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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Karl Marx, CRITIQUE DU DROIT POLITIQUE HÉGÉLIEN. (1843)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Karl Marx (1843), CRITIQUE DU DROIT POLITIQUE HÉGÉLIEN. Traduction de l'Allemand et introduction de Albert Baraquin. Paris: Les Éditions sociales, 1975, 223 pp. Une édition numérique réalisée par Marc Guérin, bénévole, Paris, cheminot (agent de la Société Nationale des Chemins de Fer, SNCF).

Introduction

Albert Baraquin,

Octobre 1974

I

Il serait superflu de vouloir démontrer l'intérêt d'une publication qui veut combler d'une traduction nouvelle une lacune dans l'état présent de l'édition française des œuvres de Marx. L'importance de l'auteur qui n'est pas à établir décourage par avance les justifications que le traducteur pourrait apporter pour introduire son propos qui est l'ouvrage lui-même. S'agissant de la Critique du Droit politique hégélien, l'entreprise n'évite pas cependant d'être renvoyée aux perspectives et aux raisons actuelles de son accueil : ne serait-ce qu'à raison de l'effort entrepris pour faire entendre ce que Marx a pensé dans ce qu'il a transcrit et critiqué de Hegel. D'autant qu'il s'agit là d'une œuvre posthume. Rédigée de mars à août 1843 (Marx a alors vingt-cinq ans) et restée inachevée, la Critique ne fut publiée qu'en 1927, quarante-quatre ans après sa mort, dans l'édition critique de l'Institut Marx-Engels de Moscou; elle n'était jusqu'ici accessible en français, traduite par Molitor, que dans les archives de l'édition Costes. À l'époque où Marx s'apprête à entreprendre sa révision critique de la philosophie hégélienne de l'État, Feuerbach (au style de la Critique on reconnaîtra son influence sur elle) a déjà publié l'Essence du Christianisme, Bruno Bauer, dont Marx ne partagera plus très longtemps les analyses, s'extasie encore sur les prodigieux bouleversements qui vont venir, Max Stirner élabore l'Unique et sa propriété, Frédéric-Guillaume IV, le roi de Prusse, que sa folie devait écarter du pouvoir en 1857, a eu trois années déjà pour décevoir les espoirs que les libéraux avaient placés en lui et démentir par la même occasion l'illusion selon laquelle Hegel aurait été le philosophe d'une Prusse dont l'État serait celui de la pensée. C'est en effet le temps où le peuple « réclame la participation légale de la bourgeoisie [14] indépendante aux affaires de l'État » [1], aussi celui de la persécution des « Jeunes Hégéliens », l'aile gauche issue de la scission de l'école, et celui de la lutte ouverte contre l'influence hégélienne, les hégéliens étant écartés des chaires universitaires au profit de penseurs de meilleur aloi ou censés être tels : Schelling est appelé à Berlin pour administrer la réfutation de l'hégélianisme et Julius-Friedrich Stahl remplace Eduard Gans, le disciple de Hegel responsable des additifs aux Principes de la Philosophie du Droit et, à l'intérieur de la droite hégélienne, leur interprète mal-pensant, dont nous savons que Marx a suivi les cours dans le semestre d'été de 1838. Marx, remarquons-le, n'a jamais été dupe d'un malentendu qui devait résister à sa dissipation par l'histoire de son temps puisqu'il n'a cessé jusqu'à une époque récente d'infléchir la lecture de la politique hégélienne et de discréditer celle-ci comme apologie réactionnaire de l'ordre établi. Il ne confondait pas davantage le service du roi de Prusse et l'intérêt spécifique des penseurs que l'ordre du jour avait établis ou rétablis  [2].

On voit que la Critique s'inscrit dans le conflit inhérent au débat de la postérité hégélienne et du posthégélianisme, à la séparation de la réalité allemande et de sa pensée dont Marx thématisera bientôt le divorce, et à la contradiction de la Prusse historique avec elle-même que son caractère féodal et bourgeois à la fois rend précisément anachronique au regard de cette pensée. C'est aussi le premier écrit et le dernier, à tout le moins au plan de la théorie politique, où Marx discute et polémique directement avec les textes de Hegel : dans le contexte politique et philosophique dont il s'éclaire, il nous reporte à une époque de l'histoire où la pensée de Marx n'avait pas encore agi.

Ce qui importe n'est pas toutefois que ces textes aient la valeur d'une pièce rare. Hegel est le philosophe qui, justement dans la Préface aux Principes de la Philosophie du Droit, assigne comme tâche à la philosophie de concevoir ce qui est. Quand Marx critique [15] la conception hégélienne de l'État il met en cause la philosophie hégélienne à travers son moment politique, comme il met en cause l'État que cette philosophie justifie en le concevant, c'est-à-dire en l'élevant à sa rationalité. S'adressant au philosophe qui s'est employé à « saisir son temps dans la pensée », la Critique que Marx avait omis de verser au dossier de l'histoire n'est pas dépourvue de toute actualité au sens courant du terme. C'est ainsi qu'on y pourra trouver la dénonciation pour ainsi dire exhaustive des inconvénients qui s'ensuivent de ce que les gouvernés ne sont pas ceux qui gouvernent, Marx s'ingéniant à décomposer le système de médiations par lesquelles Hegel, vainement selon lui, réunit la société civile-bourgeoise à l'État et dans l'État. Marx concentre sa critique notamment sur les « états » (au sens que le terme avait à l'époque de la Révolution française et où l'on parlait par exemple du « tiers état », mais sans qu'il recouvre la même réalité), le Parlement dans l'État de Hegel. Les états [Stände], dans leur fonction essentielle de médiation sont le concept qui traduit politiquement, en droit constitutionnel hégélien, l'identité philosophique du particulier et de l'universel, de l'homme et du citoyen. Comme leur nom l'indique immédiatement en allemand, ils sont au titre double et indissoluble d'états sociaux et d'états politiques, les garants efficaces de cette identité et de la confirmation tangible du caractère abstrait et disparaissant de leur réalité séparée. Du moins selon la sémantique allemande et le Concept hégélien : pour ce qui est de la réalité historique, le Parlement que Hegel a conçu n'existe ni dans la Prusse de Hegel ni dans celle de Marx et, en dépit d'une promesse royale datant de 1815 qui annonce l'instauration d'une représentation du peuple, la réunion en diète prussienne des états provinciaux n'interviendra pas avant 1847. Une autre cible est la bureaucratie, bien réelle cette fois, encore qu'elle fonctionne alors surtout comme un instrument de contrainte entre les mains du prince et qu'elle soit plutôt d'exécution que de réflexion, à l'inverse de celle que Hegel émancipe des limites de son origine historique pour en doter l'État moderne. On voit en quel sens; on pourrait dire la Critique plus actuelle que jamais : allant au cœur de la construction hégélienne de l'État, elle s'applique à des formes politiques qui n'existaient pas encore dans l'Allemagne de l'époque et les États de la nôtre ne sont pas non plus sans vérifier par l'exemple la subversion des médiations par la construction desquelles Hegel, à travers la considération des « grands États développés de son temps », anticipait leur modernité. [16] Nous ne lirions plus la Critique avec un intérêt autre que purement historiographique si elle nous parlait d'un texte qui, pour être quasi contemporain de la naissance de Marx, avait purement et simplement cessé de concerner notre présent.

