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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Le personnalisme (1949)
Introduction familière à l'univers personnel


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Emmanuel Mounier (1905-1950), Le personnalisme. Paris: Les Presses universitaires de France, 7e édition, 1961. Première édition, 1949. Collection: Que sais-je ? no 395, 136 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

Introduction familière à l'univers personnel

Le mot « personnalisme » est d'un usage récent. Utilisé en 1903 par Renouvier pour qualifier sa philosophie, il est tombé depuis en désuétude. Plusieurs Américains l'ont employé après Walt Whitman, dans ses Democratic vistas (1867). Il a reparu en France vers 1930 pour désigner, dans un tout autre climat, les premières recherches de la revue Esprit et de quelques groupes voisins (Ordre nouveau, etc.) autour de la crise politique et spirituelle qui éclatait alors en Europe [1]. Le Vocabulaire philosophique de Lalande lui donne droit de cité dans sa 5e édition de 1947. Contre tout usage le Larousse en fait un synonyme d'égocentrisme. Il suit, on le voit, un cheminement indécis et branchu, celui d'une inspiration qui se cherche et essaye ses voies. 

Cependant, ce qu'on appelle aujourd'hui personnalisme n'est rien moins qu'une nouveauté. L'univers de la personne, c'est l'univers de l'homme. Il serait étonnant que l'on eût attendu le XXe siècle pour l'explorer, fût-ce sous d'autres noms. Le personnalisme le plus actuel se greffe, nous le verrons, sur une longue tradition. 

 

Le personnalisme n'est pas un système. - Le personnalisme est une philosophie, il n'est pas seulement une attitude. Il est une philosophie, il n'est pas un système. 

Il ne fuit pas la systématisation. Car il faut de l'ordre dans les pensées : concepts, logique, schémas d'unification, ne sont pas seulement utiles à fixer et communiquer une pensée qui sans eux se dissoudrait en intuitions opaques et solitaires ; ils servent à fouiller ces intuitions dans leurs profondeurs : ce sont des instruments de découverte en même temps que d'exposition [2]. Parce qu'il précise des structures, le personnalisme est une philosophie, et non pas seulement une attitude. 

Mais son affirmation centrale étant l'existence de personnes libres et créatrices, il introduit au coeur de ces structures un principe d'imprévisibilité qui disloque toute volonté de systématisation définitive. Rien ne peut lui répugner plus profondément que le goût, si commun aujourd'hui, d'un appareil de pensée et d'action fonctionnant comme un distributeur automatique de solutions et de consignes, barrage devant la recherche, assurance contre l'inquiétude, l'épreuve et le risque. Au surplus, une réflexion neuve ne doit pas trop vite lier la gerbe de ses problèmes. 

Aussi, tout en parlant, pour la commodité, du personnalisme, préférons-nous dire qu'il y a des personnalismes, et respecter leurs démarches diverses. Un personnalisme chrétien et un personnalisme agnostique, par exemple, diffèrent jusque dans leur structure intime. Ils ne gagneraient rien à se chercher des voies moyennes. Cependant ils se recoupent sur certains domaines de pensée, sur certaines affirmations fondamentales et sur certaines conduites pratiques, de l'ordre individuel ou de l'ordre collectif : c'est assez pour donner sa raison d'être à un nom collectif. 

 

Idée sommaire de l'univers personnel. - On s'attendait à ce que le personnalisme commençât par définir la personne. Mais on ne définit que des objets extérieurs à l'homme, et que l'on peut placer sous le regard. 

