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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Manifeste au service du personnalisme (1936)
Mesure de notre action


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte d'Emmanuel Mounier (1905-1950), Manifeste au service du personnalisme (1936). Éditions du Seuil, 1961 et février 2000. Collection Points Essais, 198 pages. Le Manifeste au service du personnalisme a paru aux Éditions Montaigne, dans la collection Esprit en 1936. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, pré-retraité, Paris, bénévole.

Mesure de notre action


Nous appelons personnaliste toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement.

En ralliant sous l'idée de personnalisme des aspirations convergentes qui cherchent aujourd'hui leur voie par-delà le fascisme, le communisme et le mon-de bourgeois décadent, nous ne cachons pas l'usage paresseux ou brillant que beaucoup feront de cette étiquette pour masquer le vide ou l'incertitude de leur pensée. Nous prévoyons les ambiguïtés, le conformisme qui ne manqueront pas de parasiter la formule personnaliste comme toute formule verbale soustraite à une recréation continue. C'est pourquoi nous précisons sans retard :

Personnalisme n'est pour nous qu'un mot de passe significatif, une désignation collective commode pour des doctrines diverses, mais qui, dans la situation historique où nous sommes placés, peuvent tomber d'accord sur les conditions élémentaires, physiques et métaphysiques, d'une civilisation nouvelle. Personnalisme n'annonce donc pas la constitution d'une école, l'ouverture d'une chapelle, l'invention d'un système clos. Il témoigne d'une convergence de volontés, et se met à leur service, sans toucher à leur diversité, pour leur chercher les moyens de peser efficacement sur l'histoire.

C'est donc au pluriel, des personnalismes, que nous devrions parler. Notre but immédiat est de définir, face à des conceptions massives et partiellement inhumaines de la civilisation, l'ensemble de consentements premiers qui peuvent asseoir une civilisation dévouée à la personne humaine. Ces consentements doivent être suffisamment fondés en vérité pour que cet ordre nouveau ne soit pas divisé contre lui-même, suffisamment compréhensifs aussi pour grouper tous ceux qui, dispersés dans les philosophies différentes, relèvent de ce même esprit. Préciser en toute rigueur les vérités dernières de ces philosophies n'est pas du ressort de la charte commune que nous esquissons ici: c'est un travail qui relève de la méditation ou de l'adhésion volontaire de chacun. Et si cette précision, comme il est normal, amène les uns et les autres à voir différemment les buts suprêmes de toute civilisation, notre inspiration même nous défend de vouloir réduire ces positions vivantes à une idéologie commune, étrangère à chacune et dangereuse pour toutes. Il suffit qu'entre elles un accord soit possible sur la structure de la cité où jouera librement leur concurrence, contre toutes les cités où elles seraient ensemble étouffées.

Au surplus, les vérités de fond sur lesquelles nous appuierons nos conclusions et notre action ne sont pas inventées d'hier. Seule peut et doit être neuve leur insertion historique sur des données nouvelles. C'est à la recherche, tâtonnante encore, de cette issue historique, que nous donnons comme signal de ralliement le nom singulier de personnalisme. Ces pages ont pour objet de le préciser.

Ni doctrinaires ni moralistes

Nous désolidariser des futurs bavards du personnalisme, c'est demander qu'en dernier ressort nous soyons jugés à nos actes. Mais toute action n'est pas un acte. Une action n'est valable et efficace que si d'abord elle a pris mesure de la vérité qui lui donne son sens et de la situation historique, qui lui donne son échelle en même temps que ses conditions de réalisation. Au moment où de toutes parts, sous prétexte d'urgence, on nous presse d'agir n'importe comment et n'importe vers quoi, la première urgence est de rappeler ces deux exigences fondamentales de l'action, et d'y satisfaire. Elles nous opposent aux idéologues aussi bien qu'aux politiciens.

De l'optique des politiciens, qui se moquent de la vérité ou de l'erreur, et prennent pour réalité historique le fait divers, le résultat visible et immédiat ou l'événement chargé de passions sans lendemain, il est aisé de distinguer une conception de la civilisation qui commence par dessiner ses perspectives dans un certain absolu spirituel. On sera plutôt tenté de la rejeter parmi les idéologies et les utopies. C'est ici qu'il nous faut dégager notre méthode de l'erreur congénitale de la plupart des spiritualismes.

Tantôt ils ont pris la forme d'un rationalisme plus ou moins rigide. Ils construisent alors avec des idées ou, plus récemment, avec des considérations techniques de théoriciens, un système cohérent qu'ils pensent imposer à l'histoire par la seule force de l'idée. Quand l'histoire vivante ou la réalité de l'homme leur résiste, ils croient être d'autant plus fidèles à la vérité qu'ils se crispent sur leur système, d'autant plus purs qu'ils maintiennent à leur utopie son immobilité géométrique. On reconnaît ici ces doctrinaires qui parasitent la révolution aussi bien que la conservation.