Il ne serait donc pas indifférent de pouvoir saisir ce que sont en leur fond les objections que Marx adresse à Hegel dans la Critique. La détermination de ce qui régit l'attitude de Marx suppose à son tour que l'on ait une notion assez claire de ce que Hegel s'est efforcé de fonder dans son discours. Les Principes de la Philosophie du Droit qui sont une amplification, d'abord à l'usage de l'enseignement de Hegel, des paragraphes que l'Encyclopédie consacre à l'Esprit objectif, ne se laissent pas résumer et une telle notion ne pourrait naître d'un tel résumé. La difficulté est d'ailleurs que les Principes sont, tout comme leur Critique mais en un autre sens, un livre inachevé. Nous lisons en effet dans la Préface cet avertissement de Hegel : « J'ai développé de manière explicite la nature du savoir spéculatif dans ma Science de la Logique. C'est pourquoi ce n'est qu'ici et là qu'on a ajouté dans ce précis [Grundriss] un éclaircissement concernant le procès et la méthode. En raison de la nature concrète et en elle-même si diverse de l'objet, on a négligé de mettre en évidence et de faire ressortir sur chaque singularité la conduction logique » [3] : la déclaration est saisissante venant d'un auteur que Marx accusera précisément d'avoir fourni un corps politique à sa Logique plutôt que la Logique du corps politique [4]. On peut donc penser que les leçons qui complétaient le manuel hégélien, partie apportaient les précisions nécessaires à l'exploration des formes logiques sous-jacentes, partie ramenaient vers elles, comme en attestent les additifs, la matière historico-politique. Une telle voie est naturellement impraticable dans le cadre de cette présentation. Elle n'est indiquée ici que pour prévenir le malentendu selon lequel le « droit d'État » que Hegel conçoit se réduirait au savoir défini d'une théorie juridique du politique. Aussi faut-il renvoyer le lecteur que la Critique amènerait à s'enquérir de la philosophie politique de Hegel, aux textes eux-mêmes, y ajoutant le livre d'Eric Weil, Hegel et l'État, et aussi la Pensée politique de Hegel de Bernard Bourgeois [5]. Il devra au [17] premier d'entrer de l'intérieur dans la conception hégélienne de l'État et dans la compréhension de l'État hégélien, et le second lui montrera comment la politique hégélienne s'articule au projet philosophique et au système qui l'accomplit.

Si pourtant on devait désigner d'une formule ce dont il s'agit pour Hegel dans sa philosophie de l'État, on pourrait risquer que son problème, tel qu'il se présente au philosophe qui se pose la question de comprendre la réalité pour la parfaire de sa compréhension, est de réinjecter le droit de la subjectivité morale (ce que Hegel appelle la Moralität) dans la vie éthique (ce qu'il appelle la Sittlichkeit) dont la philosophie du droit développe la compréhension selon les trois moments de la famille, de la société civile-bourgeoise et de l'État. Pour le dire autrement : la vie éthique hégélienne est à comprendre par la compréhension de la liberté dont elle est l'idée plutôt qu'elle n'aurait à être justifiée au titre d'un contenu moral spécifique : cette liberté, dans la construction du concept de la volonté libre, est elle-même à comprendre comme « moralité », au plan d'une compréhension aussi nécessaire que non suffisante à sa vraie actualisation. La découverte de l'unité de la moralité et de la vie éthique dans le sens hégélien du politique donne la mesure du problème de l'unité de la société et de l'État dans les Principes de la Philosophie du Droit et de la place qu'ils accordent à une vie sociale qui n'est pas vie politique quant à l'essentiel.

Certes, cette façon de recueillir le sens hégélien du politique ne suffit pas à faire s'évanouir le « mystère spéculatif » de la Philosophie du Droit. On ne peut même éviter de penser - Marx ayant eu depuis son mot à dire là-dessus - qu'un autre sens de ce sens existe qu'il faudrait interroger : une fois opéré le renoncement à enraciner le politique dans une raison ontologique, la Philosophie du Droit ne se laissera correctement réactiver et interpréter que par qui est en mesure de dire de quel problème en quels termes aujourd'hui posé et selon quel ordre dépend la réponse à la question dont la « Sittlichkeit » était pour Hegel la solution. Les manières de dire alléguées nous permettent toutefois de saisir que le problème hégélien est moins celui d'une vie éthique issue d'une tradition historique particulière (dont la philosophie hégélienne tient finalement lieu [6] en regard du mécanisme social et de l'exigence [18] formelle de l'universalité, que le vieux problème aristotélicien de la définition du citoyen dans des conditions que la pensée politique moderne réfléchit comme étant celles de la disparition du citoyen.

