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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. (1922)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gyorgy Lukacs (1921-1922), Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris: Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments ». (Note : un retour aux sources hégéliennes du marxisme)

Préface
de la présente édition


Le Vrai et le Faux appartiennent à ces pensées déterminées qui, dans leur immobilité, valent comme des essences particulières, dont l'une est d'un côté quand l'autre est de l'autre côté, et qui se tiennent rigides, sans communiquer. À l'encontre de cette conception, il faut affirmer que la vérité n'est pas une monnaie frappée qui, telle quelle, est prête à être dépensée et encaissée. Il y a aussi peu un faux qu'il y a un mal... On ne peut cependant dire pour cela que le faux constitue un moment ou même une partie du vrai... Le faux n'est plus en tant que faux un moment de la vérité.

G. W. F. Hegel,
Préface à la
Phénoménologie de l'Esprit.

Dans la pure historicisation de la dialectique, cette constatation se dialectise encore une fois: le « faux » est un moment du « vrai » à la fois en tant que « faux » et en tant que « non-faux ».
G. Lukàcs,
Avant-propos à
Histoire et conscience de classe.


Il fallait se décider un jour à offrir au public de langue française - et non pas seulement à ce public - une traduction intégrale de la célèbre et introuvable oeuvre de Georg Lukàcs, Geschichte und Klassenbewusstsein, la rendant de la sorte matériellement accessible et l'exposant avec ses mérites et ses faiblesses au, grand jour. Ainsi avons-nous pris la responsabilité - contre vents et marées - dès le troisième numéro d'Arguments (avril-mai 1957), de présenter en traduction le premier chapitre du livre maudit du marxisme. (Nous en avons publié deux autres chapitres dans les Nos 5 et 11).

[2]

György Lukàcs est né le 13 avril 1885 à Budapest. Ses parents appartenaient à la petite noblesse juive hongroise. Il eut donc les moyens de s'adonner à de sérieuses études. Encore étudiant, il fonde, à Budapest, avec quelques amis, un théâtre libre où on joue Ibsen, Strindberg et d'autres dramaturges réalistes et naturalistes. En 1908, Lukàcs publie en hongrois son premier livre : L'évolution du drame moderne. Le jeune Lukàcs se met à fréquenter les Universités de Berlin et surtout celles du sud-ouest de l'Allemagne ; il y rencontre soit comme professeurs soit comme camarades d'études, se liant avec certains d'entre eux, les philosophes Windelband, Rickert, Lask, Dilthey, Husserl, Jaspers, Heidegger, Korsch, Bloch, les sociologues Max Weber, Simmel, Mannheim, les écrivains Gundolf et Thomas Mann. Il prend ainsi directement contact avec le néo-kantisme, la phénoménologie - l'ontologie fondamentale et la philosophie de l'existence ne sont pas encore nées -, l'hegeliano-marxisme, la sociologie compréhensive, l'esthétique des formes et des contenus.

En 1911, il publie, en allemand et en signant Georg von L.ukàcs, L'âme et les formes ; cette collection d'essais - où figure aussi le très important essai sur La métaphysique de la tragédie - attira l'attention de Thomas Mann. Dans la Montagne Magique celui-ci fit figurer Lukàcs sous le nom de Naphta et Lukàcs consacra plus tard un livre à Thomas Mann (1949). En 1916 Georg Lukàcs publie, toujours en allemand, La Théorie du roman.