Les moralistes ne sont pas moins dangereux. Étrangers comme les doctrinaires à la réalité vivante de l'histoire, ils lui opposent, non pas un système de raison, mais des exigences morales prises dans leur plus vaste généralité. Au lieu de faire peser sur l'histoire une forte structure spirituelle qui, par une connaissance approfondie des nécessités et des techniques de l'époque, se serait donné un appareil d'action précis, ils diffusent une énergie de grande valeur dans une éloquence de bonne volonté mais inefficace. Certains cherchent à dépasser le discours moral. Ils conduisent bien à une critique spirituelle des forces mauvaises. Mais quand ils abordent la technique offensive, ils semblent ne compter qu'avec des forces morales et surtout des forces morales individuelles. Ils harmonisent de très pures suppositions dans une manière d'art sulpicien de la réalité sociale. Ils exhortent justement les individus à cultiver les vertus qui font la force des sociétés. Mais ils oublient que des forces historiques déchaînées de leur soumission au spirituel ont créé des structures collectives et des nécessités matérielles qui ne peuvent être absentes de nos calculs, si “ le spirituel est lui-même charnel ”. Ils sont un danger permanent de faire passer au-dessus, c'est-à-dire à côté de l'histoire les forces spirituelles dont nous voulons précisément animer l'histoire.

Prendre référence à des valeurs spirituelles, en affirmer la primauté, ce ne peut donc plus être, pour nous, continuer l'erreur doctrinaire ou moraliste. Nous saisissons la civilisation dans toute son épaisseur. Elle est un amalgame de techniques, de structures et d'idées, mises en œuvre par des hommes, c'est-à-dire par des libertés créatrices. Elle est solidaire de tous ses éléments: un seul vient-il à manquer ou à se corrompre, sa carence compromet l'édifice tout entier.

Or les techniques et les structures sont bourrées de déterminismes, résidus morts du passé, forces éteintes qui continuent leur course et entraînent l'histoire. Les idées sont encombrées d'idéologies, abstractions immobilisées et simplifiées pour une vaste consommation, qui modèlent les esprits et y résistent à la création spirituelle. À l'encontre de l'idéalisme ou du moralisme dénoncés, nous donnons une large part, dans le jugement que nous portons sur une civilisation, et dans la technique d'action que nous proposons contre l'une ou l'autre, à ces éléments de base et aux déterminismes qu'ils englobent. La découverte de ce réalisme dont ils sont trop déshabitués est la leçon que les défenseurs du spirituel ont reçue des outrances du marxisme.

Une fois réveillés de notre sommeil dogmatique, loin de compromettre la solidité de notre mise en place finale, nous l'asseyons sur un terrain assuré. Nous pouvons dire alors, sans paraître échapper aux problèmes immédiats, qu'une civilisation ne tient son âme et son style essentiel ni du seul développement de ses techniques, ni du seul visage de ses idéologies dominantes, ni même d'une réussite heureuse des libertés conjuguées. Elle est d'abord une réponse métaphysique à un appel métaphysique, une aventure de l'ordre de l'éternel, proposée à chaque homme dans la solitude de son choix et de sa responsabilité.

Précisons nos termes. Appelons civilisation, au sens étroit, le progrès cohérent de l'adaptation biologique et sociale de l'homme à son corps et à son milieu; culture, l'élargissement de sa conscience, l'aisance qu'il acquiert dans l'exercice de l'esprit, sa participation à une certaine manière de réagir et de penser, parti-culière à une époque et à un groupe, bien que tendant à l'universel; spiritualité, la découverte de la vie profonde de sa personne. Nous avons ainsi défini les trois paliers ascendants d'un humanisme total. Nous pensons - et ici nous nous rapprocherions du marxisme - qu'une spiritualité incarnée, quand elle est menacée dans sa chair, a pour premier devoir de se libérer et de libérer les hommes d'une civilisation oppressive, au lieu de se réfugier dans des peurs, dans des regrets ou dans des exhortations. Mais nous affirmons contre le marxisme qu'il n'y a de civilisation et de culture humaines que métaphysiquement orientées. Seuls un travail visant au-dessus de l'effort et de la production, une science visant au-dessus de l'utilité, un art visant au-dessus de l'agrément, finalement une vie personnelle dévouée par chacun à une réalité spirituelle qui l'emporte au-delà de soi-même sont capables de secouer le poids d'un passé mort et d'enfanter un ordre vraiment neuf. C'est pourquoi, au bord de l'action, nous songeons à prendre d'abord une mesure de l'homme et de la civilisation.

Mesure de notre action

Cette mesure, contrairement à ce qu'en pensent tous les réformismes, doit être largement taillée.

