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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georg Lukacs (1910), “Remarques sur la théorie de l’histoire littéraire.” Un texte publié dans l’ouvrage Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature. Hommage à Lucien Goldmann, pp. 71-103. Texte traduit par Georges Kassai. Bruxelles, Belgique: Les Éditions de l'Université de Bruxelles, 1975, 365 pp. Un texte originalement publié dans la Revue de l’Institut de Sociologie, Fascicules 3-4/1973 et 1/1974.

[71]

Georg Lukacs (1910)

Remarques sur la théorie
de l’histoire littéraire
.”

Un texte publié dans l’ouvrage Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature. Hommage à Lucien Goldmann, pp. 71-103. Texte traduit par Georges Kassai. Bruxelles, Belgique : Les Éditions de l'Université de Bruxelles, 1975, 365 pp. Un texte originalement publié dans la Revue de l’Institut de Sociologie, Fascicules 3-4/1973 et 1/1974.

Invité à participer à la présente commémoration, j’ai tenu à profiter de l’honneur qui m’est fait pour grouper un certain nombre de réflexions portant essentiellement sur les difficultés rencontrées au cours de mon travail, ainsi que sur les solutions entrevues. Il s’agit d’ébauches plus que de propositions définitives et leur caractère subjectif n’échappera certainement pas au lecteur. Si je prends pourtant la liberté de les formuler, c’est que — je le crois — d’autres que moi éprouvent les mêmes difficultés qui, pour subjectives qu’elles soient, n’en possèdent pas moins une généralité dans la subjectivité, pour reprendre la formule de Kant. Cette embûche explique et excuse peut-être la constante référence à mes propres travaux, cités uniquement — mais est-il besoin de le préciser ? — à titre d’illustrations.

________________________

La synthèse de l’histoire littéraire est due à la rencontre, au sein d’une nouvelle unité organique, de la sociologie et de l’esthétique. Celle-ci se préoccupe de la recherche des constantes dans les faits qu’il est convenu d’appeler littéraires, tandis que la première s’attache exclusivement à décrire les mutations intervenues et à s’interroger sur leurs causes. C’est à l’histoire littéraire qu’incombe la tâche paradoxale d’unifier les deux points de vue divergents en cherchant le constant dans le variable et le variable dans le constant : les tendances et les possibilités de développement contenues dans les abstractions formulées par l’esthétique d’une part, la permanence, la récurrence et la régularité dans cette complexité aux mille ramifications que sont les œuvres littéraires et l’influence qu’elles exercent, d’autre part.

Mais en fixant ainsi ses objectifs, l’histoire littéraire n’a pas encore acquis son statut de science autonome. En effet, la sociologie cherche, [72] elle aussi, à dégager des types et des régularités, elle est, elle aussi, à l’affût de phénomènes récurrents. Et l’on pourrait fort bien concevoir une esthétique « historique » — même si, pour des raisons impossibles à développer ici, les résultats auxquels elle pourrait parvenir n’étaient que problématiques — qui, dans un concept de forme à valeur atemporelle s’appliquerait à distinguer différents degrés — historiques — de réalisation ; telle est, par exemple, l’esthétique de Schelling ou de Hegel. Une synthèse n’a de sens et d’intérêt que dans la mesure où elle permet de déboucher sur de nouveaux points de vue ou d'entrevoir de nouvelles relations, dans la mesure où l’histoire littéraire, utilisant la sociologie et l’esthétique comme éléments de départ, aboutit à de nouvelles combinaisons d’éléments nouveaux.

La première question qui se pose, avant même que l’on en vienne au fond du problème, est celle-ci : sommes-nous véritablement en face d’éléments de l’histoire littéraire ? Autrement dit : ne pourrait-on pas concevoir une histoire littéraire dépouillée du concept de la forme et du jugement de valeur, une histoire littéraire fondée par exemple sur l’examen de l’importance des influences ? Par ailleurs, la relation de l’œuvre littéraire avec l’époque telle qu'elle est postulée par l’histoire littéraire, sa variabilité en fonction de l’époque, constitue-t-elle vraiment un phénomène d’ordre sociologique ? Ne sommes-nous pas plutôt en face d’un fait intra-littéraire, parfaitement explicable à partir de la nature et des moyens de l’expression littéraire ? Autrement dit : peut-on édifier une histoire purement endogame de l’évolution littéraire, ou bien traiter la littérature comme une partie de l’ensemble des phénomènes psycho-culturels d’une époque donnée, lui refusant toute valeur, toute signification autonomes, pour n’y voir qu’un symptôme d’ordre culturel, une manifestation du jeu des forces sociales ?

Le second point de vue est bien entendu plus facile à concevoir que le premier, encore qu’il soit loin d’épuiser la question. On peut imaginer — puisqu’elle n’existe pas encore — une histoire simple, factuelle de la culture psychique, une description des lectures préférées des gens dépourvue de tout élément d’appréciation mais envisagée suivant l’appartenance de ces gens à des classes ou des groupes divers, avec, peut-être, l’énoncé des raisons qui ont guidé leur choix, dans la mesure où ils en sont conscients. Une telle science est concevable, mais ce ne serait sûrement pas de l’histoire littéraire. Elle nous renseignerait sur les goûts littéraires au xive ou au xve siècle ou encore — selon une coupe « verticale » — sur la fortune littéraire d’un Eschyle, d’un Sophocle ou d’un Euripide, mais ne nous dirait rien de l’évolution conduisant d’Eschyle à Euripide, problème qui est au cœur même de l’histoire littéraire.

[73]

Capable de rendre — en tant que science auxiliaire — de grands services à l’histoire littéraire, comme à la sociologie, cette sociologie littéraire pure ne suffirait pas à expliquer l’évolution de la littérature. L’étroitesse relative de son point de vue n’est pas la seule raison de cette insuffisance. Il existe, dans l’attitude psychique de l’homme envers la littérature, un élément dont cette conception semble ne pas tenir compte ; c’est le besoin inéluctable d’apprécier ce qu’on lit. Qu’on essaye en effet de nous objecter que les limites que nous venons d’assigner à la sociologie littéraire sont trop étroites, et nous répondrons qu’elles découlent de la nature même de toute approche sociologique pure de la littérature. Dans une telle perspective, cette dernière perd nécessairement son caractère et son importance spécifiques pour devenir un symptôme culturel parmi d’autres, inséparable des autres. La littérature cesserait alors d’être littérature ; or, son caractère psychique, sa réalité psychique ne peuvent guère être mis en doute. Et si certains marxistes « irréductibles » viennent me contredire en affirmant que la littérature n’est qu’« idéologie », c’est-à-dire un phénomène soumis aux fluctuations des rapports économiques, je préférerais ne pas leur répondre immédiatement, pour des raisons qui, je l’espère, ne manqueront pas d’apparaître par la suite.

Le problème de l’appréciation a toujours joué un rôle important dans la séparation entre sciences historiques et sciences naturelles. Sans vouloir même effleurer ce problème, j’affirme néanmoins que les sciences portant sur la littérature — et, bien entendu, sur les autres arts — occupent ici une place particulière. C’est qu'en littérature, toute investigation, aussi modeste que soit son objet, comporte perception, prise de conscience, description et appréciation. C’est l’appréciation esthétique qui fait d’un phénomène quelconque un objet, un fait, un élément de la science des arts. Dans d’autres sciences — en économie politique, par exemple — la description se distingue nettement de l’appréciation. Je peux envisager un tableau d’un point de vue purement économique, sans formuler à son endroit aucun jugement de valeur, déterminer son prix en fonction de l’offre et de la demande ou disserter sur la condition économique du peintre en général. La façon dont j’apprécie personnellement les faits ainsi décrits constitue un aspect particulier de la question qui reste, en tout cas, complètement étranger à la description elle-même. Mais il n’en est pas de même dans la science des arts. Pour que je puisse considérer un tableau comme tel du point de vue de la science des arts, il faut que la perception de l’objet en question s'accompagne d’un jugement appréciatif. Une littérature non appréciée, une littérature indépendante de toute appréciation est inconcevable. Comment imaginer un quelconque drame ou poésie sur lesquels nous ne porterions pas aussitôt un jugement de [74] valeur ? Il n’existe pour nous que des drames bons ou mauvais ; le drame « en soi », repérable uniquement grâce à ses traits caractéristiques, n’est pas concevable. Le propre du drame, c'est de provoquer en nous des sentiments et des réactions. Si, lisant un texte quelconque, nous y relevons des caractéristiques extérieures qui nous font penser à d’autres textes qui ont provoqué en nous des sentiments dramatiques, alors que celui-là nous laisse insensible — nous avons porté un jugement de valeur, fût-il négatif. Si, mus par le désir de paraître « scientifique », nous nous contentons de déclarer à propos de ce texte que nous sommes bien en face d’un drame, nous abstenant toutefois d’y ajouter la moindre épithète appréciative, nous nous gardons peut-être de manifester notre jugement négatif, mais sans faire en sorte qu’il n’existe point. S’il en est ainsi, c'est aussi parce que là où d’autres sciences formulent des appréciations constructives — sur l’importance d’un fait ou d’une relation déjà entrevus ou sur leur intégration dans le système d’une science donnée — les sciences se bornent à constater voire à construire des faits. On pourrait nous objecter qu’une telle conception de la littérature (en vertu de laquelle le critère de la littérarité est la capacité de provoquer un certain sentiment, lequel, à son tour, est objet d’une certaine appréciation) limite la notion d’objet de la science littéraire aux livres lus (et positivement appréciés) par le savant. Le concept de littérature coïncide alors avec la somme des travaux lus par l’analyste. En effet : comment apprécier une chose que je ne connais pas ? Et puisque c’est mon appréciation à moi qui constitue l’objet, comment celui-ci pourrait-il en même temps exister pour la science littéraire ? Je crois pourtant que la difficulté n’est qu’apparente. Pour que l’appréciation puisse jouer son rôle de constituant d’objet, il n’est pas nécessaire d’ « apprécier » chaque fois que l’on constitue un objet ; il suffit que la possibilité d’une telle appréciation existe, de même que la conscience que l’on est toujours à même de vérifier l’existence d’un objet — constitué par l’appréciation d’autrui — par sa propre appréciation. James a dit que la vérification des jugements ne s’impose pas à propos de chaque jugement ; il suffit de savoir que l’on peut procéder à une telle vérification, chaque fois qu’on le veut ou que le besoin s’en fait sentir.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 75

Il convient de tenir compte d’une autre objection : une telle conception de l’art ne risque-t-elle pas de sombrer dans un subjectivisme qui échapperait à tout contrôle ? Nous touchons ici au problème des bases épistémologiques de l’esthétique, problème dont je ne peux qu’esquisser la solution, ayant déjà perdu trop de temps à ces remarques introductives. En effet, en soumettant mes propres appréciations esthétiques à un examen précis et consciencieux (et me [75] refusant à poser une catégorie ou un critère objectif quelconques susceptibles de les engendrer) je constate empiriquement que les phénomènes soumis à l’observation entretiennent entre eux certaines relations qui, elles, ont la propriété de provoquer en nous de façon permanente certaines réactions et certaines appréciations. Ces relations sont les formes. Notre thèse selon laquelle notre attitude envers le fait littéraire comporte obligatoirement une appréciation peut alors se compléter par la remarque suivante : il n’existe pas de fait littéraire dépourvu de formes. (Au fond, les deux formules sont identiques, seul le point de vue diffère.) Le concept de forme n’a pas de contraire exclusif en matière de littérature ; les concepts que l’on peut lui opposer ne le contredisent que dans une certaine mesure. « L’informel » de la critique ou de l’histoire littéraire est en réalité une forme ratée. Je laisse ouverte la question de savoir si le concept de « forme » ainsi posé constitue une catégorie a priori reconnue comme telle par l’épistémologie de l’esthétique, ou bien une vérité empirique, expérimentalement obtenue, ou encore une simple hypothèse de travail. Tout ce que je veux dire, c’est que l’esthétique et la poétique sont indispensables à l’histoire littéraire. Sans la poétique, l’histoire littéraire serait dépourvue de critères ou serait purement sociologique. Bien entendu, il n’est pas dans notre intention de définir ce que doit être la poétique.

