahissements et le gouvernement mis à la raison. »

Une dernière citation, et le lecteur intelligent comprendra par avance l'es-prit politique du livre que je soumets aujourd'hui à son appréciation.

« C'est aux propriétaires fonciers de réfléchir sur leur position et de mesurer le danger immense que leur fait courir leur folle alliance avec, le pou-voir, j'ai presque dit leur complicité avec le fisc... C'est en acceptant, en revendiquant la charge qui leur est dévolue par la raison, parle droit, par leur intérêt bien entendu, c'est en se faisant les geôliers du fisc au lieu d'en être les commensaux, que les propriétaires feront cesser l'agitation des masses et sauront échapper à l'expropriation finale... »


Entre temps, mon attention ayant été appelée par la bienveillance d'une personne inconnue sur la distinction des deux formes de propriété, l'alleu et le fief, je vis sur-le-champ qu'il y avait là une opposition d'un nouveau genre qui devait avoir son emploi dans l'économie générale. Alors je réunis en un seul faisceau toutes mes observations, tous les faits déterminés, et la Théorie de la propriété, telle que je la donne aujourd'hui, se trouva complète.


Après ce résumé, je n'aurais plus qu'à entrer en matière et à présenter mes conclusions définitives, si l'ignorance et la sottise n'étaient venues fourrer. dans la question un épisode complètement hors de propos, sous le litre de propriété artistique et littéraire. Tous les gens de lettres, poètes, fantaisistes, romanciers, vaudevillistes, historiens, ont voulu dire leur mot de l'affaire. Aucun d'eux ne connaissait seulement la différence capitale qui existe entre la PROPRIÉTÉ et la possession, différence que nous avons eu soin de mettre en lumière. On confondait les droits du travail avec la rente ; l'appropriation de l'IDÉE avec celle de la forme; le côté vénal, industriel de l’œuvre avec son côté esthétique. Jamais la confusion des langues n'avait produit pareil gâchis.

C'est en 1858, à propos du congrès de Bruxelles, que j'ai été amené à traiter spécialement de la propriété littéraire. Les principes que j'ai exposés sur la matière, à savoir que le domaine du vrai, du juste, du beau n'est pas appropriable; qu'il ne peut être ni partagé, ni morcelé, ni aliéné ; que ses produits ne tombent pas dans la catégorie des choses vénales, ces principes, dis-je, sont résumés dans mon livre des Majorats littéraires.

« Les choses qui, par leur excellence, sortent du cercle utilitaire, sont, de plusieurs catégories : la religion, la justice, la science, la philosophie, les arts, les lettres, le gouvernement. » Pourquoi? Parce qu'elles sont la substance morale de l'humanité, et que l'humanité ne s'approprie pas; tandis que la terre et les produits de l'industrie, choses fongibles, matière serve, que l'homme l'ait faite ou seulement façonnée, est vénale, étrangère à l'homme. Pour assurer le triomphe complet de la liberté, on a dû interdire l'appropriation des idées, de la vérité et du droit, en même temps qu'on autorisait l'appropriation de la terre. La souveraineté du citoyen n'existe pas dans l'indivision terrienne; elle périrait avec l'appropriation intellectuelle. Ces deux vérités, inverses l'une de l'autre, sont corroborées par la distinction que j'ai faite des choses vénales et des non-vénales. En effet, la terre, peut être vendue , dominée sans offense ; l'homme ne peut être vendu, et trafiquer de certaines idées, c'est trafiquer du genre humain, le refaire esclave.

