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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Søren Kierkegaard [1813-1855], Les miettes philosophiques. (1844) [1967]
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Søren Kierkegaard [1813-1855], Les miettes philosophiques. Préface et traduction de Paul Petit. Paris: Les Éditions Gallimard, 1967, 185 pp. Une édition numérique réalisée par Charles Bolduc, bénévole, Docteur en philosophie de l'Université de Sherbrooke et de l'Université Laval, ami, membre du CA des Classiques des sciences sociales et professeur de philosophie au Cégep de Jonquière.

[27]

Les miettes philosophiques.

Avant-propos

[28]

[29]

Mieux vaut bien pendu que mal marié.

Shakespeare [1]

Ce que l’on offre ici n’est qu’une brochure, proprio Marte, propriis auspiciis, proprio stipendio [2], sans aucune prétention de participer aux visées scientifiques où on est légitimé en tant que passage, transition, concluant, préparant, participant, collaborant ou suite volontaire, héros ou quand même héros relatif ou tout au moins trompette absolu. Ce n’est qu’une brochure et ne sera pas davantage, même si, comme l’agrégé chez Holberg [3], je la faisais suivre, volente deo [4], de dix-sept autres ; elle ne sera pas davantage, pas plus que celui qui écrit de la littérature éphémère n’écrit autre chose que cela, même s’il écrit des in-folio. La réalisation est cependant proportionnée à mes aptitudes, moi qui m’abstiens de servir le système, non pas comme ce noble Romain [5] merito magis quam ignavia [6], mais parce que je suis un oisif par indolence, ex animi sententia [7], et pour de bonnes raisons. Je ne veux pourtant pas me rendre coupable [8], qui sans doute est toujours un crime politique mais l’est particulièrement à une époque de fermentation, étant donné qu’elle était défendue, sous peine de mort même, à l’antiquité. Mais supposez maintenant que, par son immixtion, l’on provoquât un crime [30] plus grand encore en cela que l’on ne produisît que de la confusion, ne serait-ce pas mieux alors de se mêler de ses propres affaires ? Ce n’est pas donné à chacun de voir son travail d’esprit s’accorder heureusement avec l’intérêt général, si heureusement qu’il devient presque difficile de déterminer dans quelle mesure il s’en inquiète pour lui-même ou pour la cause générale ; car Archimède n’était-il pas assis imperturbablement en regardant ses cercles, lors de la prise de Syracuse, et n’était-ce pas au soldat romain qui l’assassina qu’il dit ces belles paroles : nolite perturbare circulos meos [9] ? Mais celui qui n’est pas aussi heureux, il faut qu’il cherche un autre modèle. Quand Corinthe était menacée d’un siège par Philippe, tous les habitants étaient en pleine activité : occupés, l’un à fourbir ses armes, un autre à apporter des pierres, un troisième à réparer le mur, et Diogène le vit : alors il se serra vivement dans son manteau et roula son tonneau avec grand empressement de long en large dans les rues. Quand on lui demanda pourquoi il le faisait, il répondit : Moi aussi, je suis occupé et je roule mon tonneau pour ne pas être le seul oisif parmi tant de gens actifs. Une telle conduite n’est pas sophistique, tout au moins, si d’ailleurs l’explication d’Aristote est correcte : que l’art sophistique est celui par lequel on gagne de l’argent. Une telle attitude ne peut créer aucun malentendu, tout au moins, car il serait quand même inconcevable que quelqu’un eût l’idée que Diogène était le bienfaiteur de la ville – et il serait quand même impossible que quelqu’un eût l’idée d’attribuer à une brochure une importance historico-mondiale (ce que je considère, moi, tout au moins comme le plus grand danger qui pourrait arriver à mon projet), ou supposer que son auteur fût ce Salomon Goldkalb [10] systématique, tant attendu dans notre chère capitale de [31] Copenhague. Il faudrait, pour cela, que le coupable fût particulièrement stupide naturellement, et probablement, en braillant tout le long de l’année en chant alternatif avec antistrophe chaque fois que quelqu’un lui faisait croire que c’est maintenant le commencement d’une nouvelle ère [11], une nouvelle époque, etc., qu’il eût à ce degré totalement vidé de sa tête, en criant, ce quantum satis [12] de bon sens qui ne lui était que parcimonieusement attribué, si bien qu’il eût été comblé de bonheur de ce que l’on pourrait appeler la démence braillante de l’aberration supérieure, dont le symptôme est la vocifération, la vocifération convulsive, tandis que cette vocifération contient les mots suivants : ère, époque, ère et époque, époque et ère, système, – et l’état du bienheureux est une exaltation irrationnelle, étant donné qu’il vit comme si chaque jour n’était pas seulement un de ces jours intercalaires qui n’arrivent que tous les quatre ans, mais un de ceux qui n’arrivent que chaque millénaire, tandis que le concept, tel un saltimbanque pendant ce temps de fête foraine, à chaque instant doit faire ces bouffonneries de renversement – jusqu’au moment où il renverse l’homme. Le ciel me protège, moi et ma brochure, de voir un tel bruyant « nigaud tapageur [13] » m’arracher par son immixtion à ma complaisance insouciante comme l’auteur d’une brochure et empêcher un bon et bienveillant lecteur de chercher, tout à fait à son aise, si, dans la brochure, il y a quelque chose qu’il peut utiliser, et me causer cet embarras tragi-comique d’avoir à rire de mon propre malheur, comme la bonne ville de Fredericia sans doute a dû rire au milieu de son malheur quand elle lut dans le journal la nouvelle d’un incendie dans la ville : « Le tambour d’alarme résonna, les pompes à incendie volèrent dans les rues » – bien qu’il n’y ait qu’une pompe à Fredericia et sans [32] doute pas beaucoup plus d’une rue, et le journal ainsi vous obligea à en conclure que cette seule pompe, au lieu de se rendre au foyer de l’incendie, errait prétentieusement dans la rue – bien que ma brochure sans doute moins que toute autre semble rappeler le son d’un tambour d’alarme et son auteur sans doute moins que tous soit disposé à faire sonner le tambour d’alarme.