Or la personne n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. Voici mon voisin. Il a de son corps un sentiment singulier que je ne puis éprouver ; mais je puis regarder ce corps de l'extérieur, en examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière de savoir physiologique, médical, etc. Il est fonctionnaire, et il y a un statut du fonctionnaire, une psychologie du fonctionnaire que je puis étudier sur son cas, bien qu'ils ne soient pas lui, lui tout entier et dans sa réalité compréhensive. Il est encore, de la même façon, un Français, un bourgeois, ou un maniaque, un socialiste, un catholique, etc. Mais il n'est pas un Bernard Chartier : il est Bernard Chartier. Les mille manières dont je puis le déterminer comme un exemplaire d'une classe m'aident à le comprendre et surtout à l'utiliser, à savoir comment me comporter pratiquement avec lui. Mais ce ne sont que des coupes prises chaque fois sur un aspect de son existence. Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense et qui veut. C'est une erreur de croire que le personnalisme exige seulement qu'au lieu de traiter les hommes en série, on tienne compte de leurs différences fines. Le « meilleur des mondes » d'Huxley est un monde où des armées de médecins et de psychologues s'attachent à conditionner chaque individu selon des renseignements minutieux. En le faisant du dehors et par autorité, en les réduisant tous à n'être que des machines bien montées et bien entretenues, ce monde surindividualisé est cependant l'opposé d'un univers personnel, car tout s'y aménage, rien ne s'y crée, rien n'y joue l'aventure d'une liberté responsable. Il fait de l'humanité une immense et parfaite pouponnière. 

Il n'y a donc pas les cailloux, les arbres, les animaux - et les personnes, qui seraient des arbres mobiles ou des animaux plus astucieux. La personne n'est pas le plus merveilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions du dehors, comme les autres. Elle est la seule réalité que nous connaissions et que nous fassions en même temps du dedans. Présente partout, elle n'est donnée nulle part. 

Nous ne la rejetons pas pour autant dans l'indicible. Une expérience riche plongeant dans le monde s'exprime par une création incessante de situations, de règles et d'institutions. Mais cette ressource de la personne étant indéfinie, rien de ce qui l'exprime ne l'épuise, rien de ce qui la conditionne ne l'asservit. Pas plus qu'un objet visible, elle n'est un résidu interne, une substance tapie sous nos comportements, un principe abstrait de nos gestes concrets : ce serait encore une manière d'être un objet, ou un fantôme d'objet. Elle est une activité vécue d'auto-création, de communication et d'adhésion, qui se saisit et se connaît dans son acte, comme mouvement de personnalisation. À cette expérience, personne ne peut être conditionné, ni contraint. Ceux qui la portent à ses sommets y appellent autour -d'eux, réveillent les dormants, et ainsi, d'appel en appel, l'humanité se dégage du lourd sommeil végétatif qui l'assoupit encore. Qui refuse d'écouter l'appel, et de s'engager dans l'expérience de la vie personnelle, en perd le sens comme on perd la sensibilité d'un organe qui ne fonctionne pas. Il la prend alors pour une complication de l'esprit ou pour une manie de secte. 

Il y a donc deux manières d'exprimer l'idée générale du personnalisme. 

On peut partir de l'étude de l'univers objectif, montrer que le mode personnel d'exister est la plus haute forme de l'existence, et que l'évolution de la nature préhumaine converge sur le moment créateur où surgit cet achèvement de l'univers. On dira que la réalité centrale de l'univers est un mouvement de personnalisation, les réalités impersonnelles, ou plus ou moins largement dépersonnalisées (la matière, les espèces vivantes, les idées) n'étant que des pertes de vitesse ou des langueurs de la nature sur le chemin de la personnalisation. L'insecte qui se mime en branche pour se faire oublier dans l'immobilité végétale annonce l'homme qui s'enterre dans le conformisme pour ne pas répondre de soi, celui qui se livre aux idées générales ou aux effusions sentimentales pour ne pas affronter les faits et les hommes. Dans la mesure où une telle description reste objective, elle ne présente qu'imparfaitement une réalité qui n'est pas d'abord objective. 

Ou bien l'on vivra publiquement l'expérience de la vie personnelle, espérant séduire un grand nombre qui vivent comme des arbres, comme des animaux, ou comme des mécaniques. Bergson évoquait « l'appel du héros et du saint ». Mais ces mots ne doivent pas tromper : l'appel personnel naît de la vie la plus humble. 