Si le fait moderne, comme c'est un lieu commun de toute cette pensée de l'affirmer est celui de la non-immédiateté du rapport de l'homme à l'État, Hegel le surmonte en concevant un État qui est la mise en œuvre des médiations qui restituent ce rapport et en concevant une réalité humaine (famille, société civile-bourgeoise) qui, en tant qu'il la distingue de l'État et l'oppose à lui, est à elle-même son propre retour à la citoyenneté politique. Il faut comprendre que la société civile hégélienne n'est pas l'État mais ce qui y ramène et, si Hegel peut apporter une réponse au fait de la séparation de l'homme et du citoyen, c'est pour l'avoir d'abord non seulement reconnu mais thématisé comme tel et fondé dans la théorie. C'est même dans la mesure où, à l'encontre d'une tradition toujours en vigueur depuis Aristote, il cesse de concevoir la « société civile » comme société politique et de confondre leur détermination, révolutionnant ainsi le concept d'une société civile devenue « bourgeoise » qu'il peut, comme le dira Marx, « interpréter » l'État moderne. Ce n'est donc rien de moins que la possibilité d'une philosophie politique, d'une compréhension philosophique de la modernité, qui se joue dans la production du Concept hégélien de la société civile-bourgeoise.

Marx de son côté s'installe dans la cassure et pense du point de vue moderne de la séparation plutôt qu'il ne pense une séparation qui est toute de l'ordre du fait, restant en ce sens tributaire de la conception politique de la société civile avec laquelle rompt la conception hégélienne de la société dans l'État [7] : la Critique ne serait pas pour Hegel exempte du reproche de leur confusion, un reproche qui vise chez lui tant l'abstraction du droit naturel moderne et des théories contractuelles de l'État que la conception antique d'une communauté politique inscrite dans une forme naturelle. Sa modernité consiste à refuser la solution que Hegel apporte aux problèmes de cette modernité, c'est-à-dire la solution qu'il découvre dans sa propre compréhension de cette modernité.

[19] La réponse de Hegel est au fond aussi simple que son élaboration requiert d'efforts, puisque c'est en un sens toute l'entreprise logicienne de Hegel qui est au service de cette réponse. Elle ne se refusera pas à ce qui se donne la peine de la chercher : elle consiste à dire que la même histoire qui instaure la séparation de l'homme et du citoyen a déjà évité leur divorce sous les espèces de l'État moderne dont le philosophe est désormais capable de développer théorétiquement le germe agissant de sa rationalité. Dans cette optique, une contradiction irréconciliable ne se laisse même pas penser, parce qu'elle signifierait avec la fin de toute organisation politique proprement dite la disparition de la possibilité de la philosophie. La solution ne fait qu'un avec l'entente de la question posée et, à saisir la Critique dans la perspective de ce qu'elle critique, Marx qui refuse la solution se met d'emblée en dehors de son droit. Ce n'est pas que cela le réfute : c'est précisément toute l'attitude « critique » que de ne pas tenir de tels propos pour dirimants. Ils permettent cependant de préciser la complexité de sa motion : si elle ne se laisse pas réfuter c'est que ce qui est pour elle le faux-semblant de la solution qu'elle récuse dissimule selon elle la vérité du problème auquel elle s'obstine : la non-existence d'une identité dont elle est elle-même la vivante réfutation et dont l'histoire, n'en déplaise au philosophe, atteste et révèle le mal fondé.

Qui voudrait projeter sur la Critique l'éclairage de cette histoire et réciproquement devrait étudier comment la perspective critique se montre au plan de l'action et de la prise de parti dans les conditions du temps. Les articles écrits par Marx, jusqu'en 1844 seront éclairants à ce sujet autant que les ouvrages spécialisés [8]. Le point de vue philosophique de Marx dans la Critique ne s'épuise d'ailleurs pas dans une traduction politique définie : s'opposant à Hegel, le philosophe qui n'a pas de point de vue parce qu'il veut les comprendre tous, Marx est unilatéral sans qu'une seule référence suffise à caractériser sa perspective. Son parti est celui d'un dualisme lucide, qui est selon Hegel la racine même de l'obnubilation : Marx est plus proche dans son approche de Hegel d'une critique libérale de l'État ou d'une défense de la société contre l'État qui vit de leur opposition et de leurs contradictions que d'une entreprise de restauration du citoyen de type rousseauiste, plus proche [20] en même temps du formalisme rousseauiste critiqué par Hegel que de la critique d'un tel formalisme hégéliennement compris [9], encore moins éloigné de l'abstraction politique de l'État parlementaire du XIXe siècle que d'une démocratie moderne où le rapport à l'État est socialement médiatisé et dont la monarchie constitutionnelle hégélienne serait l'anticipation.