Quelle est, maintenant, mon opinion ?... Que personne ne me le demande et, après la question de savoir si j’en ai une, peut-il vraiment y en avoir une plus indifférente que de demander quelle elle est ? Avoir une opinion, c’est pour moi à la fois trop et trop peu, cela présuppose sécurité et bien-être, tout comme dans cette vie terrestre d’avoir femme et enfants, ce qui n’est pas accordé à celui qui doit se débattre jour et nuit sans pourtant avoir sa subsistance assurée. Dans le monde de l’esprit, c’est là ma situation ; car à quoi ont tendu et tendent encore mes efforts, c’est à pouvoir toujours danser au service de l’idée, autant que possible à l’honneur du Dieu et pour mon propre plaisir, renonçant aux joies du foyer et à la considération bourgeoise, à cette communio bonorum [14] et à cette harmonie des joies qu’est le fait d’avoir une opinion. Si j’en ai quelque profit, si, comme le desservant [15] à l’autel, je mange moi-même une part de ce qu’on y offre ?... C’est mon affaire ; celui que je sers est solide, comme disent les financiers, et dans un autre sens qu’ils l’entendent. Si, par contre, quelqu’un veut être assez courtois pour croire que j’ai une opinion, s’il pousse la galanterie jusqu’à l’adopter parce que c’est la mienne, je suis aux regrets, pour sa courtoisie, qu’il la place si mal, et pour son opinion, s’il n’en a pas d’autre que la mienne ; ma vie, en effet, je peux bien la risquer, je peux en toute gravité badiner avec elle, – mais pas avec celle d’un autre. Voilà ce [33]  dont je suis capable, la seule chose que je puisse faire pour l’idée, moi qui n’ai pas d’érudition à offrir « à peine le petit cours à I drachme, à plus forte raison pas le grand à 50 » (Cratyle [16]). Je n’ai que ma vie et je la risque aussitôt, chaque fois qu’une difficulté se présente. Danser alors est facile, car la pensée de la mort est une agile danseuse, ma danseuse, toute personne est trop lourde à mon gré ; c’est pourquoi, per deos obsecro [17] : que personne ne m’invite, je ne danse pas.

JOHANNES CLIMACUS [18]

[34]


[1] La Nuit des Rois, acte I, scène 5.

[2] De mes propres mains, de mon propre chef, à mes propres frais. (N.d.T.)

[3] Stygotius dans Jacob von Thyboe, acte III, scène 4. (N.d.T.)

[4] Si Dieu le veut. (N.d.T.)

[5] Salluste : Jugurtha, 4, 4. (N.d.T.)

[6] Plutôt de bon droit que par paresse. (N.d.T.)

[7] Par inclination de cœur. (N.d.T.)

[8] Abstention de la vie publique. (N.d.T.)

[9] Ne dérange pas mes cercles. (N.d.T.)

[10] J.-L. Heiberg : Kong Salomon og Jorgen Hattemager. (N.d.T.)

[11] Réfère à la thèse de licence théologique de Martensen (éditée en danois en 1841). (N.d.T.)

[12] Suffisamment. (N.d.T.)

[13] Cf. Hertz. (N.d.T.)

[14] Communauté de biens. (N.d.T.)

[15] I Corinthiens, 9, 13. (N.d.T.)

[16] Platon. (N.d.T.)

[17] Je vous conjure par les dieux. (N.d.T.)

[18] Johannes Climacus, théologien byzantin du VIe s. Un des pseudonymes de Kierkegaard.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 novembre 2019 8:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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