C'est pendant la première guerre mondiale qu'il se rapproche du mouvement ouvrier. À la fin de la guerre, il rentre en Hongrie et adhère au Parti communiste. Il participe à la première république soviétique de 1919 et il occupe le poste du Commissaire à la Culture populaire dans le gouvernement de Bela Kun. Après la défaite, il quitte la Hongrie et vit à Vienne - où il rédige Histoire et conscience de classe et un livre sur Lénine - ainsi qu'en Allemagne, surtout à Berlin. La victoire du national-socialisme le contraint à quitter définitivement  l'Allemagne, Il se réfugie alors à Moscou - où il avait déjà séjourné de 1929 à 1931, collaborant à lInstitut Marx-Engels -pour travailler à l'Institut philosophique de l'Académie des sciences. L'émigré publie des articles nombreux dans diverses revues et prépare toute une série de livres qui seront édités après la guerre. En 1945 Lukàcs rentre en Hongrie, devient professeur d'Esthétique à l'Université de Budapest et commence à publier ses écrits. En voici les titres les plus significatifs : Balzac, Stendhal, Zola. - Nietzsche et le Fascisme. - Le jeune Hegel. [3] - Karl Marx et Frédéric Engels historiens de la littérature. - Le réalisme russe dans la littérature mondiale. - Existentialisme ou Marxisme ? (tr. du hongrois par E. Kelemen, Nagel, 1948.) - Brève histoire de la littérature allemande (tr. de l'allemand par Lucien Goldmann et Michel Butor, Nagel 1949). - Goethe et son époque (tr. de l'allemand par Lucien Goldmann et Frank, Nagel, 1949). - La destruction de la raison : Tome I, Les débuts de l'irrationalisme moderne - de Schelling à Nietzsche (tr. de l'allemand, L'Arche, 1958) ; Tome II, L'irrationalisme moderne : de Dilthey à Toynbee (ibid., 1959). - La signification présente du réalisme critique (tr. de l'allemand par Maurice de Gandillac, Gallimard, 1960).

En 1949 Lukàcs est attaqué. Les idéologues staliniens dénoncent dans son œuvre l'influence bourgeoise et le cosmopolitisme.. Son ancien élève Révai, ancien ultra-lukacsien devenu entre temps jdanoviste et ministre de la Culture, se fait le champion de ces accusations. Lukàcs cède. Pour la deuxième fois - la première se situant après la condamnation d'Histoire et conscience de classe - il fait son autocritique, reconnaît ses erreurs. Il se lance dans une autocritique sévère et reconnaît, face à Revai, avoir sous-estimé le réalisme socialiste et soviétique. Il publie son autocritique dans Tàrsadalmi Szemle, revue idéologique officielle du Parti communiste hongrois. Et c'est à la suite de cette autocritique qu'il publie ses livres, déjà cités, sur le Réalisme russe, et la regrettable Destruction de la raison, hommage « philosophique » au génie de Staline.

Mais la terre continue à tourner, même sous un ciel vide. En 1956 Lukàcs devient un des promoteurs de la Révolution hongroise. Le 27 octobre, il participe au premier gouvernement Nagy comme ministre de la Culture, poste qu'il avait occupé en 1919 dans le gouvernement révolutionnaire de Bela Kun, et le 31 octobre il constitue avec Nagy, Kadar, Donath et d'autres le Comité d'organisation d'un nouveau Parti communiste anti-stalinien que Kadar devait présenter au peuple. Kadar change de camp, les troupes russes écrasent la révolte, et le 4 novembre Nagy, Lukàcs, Donath, etc. se réfugient à l'ambassade yougoslave. Kadar essaie à plusieurs reprises, mais en vain, d'obtenir la collaboration de Lukàcs. Lukàcs, le vieux Lukàcs de soixante-et-onze ans, se refuse à faire encore une fois son autocritique, à reconnaître ses erreurs, à se soumettre une fois encore à l'autorité et à la bureaucratie qui se disent socialistes. Au troisième chant du coq, le Pierre pétrifié du marxisme refuse de renier et de se renier. Déporté en Roumanie, Lukàcs fut autorisé à regagner la Hongrie au printemps de 1957. Professeur en [4] retraite, il mène depuis lors une existence surveillée par le régime. Quant à Nagy, on sait comment il fut exécuté par le gouvernement kadariste.