On voit dès maintenant le paradoxe central de l'existence personnelle. Elle est le mode proprement humain de l'existence. Et cependant elle doit être incessamment conquise ; la conscience même ne s'en dégage que lentement du minéral, de la plante et de l'animal qui pèsent en nous. L'histoire de la personne sera donc parallèle à l'histoire du personnalisme. Elle ne se déroulera pas seulement sur le plan de la conscience, mais, dans toute sa largeur, sur celui de l'effort humain pour humaniser l'humanité. 

 

Brève histoire de la notion de personne et de la condition personnelle [3]. - À ne considérer que l'Europe, le sens de la personne reste embryonnaire dans l'Antiquité jusqu'aux abords de l'ère chrétienne. L'homme antique est aspiré par la cité et par la famille, soumis à un destin aveugle, sans nom, supérieur aux dieux mêmes. L'esclavage ne choque pas les plus hauts esprits de ces temps. Les philosophes n'estiment que la pensée impersonnelle et son ordre immobile qui règle la nature comme les idées. L'apparition du singulier est comme une tache dans la nature et dans la conscience. Platon est tenté de réduire l'âme individuelle à une participation de la nature et à une participation de la cité : d'où son « communisme ». Et l'immortalité individuelle, pour lui comme pour Socrate, n'est qu'une belle et aventureuse hypothèse. Aristote affirme bien qu'il n'y a de réel que l'individuel, mais son dieu ne peut vouloir d'une volonté particulière ni connaître par essences singulières, ni aimer d'un amour de choix. Pour Plotin il y a comme une faute primitive à l'origine de toute individualité, et il n'est de salut que dans un retour éperdu de l'Un et à l'Intemporel. 

Cependant, les Grecs avaient de la dignité de l'être humain un sens aigu, qui portait périodiquement le trouble dans leur ordre impassible. Leur goût de l'hospitalité, leur culte des morts en témoignent déjà. Sophocle, une fois au moins (Œdipe à Colonne) veut remplacer l'idée du Destin aveugle par celle d'une justice divine douée de discernement. Antigone affirme la protestation du témoin de l'éternel contre les pouvoirs. Les Troyennes opposent à l'idée de la fatalité de la guerre celle de la responsabilité des hommes. Socrate, au discours utilitaire des Sophistes, substitue le coup de sonde de l'ironie, qui bouleverse l'interlocuteur, le remet en question en même temps que sa connaissance. Le « Connais-toi toi-même » est la première grande révolution personnaliste connue. Mais elle ne pouvait avoir qu'un effet limité dans les résistances du milieu. Enfin il ne faut oublier ni le Sage de l'Éthique à Nicomaque, ni les Stoïciens et leur émouvant pressentiment de la caritas generis humani. 

Le christianisme apporte d'emblée parmi ces tâtonnements une notion décisive de la personne. On mesure mal aujourd'hui le scandale total qu'elle était pour la pensée et la sensibilité des Grecs : 

Alors que pour eux la multiplicité était un mal inadmissible pour l'esprit, il en fait un absolu en affirmant la création ex nihilo et le destin éternel de chaque personne. L'Être suprême qui les porte à l'existence par amour ne fait plus l'unité du monde par l'abstraction d'une idée, mais par une capacité infinie de multiplier indéfiniment ces actes d'amour singuliers. Loin d'être une imperfection, cette multiplicité, née de la surabondance, porte en elle la surabondance par l'échange indéfini de l'amour. Longtemps le scandale de la multiplicité des âmes se heurtera aux survivances de la sensibilité antique, et Averrhoès sentira encore le besoin d'imaginer une âme commune à l'espèce humaine. 

L'individu humain n'est pas le croisement de plusieurs participations à des réalités générales (matière, idées, etc.), mais un tout indissociable dont l'unité prime la multiplicité, parce qu'elle a racine dans l'absolu. 