Pourtant, une science littéraire purement endogame est inconcevable. Le concept de « forme » tel que nous venons de le poser appartient à l’esthétique. Or, faisant abstraction du contexte historico-social dans lequel l’homme est impliqué, l’esthétique oppose l’homme en général au travail en général, désireuse qu’elle est d’étudier l’effet du second sur le premier. Toute catégorie liée au temps est volontairement négligée dans cette conception, car une telle catégorie ne pourrait utiliser ce concept tel quel que si le processus qu’elle étudie était isolable, ne serait-ce que dans l’abstrait, du processus naturel et historique dont il fait partie. Il convient de considérer ici avec la plus grande attention l’objection formulée généralement contre la possibilité de dégager des lois spécifiques à l’histoire. En effet, l’histoire n’est pas un procès isolé mû par l’évolution de forces intrinsèques et dans lequel les facteurs cosmiques n’auraient d’autre rôle que de servir de cadre fixe, donné une fois pour toutes, donc négligeable du point de vue de l’analyse des faits ; l’histoire est une incessante interpénétration des deux... : le cosmique intervient sans cesse dans l’historique. Or, étant donné la structure de la vie humaine — vie extérieure et vie intérieure — le rapport entre la science littéraire et les autres sciences humaines (faits et effets historiques, économiques, etc.) doit être représenté sur le modèle précédemment décrit. [76] La « pureté » de l’histoire littéraire est une abstraction irréalisable à laquelle rien ne correspond dans la pratique.

Ce premier point suffira peut-être à convaincre le lecteur des inconvénients d’une application séparée des points de vue esthétique et sociologique, ainsi que des avantages offerts par l’emploi d’une méthode synthétique. La plupart des historiens de la littérature, conscients d’une telle insuffisance et soucieux d’éviter le danger d’une présentation unilatérale propre pourtant à inspirer de nombreuses réflexions utiles, comme nous le verrons par la suite, s'attachent, de nos jours, à employer les deux points de vue simultanément ou alternativement. Par exemple, ils ordonnent leurs matériaux tantôt du point de vue de leur valeur, tantôt de celui des influences subies ou exercées, s’abstenant de soumettre à une véritable analyse les unités auxquelles ils se réfèrent, mais les désintégrant totalement, en revanche, par l’emploi de la critique historique, par l’utilisation du vocabulaire courant, avec toutes les inconséquences et toute la polysémie des mots. Ainsi, si la plupart des histoires de la littérature sont intéressantes, c’est malgré les méthodes qu’elles emploient. Pour caractériser ces méthodes, Dilthey s’est servi de l’expression : « geniale Anschauung ».

Cependant, en constatant les insuffisances d’une telle méthode, nous n’avons encore rien fait pour justifier la possibilité ou la nécessité de notre propre méthode. Pour ce faire, nous ne voyons qu’un seul point de départ. Phénomène soumis aux lois de l’esthétique et obéissant à celles-ci en les complétant à la rigueur, et en les approfondissant, la littérature est un fait social. De quels points de vue, de quelles relations nouvelles une telle perspective enrichit-elle la recherche, et quel prix convient-il de leur accorder ?

Pour ce qui est de l’objet de la recherche littéraire, la question se pose en termes extrêmement simples. Quelles que soient les causes psychologiques qui ont présidé à son apparition, le fait littéraire est essentiellement une communication. Le poète communique à autrui des sentiments, des pensées, des jugements de valeur, bref, des expériences. Ajoutons immédiatement qu’une telle communication s’accomplit entre un individu vivant dans une société donnée, c’est-à-dire soumis à des influences sociales, et d’autres individus vivant également dans une société donnée et soumis, eux aussi, à des influences sociales. Pour banale qu’elle soit, cette première constatation n’en fournit pas moins un cadre important à des réflexions ultérieures : dans une société donnée, seuls, certains sentiments sont possibles ; certains faits ou certaines relations sont perçus et appréciés (ou non) de façon différente selon le contexte social de l’époque. Ainsi, les possibilités de l’effet littéraire sont-elles, grosso modo, déterminées [77] par la société. Il ne nous appartient pas d’affiner ce jugement, de dire dans quelle mesure ces possibilités sont déterminées par la société, c’est là une question de faits et non de méthode. (Rappelons toutefois, à titre d’exemple, que dans les drames du Moyen Age, les aveugles et les paralytiques jouaient un rôle comique). Cette détermination sociale s’étend d’ailleurs non seulement aux personnes engagées dans la communication, mais aussi aux conditions de cette communication : théâtre, imprimerie, possibilité de communiquer de vive voix ce qui est couché par écrit, etc. Chose plus importante encore : le public auquel s’adresse la communication — et dont la sensibilité détermine le succès d’une telle communication — l’importance, la qualité de ce public, sa structure interne et externe sont également soumis aux lois de la sociologie. Ajoutons, en passant, que le sujet favori de l’histoire littéraire endogame, à savoir l’étude des influences réciproques des écrivains et des œuvres, est également la résultante de processus sociologiques.

Quant à préciser le type de littérature dominante de son époque et de littérature plus ancienne, mais toujours agissante, auquel se trouve confronté l’écrivain à tout moment de sa carrière, c’est encore un problème d’influences sociologiques. Pour citer un exemple éloquent : au moment de la renaissance du drame élisabéthain, la cour réactionnaire accordait ses faveurs à Beaumont-Fletcher au détriment de Shakespeare : selon Dryden, les théâtres jouaient deux fois plus de pièces de Beaumont-Fletcher que de Shakespeare. C’est la réaction bourgeoise à la Restauration qui devait assurer à Shakespeare sa place dans la littérature mondiale. Ainsi, les effets littéraires (plus nombreux et plus variés actuellement qu’à aucun autre moment de l’histoire), le problème de la force de ces effets, de la nécessité de prendre position à leur égard, celui des traditions littéraires dignes d’être continuées ou de la solitude de l’écrivain face à une tradition à combattre, sont des questions essentiellement sociologiques. Car, réduire le problème de l’influence littéraire à celui de 1 adaptation à l’ambiance d’un milieu, c’est restreindre arbitrairement et superficiellement le champ de nos investigations : la lutte contre cette ambiance d’un milieu représente un problème d’influence, de même que 1 adaptation et l’isolement du créateur est, comme la vogue dont il peut jouir, un fait sociologique.

Ainsi, la littérature consiste essentiellement à communiquer des expériences et le moyen de cette communication s’appelle la forme. Parmi les faits littéraires, seule la forme est vraiment sociale, l’unique concept littéraire qui nous permette d’élucider les relations de la vie intérieure et extérieure de la littérature. Affirmation qui peut sembler paradoxale au premier chef. La forme, que le public ne perçoit presque [78] jamais directement et qui, souvent, échappe à la conscience du créateur lui-même, constituerait-elle vraiment le seul lien véritable entre créateur et public, la seule catégorie littéraire à la fois sociale et esthétique ? En effet, ce que capte le destinataire, ce sont des expériences vécues qui agissent sur lui ; quant à la conscience du créateur, elle est essentiellement habitée par des préoccupations et des difficultés d'ordre technique pour formuler ses expériences. Or la forme se situe en quelque sorte à mi-chemin, au-delà de l’expérience et en deçà de la technique, insaisissable et rebelle à toute définition. Pourtant, c’est vers cette forme, vers ce centre invisible que convergent les solutions des divers problèmes techniques. La réussite, en cette matière, est mesurable en termes de distance : plus on approche ce centre imaginaire, plus l’entreprise est réussie. Or ce mouvement convergent, parti des points les plus divers, ne suffit-il pas à déterminer le concept de forme ? N’est-ce pas assez de savoir que toute œuvre possède un tel centre ? La réalité psychique de la forme dépasse cependant une telle conception : la forme est une activité psychique et, en tant que telle, elle ne fait pas que s’opposer à l’expérience à laquelle elle permet de s’exprimer ; la forme joue un rôle actif dans l'expérience elle-même ! On dit qu’en voyant un rocher, Michel-Ange percevait du même coup la statue qu’il allait en faire surgir. De même, l’écrivain perçoit dans les événements et les expériences de la vie quotidienne des tragédies, des comédies, des récits ou d’autres genres littéraires, ou du moins il les projette sur la réalité vécue. On peut donc dire qu’il vit l’expérience en quelque sorte sub specie formae : souvenir, observation, vie psychique, en un mot, tout ce qui est appelé à devenir matériau direct de l’œuvre à créer, se modèle sur cette forme, sur ses possibilités et ses exigences. C’est ainsi que, très souvent, le poète réagit à ses propres expériences en fonction de postulats déterminés par la manière qu’il a de considérer la vie et les phénomènes psychiques, cette manière étant déjà conditionnée par la forme de l’œuvre à créer. Je sais que ce point de vue n’a guère été appliqué jusqu’à présent dans les recherches littéraires ; je n’ignore rien non plus des difficultés que comporte nécessairement son application. En effet, nous ne connaissons pas assez la vie des poètes anciens, dont le sens de la forme était plus accentué que chez les poètes modernes, et pour qui ce genre d’a priori prenait donc peu d’importance ; quant aux poètes modernes, ils subissent pour la plupart cette influence de façon trop confuse pour qu'elle soit facilement décelable. Mais il s’agit là, je pense, de simples difficultés dans la recherche, et elles sont rien moins qu’insurmontables. Dans le premier tome de mon ouvrage sur le drame moderne, j’ai essayé, à propos d’Hebbel, d’étayer cette conception par des analyses détaillées [79]. Pour ce qui est du destinataire, la forme est loin d’être aussi irréelle qu’elle le paraissait à première vue ; il ne la perçoit pas de loin comme une abstraction. En effet, la mise en forme, c’est-à-dire l’un des principes essentiels de la forme, constitue un élément important — quoique inconscient — du plaisir artistique : on est heureux de pouvoir concevoir, ou ne serait-ce même qu’entrevoir une œuvre de façon homogène. C’est bien évidemment sur de telles bases que repose le plaisir procuré par l’intimité avec la nature ou avec un autre être humain ; il s’agit d’une intuition soudaine, semblable à un éclair, d’une relation cachée, d’une sorte d’illumination qui dissipe le mystère entourant un phénomène accessible, en dernière analyse, à la raison ; en un mot, de la compréhension intuitive d’une unité. En art, cette attitude n’est pas seulement celle du créateur face à son matériau, c’est aussi l’attitude de celui qui apprécie l’art face à la création : à preuve, la capacité que nous avons d’apprécier des fragments d’œuvre, d’en tirer un plaisir artistique. En effet, le fragment n’est certainement pas une unité (privé qu’il est de nombreux éléments indispensables à cet ensemble d’effets potentiels dont la parfaite clôture et l’équilibre constituent précisément l’unité) et pourtant, nous le voyons comme tel, notre vision le falsifie, supplée, aux éléments manquants, ajoute des composants à ceux qui existent dans la réalité, pour que l’unité se rétablisse. (Qu’il suffise de rappeler la façon dont nous contemplons les torses de l’Antiquité grecque.) D’ailleurs, en ce qui concerne la vision directe, complète de l’œuvre d’art, il est rare que l’on puisse distinguer les effets dus au « contenu » de ceux que l’on impute à la « forme ». Le destinataire croit être impressionné par le contenu et ignore que ce qui lui a permis d’entrevoir ce qu’il pense être un « contenu » — débit, rythme, parties mises en relief et parties effacées, disposition du clair et de l’obscur, etc. — tout est forme, partie de la forme et qu’il s’agit là d’autant de chemins conduisant à ce centre invisible qu’est la forme. La mort à la fin de la tragédie, la chute d’une nouvelle sont, certes, des postulats formels, mais, lorsque l’effet en est marquant, ne les perçoit-il pas comme des « contenus » découlant directement et naturellement des individus dépeints et des situations dans lesquelles ils sont impliqués ? Si la montée de la tension dramatique à la fin des séquences (scènes, actes) était ressentie comme « formelle » et non pas comme inhérente au contenu, son effet se réduirait à néant.