On risquerait toutefois de se méprendre sur la modernité de la Critique et la notation de son actualité si l'on oubliait de remarquer qu'en ce débat de Marx avec Hegel, Marx est absent du débat. Cette absence n'est pas le moindre intérêt de la Critique. Il n'est pas nécessaire d'avoir en sa possession un concept développé de la philosophie de Marx pour pouvoir le constater : il serait difficile en effet de découvrir l'esprit du matérialisme historique dans un texte qui ne comporte aucun de ses concepts fondamentaux, à commencer par le prolétariat. Le texte nous a d'abord parlé par son antihégélianisme politique et, à la façon dont viennent d'entrer en scène les vues de Marx dans la Critique, on voit que celle-ci ne s'est mise à prendre sens pour nous que de ce qu'elle refuse et veut réfuter. La Critique signifie moins par ce qu'elle affirme que par ce qu'elle nie : ce qu'elle nie, à travers son refus moderne du politique, c'est la politique de la philosophie hégélienne ou la pensée hégélienne dans son moment politique et ce qu'elle récuse dans cette négation c'est l'État moderne dont Hegel est l'interprète, l'État (hégéliennement) conçu, comme Marx le reconnaît déjà sans tirer de cette reconnaissance de conséquence autre que critique. Ce n'est pas l'unité de la société et de l'État qui est son problème : cette unité est justement le problème d'un autre qui peut le concevoir comme résolu. Encore moins est-il question pour lui d'élaborer une réponse marxiste au problème de cette unité. La « vraie démocratie » que la critique allègue contient moins les prémisses d'une politique qu'elle n'introduit la référence idéale d'une communauté où le pouvoir de l'État est devenu superflu sans que le politique y laisse plus rien en dehors de son champ, propre à faire ressortir par contreposition le peu de raison et le peu de réalité des synthèses politiques hégéliennes. Elle est moins la solution réelle du problème que comme qui dirait le problème lui-même sous les espèces de sa solution : la Critique n'apporte [21] donc pas une théorie positive et vaut essentiellement pour son opposition à la spéculation. Si contradictoire que cela s'énonce pour celle-ci, le sens de son entreprise est de produire les raisons de cette opposition. À la philosophie prise en son sens hégélien s'oppose la Critique prise en un sens non moins absolu.

Si la Critique, tout en étant critique de part en part, n'a pas de contenu propre, l'esprit de la Critique ainsi précisé suppose un mode de présence du critiqué au critique susceptible de rendre compte de certaines particularités de l'œuvre qui constituent pour le lecteur d'aujourd'hui autant d'obstacles à son accès. Alors que Marx a pris la peine, ce qui est d'ailleurs conforme à sa manière de travailler, de retranscrire le texte de Hegel, il passe le plus souvent d'emblée à la réfutation en faisant l'économie d'une explication que la densité du propos hégélien ne devrait pas rendre superflue. Il peut sembler aussi déroutant qu'entreprenant de critiquer la politique hégélienne, Marx passe sous silence ce qui est à proprement parler la démonstration hégélienne de l'État et la légitimation de son concept : Marx en effet commence par la fin, par la troisième partie de la troisième partie, laissant en dehors de sa considération le droit privé et la moralité subjective et avec eux les présuppositions dont l'État se déduit et qu'il se concilie : famille et société civile-bourgeoise. On pourrait s'étonner de ce que, s'agissant justement de Hegel, un critique qui veut attaquer dans la force de l'adversaire s'adresse d'emblée au résultat pris dans l'abstraction du devenir qui l'a produit. On notera au passage que le procès de la construction hégélienne qui va de l'abstrait au concret, de ce qui est premier pour nous (le droit privé) à ce qui est premier selon le concept et selon la réalité (l'universel concret de l'État) est, par anticipation, la réponse spéculative à l'argument feuerbachien du renversement du sujet et du prédicat dont Marx à son tour fait flèche contre la politique hégélienne. On voit qu'il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs le sens et la portée de l'argument mais on comprendra mieux que Marx s'y confie si on le met en rapport avec la première particularité mentionnée dans sa démarche. Certes il n'est pas un problème de commencer par la fin s'agissant d'une œuvre de Hegel, dans la mesure où il n'y a de commencement que pour celui à qui se pose le problème d'entrer dans la circularité du discours. Mais on admettra qu'à thématiser d'abord la fin (l'État) celle-ci se montrera d'autant plus négatrice du commencement (les aspects non politiques de l'existence de [22] l'homme) et qu'elle le restituera d'autant moins que licence ne lui aura pas été donnée de faire la démonstration de son propre retour et de son abrogation dans son fondement réel. Si Marx recopie un fragment du discours hégélien et s'il traite l'État à part, ce n'est pas qu'il mette en fiches un texte difficile qu'il voudrait s'assimiler. Ce serait plutôt que sa critique se soutient d'abord de l'antihégélianisme qui préside à sa lecture même et d'une approche délibérément et ironiquement polémique du texte hégélien auquel elle s'applique. Son problème est moins un problème de compréhension qu'un problème en rapport avec la compréhension, même si la Critique contient des objections de détail qui seraient recevables à partir des principes de la philosophie incriminée et d'autres qui pourraient être contestées au plan d'une exégèse littérale. Il est plus important de noter que la qualité de la lecture de Marx, au sens de la lecture de Hegel par Marx et de notre lecture du texte de Marx, est fonction de la qualité de la connaissance de Hegel que nous lui supposons : la lui contester serait plutôt un témoignage d'ignorance.

La démarche de la Critique et jusqu'à la typographie de sa présentation inviteraient plutôt à penser que Marx réitère dans un premier temps le procès hégélien de la compréhension pour se l'objecter à lui-même dans un deuxième temps en le rabattant sur le processus empirique, dans un travail de Pénélope où le sens spéculatif, insatisfait de lui-même, tour à tour se conquiert et se perd. La critique de la critique n'est pas non plus absente de la Critique [10].

Cela ne fait pas qu'il soit dans son seul pouvoir d'initier son lecteur à la connaissance des principes de la politique hégélienne qu'elle suppose. Lira-t-on la Critique en dehors de Hegel, c'est-à-dire les fragments retenus par Marx et par conséquent non immédiatement compréhensibles à ce titre, à la seule lumière de son commentaire, ce n'est ni Hegel ni Marx qu'on y trouvera. L'histoire faisant les choses à fond, la Critique, pour revêche qu'elle soit, ne découragera pas une lecture qui préférera faire l'économie du détour par la compréhension que son auteur postule : à partir de ce qui reste, c'est alors des formes contemporaines de ce que Marx s'apprête à appeler la « critique critique », ou d'une critique « dans la mêlée » qui refuse jusqu'au terme de critique, qu'on [23] plongera directement dans une œuvre encore apte  à alimenter leur culture politique. S'exprimerait-elle dans le langage de Marx, une telle critique se contente en effet de déprécier son objet à la faveur de présupposés et de jugements de valeur qu'elle ne cherche pas à comprendre en ce qu'ils réfutent. On critiquerait cette fois dans la critique posthume de Marx les œuvres incomplètes de notre histoire réelle plutôt que les œuvres posthumes de notre histoire idéelle. Mais il resterait alors à expliquer comment « notre critiqué » se retrouve au cœur des questions dont, par la bouche d'un Marx encore à venir et qui s'était abstenu de le faire savoir, le passé avait dit que c'était la question.