« La loi française sur les brevets d'invention a déclaré expressément que les principes philosophiques ou scientifiques, c'est-à-dire la connaissance des lois de la nature et de la société, ne sont pas susceptibles d'appropriation. La vente de la vérité, comme celle de la justice, est chose qui répugne, dit le législateur... Le spéculateur inconnu qui inventa les chiffres appelés arabes; Viète, qui créa l'algèbre; Descartes, qui appliqua l'algèbre à la géométrie; Leibnitz, auteur du calcul différentiel ; Neper, qui découvrit les logarithmes; Papin, qui reconnut la puissance élastique de la vapeur et la possibilité de l'utiliser comme force mécanique; Volta, qui construisit la fameuse pile; Arago, qui dans l'électro-magnétisme signala la télégraphie électrique quinze ou vingt ans avant qu'elle existât; aucun de ces hommes, dont les découvertes dominent la science et l'industrie, n'eût pu être breveté. Pour ces intelligences de premier ordre, le désintéressement le plus absolu est de commande. La loi qui a fait cette étrange répartition entre le savant inventeur du principe, à qui. elle n'accorde rien, et l'industriel, applicateur du principe, qu'elle privilégie, serait-elle injuste, par hasard? Non, c'est notre conscience qui est faible, c'est notre dialectique qui se fourvoie... La vérité en elle-même n'est pas objet de commerce ; elle ne peut faire la matière d'une appropriation... Conduire la vérité à la foire, c'est immoral, contradictoire. »

Nous ne saurions trop insister sur la différence entre le monde matériel, appropriable, et le monde spirituel, non appropriable. Celui-ci n'est autre que l'homme même: idées, idéal, conscience, science, droit, justice, vertu, beaux-arts, tout cela, c'est l'humanité.

« Le soldat donne sa vie pour son pays, sans avoir reçu autre chose que sa solde, c'est-à-dire le strict nécessaire. Le chantre, qui met en paroles, en musique, si vous voulez, ce que l'autre a mis en action, mourir pour la patrie, exige plus que le vivre : il demande une couronne, des champs, des prés, des vignes, des propriétés!

« Lucie de Lammermoor expire en apprenant le retour de son fiancé : elle donne sa vie avec son amour à l'homme qu'elle a délaissé par obéissance, le croyant mort, et qui ne peut plus lui rendre rien. Le maestro, qui sur ce thème brode un opéra, réclame pour ses notes perpétuité de privilège ; l'actrice qui les chante veut aussi de l'or, de l'or, de l'or. Laïs, demandant à Aristippe mille drachmes pour une nuit, entendait l'amour comme la cantatrice entend l'art. Pères de famille, quelle pratique. allez-vous recommander à vos filles : celle de Laïs Ou celle de Lucie de Lammermoor?

« Il y a dans la Bible une histoire, non pas plus touchante, mais plus instructive sans comparaison que celle de Joseph : c'est l'histoire des Tobie. Tobie père, devenu aveugle, ayant perdu tous ses biens, sa femme vieille et cacochyme, prend le parti d'envoyer son fils unique à son ancien associé Gabélus pour lui réclamer le remboursement d'une créance, sa dernière res-source. Le voyage est de trois cents lieues, en pays barbare, sans routes, sans police, plein de coupe-gorge et infesté de malfaiteurs. Si Tobie jeune, avec son bâton pour viaticum, réussit à passer, il y a tout a parier qu'avec son argent il ne repassera pas. La mère fait une opposition désespérée. Il faut partir cependant. Le hasard fait rencontrer au jeune homme un compagnon de voyage. Raphaël a visité tous les pays; il connaît tous les sentiers, parle toutes les langues, a étudié toutes les sciences; il s'est entretenu avec tout Israël. Il prend Tobie sous sa garde, lui sauve la vie au passage de l'Euphrate, lui fait épouser une belle et riche héritière, se charge lui-même d'opérer l'encaissement de la lettre de change; puis il ramène le jeune couple sain et sauf, gorgé de richesses ; rend la vue au vieillard, le fils à la mère. Et quand les bonnes gens, qui doivent tout à cet inconnu, la vie et la vue, l'amour et la richesse, lui offrent de partager leur fortune, il répond : Je ne me nourris pas de celle viande. Ne semble-t-il pas entendre un de ces ouvriers, dont Paris est plein, qui, allant à son travail, se jette, chemin faisant,, dans la Seine glacée, sauve la vie à un enfant maladroit, à une femme désolée, et ne souffre pas même qu'on lui rembourse le quart de journée que lui retiendra le patron? Raphaël, que la Bible appelle un ange, est le génie qui se prodigue, et n'accepte pour salaire que le don du cœur, égal à lui et seul capable de le payer. Qu'un homme de lettres, sur ce canevas, écrive une nouvelle : sa première pensée sera l'interdiction de reproduire. - Je ne suis pas un ange, observe-t-il. - Pardieu, âme grossière, on le sait bien : tu es un ogre. »