La forme est un fait sociologique non seulement par son rôle d’intermédiaire entre le créateur et le destinataire, c’est-à-dire de socialisation de la littérature, mais aussi par son rapport au matériau. Bien entendu, le matériau lui-même est socialement déterminé, car il est constitué par la vie, j’irai jusqu’à dire : la vie actuelle. D’apparition [80] récente, le « sens historique » ne jouait pratiquement pas dans le passé, et il est très probable que la forte différenciation que nous établissons entre héros « historiques » et « actuels » de notre littérature soit un phénomène propre à notre époque, alors que pour les générations suivantes, ils sembleront peut-être aussi ressemblants que pour nous tous les héros de Shakespeare, qu’ils soient Romains ou Anglais. Raison de plus pour insister sur la détermination sociologique de la forme ou, plus exactement, de la mise en forme. Envisagée sous ce rapport (qui ne la définit pas, mais permet de décrire et d’analyser d’un certain point de vue l’un des processus de son fonctionnement), la forme apparaît comme un facteur de mise en ordre du matériau, c'est-à-dire de la vie, un principe qui en régit le déroulement, le rythme, les fluctuations, la densité, accusant certains contours, en effaçant d’autres, créant des premiers et des seconds plans et groupant des phénomènes. Mais la forme est aussi une catégorie esthétique, c’est-à-dire atemporelle — par rapport à un temps concret — une catégorie qui n’est ni historique, ni sociologique. La question se pose alors de savoir ce que la vie comme matériau peut offrir aux exigences qui découlent de la nature de la forme, de quelle façon elle s’adapte à ces exigences ; quels sont par exemple les rapports de l’ensemble des aspects de la vie d’une époque avec les postulats de clôture ou de description par représentation directe issus nécessairement de toute forme dramatique, et, par là, de toute vision d’auteur dramatique. Nous tenons là une première et très importante jonction entre les catégories esthétique et sociologique.

Science des « formes de socialisation » (Formen der Vergesell- schaftung), selon la définition de Simmel, la sociologie décrit les débits, accents et rythmes déterminés par les rapports socio-économiques qui se manifestent dans la pensée et dans les sentiments des individus, dans les relations qu’ils ont entre eux, l’alternance des éléments sensibles et non sensibles, des certitudes et des incertitudes, la disposition des pôles qu’ils occupent ; en un mot, tout ce que le marxisme appelle « idéologie » et que nous venons de caractériser comme l’aspect de la vie intéressant la littérature. Bien que cette conception de la sociologie soit encore rare, il ne s’agit pas là d’une utopie et les travaux de Simmel, en particulier sa Philosophie de l'argent (Philosophie des Geldes) sont là pour le prouver. En résumé, le premier grand critère de l’histoire littéraire est la vie, comme matériau, et vue du point de vue de la forme. Un tel point de départ permet immédiatement d’entrevoir d’emblée des développements et des directions de recherche, positifs ou négatifs.

Bien entendu, ce rapport entre vie et formes n’est pas unilatéral. Il s’agit presque toujours d’influences réciproques. Ce n’est que par [81] rapport au matériau concret à élaborer que la forme apparaît comme une catégorie a priori, d’une structure psychologique immuable. La forme, nous l’avons dit, est une activité psychique, elle fait partie de l’ensemble de la vie psychique de l’homme (en l’occurrence : du poète) et, dans la mesure où celle-ci est exposée à des influences sociologiques, ces influences ont forcément affecté la forme. La manière dont le psychisme réagit aux phénomènes de la vie — phénomènes qui sont des produits sociaux quant à leur forme et donc, en tant que tels, descriptibles et définissables par la sociologie — la capacité de vivre les événements sont également des faits sociologiques. Quant à l’activité psychique que constitue la forme envisagée sous cette optique, elle n’est détachable de cet ensemble que par l’abstraction.

Ainsi l’optique qui permet à un Hebbel de voir une tragédie dans chaque manifestation de la vie peut être renforcée ou affaiblie, et, plus remarquable encore, elle est sujette à des modifications qualitatives dues à l’esprit d’une époque ou à des idéologies. Je ne pense pas seulement indiquer à quel point ce jeu d’influences permet à l’auteur dramatique de voir des tragédies dans tel ou tel événement de la vie (c’est là tout le problème de la tragédie bourgeoise) et à quel point il l’y oblige, mais je pense aussi à la genèse de cette vision. Toute forme est appréciation, jugement de valeur sur la vie. Elle puise sa force et sa puissance dans le fait qu’en dernière analyse toute forme est vision du monde. Cela ne veut naturellement pas dire que la littérature soit née pour exprimer une vision du monde, et encore moins que toute forme ne puisse exprimer qu’une seule vision du monde. Tout ce que nous voulons affirmer, c’est que c’est à la vision du monde dont elle découle que toute forme doit sa capacité de mettre en ordre un monde original et homogène. La vision du monde étant le postulat formel de toute forme, son contenu est, au fond, indifférent ; il faut une vision du monde pour fonder la forme, mais tout ce qu’on lui demande, c’est d’être une vision du monde, quelle qu’elle soit. (En ce qui concerne la forme dramatique, j’ai développé cette thèse dans une étude publiée en septembre 1909 dans Budapesti Szemle.) Il convient cependant de formuler des réserves : les visions du monde exigées par la forme auront beau être diverses, leur choix ne sera pas indifférent, vu l’incompatibilité de certaines visions du monde avec certaines formes, alors que d’autres admettent ces formes, mais partiellement. Ainsi le fait sociologique qui veut qu’une situation, un ordre social ne tolère qu’un certain nombre de visions du monde peut constituer un second point de rencontre entre considérations sociologiques et esthétiques. Il s’agit de répondre à la question suivante : quelles sont les formes qui sont admises ; à quelles époques, [82] et de quelle façon et dans quelle mesure le sont-elles ? Il s’agit là d’un effet profondément sociologique et esthétique à la fois, car c’est là, dans la réalisation de la vision de la forme, que se jouent, en dernière analyse, les problèmes stylistiques des créateurs de tous les temps. Cette incompatibilité entre forme et essence a voué à l’échec de très grands talents créateurs, alors que d’autres, peut-être de moindre envergure, ont été portés par la congruence entre les deux. C’est ce qui a déterminé l’âge d’or de certaines formes et, pour d’autres, de longues éclipses ; c’est ce qui unit dans un style commun des hommes d’une même époque, encore que profondément différents les uns des autres, c’est ce qui permet de distinguer si nettement les styles des différentes époques.

Troisième point de rencontre entre esthétique et sociologie : l’effet. Nous savons que l’effet est un fait sociologique et nous avons déjà parlé de son aptitude à déterminer un certain nombre de possibilités littéraires. A présent, il faut ajouter que l’effet n’est pas seulement un fait sociologique, mais aussi une catégorie esthétique. Avec un sens profond de la forme, Goethe et Schiller font dériver les diverses formes de différentes aspirations visant à obtenir des effets, ceci en postulant pour chaque forme un destinataire à la sensibilité déterminée par certaines circonstances extérieures ; les effets susceptibles de l’atteindre étant considérés comme souhaitables et exigés par la forme. Or les données de ce destinataire imaginé à partir de postulats formels sont elles-mêmes socialement déterminées. Par ailleurs — et il s’agit là de différences esthétiques profondes reposant sur des bases sociologiques — ce destinataire postulé peut être situé plus ou moins dans le présent, plus ou moins dans le passé ou plus ou moins dans l’avenir, (selon le mot de Goethe, Kleist écrivait ses drames pour un « théâtre à venir » [welches da kommen soll] et Swinburne, selon sa propre définition, pour un théâtre Globe ou Blackfriars imaginaires) étant bien entendu que la structure psychique de l’auditeur ou de ce lecteur idéal est elle-même déterminée par l’époque. Ses réactions, ses présuppositions, sa sensibilité à l’égard du neuf ne peuvent être conçues indépendamment de l’époque où il vit. Ainsi une naïveté à laquelle on accorde sciemment une valeur de réaction à l’esprit de l’époque portera le caractère d’un acte conscient, au même titre que la réalisation intentionnelle d’une tendance à la lucidité. (Je pense ici à Maeterlinck d’une part et à Hofmannstahl, de l’autre.) Mais de même que tout effet imaginé est sociologiquement déterminé, de même l’effet réel à caractère manifestement sociologique revêt une grande importance sur le plan esthétique. L’effet, selon qu’il se produit ou non, aura une répercussion sur l’œuvre suivante, influençant à coup sûr l’accord entre poète et public (ou, souvent, entre genre [83] littéraire et public) dont 1 effet a été l’expression. L’effet produit peut renforcer une tendance esthétique déjà vigoureuse, mais il peut aussi l’affaiblir, en privilégiant les solutions faciles et superficielles ; l’effet « raté » peut réduire au silence poètes, tendances et genres littéraires, mais il peut aussi les affermir et les rendre plus intransigeants. Cependant, dans chacun des cas, c est le fait sociologique qui a provoqué des changements esthétiques. Ce phénomène peut s’observer dans toute sa complexité dans la production dramatique de notre temps ; nous avons d’une part des œuvres affinées au point qu'elles sont destinées à être lues plus qu’à être jouées et, d’autre part, des pièces reposant exclusivement sur des effets scéniques vides. A cet égard, l’époque élisabéthaine présentait une plus grande unité que la nôtre.