Au-dessus des personnes ne règne pas la tyrannie abstraite d'un Destin, d'un ciel d'idées ou d'une Pensée Impersonnelle, indifférents aux destinées individuelles, mais un Dieu lui-même personnel, bien que d'une façon éminente, un Dieu qui a « donné de sa personne » pour assumer et transfigurer la condition humaine, et qui propose à chaque personne une relation singulière d'intimité, une participation à sa divinité ; un Dieu qui ne s'affirme point, comme l'a cru l'athéisme contemporain (Bakounine, Feuerbach), sur ce qu'il enlève à l'homme, mais en lui octroyant au contraire une liberté analogue à la sienne, et en lui rendant générosité pour générosité. 

Le mouvement profond de l'existence humaine n'est pas de s'assimiler à la généralité abstraite de la Nature ou des Idées, mais de changer « le coeur de son cœur » ( en grec dans le texte) afin d'y introduire et de rayonner sur le monde un Royaume transfiguré. Le secret du cœur où se décide, par le choix personnel, cette transmutation de l'univers, est un domaine inviolable, dont personne ne peut juger, et dont personne ne connaît, même les anges, sauf Dieu. 

5˚ À ce mouvement, l'homme est appelé librement. La liberté est constitutive de l'existence créée. Dieu eût pu créer sur le champ une créature aussi parfaite que peut l'être une créature. Il a préféré appeler l'homme à mûrir librement l'humanité et les effets de la vie divine. Le droit de pécher, c'est-à-dire de refuser son destin, est essentiel au plein exercice de la liberté. Loin qu'il soit un scandale, ce serait son absence qui aliénerait l'homme. 

6˚ Cet absolu de la personne ne coupe l'homme ni du monde ni des autres hommes. L'Incarnation confirme l'unité de la terre et du ciel, de la chair et de l'esprit, la valeur rédemptrice de l'oeuvre humaine une fois assumée par la grâce. L'unité du genre humain est pour la première fois pleinement affirmée et deux fois confirmée : chaque personne est créée à l'image de Dieu, chaque personne appelée à former un immense Corps mystique et charnel dans la Charité du Christ. L'histoire collective de l'humanité, dont les Grecs n'avaient pas idée, prend un sens, et même un sens cosmique. La conception même de la Trinité, qui nourrit deux siècles de débats, apporte l'idée étonnante d'un Être Suprême où dialoguent intimement des personnes, et qui est déjà, par Lui-même, la négation de la solitude. 

Cette vision était trop neuve, trop radicale, pour porter d'un coup tous ses effets. Levain de l'histoire aux yeux du chrétien, elle les développera jusqu'à la fin de l'histoire. 

Pendant toute la période médiévale, les persistances sociales et idéologiques de l'Antiquité grecque lui opposent une longue obstination. Il faut plusieurs siècles pour passer de la réhabilitation spirituelle de l'esclave à sa libération effective ; de l'égalité des âmes nous n'avons pas encore tiré l'égalité des chances sociales : dans les phénomènes de grand nombre, l'esprit ne va pas plus vite que le corps ; or la condition prétechnique de l'époque féodale empêche l'humanité médiévale de se libérer des servitudes excessives du travail et de la faim, et de construire une unité civique par-dessus les états sociaux. Bien que le christianisme ait tout de suite énergiquement lutté contre elle, la tentation dualiste traîne encore de nos jours dans la sensibilité commune. Elle entretint dans le haut Moyen Âge une longue aberrance platonicienne que freina le réalisme albertino-thomiste, en réaffirmant la dignité de la matière et l'unité du composé humain. La notion de personne, cependant, s'était précisée peu à peu à travers les controverses trinitaires et christologiques, du ne au vie siècle, plus richement harmonisée par la sensibilité grecque, tandis que le juridisme romain, tout en lui prêtant la rigueur de ses formules, y résistait au fond. Chaque grande pensée y ajoutait une touche nouvelle. Mais l'appareil logique et conceptuel hérité des grecs, axé sur la classe et sur la généralité, ne facilitait pas son expression.

