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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement.  Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio [1843].
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement.  Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio [1843]. Traduit du Danois par Paul-Henri Tisseau [1894-1964]. Introduction de Jean Wahl. Paris : Fernand Aubier, Éditions Montaigne, 219 pp. Collection “Philosophie de l’esprit”. [ Crainte et Tremblement  est un essai du philosophe danois Søren Kierkegaard, publié le 16 octobre 1843 sous le pseudonyme de Johannes de Silentio (Jean le Silencieux). Une édition numérique réalisée par Maxime Frédérick, bénévole, professeur de philosophie, Cégep de Chicoutimi.

[i]

CRAINTE ET TREMBLEMENT

Introduction

Quel doit être le rapport de l'individu avec le réel ? Quel doit être son rapport avec le temps ? Ce sont les deux problèmes que Kierkegaard se pose dans Crainte et Tremblement. Ces deux problèmes sont liés et ils sont liés étroitement à la vie même de Kierkegaard. Pris dans leur relation avec cette vie, avec l’individu qu’il fut, ils signifient : pouvais-je épouser ma fiancée ? Devais-je l’épouser, alors que Dieu a fait de moi sinon un élu, du moins un individu isolé, différent de tous les autres, et quand le mariage aurait été pour elle un malheur ? Devais-je l’épouser quand je sentais en moi, à côté de mes sentiments religieux, d’autres sentiments dont je ne suis pas toujours maître et qui me font peur ? Devais-je l’épouser enfin quand je sentais si profondément que, en même temps qu’elle serait devenue ma femme, elle aurait cessé d’être l’idéale jeune fille que j’aimais, pour prendre place dans le réel, tandis que son souvenir seul me serait resté précieux, qu'elle me serait restée précieuse, mais seulement dans le passé P

Kierkegaard cherche à retrouver le caractère originel du premier instant, du commencement ; il veut redécouvrir la jeune fille, la fiancée sous la femme. Impossible d’y arriver sur le plan esthétique, par les sensations renouvelées. Don Juan ou Édouard le Séducteur seront toujours déçus ; ils n’arriveront pas jusqu'au réel (et c'est ce que tend à prouver le Journal du Séducteur [1] [ii] que connaissent les lecteurs français) ; impossible même, du moins pour Kierkegaard, d'y arriver sur le plan éthique, par la constance de la volonté. Reste à aller au-delà des sensations et même au delà de la volonté, à franchir les limites de l’immanence et à se risquer, à s'aventurer sur le plan religieux, à l’aide d’une sorte de volonté sanctifiée. C’est ce que nous laissent entendre la Répétition [2] et Crainte et Tremblement.

Voici, en effet, la réponse que va nous proposer Kierkegaard : Si j’ai assez de foi, si je suis vraiment digne d’Abraham, le père de la foi, oui, je puis épouser Régine ; je puis renoncer à elle, et, par un miracle incompréhensible, Dieu me la rendra ; ce mariage me sera possible, comme il fut possible à Abraham de retrouver son fils auquel il avait renoncé. Et le temps même sera changé ; de telle sorte que je serai au-dessus du temps ordinaire, dans un temps mûri, mais où rien ne passe, et où la jeune fille restera présente dans la femme. Mais suis-je Abraham ? Et on sait que Kierkegaard a répondu « non » à cette question, et c’est pourquoi il n’a pas épousé celle à qui il avait donné sa parole.

En 1842, cette rupture était accomplie ; mais Kierkegaard continuait à se demander dans l’angoisse,dans la crainte et le tremblement s’il n’y avait pas moyen de revenir au projet de mariage : Régine, qui l’avait rencontré un jour à l’église ne lui avait-elle pas fait un signe ? Il s’interrogeait. Et, en éditant son livre, il s’expliquait devant elle, il lui parlait (mais de façon indirecte, car il ne peut pas plus s'expliquer réellement qu’Abraham ne pouvait le faire ; il est dans une région où règne le silence), et il l'interrogeait elle-même. C’était aussi à elle de [iii] choisir. Et, d'autre part, le livre devait lui montrer en quel sens ils étaient éternellement l’un à l'autre, malgré toutes les ruptures, éternellement fiancés, comment cette rupture de la promesse pouvait être utilisée pour une intériorisation intense de la relation éternelle qui était entre eux.