Bien entendu, les schémas que je viens d’esquisser sont loin d’épuiser l’ensemble des relations à découvrir. Je n’ai fait qu’attirer l’attention sur certains types de relations particulièrement notables, ainsi que sur leur importance méthodologique : le simple examen des phénomènes littéraires permet d’aboutir à la synthèse des points de vue sociologique et esthétique dont nous avons parlé au début, une synthèse qui unit les concepts les plus spéciaux et les plus profonds des deux disciplines et établit entre eux tout un réseau de relations. Toute sociologie exclusivement marxiste de l'art reste vouée à l’échec en raison du type de relations par trop simple et direct qu’elle tend à établir : mettre directement en parallèle des rapports économiques et des contenus littéraires équivaut à une tentative faite en vain. En effet, attribuer plus de réalité au « contenu » qu’à la forme serait d’une part une illusion. La recherche des véritables causes et des véritables conséquences des changements intervenus dans le contenu ramène inévitablement à la forme : se borner au contenu, c’est se condamner à rester à la surface. D’autre part, les rapports économiques n’ont d importance que dans un champ d’investigation très large (par exemple, l’influence du prix des livres sur leur tirage et, en retour, l’influence du tirage sur la littérature elle-même) et seulement dans la mesure où ils aboutissent à des effets psychiques, où ils influencent la sensibilité du créateur ou la réceptivité du public. Un fait aussi manifestement économique que la détermination de la classe sociale à laquelle s adresse la littérature à une époque donnée, ou la description de la structure de cette classe, n’est pertinent de notre point de vue que dans la mesure où tous les rapports sociaux de cette classe engendrent une réceptivité d’un certain type (c’est-à-dire des faits psychologiques), et si, selon le schéma esquissé plus haut, ils agissent en retour sur la littérature.

Notre objectif est l’investigation des rapports et des influences réciproques entre forme et effet. Cette investigation met fin à l’isolement [84] des deux concepts, donc de l’ensemble des faits que recouvre chacun d’eux ; en réalisant leur interprétation, elle crée une nouvelle unité au sein de laquelle chaque concept ne représente qu’un des aspects de la perception d’un processus, alors que cet aspect ne peut être total et véritable que s’il se fond avec l’autre concept. Les notions fort complexes et diverses issues de cet amalgame seront appelées « notions de base de l’histoire littéraire » et la science susceptible d’être construite à partir de ces notions, « histoire littéraire ».
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 85

Le concept de base de l'histoire littéraire est le style ; celui de l’esthétique est la forme et celui de la sociologie littéraire l’effet. Le style est une catégorie sociologique, car il présuppose des rapports et des influences mutuelles entre humains, des états et des relations entre des individus à l’intérieur d’une société donnée, dans des circonstances et à une époque données. Le style est aussi une catégorie esthétique, car une fois déterminé (peu importe dans quelles limites spatiales et temporelles), il est catégorie de valeur. Il peut même figurer l’étalon de notre appréciation directe pour certaines œuvres prises individuellement, en particulier des œuvres de notre temps où, inconsciemment, nous exigeons le « style moderne ». Mais il en est de même en ce qui concerne l’appréciation que nous portons sur bon nombre d’œuvres du passé. Ainsi, lorsque j’analyse la manière dont a été édifiée une cathédrale gothique, les catégories de valeur générales de l’architecture (dont le style gothique n’est qu’une expression) peuvent devenir inconscientes dans ma façon de voir, si bien que je considère la cathédrale comme un exemple de l’architecture gothique ; de la même façon, je peux passer sur la spécificité du style, et contempler alors l’œuvre du point de vue de la forme abstraite. Le style est la catégorie des sciences de la forme (définir un style, c est définir une forme), mais il appartient aux catégories sociologiques des formes. Sa définition la plus brève et la plus précise pourrait s’énoncer ainsi : le style est une forme victorieuse d’une époque, universellement répandue et d’un effet généralisé. En tant que tel, le style est aussi une catégorie historique, un concept s’appliquant à un phénomène unique et irréversible.

Ce qui découle du concept du style, c’est, avant tout, la notion de variabilité des formes, leur « évolutivité », disons plutôt : leurs possibilités de changement. L’esthétique romantique a déjà senti la nécessité de ne pas figer les formes en insistant sur leur indépendance vis-à-vis du temps et des circonstances. Mais ses concepts historiques n’étaient pas moins rigides que ceux, ahistoriques, utilisés par d’autres écoles : au lieu de réduire toute l’histoire de la forme à un concept rigide aux termes duquel les changements sont des phénomènes de surface, le fond restant immuable, elles ont distingué un certain nombre d’étapes [85] (trois, en général) tout aussi rigides, dans le cadre desquelles les rapports demeurent identiques. Ce cadre, il est vrai, est plus étroit que celui de l’histoire. Or, le style n’est pas un concept stable, il est comme la coupe transversale d’un tronc d’un arbre en perpétuelle croissance et traversé par un corps en perpétuel mouvement, ou, si l’on préfère, la projection plane de ce mouvement perpétuel. Le style est le concept du changement, et ce qui paraît immuable en lui n’est en réalité qu’un équilibre momentané de forces antagonistes et toujours agissantes. Mais, paradoxe étrange de l’essence de la création artistique, nous retrouvons presque toujours ce genre d’équilibre et quand il n’existe pas — soit qu’il ait été rompu, soit qu’il n’ait pas bénéficié de tendances suffisamment fortes —, on peut le déterminer, et considérer alors l’œuvre comme décadente ou immature. Mais cet équilibre est celui de forces mouvantes, et non pas un état de repos immuable, ou encore — pour m’exprimer plus clairement — cet équilibre est de l’harmonie, et comme l’harmonie est à l’origine d’activités au même titre que la dysharmonie, elle ne s’oppose pas à ces activités. Un tel concept de la forme, fondé sur de perpétuels changements, n’exclut pas le concept esthétique de la forme. Il ne fait que corriger ses applications à certains cas concrets, obligeant l’esthétique à formuler avec plus de précision encore ses concepts de base, de façon à y inclure tous les changements.

Les formes ont leur histoire et leurs changements peuvent faire l’objet d’investigations scientifiques. Ces changements peuvent être tout à fait généraux, intéressant l’ensemble de la littérature, dans le cas où à l’intérieur des formes nous voyons s’accomplir une partie spécifique d’un processus général. Le plus important ici, c’est l’influence de la différenciation générale de la vie psychique sur des formes transmises par le temps, plus stables et, par conséquent, moins différenciées que la vie psychique. Cette inadéquation fait, soit que les formes perdent complètement leur efficacité, soit qu’elles offrent prise à un processus analogue à celui qui s’est accompli dans la vie extérieure. La question qui se pose est celle de l’intégration de cette différenciation, la possibilité que nous avons de la traduire dans la forme ; car, si nous échouons dans notre tentative, la forme s’opposera à l’effet visé (comme c’est le cas de tous les mouvements naturalistes). Un tel processus est aussi bien concevable dans le sens opposé : le danger résiderait alors dans le raidissement des formes. Ces mêmes possibilités évolutives sont bien entendu aussi envisageables à l'intérieur d’un seul genre, lorsque les autres, pour des raisons sociales et esthétiques, restent imperméables aux conséquences des changements intervenus dans la vie psychique. C’est ainsi que le mouvement naturaliste français n’a affecté, en somme, que le roman et la [86] nouvelle ; les traditions théâtrales et la nature du public des théâtres parisiens ayant maintenu le genre dramatique à l’abri d’une telle évolution. L’histoire des formes peut concerner également l’ordre de leur apparition, leur naissance dans les communautés primitives, le processus de prise de conscience des hommes à leur égard, etc.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l'Histoire littéraire 87

Autre type important de synthèse de l’histoire littéraire, celui qui porte sur l’effet. L’esthétique ne s’occupe que de l’effet esthétique ; une abstraction prélevée sur l’ensemble de la vie psychique et qui, telle qu'est définie et appliquée par l’esthétique, (définition et application découlent nécessairement de la méthodologie de l’esthétique ; elles sont donc à la fois justes et fructueuses) n’existe nulle part dans la réalité. L’esthétique, fût-elle des plus empiriques, isole l’effet esthétique des effets secondaires dont pourtant elle s’accompagne nécessairement, surtout quand il s’agit d’effets massifs, larges, simultanés, ceux qui justement intéressent tout particulièrement l’histoire littéraire. Certes, le concept sociologique de l’effet peut inclure tous les effets imaginables ; il n’en reste pas moins incapable de les différencier, pour la simple raison qu’il n’a que faire d’une telle différenciation. Il est incapable d’établir la distinction entre effets esthétiques et non esthétiques, entre effets intentionnels et effets fortuits, entre effets découlant de la forme et effets dus au contenu, etc., car il ne tient pas compte des critères de qualité et de valeur, ne s’intéressant qu’à l’intensité, à l’amplitude et à la profondeur. Mais pour l’histoire littéraire, l’effet est à considérer dans sa totalité, tout comme en sociologie ; on doit pouvoir distinguer qualitativement les différents effets, les classer, apprécier leurs différentes intensités, analyser la force et la direction des différentes composantes, ainsi que leur interaction, à partir de la résultante, qui est l’effet unique. La distinction essentielle à faire ici porte sur les effets adéquats et les effets inadéquats. (C’est mon ami Léo Popper, au cours de conversations et par des travaux personnels encore inédits, qui a bien voulu attirer mon attention sur cette question et sur celles, étroitement apparentées, qui seront exposées plus bas. Il appelle l’effet inadéquat « malentendu ». J’emploie cette expression dans le sens qu’il prête au terme « malentendu », je tiens donc à signaler ma dette envers lui.) Cette distinction ne coïncide pas exactement avec celle que l’on peut établir entre effet esthétique et effet non esthétique. J’appelle « adéquats » les effets découlant de la forme d’une oeuvre littéraire et « inadéquats » ceux dus à une méprise, à la non-perception ou à la fausse perception d’une forme, donc à un hasard. Ce genre d’effet inadéquat est par exemple celui exercé par Shakespeare sur le Sturm und Drang ou par Ibsen sur le naturalisme allemand des années 1880 ; dans les deux cas, le mouvement naturaliste, ennemi de la composition, s’est inspiré [87] d’œuvres rigoureusement structurées, mais perçues comme ne l’étant pas, par des observateurs dont le désir avait faussé les perspectives. Il existe, par ailleurs, des effets adéquats, mais qui ne sont pas proprement artistiques, ainsi l’excitation éprouvée à la lecture de romans, le sens éthique éveillé par la tragédie, etc. On pourrait les qualifier de nécessaires et de concomitants. Il existe également des effets artistiques inadéquats, comme le sentiment à forte tendance « décorative » qui caractérise la plupart des naturalismes primitifs.