 

On rapporte couramment à Descartes le rationalisme et l'idéalisme modernes, qui dissolvent dans l'idée l'existence concrète. C'est oublier le caractère décisoire et la richesse complexe du Cogito. Acte d'un sujet autant qu'intuition d'une intelligence, il est l'affirmation d'un être qui brise les cheminements interminables de l'idée et se pose avec autorité dans l'existence. Le volontarisme, d'Occam à Luther, préparait ces voies. La philosophie, désormais, n'est plus une leçon à apprendre, comme il était devenu d'usage dans la scolastique décadente, mais une méditation personnelle que l'on propose à chacun de refaire pour son compte. Elle commence, comme la pensée socratique, par une conversion, une conversion à l'existence [4]. Au même moment, la jeune bourgeoisie secoue les formes accablantes de la structure féodale. Mais la bourgeoisie, en réaction contre une société trop lourde, exalte l'individu isolé et enracine cet individualisme économique et spirituel qui exerce encore parmi nous ses ravages. De même Descartes laisse encore dans son Cogito des germes de l'idéalisme et du solipsisme métaphysiques qui mineront profondément le personnalisme classique de Leibniz aux kantiens, malgré les abondantes richesses qu'il laisse sur son chemin.

 

Hegel restera l'architecte imposant et monstrueux de l'impérialisme de l'idée impersonnelle. Toutes choses, tous les êtres s'y dissolvent dans leur représentation : ce n'est pas un hasard s'il professe au bout du compte la soumission totale de l'individu à l'État. Mais il ne doit pas faire oublier ce que le personnalisme doit à Leibniz et à Kant, et la dialectique de la personne, à tout l'effort réflexif de la pensée idéaliste. Pascal, père de la dialectique et de la conscience existentielle moderne, serait le plus grand de ses maîtres, si la pensée janséniste ne le déviait vers la religion solitaire et hautaine qui retiendra également Kierkegaard. Au passage, n'oublions pas Malebranche et son Traité de morale ; Rousseau, crevant le rationalisme appauvri des Lumières, égaré par l'individualisme, mais rendant à son siècle le sens de la solitude, et jetant les bases d'une éducation de l'être personnel. Et signalons l'actualité de Gœthe qui cherche dans l'action l'unité dynamique de l'esprit et de la matière. Mais il faut, pour le XIXe siècle souligner trois noms, qui n'abordent la gloire qu'au siècle suivant, tant ils respirent mal dans le climat idéologique du leur.

 

Maine de Biran est le précurseur moderne du personnalisme français. Il dénonce la mécanique mentale des idéologues, qui dissolvaient l'existence concrète dans les pseudo « éléments » de la pensée, et cherche le moi dans l'effort moteur par lequel nous pesons sur le monde. Unité d'une initiative intérieure et d'une initiative musculaire, cette expérience décèle au coeur de toute conscience une relation d'extériorité et d'objectivité : il ne faut donc pas opposer la conscience et l'espace ; toute conscience est spatialisante, s'affirme dans l'espace. La pensée de Maine de Biran a remarquablement éclairé les racines de la personne et sa zone d'émergence.

 

Kierkegaard de son côté, face au « Système » symbolisé par Hegel et à ses dégradés spiritualistes, affirme l'irréductible jaillissement de la liberté. Prophète de la grandeur paradoxale et dramatique de l'homme contre l'optimisme du confort bourgeois et de la raison facile, il subit malheureusement la dérive romantique et n'arrive pas à rejoindre, de sa solitude abrupte, le monde et les hommes. Mais au bord d'une époque prête à toutes les servitudes en échange d'une sorte de bonheur végétatif, il a porté au paroxysme le sens de la liberté dans sa liaison radicale au sens de l'absolu.