Histoire et conscience de classe est une collection d'études sur la dialectique marxiste (Studien über marxistische Dialektik) écrites entre 1919 et 1922. Le livre a paru au Malik-Verlag, à Berlin, en 1923, comme neuvième volume de la collection Petite bibliothèque révolutionnaire. Lukàcs l'a dédié à Gertrud Bortstieber, sa femme. Aussitôt paru, l'ouvrage devint une pierre d'achoppement pour le marxisme orthodoxe officiel, ses compagnons de route, ainsi que pour la social-démocratie. En juin 1924, au Ve Congrès de l'Internationale communiste, feu Boukharine et surtout leu Zinoviev, alors président de l'Internationale - avant d'être excommuniés à leur tour - condamnèrent le livre, qui allait devenir le livre maudit du, marxisme, comme révisionniste, réformiste, idéaliste. Son auteur accepta docilement ce jugement et condamna lui-même son ouvrage, sans du reste trop s'expliquer sur le contenu de la critique plutôt sommaire qui lui avait été faite et sur le c sens » de son autocritique, et sans jamais revenir, publiquement du moins, sur ce désaveu. La reconnaissance de ses « erreurs » - l'oscillation de sa théorie de la connaissance entre la théorie matérialiste du reflet et la conception hegelienne de l'identité du sujet et de l'objet, la négation de la dialectique dans la nature, l'identification de l'aliénation avec l'objectivité en général - ne va pas très loin [1] : ainsi a-t-il par exemple accepté la séparation non-dialectique du « faux » et du « vrai » de l’« erreur » et de la « vérité ». Mais l'orthodoxie marxiste-léniniste ne fut pas seule à condamner l'ouvrage ; la social-démocratie en fit autant et Kautsky l'exécuta à son tour (cf. Die Gesellschaft, juin 1924). Les idoles étaient les mêmes des deux côtés : le culte du scientisme, de l'objectivisme, des sciences de la nature, - en un mot, du positivisme.

Il faut rappeler, parce que le rythme de l'oubli va en s'accélérant, qu'en 1923 parut également Marxismus und Philosophie de Karl Korsch. Le livre de Lukàcs et l'étude de Korsch sont les seules tentatives de fonder le marxisme d'une manière anti-philosophiquement philosophique et leur échec est hautement significatif. Korsch se fit aussi condamner. La Pravda (la « Vérité ») du 25 juillet 1924 attaque tout aussi bien Lukàcs que Korsch, en [5] leur opposant l'a b c de la sacro-sainte philosophie marxiste : la définition réaliste vulgaire de la vérité comme accord de la représentation avec les objets qui se trouvent hors d'elle. Korsch passa, lui, à l'opposition ultra-gauchiste et put donner en 1930, à Leipzig, une deuxième édition, revue et augmentée, de Marxisme et Philosophie (cf. Arguments, No 16, 1959).

Histoire et conscience de classe, une des pièces maîtresses de la pensée marxiste du XXe siècle, se faisait expulser de l'histoire et de la conscience, sans avoir aucune prise sur la classe (prolétarienne.). Aussi bien le marxisme-léninisme-stalinisme que la social-démocratie, aussi bien la pensée d'extrême-droite que la pensée paisiblement bourgeoise l'enterrèrent dans le silence. Expulsé de l'histoire officielle - de la droite vide de pensée et de la gauche stupidement orthodoxe - ce livre hérétique exerça néanmoins une considérable influence souterraine. Il marquera fortement des courants et des mouvements de la recherche philosophique, sociologique, psychologique et psychopathologique [2]. Et, des avenues officielles ou des sentiers latéraux, qu'est-ce qui est le plus important et le plus « vrai » de nos jours ?

Lukàcs - ce Galilée socialiste et sociocentrique - devient un spécialiste de l'autocritique, par son refus tactique du sacrifice. Il s'insère dans la lignée du rationalisme cartésien et galiléen. Dans l'histoire de la pensée et de la foi, ils ne manquèrent pas, ceux qui, refusant de se dédire et de renier, acceptèrent délibérément le sacrifice de leur vie : Socrate, le Christ, Giordano Bruno... Que pensait au juste le très jeune Lukàcs quand il écrivait dans L'âme et les formes : « Socrate a vidé le calice » ?

Galilée, héros brechtien, se désavoue pour que la terre continue à rester immobile aux yeux de ceux qui se refusent à aller de l'avant. N'est-ce pas Brecht qui fait dire à Galilée : « Un homme tel que moi ne conserve sa dignité qu'en rampant à plat ventre » ? Mais peut-on jamais mourir pour une vérité scientifique ? Et où réside l'efficacité vraie ? La pensée novatrice doit-elle se payer par le martyre ?