Cette dichotomie nous permet d’appréhender de nombreuses relations entre, d’une part, les phénomènes littéraires et, d’autre part, ces mêmes phénomènes et la culture à laquelle ils appartiennent. Tout d’abord, il nous est possible de localiser une œuvre et, par extension, toute une littérature ou tout un genre littéraire par rapport à la culture d’une époque. Une telle explication des effets nous permet en outre de séparer les effets dus au hasard de ceux liés à l’essence des œuvres mêmes ; et ainsi, en suivant ce chemin, de distinguer entre effets artistiques renouvelables et non renouvelables, entre phénomènes artistiques enracinés dans la culture ou dus à des dispositions individuelles et aléatoires. Peut-être pourrons-nous déceler des relations encore plus importantes dans l’histoire intérieure de la littérature, dans celle des influences mutuelles exercées par les œuvres d’une même littérature. Grâce au concept de « malentendu », l’histoire des relations entre les faits littéraires nous apparaîtra plus cohérente et plus systématique qu’auparavant. C'est que nous serons remontés jusqu’aux racines psychiques de toute influence productive ; jusqu’à l’aspiration à la création d’un art nouveau, lequel, trop frêle encore pour se constituer en art autonome et pour s’imposer partout, est à la recherche d’étais, de prédécesseurs et de partisans. Il finit d’ailleurs par les trouver en leur donnant le « coup de pouce » qui les rend conformes à ses désirs. Les œuvres qui, à cet égard, ont le plus d’influences sont celles qui (en général à la faveur de circonstances fortuites) se prêtent à ce genre de manœuvre, supportent qu’on projette sur elles des tendances nouvelles et que l’on perçoive leur effet sous un faux jour. C’est ainsi que de nombreuses évolutions dues à des causes apparemment extérieures ou de nombreux tournants en apparence brusques sont considérés comme psychiquement très motivés.

Une troisième catégorie importante de l’histoire littéraire est l’évolution ou, pour mieux dire, l'épanouissement et le déclin des évolutions et des styles. Le concept d’évolution n’a rien de métaphysique, comme le croyait l’esthétique romantique ; car il faut renoncer à voir l’évolution sous la forme d’une hypothèse en vertu de laquelle toute l’histoire littéraire ou même l’histoire d’une seule forme se bornerait à la réalisation graduelle d’une idée. Dans l’histoire littéraire, le [88] concept d’évolution repose sur l’hypothèse sociologique d’un esprit d’époque, de l’existence d’effets adéquats ; quant à la vision du monde, elle est à la fois formatrice et constituante d’œuvres littéraires. Ainsi, tout style naît sur le terrain d’un esprit d'époque, repose sur une nouvelle façon de vivre l’expérience, une nouvelle forme qui demande à s’exprimer aussi bien par les poètes que par le public. De cette demande du public naît la possibilité d’effet pour le style en gestation et de la demande du poète l’expression effective de se style. L’évolution n’est alors rien d’autre qu’une tentative pour exprimer sous une forme artistique un esprit d’époque qui n’est le plus souvent que vaguement perçu et toujours ressenti sous la forme d’une expérience individuelle. L’esprit d’époque est commun aux écrivains que l’on dit appartenir à une même école stylistique. Par ailleurs, en raison de la profonde communauté de ces écrivains en matière de forme et de vision du monde, les problèmes relatifs à la forme et les problèmes techniques qui en découlent sont apparentés et convergent vers un même centre. Voilà pourquoi on peut parler d’une influence adéquate entre ces écrivains, chose pratiquement inconcevable pour des poètes ayant vécu à des époques différentes ou dans des conditions historiques différentes. C’est qu’un écrivain peut ressentir une « solution » adoptée par un autre écrivain comme la solution apportée à une difficulté qu’il a lui-même rencontrée, solution qu’il peut d'ailleurs dépasser, perfectionner, etc.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 89

Ce concept de l’évolution représente l’aspect dynamique du réseau de relations que nous avons statiquement appelé « style ». L’extension spatio-temporelle de ces deux phénomènes est déterminée par la façon d’appréhender et de décrire l’esprit d’époque qui est leur base commune. À partir de là, et à condition de formuler le concept de base, on peut construire, d’une part, des littératures nationales et, d’autre part, de grands mouvements internationaux propres à une certaine époque. Toujours des deux points de vue différents, on peut également dégager des tendances évolutives. A l’intérieur de la littérature, et à la rigueur à l’intérieur d’une forme, on peut décrire les causes et les tendances des variations en centrant ses investigations sur la forme et l’expression ; mais on peut aussi prendre comme unité l’esprit de l'époque et en rechercher les manifestations dans les phénomènes les plus divers de la vie littéraire. Offrir la possibilité d’établir toute une typologie, de préciser les tendances et étapes typiques de l’évolution, voilà qui est sans doute le plus important pour le premier, comme pour le second point de vue. En ce qui concerne le premier point de vue, qu’il nous suffise d’évoquer les variations constatées à l’intérieur du naturalisme et des tendances naturalisantes et stylisantes. En ce qui concerne le second, pensons au romantisme. (Dans son beau [89] livre : Ursprung der Naturphilosophie aus dem Geiste der Mystik, Joël propose quelques riches et intéressants parallèles entre les mouvements romantiques de l'Antiquité grecque, de la Renaissance et des temps modernes.) Mais, pour chacun de ces cas, c’est précisément le caractère réel de la base de notre synthèse qui limite notre aspiration à la synthèse ou, tout au moins, nous incite à la prudence. Trop large, la synthèse serait en effet dénuée de base réelle ; fondée sur la psychologie de l’époque, elle serait pure construction. Les types que l’on a réussi à trouver et que l’on trouvera encore, de même que les récurrences de types ou de relations typiques ne peuvent être construits que grâce à une synthèse très réelle, c’est-à-dire effectuée dans un domaine relativement restreint.

Or, notre base socio-psychique délimite en même temps ce domaine restreint : le style est une catégorie sociale, c’est, comme nous l’avons dit, une forme victorieuse, agissante ; ajoutons que c’est une forme à effet adéquat. Le style est la synthèse expressive, d’une part, de postulats abstraits et formels, de l’esprit des différentes époques et des possibilités d’expression offertes par l’époque et, d’autre part, des expériences individuelles et des facultés d’expression individuelles de l’artiste. Ainsi, il n'est concevable qu’au sein d’une communauté et sa plus simple définition pratique reviendrait à dire que c’est une solution formelle susceptible d’être continuée. Continuer ne signifie pas ici imiter, mais communauté des bases et des voies de l’expression, telle qu’elle vient d’être décrite. Là où, pour des raisons inhérentes à la psychologie de l’individu ou d’une époque, cette communauté n’existe pas, l’artiste est réduit à créer son propre « style » à partir de lui-même, de ses facultés et de ses insuffisances personnelles. Inséparablement lié aux particularités concrètes du créateur, ce style ne sera alors susceptible ni de développements, ni de continuation. C’est une manière. Style et manière sont séparés par cette unique différence sociologique, mais cette différence n'est qu’un aspect ou, peut-être, un symptôme du fait profond, du fait esthétique, à savoir que l’harmonie, l’unité et l’équilibre de l’œuvre « maniérée » sont bien plus instables que ceux d’une œuvre dotée de style, la première cherchant à pallier cette insuffisance par les expédients les plus divers, d’une pureté artistique discutable, et jamais conformes à l’essence de la forme elle-même.

En considérant le problème du point de vue de l'effet, nous tombons sur le concept de vieillissement. Lin tel concept est inconnu en esthétique comme en sociologie : la première ne connaît que des œuvres « bonnes » ou « mauvaises », la seconde que des œuvres agissantes ou non agissantes. Une fois de plus, c’est à l’histoire littéraire qu’il appartient d’établir la liaison entre ces deux pôles. Quant à [90] l’explication, elle sera offerte par le rapport de l'effet à la forme. Pour pouvoir parler d’effet exercé par une forme, il faut présupposer un certain degré de réceptivité du public. L’effet exercé par une oeuvre à une époque qui n’est plus celle de sa création dépend donc en premier lieu de la communauté de réceptivité entre les deux publics des deux époques. Plus précisément, il s’agit de déterminer la mesure dans laquelle les présuppositions de la réceptivité reposaient, au moment de la conception de l’œuvre, sur l’essence de la forme ou sur d’éphémères dispositions d’esprit. Livré à l’état brut, le contenu finit toujours par « vieillir » (plus de la moitié du « contenu » de la Divine Comédie nous échappe aujourd’hui), étant donné que le contact entre œuvre et public repose alors sur des présupposés comme la connaissance commune de certains faits, la communauté de réactions à l’égard de certaines mentalités, etc., et non pas sur l’éclosion, grâce à la forme qui l’enserre, d’un contenu de vie dans le public. Tout effet qui ne reposerait pas sur la forme finit par s’évanouir : si l’œuvre vieillit, c’est qu’au bout d’un certain temps, la communauté sur laquelle reposait l’effet cesse d’exister. Seuls sont constants les sentiments, constructions psychiques, schémas d’expériences qui fondent la forme. Voilà pourquoi Œdipe-Roi ou Antigone sont plus vivants que les autres drames d’Euripide qui, à leur époque, étaient peut-être plus « intéressants » et d’un effet psychologique plus puissant. Le vieillissement est l’un des phénomènes les plus intéressants de l’histoire littéraire : on se trouve en présence de processus sociaux qui appliquent à une œuvre un verdict prononcé par l’esthétique.

Ces quelques concepts de base ne font qu’esquisser la façon dont l’histoire littéraire sécrète ses concepts, ils se contentent d’indiquer l’explication des phénomènes. Comme ce sont des concepts essentiellement pragmatiques, nous ne pouvons en donner ici une description plus détaillée. J’aborderai plutôt le chapitre des principales difficultés théoriques soulevées par l’application de la méthode.

Commune à toutes les sciences historiques, la principale difficulté découle de l’unité de la vie psychique, plus précisément du fait que, pour toute science historique, c’est un point de vue unique qui permet de considérer les processus de la vie et de choisir les concepts propres à organiser les connaissances en science. Or, une telle vision des choses constitue nécessairement une abstraction et, en tant que telle, une falsification à l’égard de la vie. Ayant construit les concepts de base de ma science et les ayant appliqués aux processus qui font l’objet de ma recherche, je ne peux obtenir des résultats ni dégager des relations que dans la mesure où ce sont ces facteurs de la vie, symbolisés par mes concepts, qui sont à l’œuvre, à l’exclusion de tout autre. Dès que j’ai affaire à un seul fait appartenant à un autre faisceau [91] de concepts je me trouve en présence du non-mesurable, du hasard. Le hasard est chose relative et sa plus simple définition pourrait être la suivante : apparition, dans un complexe scientifique, d’un phénomène irréductible aux concepts du complexe et, de plus, non intégrable aux relations de cause à effet qu’il a déterminées. Voici un exemple banal propre à éclairer cette définition. Nombreux sont ceux qui pensent que, dans son drame inachevé Demetrius, Schiller s’acheminait vers une solution d’ordre dramaturgique que d’autres, tels Kleist, Grillparzer et Hebbel, tentèrent en vain d’approcher à sa suite. Or, Schiller mourut sans avoir achevé ce drame. Peut-être la mort a-t-elle interrompu l’évolution du drame allemand à un point décisif, mais, aussi inéluctable qu’elle puisse paraître, sous un autre angle, cette mort doit être considérée ici comme un hasard, étant donné qu’elle ne peut ni entrer dans nos calculs ni être prévue à l’égal d’autres faits et événements. Quant à l’expérimentation, qui permet aux sciences naturelles d’éliminer l’irrationnel inhérent à la vie et de créer in vitro une réalité conforme à leurs concepts, elle est inconcevable en histoire littéraire. Avec l’expérimentation, on peut établir une réalité conforme aux concepts scientifiques, réalité dont tout « hasard » est exclu, mais qui reste pourtant réalité, donc propre au contrôle des concepts. Or, la comparaison qui, selon la proposition d’Alexandre Bernât pourrait, en histoire littéraire, tenir lieu d’expériences n’élimine pas le hasard. La réalité que nous affrontons à chaque examen comparatif est des plus complexes ; nous considérons qu’elle est truffée de hasards. En nous livrant à des comparaisons, nous ne faisons qu’abstraire plusieurs univers exclusivement conceptuels de plusieurs univers réels ; en agissant ainsi, nous montrons probablement une certaine prudence dans nos constructions abstraites, mais sans arriver jamais à en supprimer une insuffisance essentielle et pour ainsi dire congénitale. Car, dans l’impossibilité d’obtenir une réalité conforme à nos concepts, nous ne pourrons jamais isoler avec suffisamment de netteté les faits de notre science ; la séparation que nous ferons entre faits « systématiques » et faits « aléatoires » sera toujours arbitraire, elle dépendra toujours de notre point de vue, d’autant que, pour les conséquences des faits envisagés, il sera impossible de distinguer entre hasard et non-hasard. (À l’exception, sans doute, des cas extrêmes, aux conséquences évidentes, comme celui que nous avons cité plus haut.) Je crois que nous avons affaire ici à une difficulté insurmontable, propre à l’histoire littéraire et à toutes les sciences historiques. En effet, une recherche scrupuleuse permettra de découvrir bien des choses, de déceler bien des corrélations, elle contribuera peut-être à démontrer que certaines difficultés apparemment insurmontables, car imputées à des causes épistémologiques, [92] n’étaient dues qu'à une connaissance insuffisante des faits ; mais elle ne fera que reculer les limites de notre science, sans jamais les abolir.