Ai-je besoin de me disculper d'avoir prêché la spoliation du génie? De quoi s'agit-il au fond? De rémunérer l'écrivain, l'artiste, le savant, le juge?

Point du tout. Il s'agit de propriété, de domaine : qu'on ne perde pas de vue la question. Or la propriété, même foncière, est gratuite; elle est d'institution politique, non économique; elle a pour but de contenir le gouvernement, non de récompenser le propriétaire d'aucun service rendu. La rémunération des produits jadis qualifiés par l'école d'immatériels est soumise aux mêmes lois que celle de la production agricole ou industrielle.

« L'œuvre de l'écrivain est, comme la récolte du paysan, un produit. Remontant aux principes de cette production, nous arrivons à deux termes de la combinaison desquels est résulté le produit : d'un côté le travail; de l'autre un fonds, qui pour le cultivateur est le monde physique, la terre ; peur l'homme de lettres le monde intellectuel, l'esprit... Je m'empare de la distinction si nettement établie entre le produit agricole et la PROPRIÉTÉ foncière, et je dis : Je vois bien, en ce qui concerne l'écrivain, le produit ; mais où est la propriété? où peut-elle être ? sur quel fonds allons-nous l'établir? allons-nous partager le monde de J'esprit à l'instar du monde terrestre? »

La question de propriété, étrangère à une idée de rémunération quelconque, une fois écartée du débat, que reste-t-il? La question, beaucoup plus modeste, des droits d'auteur. La loi française, en accordant aux écrivains et artistes un privilège d'éditeur pendant leur vie, et en prorogeant de trente ans, après leur mort, le monopole au bénéfice de leurs héritiers, nous paraît avoir donné pleine satisfaction aux intérêts. Quelle est l’œuvre qui, cinquante ans après son apparition, si tant est qu'on en parle encore, n'ait besoin d'être retouchée, refondue, rajeunie et remise au creuset?



Le lecteur peut juger par ce résumé de toutes mes publications sur la propriété que mes idées, parties d'une négation formelle, mais en quelque sorte inorganique, ne se sont pas écartées, en se développant et en prenant un caractère de plus en plus positif, de ma première thèse de 1840. Chaque publication contient en germe le sujet, le point de vue nouveau qui doit être élucidé dans la publication ultérieure. Et ce n'est pas la moindre preuve de ma bonne foi que cette évolution progressive de ma pensée, arrivant à donner de l'institution de propriété l'explication qu'ont vainement cherchée Thiers, Laboulaye, Cousin, Sudre,Troplong, les phalanstériens et tous mes adversaires et détracteurs.

Ma critique en elle-même est indestructible, hors une seule hypothèse que je ferai connaître tout à l'heure. Il en résulte :

Que la propriété est inadmissible au point de vue du droit communal, slave, germanique, arabe; et qu'en effet elle a été condamnée;

Qu'elle est également inadmissible dans la théorie chrétienne ou ecclésiastique, qui la condamne;

Qu'elle l'est de nouveau dans le système féodal, qui subalternise toutes les possessions et lui oppose le fief;

Qu'elle a été condamnée par les auteurs latins comme contraire à la liberté et à la nationalité romaines, latifundia perdidere Italiam;

Qu'elle est inadmissible enfin dans le système de centralisation politique; qu'à ce point de vue encore elle a été seulement tolérée par Robespierre, et qu'elle est encore aujourd'hui repoussée, avec raison, par les Jacobins.