Mais une troisième question se posait, liée aux deux précédentes : les problèmes de la relation de l’individu avec le réel et avec le temps menaient au problème de sa relation avec la généralité. Kierkegaard s’est rendu coupable d’une faute : il a été un parjure ; mais Abraham n’a-t-il pas été décidé à tuer son fils ? S’il ne l’a pas tué, ce fut uniquement par la grâce de Dieu. L’éthique fut suspendue pour lui. Il avait dépassé la morale. Kierkegaard peut-il faire comme Abraham ? Et on retrouve toujours la même interrogation : a-t-il la foi ?

On voit les rapports qui unissent Crainte et Tremblement à la Répétition composée à la même époque et qui pose le problème du temps, et au Concept d’Angoisse qui, l’année suivante, poursuivra la solution des mêmes questions, en faisant intervenir d’une façon décisive l’idée de péché.

Kierkegaard tenait Crainte et Tremblement pour son meilleur livre ; il suffirait, disait-il, pour immortaliser mon nom. Jamais sa « dialectique lyrique », son art de nous faire sentir au-dessus de nous les caractères spécifiques de ce domaine religieux, au-dessous duquel lui-même ici prétend rester, ne nous ont touché aussi profondément. Jamais, non plus, et il nous le dit lui-même, son exposé ne fut plus intimement uni à ses conflits les plus personnels. Mais il n’est pas toujours aisé de saisir la pensée de Kierkegaard, derrière celle de ce Johannès de Silentio, à qui il attribue l’ouvrage, et qui est lui, [iv] sans doute, mais non tout à fait lui. « C'est l'œuvre la plus difficile de Kierkegaard, nous dit Hirsch, et dans laquelle, plus que dans n'importe quelle autre, il a tout fait pour égarer le lecteur. »

I. La suspension de l’éthique

Il convient peut-être, pour obtenir plus de clarté, de prendre le troisième problème avant les deux autres que, d’ailleurs, nous ne séparerons pas.

Kierkegaard a rompu sa promesse ; en même temps, pour détacher sa fiancée de lui, pour lui éviter le plus possible une trop grande douleur, pour la sauver de ce monstre de religiosité qu’il étaittrop esprit et pas assez esprit,il s’est noirci à ses yeux. De même Abraham ne s’était-il pas noirci aux yeux d'Isaac, en ne lui dévoilant pas la volonté de Dieu, ce qui aurait risqué de faire perdre à Isaac la foi ? Qu’il perde la foi en moi, pense Abraham, plutôt que la foi en Dieu. Et de même le triton dont Kierkegaard nous raconte l’histoire dans la deuxième partie de Crainte et Tremblement doit tromper Agnès pour le bien d’Agnès, doit avoir le courage de lui briser le cœur.

Il n’en reste pas moins qu’Abraham est prêt à commettre un crime aux yeux du monde, et que Kierkegaard s’est parjuré. Mais qu’est-ce que la morale, et quelle est sa valeur ?

Certes, il y a une beauté dans la conception morale de la vie, un réconfort et une harmonie ; elle suppose le courage, elle nourrit l’enthousiasme. Mais Kierkegaard tend à identifier moralité, adéquation de l’interne et de l’externe, intégration de l’individu dans un ensemble, raison conçue à la façon de Hegel, et finalement généralité [3]. La [v] généralité est la traduction de l’intériorité en termes extérieurs [4] ; et pour s'exprimer moralement, l’individu doit se manifester dans l’extériorité. La morale, c’est le général.

Or il y a des hommes qui ne peuvent se traduire dans la généralité. Et, sans doute quand on se place au point de vue de l'idée et du général, la revendication de l’individu, par laquelle il se place au-dessus du général, est considérée comme un péché. Mais s'il y a de l’inconnaissable, de l’irréductible, du secret, si l’interne ne peut pas être exprimé entièrement dans l’externe, comme Hegel le voulait, s’il est supérieur à l’externe, la médiationentendue au sens hégéliens'écroule, et il y a une façon de se placer au-dessus du général, de s'affirmer comme incommensurable au moyen du général, qui n’est plus le péché (qui ne serait le péché que vue du point de vue arbitraire de la généralité et de l’idée). Grâce à la foi, l'interne est supérieur à l’externe. La foi réfute Hegel [5], comme Hegel détruirait la foi : « Si l'interne n'est pas supérieur à l’externe, Abraham a tort. »