À ce que nous avons appelé jusqu'à présent unité de la vie psychique, peut-être serait-il préférable d’appliquer le terme de « continuité ». Car ce qui sépare des réalités objectives les unités créées par nous, c’est, précisément, le manque de continuité, leur caractère discontinu, conceptuel, élaboré. La pensée conceptuelle, dit Bergson, choisit toujours des points sur la trajectoire des mouvements ; or, il est toujours possible de placer entre deux points une infinité d’autres points et, même si on représente le mouvement continu de la réalité par une infinité de points, on ne fait que réduire en grains de poussière son perpétuel déroulement. Comme, de par sa nature même, le concept est éliminatoire, il ne faut pas qu’en plus le fait psychique écarte ce qu'exclurait déjà le concept qui le symbolise ; alors que, dans toute relation conceptuelle, une cause agissante ne peut avoir qu’un seul effet, dans la vie psychique — et Simmel le signale à propos de la philosophie de l’histoire — une même cause peut avoir des effets divergents. En tant qu’unité, la vie psychique n’a rien de constructif, elle est continue et, ce qui nous importe particulièrement ici, elle est inconséquente. En elle peuvent coexister l'ancien et le nouveau, le bon et le mauvais, l’utile et le nuisible, etc. Si tel fait exerce tel effet dans tel secteur, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il exercera le même effet dans un autre secteur. Si la sociologie des arts peut démontrer une certaine correspondance entre les tendances littéraires, picturales, philosophiques, etc. d’une époque donnée, les tenants de ces tendances n’en sont que très rarement conscients et ils sont en tout cas indifférents aux tendances apparentées qui se manifestent dans un autre art ou un genre voisin de leur forme propre d’art. Ces affinités se manifestent en revanche avec d’autant plus d'évidence que les domaines sont plus éloignés les uns des autres. Il s’ensuit tout d’abord qu’il est bien plus malaisé de fixer « l’esprit d’époque » ou les faits relevant de la psychologie collective d’une époque donnée qu'il ne paraissait à première vue. Si ces faits se signalent par une tendance unitaire ou un mouvement vers le but postulé par l’analyste, ils n’en renferment pas moins une tendance contraire ou des phénomènes entretenant avec cette première tendance des rapports d’exclusion sur le plan conceptuel. Pour l’instant, nous n’en sommes qu’à la délimitation des faits : il s’agit de défaire le tissu que constitue la culture d’une époque, de remonter, de l’origine jusqu'à son aboutissement, la trajectoire de chaque fil en se prononçant sur son importance dans l’ensemble : le plus important ou la résultante des plus importants (la façon dont s’opérera notre [93] synthèse sélective différera suivant les cas concrets) pourrait représenter l’esprit de l’époque donnée. Mais la question se complique du fait que les réactions psychiques — que nous cherchons à décrire par rapport aux conséquences telles qu’elles se manifestent dans les formes et dans l’effet exercé par les formes — à cet esprit d’époque que nous avons dégagé de façon si complexe sont elles-mêmes complexes. Une même cause agissante peut avoir une certaine conséquence dans un premier cas, une conséquence opposée dans un second cas, et une conséquence zéro dans un troisième. La question qui se pose ici est de savoir si l’on peut assigner une limite aux directions offertes à ces réactions effectives, autrement dit s’il existe des phénomènes-types dans cet ensemble complexe et enchevêtré. Nous voici parvenu, une fois de plus, à une question dont il est difficile de dire si elle est pratique ou théorique. Je pense en l’occurrence qu’il s’agit d’un problème factuel : au moyen de recherches très scrupuleuses et approfondies, on pourrait dégager des types ou définir avec exactitude la limite des connaissances à acquérir dans ce domaine.

Ce qui nous importe pour l’instant dans la continuité, c'est qu’elle ne réagit pas à tout ce qui est nouveau et qu’elle conserve une part de l’ancien, autrement dit, pour reprendre une expression de Vier- kandt, c’est la structure historique de la conscience qui nous importe. Partant de là, nous pouvons obtenir une nouvelle et importante catégorie à la fois sur le plan du créateur et sur le plan du public. L’introducteur de cette catégorie ne manquera pas de compliquer encore les schèmes de relations déjà dégagés, mais ils gagneront en profondeur si nous parvenons à l’y inclure. Cette catégorie est celle de l’existence pure et simple, et elle représente l’énergie virtuelle, mais surtout situationnelle dont bénéficie toute chose du fait qu’elle est, indépendamment de son caractère utile ou inutile, indépendamment de sa valeur ou de son absence de valeur, de la cause qui l’a engendrée ou du but pour lequel elle a été créée. C’est cet état de faits qui détermine avant tout les dispositions fondamentalement conservatrices du public. Qu’il se manifeste dans le sentiment, dans le style, ou, simplement, dans la mode, le nouveau ne peut être qu’un phénomène superficiel, venant se surajouter à des habitudes séculaires, voire millénaires, sans en entamer l’ancestrale constance. Il en va ainsi pour le psychisme humain individuel et, à plus forte raison, collectif. Une sélection socio-intellectuelle engendre une couche qui sera le lieu des changements, mais le nouveau laissera indifférente la masse des humains, ou quand il l’aura touchée, la couche supérieure s’en sera déjà bien désintéressée, occupée qu’elle sera à agiter d’autres problèmes qui, à leur tour, laisseront les masses indifférentes. (De cette description découle une question fondamentale pour l’esthétique : ce [94] que nous appelons « forme », n’est-ce pas simplement de la pratique figée qui, en tant qu’a priori, s'oppose aux phénomènes de la vie, au matériau à élaborer ? Ou, pour atténuer notre thèse : une partie, au moins, des formes et, dans l’affirmative, lesquelles et dans quelle mesure ? )

S’il en était toujours ainsi, les conditions et les possibilités des effets artistiques se réduiraient à des mécanismes uniformes. Mais les faits que vous venons de prendre en considération provoquent des réactions psychiques extrêmement multiformes. En effet, le processus de conservation est en même temps un principe de progrès ; l’existant se conservant par la vertu même de son existence, il s’ensuit, d’une part, qu’on ne peut rien innerver de neuf ou de différent par rapport à lui, alors que, d'autre part, seuls sont viables le neuf et le différent. L’existence et l’usure sont des notions corrélatives : l’habitude — la forme d’apparition psychologique de l’existence -— peut atteindre une profondeur telle qu elle constituera la base naturelle de tout effet, qu’elle ne sera donc même plus perçue en tant qu’effet et qu’il faudra l’apparition d’un fait entièrement nouveau pour que nous en remarquions la présence. D’où l’explication de l’étrange phénomène qui veut que de vieilles traditions, après avoir victorieusement résisté aux assauts répétés de choses neuves et vigoureuses, tout à coup disparaissent : devenues habituelles, elles ont perdu la capacité d’exercer un effet quelconque. C’est ce qui explique aussi que la décadence d’un style ne pourra se manifester que de deux façons : une inflation de l’originalité, ou alors sa disparition totale. Dans le premier cas, conscient de l’inéluctable dépérissement dû à l’habitude, on cherche à l’enrayer par un regain de vitalité factice, tandis que, dans le second, le processus d’usure aboutit à son terme naturel. Le premier cas (mais, bien entendu, les deux cas peuvent se présenter simultanément) aura deux sortes de conséquences : le raffinement et le pompiérisme : les effets s’atténuant ou s’exacerbant dans le même temps et, souvent, dans la même œuvre.

Mais la catégorie « force de l’existence » s’applique aussi bien aux formes qu’à tous les éléments qu’elles contiennent et à ceux qui constituent leurs antécédents. Ce qui signifie, en d’autres termes, que la forme, une fois constituée, le développement une fois amorcé dans un sens déterminé, le mouvement se poursuit « sur sa lancée », et sans plus se relier aux besoins psychologiques de l’époque qui lui ont donné sa première impulsion. Ainsi, l’éclosion et le déclin d’un style ne sont pas des processus nécessairement parallèles à la montée et à l’épuisement de l’esprit d’époque auquel il doit sa naissance ; le style peut dépérir avant l’esprit de l’époque, pour cause de stérilité interne, ou il peut se maintenir, de par sa force, à une époque qui lui [95] est foncièrement hostile. Quant aux différentes étapes de ces deux évolutions, celle du style et celle de l’esprit d’époque, parallélismes et corrélations sont encore moins nécessaires. On pourrait parfaitement concevoir une histoire des différentes formes envisagées d’un point de vue purement interne ; les formes seraient alors considérées sous l’angle de l’accomplissement de besoins internes, du dépérissement de ces mêmes besoins, de la recherche d’autres besoins, etc. Mais ce ne serait là qu’un point de vue parmi d’autres, forcément incomplet, car l’esprit d’époque influence nécessairement le cours de l’évolution et l’effet — ou l’absence d’effet — sont des facteurs très importants de l’évolution de la littérature (même envisagée d’un point de vue exclusivement littéraire). De toute façon, ce genre de recherche ne pourrait intéresser que des secteurs relativement restreints, par exemple, une seule époque, ou plutôt : le mode d’évolution de certains thèmes. Les thèmes, les motifs ont une vitalité extraordinaire, car leur aptitude à se couler dans les formes les plus diverses les rend très réceptifs au besoin de changements exigés par l’esprit d’époque. On pourra donc concevoir une sorte de coupe longitudinale de la littérature, montrant les variations et les formes revêtues par un même thème poétique, avec, bien entendu, le recensement des causes extérieures responsables de ces variations. Pour l’histoire de la philosophie, l’expérience a été tentée par Windelband qui a pris comme base de développement la vie autonome des problèmes, leur parthénogénèse et leur auto-dépérissement. Mais l’histoire littéraire ne connaît aucune description synthétique de ce genre. D’ailleurs, à quoi pourrait-elle aboutir ?