Depuis que la pensée secoue le monde, le penseur s'attire [6] toutes les humiliations - pour ne pas parler des autres foudres. La religion et l'Église, la cité, les partis politiques et l'État, le savoir dogmatique et les Universités lui infligent toutes les avanies possibles et s'efforcent de le rendre anodin, conforme à leurs intérêts et à leurs idéologies. Pour qu'il puisse faire éclater dans le monde ce qui lui revient à dire, faut-il qu'il rampe platement ? S'il parle et meurt debout, sa voix ne peut-elle pas porter ? Il semble que ni notre siècle ni le siècle à venir ne puissent décider de cette question, maintenant surtout où la technique de la production et de la consommation matérielles et intellectuelles - la technique de la planification calculatrice, la technique de l'usure - frappe de son sceau tout ce qui est, devient et se fait. Peut-être un jour pourrons-nous néanmoins entendre d'une oreille nouvelle l'ancienne et pas encore actuelle parole du grand-père de la « dialectique », d'Héraclite, que Lukàcs traite du point de vue du prolétariat, cette parole qui dit : « Tout ce qui rampe est gouverné par des coups ».

La perspective que s'efforce d'ouvrir Lukàcs dans son recueil d'essais est celle de la totalité. La totalité dont il est question chez-lui n'est pas l'être en devenir de la totalité du monde, mais la totalité du processus de l'expérience sociale et historique telle qu'elle se constitue et se dévoile dans et par la praxis sociale et la lutte de classes. C'est l'assemblage de tous les faits connus et, en dernière analyse, produits par nous qu'il appelle totalité. La Pensée qui l'anime et qu'il veut promouvoir est une pensée historiquement dialectique et matérialiste, une théorie de la pratique sociale, et elle s'appuie sur -elle émane même de - la conscience de classe du prolétariat. Ce n'est pas une pensée fragmentaire de la totalité ouverte, mais une volonté de conscience totale et pratique. Le problème central du jeune Marx : le dépassement de la philosophie en tant que philosophie par sa réalisation dans la pratique, n'est pas repris par le jeune Lukàcs. Certes, il ne pouvait pas connaître les manuscrits économico-philosophiques de 1844 (Économie politique et philosophie) et L'idéologie allemande, alors encore inédits dans leur totalité. Pourtant Marx a su poser cette question capitale dans d'autres écrits, notamment dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel que Lukàcs connaissait et citait. Ainsi ne faut-il pas chercher chez Lukàcs le problème dit destin de la philosophie et de l'avenir de la pensée qui ne se laisse pas absorber par la pratique. Le grave et grand problème que Heidegger a su au moins poser n'effleure pas an seul instant Lukàcs. Heidegger écrit : « Où avons-nous à chercher l'achèvement de la philosophie moderne ? Dans Hegel ou plutôt dans la [7] dernière philosophie de Schelling ? Et que se passe-t-il avec Marx et Nietzsche ? Sont-ils déjà dévoyés de la philosophie moderne ? Sinon comment déterminer leur lieu ? Nous avons l'air ici de ne poser que des questions historisantes. Mais ce qu'en vérité nous méditons c'est l'être à venir de la philosophie » [3]. Manquant d'une perspective quant au rôle de la pensée dans l'histoire mondiale, saisissant cette histoire trop exclusivement sous l'angle de l'action pratique et de la conscience pratique du prolétariat, séparant donc rigidement la vérité de l'errance, Lukàcs manque d'horizon planétaire.

La catégorie fondamentale  avec laquelle Lukàcs opère est celle de la médiation, lien entre l'immédiateté engluée dans la facticité et la totalité en devenir, instrument du processus du dépassement permanent. Et la forme (la figure, la Gestalt) de la conscience de classe prolétarienne, la puissance faisant passer de l'immédiateté à la totalité, l'unificateur de la théorie et de la praxis, c'est le Parti, avec son organisation et sa discipline, avec sa « volonté totale consciente ». De cette manière se trouvent identifiés dans le Parti l'histoire et le processus social, la conscience et la conscience de classe prolétarienne, la classe et l'organisation révolutionnaire et puis post-révolutionnaire. L'identification de la dictature du parti avec la dictature de la classe amène Lukàcs, dans sa polémique contre Rosa Luxembourg au sujet de la révolution russe, à identifier le contre-révolutionnaire Kornilov et les conseils révolutionnaires de Cronstadt (écrasés effectivement par le Parti).