 

Symétriquement à Kierkegaard, Marx reprochait à Hegel de faire de l'esprit abstrait, et non de l'homme concret, le sujet de l'histoire, de réduire à l'Idée la réalité vivante des hommes. Cette aliénation transcrit à ses yeux celle du monde capitaliste, qui traite l'homme travailleur et producteur comme un objet de l'histoire et l'expulse pour ainsi dire de lui-même en même temps que de son royaume naturel. Il semble que ce que l'on pourrait appeler la révolution socratique du XIXe siècle, l'assaut contre toutes les forces modernes de dépersonnalisation de l'homme, se soit brisée en deux branches : l'une, par Kierkegaard, rappelle l'homme moderne, étourdi par la découverte et l'exploitation du monde, à la conscience de sa subjectivité et de sa liberté ; l'autre, par Marx, dénonce les mystifications où l'entraînent les structures sociales greffées sur sa condition matérielle, et lui rappelle que son destin n'est pas seulement dans son coeur, mais dans ses mains. Funeste brisure ! Les deux lignes ne feront ensuite que diverger, et la tâche de notre siècle est peut-être, non pas de les réunir là où elles ne peuvent plus se rencontrer, mais de remonter au-delà de leur divergence, vers l'unité qu'elles ont exilée.

 

Sous ces phares qui distribuent les grands éclairages du siècle, il faudrait suivre le lent développement sociologique de la condition humaine. Toutes les réserves que l'on peut faire sur la Révolution française n'empêchent qu'elle marque une phase importante de la libération politique et sociale, bien que limitée par son contexte individualiste. Dès lors, une sorte de fatalité se développe. D'une part, trouvant un terrain favorable dans la phase conquérante du capitalisme, l'individualisme se développe en fusée. L'État libéral le cristallise dans ses codes et ses institutions, mais tout en professant un personnalisme moral (de teinte kantienne) et politique (de mode bourgeois), il livre la condition concrète des masses urbaines à la servitude sociale, économique, et bientôt politique. Le romantisme développe la passion de l'individu sur tous les registres de l'affectivité, mais dans l'isolement où il l'entraîne, il ne lui laisse de choix qu'entre la solitude désespérée et la dispersion du désir. Reculant devant cette angoisse nouvelle, et redoutant les imprudences du désir, le monde petit bourgeois les refoule derrière un capitonnage de médiocres satisfactions ; il instaure le règne de l'individualisme précautionneux. Pendant ce temps l'éclatement soudain des techniques rompt les frontières de l'individu et ses cercles étroits, et installe de tous côtés les grands espaces et les relations collectives. L'individualisme affolé prend peur, à la fois de l'anarchie où il sombre, et du collectivisme qui le menace. Il a tendance à couvrir de la a défense de la personne » ses opérations d'arrière-garde. Déjà Renouvier dénonçait comme également menaçantes la passion métaphysique, et la recherche politique de l'unité. La personne, pour lui, c'est d'abord le non, le refus d'adhérer, la possibilité de s'opposer, de douter, de résister au vertige mental et corrélativement, à toutes les formes de l'affirmation collective, qu'elle soit théologique ou socialiste. Réaction saine, et combien ! contre certains dangers, mais qui va s'embarrasser dans les tentations anarchiques. Ce sont elles qui ont stérilisé partiellement la grande oeuvre de Proudhon. L'anarchisme passionnel issu de Nietzsche dramatise l'enjeu, mais encourage la même attitude forcée de négation, que rejoignent certaines formes de l'existentialisme.

 