Il existe aussi d’autres domaines où toute convergence entre points de vue formels et points de vue sociologiques est exclue. Le plus important découle de la nature même de la forme, de la nature de son effet. Nous avons dit que la forme représentait un élément social en littérature, vu qu’elle relie créateur et destinataire. Ajoutons à présent qu’elle est aussi un élément de dissociation, un principe qui creuse un fossé profond entre poète et public. Nous avons déjà effleuré cette question en parlant du vieillissement, n’envisageant toutefois que le revers de la médaille, en signalant que la création qui entretenait des rapports par trop étroits avec l’esprit d’époque (c’est-à-dire avec la communauté du vécu entre poète et public) et comptait sur la complicité ainsi créée pour assurer l’efficacité de la communication, au lieu de recourir à la forme pure, finirait par vieillir, par perdre son efficacité et devenir carrément incompréhensible ; alors que la forme close, la forme pure, la forme aere perennius survivrait aux tribulations de l’histoire. C’est pour cette même raison que la forme pure, la mise en forme élaborée, dépasse la communauté sociale et [96] normale créée par la vie et devient dépositaire d'une force et d'une puissance que les lois de la communauté n’affectent pas ; la forme pure, la grande forme est nécessairement supra-communautaire, elle échappe aux contingences du temps et de l’espace, elle devient a-his- torique et a-sociale. Essayons maintenant d’esquisser brièvement une possibilité d’explication psychologique de ce phénomène. Nous avons dit que l’effet est communication, recréation du vécu chez le destinataire, à l’aide de la représentation de l’expérience condensée dans la forme. Mais dans quelle mesure peut-on parler d’identité entre les vécus du destinataire et ceux du créateur, d’une part, du destinataire et ceux exprimés par la forme, de l’autre ? Il convient de faire ici une distinction de taille. Cette communauté est plus accentuée dans les travaux que nous avons désignés comme étant « sujets au dépérissement », que dans les œuvres vraiment importantes. En effet, ce qui condamne au vieillissement, c’est l’état brut dans lequel est présenté le vécu, l’insuffisance de la mise en forme ; car les mots ne mettent pas le vécu en forme, ils y font juste allusion ; ils n’ont pas besoin d’inclure l’intégralité des sensations, de même que l’expression dont ils sont les véhicules n’a pas besoin d’être définitive, vu qu’ils rencontrent toujours le vécu du récepteur, prêt à ressurgir à la moindre allusion. Or, la forme s’interpose entre ces deux vécus, celui du créateur et celui du destinataire, elle a sa propre valeur de vécu, qui se superpose au caractère purement personnel du vécu du créateur et le dissimule derrière le schéma d’une vaste généralité symbolique, lequel engendrera, chez le destinataire, des associations propres à la nature formelle du schéma. C’est ce qui explique principalement la force suggestive des grandes formes ; leur parfaite clôture, leur intégralité déclencheront les vécus personnels du destinataire, mais mis en relation avec ceux qui découlent de la forme, et non plus nécessairement ceux qui l’ont engendré. La force nécessaire à leur survie, les grandes formes la puisent dans une aptitude à communiquer ou à suggérer la pérennité du schéma des grandes relations humaines. Le schéma étant plus constant que le contenu, il offrira des contenus divers selon les époques et la nature des communautés humaines. Les grandes œuvres de la littérature universelle, celles qui ont résisté à la fuite du temps, ont reçu diverses interprétations dans les diverses époques — et c’est précisément pour cette raison qu’elles ont pu survivre. Elles ont réussi à condenser leurs contenus dans le schéma d’une grande relation éternelle touchant la destinée humaine, si bien que chaque époque a pu y voir une image de sa propre destinée. Il faudrait des volumes entiers pour rendre compte des innombrables interprétations d’Hamlet, et on s’étonne parfois de constater que cette pièce a exercé le même effet puissant sur des gens qui l’ont comprise dans des sens complètement [97] différents. C’est que — pour se contenter d’une analyse sommaire — Hamlet est l’histoire d’un homme qui ne fait pas ce qu’il croit être de son devoir : les motivations de son comportement n’apparaissent pas directement, on assiste juste aux différentes étapes de son évolution, et encore sous forme de symboles insaisissables. Cette absence de motivations permet au spectateur de chaque époque de retrouver dans Hamlet le symbole de sa propre inaction. Il en est de même pour Œdipe, Faust, Dante et Cervantès, etc.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 97

Toute œuvre parfaite, de par sa perfection même, dépasse les cadres de la communauté et ne supporte pas d’être placée sous l’éclairage d’une série de causes extérieures, quelles qu’elles soient. Toute création artistique, tout mise en forme semble être régie par une sorte de principe d’isolement qui consiste à couper tous les fils qui la rattachent à la vie concrète et mouvante pour lui donner une autre vie, fermée sur elle-même, n’ayant de contact avec rien et comparable à rien. Dans toute œuvre artistique, il y a un peu de ce que Simmel appelle l'Inselhaftigkeit, qui fait qu’elle s’oppose à toute intégration dans une continuité évolutive.

Mais toute œuvre est en même temps la manifestation d’une personnalité, non seulement à cause du vécu personnel qui se trouve à sa base, mais aussi à cause de la forme qui exprime et dissimule en même temps un tel vécu, étant entendu que la forme n’est objective que par rapport au vécu et qu’au même titre et peut-être plus encore que lui, elle reste une manifestation incomparable et irrationnelle de la personnalité. À tout essai de description de l’histoire de la vie psychique, conçue dans l’esprit de Windelband, on pourra objecter qu’il n’existe pas de système philosophique et encore moins d’œuvre littéraire qui soit entièrement et exclusivement « problème », solution (philosophique ou artistique) à un problème sans constituer simultanément la manifestation authentique et spécifique d’une personnalité passionnante, particulière, à nulle autre comparable. Voilà donc un autre point où le matériau de l’hitoire littéraire déborde les cadres de l’enchaînement conceptuel de l’évolution postulé par les concepts de base scientifiques. L’unicité de la personnalité étant indiscutable, elle pourrait servir d’unité de base d’une science au même titre que les critères évolutifs, sociologiques ou formels que nous venons d’examiner. Il serait difficile d’opposer des arguments valables au point de vue monographique, voire à une conception « héroïstique » de l’histoire littéraire qui, au lieu d’attribuer les styles à l'esprit d’époque et à son influence sur tous les individus, même les plus grands, considérerait que c’est dans la personnalité des grands hommes que se trouve le point de départ de l’esprit de l’époque, que c’est par l’imitation de ces grands hommes que cet esprit se propage et qu’en dernière [98] analyse, le style ne serait que l’expression de leur personnalité. Toute théorie basée sur le milieu et l’idéologie comporte une forte dose de psychologie introspective, comme si l’individu n’était le jouet que de circonstances extérieures. Il s’ensuit que dans de nombreux cas, si ce parallélisme vaut pour un individu et son époque, pour un univers mental et la structure économique qui lui correspond dans le temps, la dernière apparaîtra comme la cause et le premier comme l’effet. On refuse alors de considérer que la description des faits s’arrête... à la description des faits, le reste n’étant qu’hypothèse, généralisation de constatations introspectives auxquelles peuvent parfaitement s’opposer des introspections prouvant le contraire. On peut aussi s’en tenir à la constatation du parallélisme (en cherchant, à la rigueur, une cause commune aux phénomènes parallèles ou en les mettant en corrélation), car les relations de cause à effet susceptibles de s’en dégager restent, elles aussi, interchangeables.

En ce qui concerne le point de vue monographique, il offre le seul inconvénient de son application, bien plus problématique que celle de la sociologie évolutive telle que nous venons de l’ébaucher. Cette difficulté est inhérente à la définition de la personnalité et, en tant que telle, elle n’est pas provisoire ; mais définitivement insurmontable. Elle comporte, en effet, un cercle vicieux. Je ne peux définir un homme, une personnalité (à l’exception de la mienne) qu’à travers ses actes, ses manifestations extérieures qui, à leur tour, devront être expliqués à partir de la construction appelée personnalité dont ils sont les éléments ! À cette insurmontable contradiction théorique s’en ajoute une autre, de caractère pratique, mais non moins insoluble : les phénomènes qui nous servent à édifier la personnalité sont forcément incomplets, fragmentaires (les manifestations vitales d’une personnalité ne nous sont accessibles qu’à travers ses écrits, ses lettres ou des souvenirs de conversations, lesquels, — même si nous les possédions tous, ce qui n’est jamais le cas — ne constituent qu’un fragment infime de la réalité). Or, c’est en partant de ces faits incomplets que nous avons à édifier une totalité achevée. Après quoi, l’amas de fragments ayant été constitué en une unité complète, grâce à un procédé forcément frauduleux, nous entreprenons l’interprétation des fragments eux-mêmes, dont nous savons pourtant qu’ils étaient parties d’une autre totalité, réelle, vraie et complète, celle-là ; autrement dit, nous franchissons, par un procédé de rapprochement forcément arbitraire, des abîmes que nous ne saurons peut-être jamais explorer.

On pourrait nous faire remarquer que le cercle vicieux se resserre encore lorsqu’il s’agit du style : là encore, la totalité est constituée de fragments dont l’explication est fournie par cette même totalité. Des deux constructions conceptuelles — entachées du même vice de [99] forme — la première se fonde au moins sur une réalité, aussi accessible soit-elle, tandis que la seconde est entièrement fictive. C’est là une objection valable (jusqu’à un certain degré, dans une certaine mesure, mais dans l’impossibilité où nous nous trouvons ici d’entrer dans les détails, acceptons l’objection comme fondée), mais elle prouve peut-être justement que le concept de style est plus utilisable que celui de la personnalité, qu’il peut fournir à la science un point de départ plus sûr. Tout d’abord, les parties qui servent à assembler la totalité en sont moins fragmentaires et pour certaines époques peuvent même constituer un tout. C’est que nous échappons ici à l’impossibilité théorique de la définition de la personnalité : les éléments constitutifs du style sont bien ceux qui sont aptes à survivre — livres, tableaux, statues, etc. — aucun élément indispensable ne peut se soustraire à la connaissance. Le style est un ensemble de manifestations, alors que la personnalité se compose nécessairement d’éléments qui se manifestent et d’autres qui apparemment ne se manifestent pas. Et c’est là le premier avantage du caractère purement conceptuel du style sur le concept de personnalité qui, lui, s’appuie sur la réalité. Le concept de style n’englobe que ce qui peut être identifié, il est débarrassé de ces faits de la réalité dont la connaissance nous échappe. Pour cette même raison, le concept de style est plus souple, d’une application plus facile et plus variée : c’est notre point de vue à nous qui en délimite l’aire, c’est nous qui définissons son contenu spatio- temporel, voire qualitatif, c’est nous qui établissons le seuil que, par sa valeur ou son importance sociale, une œuvre doit franchir pour être admise et prise en considération, alors que les manifestations de la personnalité sont nécessairement individuelles et qu’il nous est interdit d’omettre la moindre d’entre elles sous peine de tomber dans le péché de l’incomplétude. Il s’ensuit qu’en littérature comme en histoire de l’art, l’explication d’une partie par la totalité est conduite bien plus sûrement à partir du style qu’à partir de la personnalité. C’est avec une certitude absolue qu’on parviendra ainsi à distinguer un drame élisabéthain d’un drame de la Restauration et, à l'intérieur de l’époque élisabéthaine elle-même, des différences stylistiques extrêmement nettes ; par une bonne connaissance de l'époque, on est parvenu à dater les drames à quelques années près, ce qui n’est pas possible — même pour Shakespeare — par la seule connaissance de l'auteur, tout au moins sans documents.