Le souci majeur de Lukàcs, c'est la réification, dans le monde bourgeois et capitaliste ; c'est-à-dire ce qui transforme les êtres et les choses en res, ontologiquement, humainement et pratiquement vides de toute essence, de tout sens vivifiant. La réification métamorphose tout ce qui est et se produit en marchandise, fait sombrer tout dans une pseudo-objectivité rationaliste ou dans une pseudo-subjectivité idéaliste. Le monde, produit de l'activité humaine, totalité engendrée par la production humaine, et tous les phénomènes auxquels nous avons à faire, deviennent hostiles, étrangers. Ce que Hegel avait saisi comme devenir de l'aliénation et que Marx a analysé tantôt comme phénomène de l'aliénation, tantôt comme fétichisme [8] de la marchandise, devient chez Lukàcs la réification.  Le monde bourgeois et capitaliste pousse la réification à son paroxysme ; la classe prolétarienne peut et doit y mettre fin, définitivement ; et l'instrument puissant de la suppression de la réification, c'est le Parti. Ainsi, pense Lukàcs, dans Histoire et conscience de classe du moins.

La tâche de la traduction était extrêmement difficile. Lukàcs écrivit ces essais de dialectique marxiste directement en allemand, à une époque où la langue de Hegel et de Marx, de Gœthe et de Nietzsche, gardait pour lui pas mal de secrets. Depuis, il a fait toutes sortes de progrès.

L'impureté de la langue frappe constamment le lecteur attentif et a fortiori le traducteur. Sans aucun doute, l'auteur se veut dialecticien et dialecticien très dialectique. La dialectique - à supposer que quelqu'un sache ce qu'elle est - nous renvoie toutefois au logos qui, en tant que pensée - et - langage, ne cesse de poser ses questions à la praxis. Le logos est dialogue, dialogue entre la pensée « et » les choses, « dialogue » entre les êtres parlants ; et toute réponse renvoie à la question. Traduire, c'est poursuivre un dialogue. Le langage de Lukàcs se veut si dialectique qu'il n'évite ni pléonasmes, ni imprécisions ; son élan ne s'arrête pas devant, pendant et après les longues phrases et périphrases, parfois trop longues pour ce qu'elles peuvent vouloir dire. Les interférences interférentes ne l'effrayent guère. La logique grammaticale et syntaxique est souvent malmenée. Si le langage actuel est, lui aussi, réifié, et s'il faut dépasser cette réification ontologique, il est nécessaire pour cela de commencer à parler et à penser autrement, d'ouvrir d'autres possibilités à la parole.

Il est dommage que Lukàcs n'ait pas fait son autocritique stylistique. Assurément, les traducteurs doivent oser prendre sur eux, reconnaître leurs défauts, avouer leurs difficultés. L'autocritique ne peut pourtant jamais rendre tout à fait superflue l'arme de la critique.

Paris, Noël 1959.

Kostas AXELOS.



[1] Lukàcs a formulé encore une fois cette autocritique dans une lettre que nous avons publiée dans Arguments (No 5, 1957).

[2] En France, en particulier, Il faut citer les travaux de Merleau-Ponty (Humanisme et Terreur, 1947 ; Sens et non-sens, 1948 ; Les aventures de la dialectique, 1955), de Lucien Goldmann (Sciences humaines et philosophie, 1952 ; Le Dieu caché, 1956 ; Recherches dialectiques, 1959) et du docteur Joseph Gabel (La réification, Essai d'une psychopathologie de la pensée dialectique, in « Esprit », No 10, 1951 ; Kafka, romancier de l'aliénation, in « Critique », No 78, 1953, et son importante thèse sur La réification, encore Inédite).

[3] Qu'est-ce que la philosophie ? (Conférence de Cerisy), traduit pas Kostas Axelos et Jean Beaufret, Gallimard, 1957, p. 46-47. Cf. également ce que Heidegger dit sur Hegel, Marx, le marxisme et la pensée à venir dans la Lettre sur l'humanisme (Lettre à Jean Beaufret), traduite par Roger Munier, Aubier, 1957.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 19 décembre 2018 14:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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