Historiquement, la crise qui nous sollicite n'est pas aux proportions d'une simple crise politique ou même d'une crise économique profonde. Nous assisterons à l'effondrement d'une aire de civilisation, née vers la fin du Moyen Age, consolidée en même temps que minée par l'âge industriel, capitaliste dans ses structures, libérale dans son idéologie, bourgeoise dans son éthique. Nous participons à l'enfantement d'une civilisation nouvelle dont les données et les croyances sont encore confuses, et mêlées aux formes défaillantes ou aux productions convulsives de la civilisation qui s'efface. Toute action qui ne se hausse pas aux proportions de ce problème historique, toute doctrine qui ne s'ajuste pas à ses données ne sont que besogne servile et vaine. Cinq siècles d'histoire basculent, cinq siècles d'histoire sans doute commencent à cristalliser. À ce point critique, il tient à notre clairvoyance que nos gestes immédiats se perdent dans des remous ou portent loin leurs conséquences. S'il ne faut refuser à aucune détresse une médecine provisoire, dans la mesure où une médecine provisoire s'annoncera plus efficace que dangereuse, s'il faut garder le sens de la lenteur et des transitions de l'histoire, il n'en faut pas moins convaincre ceux qui aujourd'hui emploient toutes leurs forces à éviter ou à ignorer le bouleversement, que le bouleversement est fatal et que, s'ils ne le dirigent, il les écrasera.

Notre ambition spirituelle ne doit pas être moins grande que notre ambition historique. Parlerons-nous, nous aussi, de créer un homme nouveau? En un sens non, mais en un sens oui.

Non, si l'on entend que chaque époque de l'histoire produit un homme radicalement étranger à l'homme des âges antérieurs, par le seul effet des conditions de vie où elle le place, et de l'évolution collective de l'Humanité. Nous croyons que les structures extérieures favorisent ou entravent, mais ne créent pas l'homme nouveau, qui naît par l'effort personnel. Nous pensons que ces structures n'ont pas prise sur tout l'homme. Nous croyons à certaines données permanentes, et aussi à certaines vocations permanentes de la nature humaine. Modestes pour leur assigner des frontières, certes oui nous le sommes ! Tant de siècles nous ont habitués à nos infirmités historiques que nous ne savons plus toujours, de nos vieilles maladies, distinguer la nature. Il faudra un nombre indéfini d'essais, d'erreurs, d'aventures pour savoir les limites de l'humain et de l'inhumain. Ici où l'on croyait le terrain malléable, on se heurtera au roc; cette résistance que certains attribuaient aux lois éternelles de l'univers, cédera de manière inattendue. Outrecuidance ou naïveté de penser que tout soit nature, ou de refuser que rien ne soit nature. Ce dernier refus nourrit certain messianisme aussi imprécis qu'utopique de l'Homme Nouveau historique, que nous rejetons.

Mais nous nous gardons bien de le rejeter à la manière de ces satisfaits qui confondent le service de l'éternel avec la conservation de leurs privilèges ou la morne impuissance de leur imagination, et assimilent la nature de l'homme à la condition accidentelle où le désordre de chaque époque la contraint. Il n'est pas douteux que nous ne puissions déjà renouveler considérablement le visage de la plupart des vies en libérant l'homme moderne de toutes les servitudes qui pèsent sur ses vocations d'homme. Si nous lui assignons une destinée spirituelle, il est plus évident encore qu'il peut féconder le monde du perpétuel miracle de sa création, qu'il est bien loin encore d'avoir épuisé les ressources de sa nature incomplètement exercée et explorée, et que l'histoire a plus d'un visage en réserve, quelques données et quelques limites qui lui soient assignées.

Une civilisation nouvelle, un homme nouveau: nous risquons plus à diminuer l'ambition qu'à l'embrasser un peu au-dessus de notre atteinte. Nous savons bien que chaque âge ne réalise une œuvre à peu près humaine que s'il a d'abord écouté l'appel surhumain de l'histoire. Notre but lointain reste celui que nous nous assignions en 1932: après quatre siècles d'erreurs, patiemment, collective-ment, refaire la Renaissance.


Selon la méthode affirmée, nous prendrons d'abord appui à une étude critique des formes de civilisation qui achèvent leur cycle ou de celles qui par de premières réalisations prétendent à leur succession. Dans un si court examen, nous sommes contraints de systématiser, et de dégager, de l'emmêlement de l'histoire et des idées, des formes pures, des doctrines-limites. Le génie ou l'habileté de leurs défenseurs, la complexité de la matière historique où elles se réalisent, la résistance ou la ressource des personnes vivantes leur donnent dans la réalité mille nuances et accommodations. Elles n'en restent pas moins les trois ou quatre lignes de plus grande pente qui se disputent la direction de l'histoire. Autre est l'accident de surface et la réalité des hommes, autre le poids global d'une civilisation creusant sous les remous et les effervescences de son cours la pente qui la conduit vers l'immobilité de la mort. En soulignant chaque fois cette pente plus ou moins dissimulée, nous ne déformerons pas plus notre objet qu'en donnant de notre conception propre un schéma dont nous espérons bien que les temps à venir l'enrichiront de l'enseignement irremplaçable de la mise en œuvre.

Retour au texte de l'auteur: Emmanuel Mounier, philosophe Dernière mise à jour de cette page le mardi 1 mai 2007 19:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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