Cependant le choix n'est pas entre l'impersonnalisme aveugle, énorme cancer qui prolifère et tue, et les désespérés superbes qui préfèrent seulement être écrasés debout. Des hommes ont commencé à démystifier la peur des monstres tout en développant une plus riche notion de l'homme personnel, de ses rapports avec le monde et avec ses oeuvres. Après Lotze, les premières traductions de Max Scheler et de Buber sont contemporaines des premiers livres de Berdiaeff, qui ne veut sacrifier ni la liberté de l'esprit, ni la technique, comme un peu plus tôt Bergson ne voulait abandonner ni le jaillissement de la liberté, ni la rigueur des sciences. Après Laberthonnière, Maurice Blondel définit une dialectique de l'esprit et de l'action qui ruine profondément les décors spiritualistes. Pendant que Péguy fait jaillir de son lyrisme tous les thèmes que nous allons aborder, J. Maritain applique aux problèmes les plus actuels le réalisme démystificateur qu'il tient de saint Thomas, Gabriel Marcel et Jaspers, l'un chrétien, l'autre agnostique, apportent une contribution capitale à la description des structures de l'univers personnel. P. L. Landsberg se place très près d'eux, dans son œuvre interrompue. Sur ces recherches plus proprement personnalistes, auxquelles depuis 1932 la revue Esprit donne une continuité, le renouveau existentialiste et le renouveau marxiste exercent deux pressions latérales. Le premier a très largement contribué à ranimer des problèmes personnalistes : la liberté, l'intériorité, la communication, le sens de l'histoire. Le second provoque toute la pensée contemporaine à se dégager des mystifications idéalistes, à prendre pied sur la condition commune des hommes, et à lier la plus haute philosophie aux problèmes de la cité moderne. On pourrait ainsi repérer une tangente existentialiste du personnalisme (qu'approchent Berdiaeff, Landsberg, Ricœur, Nédoncelle), une tangente marxiste souvent concourante à la première, et une tangente plus classique, dans la tradition réflexive française (Lachièze-Rey, Nabert, Le Senne, Madinier, J. Lacroix).

 

Hors de France, des courants se réclamant du personnalisme se forment dans plusieurs directions. D'autres en sont proches sans s'en réclamer. En Angleterre, le nom est revendiqué par une ou deux revues et le Personnalist Group de J. B. Costes. Ils se sont d'abord inspirés de John Macmurray, John Middleton Murry, N. Berdiaeff et Buber . il ne faudrait pas oublier Newman. Un contexte de subjectivisme religieux, de libéralisme politique et d'antitechnicisme raskinien (H.Read) les ont parfois menés assez loin des voies du personnalisme français, mais le dialogue s'engage. En Hollande, né dans un camp d'otages, en 1941, le mouvement personnaliste ne se développa qu'au plan politique et tenta de réaliser un nouveau socialisme par le « Mouvement populaire Néerlandais » qui occupe le pouvoir à la libération avant de fusionner avec le parti socialiste. Aux Etats-Unis, de Boyce et Howinson, aux Prs Bownes, Brightman et Flewelling, un fort courant se développe. En Suisse, où l'on n'a pas oublié Secrétan,se publient les Cahiers Suisse Esprit. Des groupements d'inspiration voisine se forment dans les pays libérés des fascismes. 

Puisque la personne n'est pas un objet que l'on sépare et que l'on regarde, mais un centre de réorientation de l'univers objectif, il nous reste à faire tourner l'analyse autour de l'univers édifié par elle, afin d'en éclairer les structures sur divers plans dont il ne faudra jamais oublier qu'ils ne sont que des incidences différentes sur une même réalité. Chacun n'a sa vérité que relié à tous les autres.


[1]     Esprit est fondé en 1932. Voir sa collection et E. MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme (Aubier, 1936) ; Qu'est-ce que le personnalisme ? (Éditions du Seuil, 1947). Sur un aspect particulier : Personnalisme catholique (Esprit, février-mars-avril, 1940), repris dans Liberté sous conditions (Éditions du Seuil, 1947).

[2]     J. LACROIX, Système et existence (Vie intellectuelle, juin 1946).

[3]     On trouvera des indications sur cette histoire dans J. PLAQUEVENT Individu et personne, Esquisse des notions (Esprit, Janvier 1938). Deux Histoires du personnalisme sont en préparation, en France et aux U.S.A.

[4]     Maxime CHASTAING, Descartes, introducteur à la vie personnelle (Esprit, juillet 1937).


Retour au texte de l'auteur: Emmanuel Mounier, philosophe Dernière mise à jour de cette page le vendredi 4 mai 2007 20:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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