Dans la foi, l’individu tutoie le maître du ciel, il est dans un rapport privé avec Dieu. L’individu comme individu entre dans un rapport absolu avec l’absolu. C’est le domaine de la grande solitude ; on n'y pénètre pas « de compagnie » ; on n'y entend pas de voix humaine ; rien ne peut y être enseigné ou expliqué. [vi] Et dès lors, ce qui constitue la tentation, c'est le moral, c’est-à-dire le général. Aussi tandis que le héros tragique peut s'exprimer, prendre à témoin le chœur et les autres personnages, le chevalier de la foi n’agit que pour Dieu et pour lui-même ; il se refuse à la médiation ; il ne peut parler, car ce serait se traduire dans le langage, donc dans le général. Il ne peut éveiller chez celui qui le voit qu’un sentiment d’horreur religieuse, et non la pitié. Il ne peut même pas, pourrait-on dire, se parler à lui-même.

Au delà de la « sphère » du devoir, nous trouvons une échappée vers l'infini [6].

Ici il n’y a plus de règle ; il n’y a plus de critère ; il n’y a plus de justification qui se fonde sur les conséquences sociales et historiques d’une action, c'est-à-dire sur la considération de l’ensemble des hommes et de l’ensemble de l’histoire ; la justification ne vient pas après coup ; elle est immédiate ; elle apparaît dès le premier instant, dès cet instant sacré qui est le commencement. C'est une justification tout individuelle et instantanée. Le résultat ne sera jamais qu’une réponse finie à la question infinie, mais cette justification immédiate et instantanée, c’est la réponse infinie, dans la tension extrême de l'individu, à la question infinie que l’individu posait. Seule une telle justification est prospective, et non pas rétrospective.

Est-ce moi qui me justifie ? Est-ce Dieu ? C'est moi dans mon obéissance aux ordres de Dieu. C’est moi dans mon individualité intime, c’est Dieu dans son autorité suprême. Dieu, dit Thust [7], un des commentateurs les plus [vii] ingénieux et parfois les plus profonds de Kierkegaard, est la « règle de l’individuel » ; il est l'exception absolue, l’autre absolu qui justifie toutes les exceptions. Il est, comme le montre l’histoire de Job, celui pour lequel les catégories éthiques sont absolument suspendues. L’autonomie et l’hétéronomie viennent s’unir.

La violation de la loi se fera ici contre les tendances générales, cela va sans dire, mais aussi contre les tendances de l’individu. Abraham aime Isaac ; il l’aime encore plus, alors qu’il doit le perdre. Et c’est lui qui doit le tuer. Et il cherche à rentrer dans la généralité, mais il ne peut que la briser, à contre-cœur, en brisant aussi son cœur.

Ainsi Kierkegaard, par amour pour sa fiancée, l’a éloignée de lui. De même le triton qui espérait trouver dans son amour pour Agnès son salut, sa rédemption au sein du général, comme Kierkegaard espérait le trouver dans son amour pour Régine ; il doit replonger dans les eaux amères du désespoir, après avoir trompé Agnès, pour son bien.

Mais comment l’individu saura-t-il qu’il est « l’exception justifiée », qu’il est Abraham, qu’il est le bon triton et non le mauvais triton ? Comment saura-t-il si l’angoisse où il se trouve, si cette dissimulation incessante dans laquelle il vit, ce silence, sont le piège du démoniaque ou le signe de l'élection ? La foi est en même temps égoïsme et renoncement absolu ; car agir pour Dieu, c’est agir pour soi ; comment savoir que nous sommes en présence de l’égoïsme de la foi et non de l’égoïsme de l’égoïsme ? Kierkegaard est-il Abraham ou le triton à la nature passionnée qui abandonne la jeune fille qu’il aime, peut-être en [viii] partie parce qu’il craint les passions qui se déchaînent au fond de lui, mais surtout parce qu’il ne peut résister aux puissances de l’innocence, parce que cette nature passionnée dont nous parlions l’abandonne devant l’innocence ? Et quand il veut accomplir le mouvement de la foi, ne tente-t-il pas Dieu ? La question se pose d’une façon d'autant plus troublante que dans le domaine religieux, Dieu maudit ceux-là même qu’il bénit, de même que nous voyons dans le domaine esthétique la démence liée au génie.