II


À prendre au sérieux la référence au nom de Marx, l'allégation du « combat auquel le texte appartiendrait » ne dispenserait pas d'interroger ce combat sur ses titres intellectuels; à en juger d'autre part par la persistance du problème de la différence de Hegel et de Marx, il ne semble pas aussi que le monde posthégélien où Marx continue d'inscrire sa Critique ait achevé de thématiser pour lui-même son propre rapport au « dernier des philosophes ». Vue sous cet angle, la Critique n'apparaît pas seulement comme un texte non quelconque mais comme un texte à notre usage, voire à notre image : autant dire - « car il manque à la copie la vie de l'original » [11] - qu'elle nous ramène à la source du débat qui, sur le thème de « Hegel et Marx » n'a cessé depuis de se poursuivre et de se reproduire.

Il peut alors paraître nécessaire au non-obscurcissement du problème que ce thème propose, qu'une présentation qui ne recourt pas aux armes de la Critique ne mette pas non plus son point d'honneur spirituel à prendre part au différend que le problème soulève, au titre de l'une ou l'autre de ses répétitions. Aussi, la Critique n'a-t-elle pas été abordée ici dans la perspective des questions soulevées par le période des œuvres de Marx et concernant ce qui fait la spécificité de son discours.

[24] Les uns, de quelque nuance qu'ils assortissent leur jugement concernant l'antihégélianisme ou le non-hégélianisme de Marx et la dette qu'il aurait contractée à l'égard de Hegel, s'affirment partisans d'une discontinuité radicale des deux, celle que constitue la rupture épistémologique d'où la science du matérialisme historique s'engendre. Dans la mesure où l'on cherche alors un précurseur à sa philosophie implicite, ce précurseur sera Spinoza plutôt que Hegel, celui-là intervenant ici moins à titre d'auteur de l'Éthique qu'à titre de métaphore d'une rupture instauratrice d'une nouvelle scientificité. Il ne semble pas que la Critique ait été jusqu'ici l'objet d'une attention particulière de la réflexion dans le cadre de cette interprétation. Dans cette perspective, la discussion philosophique de Marx avec Hegel dans la Critique appartient à la préhistoire de la pensée de Marx en sa nouveauté radicale et devrait avoir surtout pour intérêt d'illustrer et de confirmer l'hétérogénéité foncière des deux auteurs. Un autre point de vue existe qui s'appuie, lui, essentiellement sur la Critique et situe même la nouveauté de Marx en elle exclusivement: un « texte extraordinaire, d'une portée philosophique sans limite » [12], en son inachèvement, pour peu qu'on l'écoute d'une oreille heideggerienne. Ainsi se profile, en regard d'un Marx qui, selon l'autre lecture, serait tout entier l'avenir de Marx, un Marx de l'origine, aussi fondamental que méconnu, y compris par le marxisme à venir, et dont l'histoire qu'il inaugure du non-fait de sa Critique se serait comme développée sous le signe de cette méconnaissance.

Pour ne pas se situer à la rencontre de l'exercice d'école et du phantasme politique, de telles lectures doivent avoir leur raison dans la chose même : le fait est en tout cas que la Critique ne renferme pas trace de matérialisme historique et qu'elle atteste d'un dualisme pour qui le passage à l'universel ne va pas sans dire. Il serait intéressant de poursuivre la confrontation de deux interprétations qui, dans leur antagonisme, ont en commun de présupposer le caractère théorétique de la différence qu'elles se fixent pour tâche de démontrer. Mais, puisqu'il ne s'agit pas ici de chercher à saisir ce que Marx a dit par la saisie de ce qu'il a fait dire, il [25] suffira d'avoir ramené sur elles l'éclairage de la Critique. On ne prendra pas davantage en considération ce qu'on est convenu d'appeler la « littérature secondaire », qui n'est pas nécessairement de second ordre mais désigne l'ensemble des prolongements et travaux qu'une œuvre a suscités. Il faudrait alors faire le partage entre ce qui se fonde sur la compréhension du texte de Marx dans son authenticité et ce qui repose sur la confiance faite à la traduction Molitor qui n'évite pas toujours de forcer la syntaxe pour transformer en un propos vide de sens telle proposition dont la forme reflétait pourtant en elle-même ce qu'elle voulait donner à penser. On fera toutefois une exception pour un texte de Marx lui-même.

Bien que Marx n'ait pas achevé sa Critique et qu'il n'ait pas non plus donné suite à son projet de reprendre la critique de la philosophie spéculative dans son principe et dans ses objets philosophiques concrets, il ne nous a pas refusé tout secours pour nous conduire plus avant à l'intérieur de son rapport aux Principes de la Philosophie du Droit : il a en effet quelques mois plus tard cette fois publié une Introduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel [13]. Dans la mesure où le projet critique n'aura donné lieu à aucune reprise ultérieure celle-ci va prendre le sens d'une introduction à une œuvre non écrite. Il s'agit de l'article célèbre des Annales franco-allemandes de 1844, à qui il convient maintenant de donner la parole d'extrême urgence: quel meilleur introducteur pourrait-on concevoir en effet à un texte de Karl Marx que Karl Marx lui-même ?