L’utilité des histoires littéraires monographiques ou basées uniquement sur des problèmes de forme n’en est pas pour autant remise en question. Malgré nos réserves, il nous faut reconnaître le bien-fondé d’une telle approche, comme de l’approche sociologique fondée uniquement sur l’histoire des effets. Nous croyons même, comme le [100] disait Simmel à propos des points de vue historiques, qu’il faut en poursuivre les recherches jusqu'au bout pour en apercevoir les limites. Dans la majorité des cas, le même phénomène peut très bien s’expliquer par deux points de vue opposés : en les examinant jusqu’au bout, en épuisant toutes les synthèses auxquelles ils donnent lieu, nous arrivons à la compréhension de la véritable importance de chacun, importance relative, limitée par la vérité relative de l’autre dont, à son tour, il limite la vérité relative. Tel est, je crois, le rapport qu’entretiennent entre elles les différentes possibilités offertes par les points de vue de l’histoire littéraire, tel est également leur rapport avec la nouvelle approche synthétique dont nous venons d’esquisser les contours. Les encadrant, l’approche synthétique les délimite aussi de l’extérieur ; en s’opposant à ce qu’une telle tentative de fixation offre d’excessif, ces points de vue tendent à sauvegarder de toute conceptualisation doctrinaire l’autothéisme des phénomènes.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 101

Seule, la pratique peut répondre aux questions que nous nous posons ; la théorie pure est impuissante à trancher le débat, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité où nous nous trouvons le plus souvent de préciser si les échecs dans l’interprétation d’un ensemble de phénomènes sont dus à une connaissance insuffisante des faits, à l’imprécision épistémologique de la position des problèmes ou bien au fait que, dans le domaine soumis à investigation, nous sommes arrivés à l’extrême limite de nos connaissances.

Mais une autre difficulté théorique, plus grave que toutes les précédentes, s’oppose à ce que l’histoire littéraire se constitue en science. Ce problème est d’une telle importance que nous ne pouvons en différer l’examen et qu’il nous faut l’envisager, avant même de nous mettre au travail pratique. Il découle de notre rapport à la littérature, de la façon dont nous percevons le fait littéraire. À vrai dire, il s’agit plus d’une particularité propre à toute investigation littéraire que d’une difficulté à surmonter ou, à la rigueur, à contourner, mais d’une particularité qui est présente dans toute investigation littéraire. Nous avons déjà vu que la littérature non appréciée n’existait pas. Ce qui signifie que toute littérature est — quoiqu’à des degrés divers — inséparablement reliée à notre vécu le plus intime. Et c’est là qu’en dernière analyse réside notre base d’appréciation dans l’effet exercé sur notre moi le plus intime par l’énergie vitale qui émane des créations artistiques. En dehors de cela, nous ne disposons d’aucun instrument de mesure véritable et susceptible de déclencher et d’orienter l’ensemble des réactions psychiques appelé « appréciations ». Ainsi, ce que nous appelons « forme » n’est qu’une version schématisée, un résumé pragmatique, utilisable et communicable, un symbole de la véritable forme. L’histoire littéraire est, dans cette perspective, [101] la relation de vécus, mieux : une tentative en vue d’organiser et de présenter certains vécus de façon à les motiver et à les rendre compréhensibles, en créant entre eux des liens synthétiques. C’est toutefois le vécu qui reste la base commune de la communication littéraire : il serait vain de chercher à raffiner et à approfondir une chose pour quelqu’un aux sensations inverses. Ce subjectivisme-là, jamais la science littéraire ne pourra le surmonter.

Pour m’exprimer de façon brute, quelqu’un à qui Shakespeare « ne dit rien » restera insensible à toute exégèse d’Hamlet, fût-elle la plus savante, car elle présuppose à l'égard d’Hamlet des sensations qu’il n’a pas. Je sais que chaque science présuppose un certain nombre de concepts opératoires de base, mais alors que pour les autres sciences ces concepts sont concrets, empiriques, « objectifs » (d’un point de vue pratique) et constructifs, comme personne ne les soumet à un examen, leur valeur, leur utilité et leur « justesse » se mesurent aux résultats qu’ils permettent d’obtenir. Les concepts de base de l'histoire littéraire sont, eux, de caractère vécu et subjectif. Toute tentative en vue de les rendre « objectifs » en les purgeant de leur subjectivité, ne peut aboutir qu’à un effet contraire à l’effet visé : le concept se vide de toute fraîcheur, de toute suggestivité due à la personnalité et ce qui reste ne sera que de la subjectivité desséchée. Leur utilité scientifique et leur communicabilité s’en trouveront même diminuées, car, d’une part, ils seront incapables de communiquer la chose qu’ils sont censés recouvrir et les affirmations auxquelles ils aboutiront — obtenues, dans d’autres sciences, au moyen de chiffres, de données, etc. — deviendront ici incontrôlables et, d’autre part, ils ne seront plus en mesure de restituer la grande généralité dont le « subjectif » faisait partie. C’est qu’en histoire littéraire, la généralité et la synthèse sont elles-mêmes des vécus : on vit les relations entrevues, on vit les affinités découvertes entre plusieurs vécus, et c’est la force du vécu qui prête vie à l’organisme fictif qu’est l’histoire de la littérature. Voilà pourquoi il faut écrire « artistiquement », quand on traite de littérature ; par raison scientifique, pour être précis, communicable et contrôlable. Ce qui ne veut pas dire que traiter de la littérature soit une fonction artistique, et donc entièrement subjective. (Le caractère « artistique » du discours sur la littérature est d’ailleurs une question à part que je ne peux pas aborder ici. J’en ai parlé en détail dans la préface de mon livre L’Ame et les formes.) En ce qui concerne l’aspect purement scientifique du problème, nous en avons indiqué les voies plus haut : il s’agit de déceler des relations constantes et régulières entre différentes dispositions du matériau et différentes réactions psychiques. Mais il ne faut jamais oublier qu’il ne s’agit, là encore, que de schémas de vécus, dont la véritable généralité [102] réside dans les profondeurs de ces vécus dont aucun écrit s’y rapportant ne doit être privé. Ainsi, il ne paraîtra peut-être plus paradoxal de dire que l’écriture vraiment précise, scientifique est ici l’écriture « artistique » et non pas la prose dite « scientifique » : seule, la véritable subjectivité — qu’il ne faut pas confondre avec la soumission à de capricieuses dispositions d’esprit — conduit à des lois positives et parfaitement utilisables. Les concepts de base de la science littéraire ont les propriétés de ceux que Bergson tient pour indispensables dans la connaissance métaphysique : ils diffèrent de ceux que nous utilisons ordinairement par leur souplesse, leur mobilité, leur quasi-fluidité et sont toujours prêts à épouser les formes fuyantes de l’intuition.
Zone de texte: Remarques sur la théorie de l’Histoire littéraire 103

C’est là, à mon avis, que réside la possibilité de surmonter les difficultés. Toutes nos tentatives de schématisation, toutes nos ambitions « scientifiques » demeurent vaines face au caractère vivant de la littérature. Et nos synthèses conceptuelles, aussi fines soient-elles, nous donneront tout juste l’illusion d’avoir approché l’objet à saisir, qui reculera au fur et à mesure que nous affinons notre analyse. C’est que nos concepts ont dénaturé le matériau de l’objet à représenter, si bien que la seule façon de supprimer la dissonance entre but et moyens consiste à rejeter ceux des moyens qui ne mènent pas au but, pour en rechercher d’autres. Plus que toutes les considérations théoriques, c’est une pratique inconsciente des temps écoulés qui nous indique la voie à suivre : que ressentons-nous encore comme « authentique » dans les vieux écrits sur la littérature ? Des illuminations soudaines qui, avec la force de l’intuition, éclairent le fond d’un problème ou d’un individu, et non pas les constatations rigoureuses « scientifiques » ou « conceptuelles » que nous avons aujourd’hui peine à comprendre et dont nous ne savons en général plus à quoi elles se réfèrent. Il suffirait de transformer cette pratique en méthode, au lieu de faire confiance au hasard, aux trouvailles suggérées par l’inspiration, à la geniale Anschauung dont parle Dilthey.

Cette méthode ne pourrait être que celle de l’intuition ; dont l'application consisterait à mettre réellement à notre service les concepts que nous utilisons. Une telle application de l’intuition résoudrait tout ce qui nous paraissait insoluble : le rapport des parties au tout et du tout aux parties ; dans une telle perspective, il n’y a point de « parties » et de « tout », car, comme le dit Bergson, tout état d’âme, du simple fait qu’il est l’état d’âme d’un homme, en reflète en effet toute la personnalité et il n’existe pas de sentiment, aussi simple soit-il, qui ne contienne virtuellement le présent et le passé de celui qui l’éprouve. Si nous sommes capables de ne pas voir séparément ce que pour l’instant nous sommes encore obligé d’appeler [103] parties, ou états ou manifestations, si ce n’est pas grâce aux parties que nous cherchons à reconstituer l’ensemble, mais si nous y voyons en revanche le moment d’un mouvement continu, si nous saisissons ce qu’il y a en elles de mouvement et de continuité, ainsi que le spécifique et l’essentiel de ce mouvement de cette continuité, alors nous aurons surmonté la plupart de nos difficultés, nous aurons rompu les cercles vicieux inhérents aux unités que nous aurons constituées et nous aurons vaincu l’incapacité de nos concepts à englober la réalité vivante.

Mais nous n’en serons pas pour autant dispensés du travail conceptuel tel que nous l’avons pratiqué jusqu’ici. Selon Bergson, ce que je suis capable d’abstraire du mouvement, c’est la possibilité de repos, le point par lequel passe le mouvement. Même si ce point n’est que la virtualité d’un repos jamais survenu, même si le mouvement ne fait que passer par le point que je délimite, plus ces points définis par moi seront nombreux, plus ma définition sera précise et mieux j’aurai réussi à cerner le mouvement. Certes, rien qu’avec ces points, je ne pourrai jamais comprendre le mouvement — mais encore moins sans eux. Si l’on veut que l’histoire littéraire fasse de la geniale Anschauung et de l’intuition une méthode, on ne peut ignorer les résultats de travaux théoriques destinés à élucider les concepts, et encore moins de ceux qui se consacrent à la recherche des faits. Nous cherchons à opérer la synthèse qui pourrait résulter de l’approfondissement de ces deux démarches, l’intuition pénétrant dans le système des faits établis avec le plus grand soin et des concepts définis avec la plus grande clarté, en leur insufflant la seule vraie vie, la seule vérité authentique, que d’ailleurs nul autre qu’elle ne peut communiquer aux choses.

1910.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 décembre 2018 14:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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