L’individu ne pourra savoir qu'il est l’élu ; il l’éprouvera dans son angoisse même vis-à-vis de cette question. La réponse, elle est dans la question elle-même, dans l’angoisse avec laquelle elle retentit dans l’esprit de l’individu. Et Crainte et Tremblement tout entier est une question de ce genre, une question angoissée, et comme nous le dirons, une prière.

Le croyant vit donc dans un risque constant ; car ici le résultat ne compte pas, mais seulement la façon dont on arrive au résultat, et la façon dont on arrive au résultat, c'est l'angoisse. L’angoisse est la seule assurance. Ce qui justifie Marie, ce qui justifie l’apôtre, ce qui justifie Abraham, c’est leur terreur et leur angoisse.

Kierkegaard côtoie sans cesse les abîmes du démoniaque. Peut-être n’est-il pas Abraham, mais Sara, celle qui doit succomber, comme Abraham est celui qui doit triompher ? En cette Sara qui ne sait pas aimer, qui est frustrée du don de soi, tourmentée sans être fautive, ne reconnaissons-nous pas encore un portrait de Kierkegaard ? Et tous ces portraits ont une ressemblance ; elle est dans leur regard, hanté par le démon.

« Une fière et noble nature ne peut supporter la compassion » ; aussi ou bien elle « tournera » [ix] en haine de l’univers, comme le Gloucester de Shakespeare ; ou bien elle bravera les hommes, et ne fut-ce pas souvent le cas de Kierkegaard ?

D’ailleurs, il y a plus de bien chez le démoniaque que chez les hommes ordinaires ; le démoniaque est « génial ». Nous nous trouvons là en présence de ce paradoxe qu’est la ressemblance entre les deux paradoxes, dont l’un est divin et l’autre démoniaque. Comme le religieux, le démoniaque est en dehors du général, au-dessus du général, dans un rapport absolu avec l’absolu ; comme les natures religieuses, les natures démoniaques ont « leur racine dans le paradoxe ». Kierkegaard ne fait ici que nous indiquer cette vaste et sombre région. « En général, on n'entend guère parler du démoniaque, bien que de nos jours surtout ce domaine demande à être exploré ».

Mais il insiste sur l'idée que du paradoxe démoniaque on ne peut sortir que par le paradoxe divin. Celui qui a péché s’est mis hors du général, s’est mis en rapport avec l’absolu, mais d'une façon négative ; il ne pourra plus se sauver que si, ayant perdu tout rapport avec le général, il se place dans un rapport positif avec l’absolu. Car l’éthique est insuffisante pour faire sortir vraiment du péché ; le repentir auquel elle nous conduit et qui l’achève, la détruit en même temps qu’il l'achève.

Pour le moment d’ailleurs, Kierkegaard ne fait pas intervenir au premier plan l’idée du péché. Abraham n’a pas péché.

C'est là le drame par excellence. Dans la tragédie antique, la Némésis est manifeste aux yeux des oracles et des devins ; elle est prévisible par les oracles et visible par les faits ; la vraie intériorité n’est pas encore née. Les statues n’ont pas de regard et la fatalité est aveugle ; [x] la tragédie est plus épique que dramatique. Mais ce Dieu qui tout à coup fait sentir à Kierkegaard qu’il ne doit pas tenir sa promesse, qu’il ne doit pas se marier, ce Dieu dont la jalousieou plutôt dont l’amour ne se manifeste par aucun événement extérieur, mais seulement dans l’âme de Kierkegaard, par l’amour de Kierkegaard pour lui, c’est le Dieu de l’intériorité parlant à l’intériorité.

Seul l’individu pourra décider s’il est vraiment un chevalier de la foi. Personne ne peut l’aider, mais il sera aidés’il doit l’êtrepar quelque chose de plus fort que tout au monde qui est la foi elle-même.