Ce qu'on ne peut pas ne pas remarquer, à lire l'Introduction au sortir de la Critique, c'est-à-dire selon l'ordre historique de leur composition, c'est que la première paraît moins déboucher sur ce qui pourrait être une reprise des résultats critiques de la seconde qu'elle n'ouvre sur les perspectives de la révolution prolétarienne et de la mise à jour des conditions qui déterminent les possibilités de l'action révolutionnaire, autrement dit sur la tâche programmatique du matérialisme historique en personne. L'Introduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel est en fait, plutôt qu'une introduction à un discours critique sur Hegel l'introduction du [26] prolétariat, à vrai dire à travers l'Allemagne, dans la philosophie et dans l'histoire. Elle demeure certes un manifeste à l'usage des philosophes, voire des philosophes néo-hégéliens au nombre desquels est à compter l'auteur de la Critique. Mais, si quelque lumière devait rejaillir de ce texte achevé sur l'ébauche du projet critique antérieur, c'est d'abord par ce décalage entre le titre de l'écrit et son annonce présumée d'avec son contenu réel qu'il force notre attention. Ce décalage est, il est vrai, thématisé par l'Introduction elle-même, et c'est même ce qui lui vaut, en regard de la Critique en sa complexité, une simplification radicale du problème qu'on ne peut pas non plus ne pas remarquer : l'Allemagne n'est contemporaine du présent historique que par un aspect, un élément de sa réalité qui est sa pensée, c'est-à-dire la philosophie hégélienne. C'est de ce paradoxe allemand et de cette contemporanéité, dont la méconnaissance plonge la postérité hégélienne dans la confusion idéologique et politique, qu'il s'agit de tirer les conséquences : la révolution radicale qui est pour la réalité allemande sa seule possibilité ne réajustera pas l'Allemagne à la modernité sans réajuster cette modernité à elle-même. Si les Allemands ont pensé ce que les autres ont fait, ils abrogeront par la vertu de la négation prolétarienne ce qui n'aura pas été leur œuvre en réalisant « l'émancipation universelle » qui est en Allemagne « la condition universelle de toute émancipation partielle » : si le « cœur de cette émancipation est le prolétariat, la tête est la philosophie ». On voit que cette philosophie a cessé d'être la cible de la critique qui a désormais changé de sens et d'objet. Les critiques à l'égard de Hegel s'arrêtent, Marx se retournant vers la réalité qui s'est saisie dans le discours de Hegel mais s'y montre essentiellement insatisfaisante et qu'il s'agit maintenant de transformer par les moyens de la réalité.

Plus que jamais Marx sépare donc la cause de la pensée hégélienne des réalités historiques allemandes qu'il combat. S'il s'adresse au Concept hégélien plutôt qu'à l'histoire c'est que ces réalités ont de leur côté moins besoin de la rigueur du critique que de celle du bourreau : on se rappellera que le châtiment, en bonne logique hégélienne du crime, est ce qui accomplit le vœu du criminel en remettant celui-ci en position d'homme. Mais c'est aussi que si la philosophie doit finalement à l'Allemagne la possibilité réelle de sa réalisation, l'histoire ne serait pas lisible de telle manière que l'homme puisse y orienter son action sans cette philosophie qui ne tombe pas en dehors d'elle pour la dire. Que Marx disjoigne [27] la réalité allemande de sa philosophie ne fait pas qu'il ne penserait pas la situation - en conformité avec cette philosophie et son concept de la réalité - du point de vue de l'unité de la réalité et de la pensée. Ce qu'omettent de faire aussi bien les critiques de Hegel et de la réalité, « le parti politique théorique » qui n'a d'yeux que « pour le combat critique de la philosophie avec le monde allemand » et qui attend de ce combat que ce monde vérifie cette philosophie, que de l'autre côté, « le parti politique pratique » qui réclame la négation de la philosophie et qui attend, lui, de ce monde qu'il se transforme sans avoir à penser son action.

On connaît les aphorismes par lesquels Marx récuse ces abstractions : on ne peut pas « réaliser la philosophie sans l'abroger » et réciproquement « la philosophie ne peut pas se réaliser sans la négation du prolétariat, le prolétariat ne peut pas se nier sans la réalisation de la philosophie ». La découverte du prolétariat dans l'Introduction, au titre de la solution marxiste du problème qu'elle soulève (celui des partis en question et celui où se meut la Critique, mais élevé à sa compréhension) ne va pas sans la reconnaissance de ce que les Principes de la Philosophie du Droit sont susceptibles d'une réalisation : cette reconnaissance donne la mesure de la révolution opérée dans l'attitude de Marx envers Hegel et la réalité, depuis la Critique qui s'attachait surtout à mettre en évidence leur mysticisme logique.

Ce n'est pas que le reproche passé devrait avoir perdu par là même toute espèce de contenu et de signification. Mais ne serait-ce pas aussi que l'Introduction, malgré ses apparences marxistes, reste entachée de quelque chose qui ressemble à ce mysticisme et, pour tout dire, qu'elle est encore philosophique, au mauvais sens du terme s'entend : la rencontre du prolétariat et de la philosophie pour la reconquête de l'essence humaine sous les auspices d'un prolétariat devenu le porteur de l'Idée, plutôt qu'elle signifierait la fin de la philosophie, ne s'opère-t-elle pas sous les présupposés d'une anthropologie métaphysique qui ressortit à ce qu'elle est censée surmonter ? Le danger ne serait-il pas ici de« postdater » un texte dont on postulera d'autant plus aisément le sens marxiste qu'on le lira à travers le Manifeste et Le Capital, - un danger il est vrai qui n'en était pas encore un dans le cas de la Critique ? À moins que ces scrupules ne relèvent de cette même abstraction critique dont on attend que Marx la dépasse pour quitter la terre [28] natale de l'erreur et de l'illusion. Mais de ce que Marx aurait partagé cette abstraction il n'est pas nécessaire d'en supposer la génialité et de continuer à en soutenir le parti. L'épreuve du « ruisseau de feu » ne nous autorise pas encore à appliquer ipso facto à un texte comme l'Introduction les catégories de Feuerbach. Les formules de Marx concernant la négation-réalisation de la philosophie seraient moins profondes si elles avaient un sens assignable à l'intérieur du cadre hégélien qu'elles dépassent. Cela ne veut pas dire qu'elles n'en comportent pas. Des mots comme « négation », « réalisation », « philosophie » et « Aufhebung de la philosophie » sont-ils immédiatement clairs par eux-mêmes ou prennent-ils sens du discours qui se demande et explicite ce qu'ils disent ?