Il n'y a qu'un point de vue où la propriété se puisse admettre : c'est celui qui, reconnaissant que l'homme possède de son fonds la JUSTICE, le faisant souverain et justicier, lui adjuge en conséquence la propriété, et ne connaît d'ordre politique possible que la fédération.

Ainsi je vais consolider toute ma critique antérieure par des considérations d'histoire et de politique, et montrer à la fin que si la propriété est une vérité, ce ne peut être qu'à une condition: c'est que les principes de Justice immanente, de Souveraineté individuelle et de Fédération soient admis.

Sancta sanctis.

Tout devient juste pour l'homme juste; tout petit se justifier entre les jus-tes. - Ainsi l’œuvre de chair est permise en mariage, et se sanctifie; mais mal-heur à l'homme qui se comporte avec une épouse comme avec une courtisane.

Beati pacifici, quoniam ipsi possidebuni terram.

Cette maxime (sancta sanctis) contient tout le secret de la solution. L'acte d'appropriation en lui-même, considéré objectivement, est sans droit. il ne se peut légitimer par rien. Ce n'est pas comme le salaire, qui se justifie par le TRAVAIL, comme la possession, qui se justifie par la nécessité et l'égalité des partages ; la propriété reste absolutiste et arbitraire, envahissante et égoïste. - Elle ne se légitime que par la justice du sujet même. Mais comment rendre l'homme juste ? C'est le but de l'éducation, de la civilisation, des mœurs, des arts, etc. ; c'est aussi le but des institutions politiques et économiques dont la propriété est la principale.

Pour que la propriété soit légitimée, il faut donc que l'homme se légitime lui-même; qu'il veuille être juste; qu'il se propose la Justice pour but, en tout et partout. Il faut qu'il Se dise, par exemple : La propriété en soi n'étant pas juste, comment la rendrai-je juste?

D'abord, en reconnaissant à tous le même droit a l'appropriation, à l'usurpation ; 2º en réglementant l'usurpation, comme le corsaire partageant le butin entre ses compagnons; de sorte qu'elle tende spontanément à se niveler.

Si je ne fais cela, la propriété suit sa nature : elle s'exagère pour l'un, s'annihile pour l'autre ; elle est sans mœurs, immorale.



Un mot de politique pour terminer ce préambule.

On travaille à éluder la question économique.

C'est à ce point de vue que je juge la politique contemporaine.

On croit satisfaire aux nécessités de la situation avec du libre échange, des caisses de retraite, des cités ouvrières, de l'agiotage, de la pisciculture, du jockey-club ! - On se trompe…

On excite la haine des populations contre les vieilles dynasties; on espère par ce sacrifice sauver les ARISTOCRATIES. Les Romanow, les Habsbourg, les Hohenzollern, les Bourbon, etc., voila ce qu'on offre en pâture à l'hydre.

Mais on travaille à sauver les vieilles noblesses, ci reconstituer les aristocraties.

Or, c'est le contraire que je demande.

L'unité de l'Italie, la reconstitution de la Pologne et de la Hongrie, les annexions, la guerre : fantaisies rétrospectives, désormais dénuées de sens.

Le pape réduit ait spirituel ; une restauration catholique ; une seconde édition du concordat : fantaisie rétrospective.

Il faut anéantir la noblesse polonaise, la noblesse hongroise, comme la noblesse russe. Il faut possessionner le paysan, l'ouvrier, le prolétaire, en France, en Italie, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, et partout.

Il faut faire cesser la distinction de bourgeoisie et plèbe, de capitaliste et salarié, d'ouvrier et maître.

Le droit personnel, qui conduit à l'égal échange, qui a fait décréter le suffrage universel, un peu trop tôt peut-être, nous mène là.

Retour au livre de l'auteur: Pierre-Joseph Proudhon Dernière mise à jour de cette page le samedi 4 novembre 2006 11:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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