Ce qui fait problème n'est pas de penser la formule de la « négation » de la philosophie et de sa « réalisation » dans la réciprocité de ses termes. Il ne s'agirait encore là que de la formulation la plus générale de cette élévation de la philosophie à la Science à quoi l'auteur de la Phénoménologie de l'Esprit reconnaît la tâche de son temps et qui donne le sens de sa propre entreprise. Le problème serait bien plutôt de penser cela après Hegel et de le penser de lui, comme si, s'agissant justement de Hegel, le dépassement de sa philosophie pouvait en rigueur de termes se concevoir dans ceux de la négation dialectique dont la menée à son terme est censée faire de lui le « dernier des philosophes ». Il y a bien avec Hegel réalisation de la philosophie au double titre de l'auto-engendrement du Concept dans la pensée et de son actualisation dans la contingence de l'histoire et, en ce sens, abrogation des philosophies comme moments dans les différentes figures historiques de sa réalisation. Mais si la philosophie est ce dépassement et son auto dépassement au sens de sagesse, il n'est de « négation » de la philosophie concevable que dans la réalité du savoir absolu : le savoir dans lequel la philosophie hégélienne s'affranchit des limitations des différents discours qui ont eu cours jusqu'à elle présuppose en effet que l'État raisonnable est sinon réalisé du moins identifiable dans ce que le temps a réalisé de son concept : hégéliennement parlant, on conçoit comment une action transformatrice du donné peut réaliser une philosophie, partant la supprimer en tant que telle, comment le savoir recueilli dans le discours du philosophe du sens qui se crée au fur et à mesure que l'homme agit devient la substance d'un Esprit plus développé et le principe d'une action nouvelle; là où la présence au monde de la Raison sous les espèces de l'État [29] moderne est le garant de la science dont il légitime la possibilité, on est fondé à demander comment la reconnaissance de ce discours s'accorde à une exigence radicale de transformation de ce qui est. À supposer que l'aphorisme de Marx soit la forme la plus lucide de la conscience de la philosophie hégélienne, on serait également fondé à se demander comment l'action (qui était pour cette philosophie ce dont s'engendre l'Esprit qu'elle conçoit et qu'on oppose maintenant à l'interprétation) peut encore ici tenir sous sa dépendance et restituer à l'histoire cette conscience. L'Absolu lui-même devrait-il s'exposer en regard et au jour de l'événement ?

Si ces questions hégéliennes faites à Marx n'appellent pas de réponse dans le sens du discours où elles sont posées, elles indiquent que le supplément de révolution que Marx réclame pour la philosophie hégélienne, demande lui-même pour son élucidation un supplément de philosophie en l'absence duquel le sens des philosophèmes de l'Introduction est condamné à rester indéterminé, sauf à se voir imposer sa détermination d'une projection immédiate au plan politique dont l'arbitraire ne ferait pas un jeu innocent. Que la philosophie hégélienne ne soit pas susceptible d'une réalisation, sauf au prix d'une transformation dans la façon dont elle se comprend elle-même, il suffit cependant d'interpréter pour s'en convaincre la formule célèbre de la Préface aux Principes de la Philosophie du Droit selon laquelle la chouette d'Athéna ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit ; c'est ce qu'atteste aussi l'erreur commune qui aujourd'hui n'est plus à faire de prendre Hegel pour le philosophe de l'État prussien. Cette erreur peut maintenant s'expliquer par une projection de Marx sur Hegel qui fait que Hegel est censé avoir construit l'histoire concrète comme Marx a déduit les prochains pas de la réalisation du futur. Hegel n'accordait pas grande confiance à la révolution et au sens de l'histoire des révolutionnaires pour résoudre les problèmes de l'heure et il n'aurait sans doute même pas compris une telle confiance pour laquelle il n'aurait d'ailleurs pas trouvé de justification dans son expérience historique. Il est vrai que ce n'était pas sur le matérialisme historique qu'il fondait sa conviction. Mais s'il n'y a pas en ce sens de politique hégélienne on devrait pouvoir reconnaître l'importance des Principes de la Philosophie du Droit pour la science marxiste de la transformation des rapports sociaux sans craindre pour l'originalité de Marx et la nouveauté irréductible que cette science introduit.

[30] Si ces analyses sont correctes, on sera amené à distinguer une Critique du Droit politique hégélien qui s'adresse aux Principes de la Philosophie du Droit dans la perspective de leur réfutation et qui reste par conséquent sous le coup de leur juridiction, d'avec une Introduction à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel écrite dans la perspective de leur réalisation et qui, de ce fait, échappe à leur compréhension. La rencontre du prolétariat dans l'Introduction qui reconnaît pour la première fois son rôle historique comme moteur de la révolution ne va donc pas sans que la perspective critique de la Critique bascule dans une attitude nouvelle.

Dans quelle mesure ce changement est-il lui-même imputable à la poursuite de l'investigation critique des Principes de la Philosophie du Droit ? Dans quelle mesure passe-t-il par l'approfondissement de la dialectique hégélienne de la société civile-bourgeoise dans les paragraphes qui précèdent l'État ? Par la saisie de l'État hégélien dans son principe au plan de la philosophie de l'histoire qui achève le livre ? C'est ce que nous ne pouvons que conjecturer. Marx annonce dans la Critique même son intention de faire retour sur les problèmes de la société. Il est bien connu que les paragraphes 241 à 246 que Hegel leur consacre renferment pour nous, du regard rétrospectif qu'après Marx nous pouvons jeter sur eux, une anticipation des « contradictions du capitalisme » qui épuise la compréhension de son objet. On peut et on doit s'interroger sur la différence entre le projet qui dégage les catégories fondamentales d'une économie sociale et une critique de l'économie politique qui aboutit à une science de la transformation des rapports sociaux et des conditions qui déterminent les possibilités de l'action. Mais ce n'est pas tant le fait que Marx aurait découvert sous la représentation hégélienne de la populace le prolétariat dans la Philosophie du Droit qui importe et serait à problématiser : c'est plutôt qu'il y saisisse dans le prolétariat la négation de l'État en sa compréhension hégélienne, ce que le prolétariat est effectivement chez Hegel. Si le premier problème que pose le système hégélien est qu'on y soit entré - et nul ne contestera que ce soit chose faite pour Marx - cela montrerait que c'est au plan des paragraphes sur la société plutôt qu'au plan des paragraphes sur l'État que Marx a d'abord fait cette entrée. Si les paragraphes sur l'État sont ceux dans lesquels il discute sa propre compréhension du système, les paragraphes sur la société seraient ceux au niveau desquels il est [31] d'abord d'intelligence avec lui. Le chemin par lequel Marx cesse d'être hégélien serait aussi celui par lequel Marx s'approprie sa propre compréhension du système.

On pourrait dire plus simplement que ce système - compte non tenu de sa non-réalisation - irrite et séduit à la fois un Marx qui se définit par rapport·à lui. L'explication est cependant plus facile à donner que le fait à interpréter. Même si l'on ajoute que le « jeune Marx » se serait moins intéressé à Hegel s'il ne s'était pas posé sérieusement la question d'en savoir quoi faire. On peut penser en tout cas que cet intérêt ne pouvait que se renouveler et se changer en lui-même avec la rencontre de ces paragraphes qui font tache dans les Principes puisque, par eux, s'écoule la substance de l'État hégélien et qu'ils montrent à l'évidence, sans que cela fasse autrement problème pour le philosophe, qu'à l'intérieur de son propre cadre déjà, la politique hégélienne de la pensée ne tient pas exactement ce qu'elle promet. Le fait est en tout cas que Marx cesse de critiquer Hegel, de vouloir dissocier le « Stand » hégélien lorsqu'il découvre dans l'un d'entre eux - et cette découverte est aussi celle de l'histoire comme histoire de la lutte des classes l'État hégélien in statu evanescendi [14] . On ne demandera pas ici pourquoi cette entrée qui commande aussi son issue fut précisément ce qu'elle a été; on ne demandera pas non plus ce qu'à la conviction première susceptible d'en rendre raison la pensée future de Marx pourrait encore devoir : le parti pris des opprimés n'est pas sans s'affirmer aussi dans la Critique.

Marx aurait été plus génial si, pour engendrer ex nihilo le matérialisme historique, son problème avait été de se débarrasser d'une philosophie de Hegel dont il est évident que le critique est de plain-pied avec elle; plus génial encore de succomber à Hegel dans le temps même qu'il en entreprend l'étude. Mais peut-être Hermann Glockner voit-il plus juste qui rappelle dans sa présentation des œuvres complètes du philosophe : « Si le chemin de l'esprit est la médiation et le détour, le chemin pour en venir à Hegel n'est pas une route tout unie et qui conduirait immédiatement au but, mais semée [32] d'embûches, d'entrelacs et d'obstacles [15]. » Si la philosophie est un acte libre, personne ne naît hégélien et l'hégélianisme n'est pas un destin. On ne refusera pas alors à Marx, avant de pouvoir cesser de philosopher, le temps d'une Critique pour refuser de tout accepter et pour tout accepter de ce qu'implique la décision de penser la réalité.

Albert Baraquin.

Octobre 1974.



[1] Cf. Auguste CORNU : Karl Marx et Friedrich Engels, P.U.F. 1958, tome II.

[2] Cf. MARX : Dans sa Philosophie du Droit, Hegel croyait avoir en son temps posé la base de la Constitution prussienne et le gouvernement et le public allemands le croyaient avec lui... Ce que Hegel croyait à l'époque, Stahl le croit aujourd'hui. » (Randglossen zu den Anklagen des Ministerialreskripts, in Ergänzungsband (Schriften. Manuskripte. Briefe bis 1844), Erster Teil, Karl Marx, Friedrich Engels Werke, Dietz Verlag, Berlin. 1968, p. 421.)

[3] Cf. HEGEL: Principes de la Philosophie du Droit, préface Kaan, P.U.F.

[4] Voir ci-dessous p. 93.

[5] Eric WEIL: Hegel et l'État, Vrin; Bernard BOURGEOIS: La Pensée politique de Hegel, P.U.F.

[6] Cf. HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques, § 552.

[7] Cf. HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques, § 552.

[8] Cf. notamment Auguste CORNU, éd. citée.

[9] Cf. K. MARX: « Zur Judenfrage » Karl Marx, Friedrich Engels Werke, éd. citée, Bd. 1, p. 310.

[10] Voir ci-dessous p. 149.

[11] FEUERBACH : « Critique de la Philosophie de Hegel, Manifestes philosophiques, textes choisis, traduction de Louis Althusser, P.U.F., 1960, Coll. Épiméthée, p. 12.

[12] CF. Michel HENNY: De Hegel à Marx. Essai sur la Critique de la philosophie de l'État par Marx : Hommage à Jean Hyppolite, P.U.F., 1971, Collection Épiméthée, pp. 81-143.

[13] Voir Annexe du présent ouvrage, p. 197.

[14] Voir en particulier le passage où Marx précise : « … eines Standes, welcher die Auflösung aller Stände ist... » (Karl Marx, Friedrich Engels Werke, éd. citée, p. 390), traduction française dans l'Annexe du présent ouvrage, p. 211.

[15] Hermann GLOCKNER : « Hegel., Ester Band, Die Voraussetzungen de Hegelschen Philosophie, Fromann Verlag, S. 330.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 avril 2010 20:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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