II. La foi

Je ne suis pas Abraham, répond Kierkegaard. Mais il s’agit pour lui de décrire Abraham, de le comprendre, ou plus exactement de comprendre qu’on ne peut pas le comprendre, il s’agit de marquer, avec la plus grande honnêteté, les frontières entre les différents domaines de vie, de voir, avec la plus grande honnêteté, ce que c'est que vivre jusqu'au bout de l’idée religieuse, vivre dans l'idée, et de ne pas changer la foi en quelque chose d’autre, la foi qui est un vin fort en l’eau fade de la rationalité des hégéliens.

Abraham, le père de la foi, suivant le mot de saint Paul, le chevalier de la foi, qui s’en va loin de tous, accompagné de la foi comme le chevalier de Dürer s’en va loin de tous accompagné de la mort, et qui lutte contre elle jusqu’à ce qu’elle l’ait béni comme Jacob fut béni dans le [xi] désert et, qui, semblable à Job, conteste avec Dieu, quel entendement humain pourrait le comprendre ? Le grand tort du hégélianisme, ce fut de croire qu'on peut dépasser la croyance. En fait, loin qu’on puisse dépasser Abraham, on ne peut même pas l’atteindre. Il faut décrire la foi, mais en sachant que toute description de la foi sera inadéquate, car c’est la première chose que nous avons su de la foi : elle est une relation privée avec Dieu.

Le « mouvement de la foi » est quelque chose de complexe et de médiat ; la foi est un complexus qui se déroule dans le temps, un processus complexe.

Nous dirons d’abord que la foi est une passion (et il ne s’agit pas naturellement d’une passion qui reste au stade de l’immédiat). La passion est l’inspiratrice de ce qu’il y a de grand dans nos actions, de ce qu’il y a d’infini dans nos idées, et d’elle naissent l’individualité et l’immortalité ; tout mouvement de l'infini s’affirme par la passion. La plus grande passion est celle qui attend l’impossible ; plus ce que veut l'individu, et plus ce contre quoi il combat, sont choses grandes et terribles, plus le but et les obstacles sont hauts, plus il est grand et redoutable lui aussi. Or, Abraham veut l’impossible, veut Dieu et combat contre lui. La foi est une passion qui s’attache à une histoire et ne la comprend pas et y revient sans cesse, une passion qui lutte contre Dieu, qui lutte en Dieu, et est sans cesse rejetée en arrière, retombe sur soi et atteint la vraie intériorité, en même temps qu’elle touche l’extérieur. - La pensée passionnée se heurte passionnément à sa limite ; et elle « veut cet échec comme l'amant malheureux se livre en pleine conscience à une passion dont il sait qu’elle va le conduire à [xii] sa ruine » (Thust, p. 87). La foi est la plus grande passion.

La foi a une relation ambivalente, nous dirions volontiers plurivalente, avec le temps : elle demande le temps ; car il n'y a foi que s'il y a eu événement historique. De plus la foi elle-même est un événement historique ; il n’y a pas toujours eu la foi ; si elle avait existé depuis toujours, elle serait immanence, elle ne serait plus la foi.

La foi demande donc le temps ; mais de plus, elle demande du temps, elle prend du temps.

Abraham vécut soixante-dix ans dans l'attente de son fils, et son voyage angoissé vers le mont de Morija où il va le sacrifier lui prit trois jours. Et Kierkegaard toute sa vie au contact de la promesse violée et de son amour persistant, fit l'épreuve de sa foi et de son amour. Le temps dont il s’agit ici est fait d'efforts incessants ; sa continuité est faite de tensions discontinues ; Abraham est sans cesse tenu en haleine. C’est de plus un temps heurté, dialectique, où par l’angoisse seule on va au repos. « Seul celui qui va aux enfers retrouve Eurydice ; seul celui qui tire le couteau reçoit Isaac. » Et pendant tout ce temps, quelle angoisse !

Et en même temps, la foi supprime le temps, ou du moins transforme le temps ordinaire ; et de deux façons : d'abord par cette contemporanéité où elle nous fait participants du drame chrétien, et où elle ne nous épargne aucune des angoisses des contemporains de Jésus ; et ensuite par cette ouverture sur l'éternité qui est l’instant religieux, l’instant qui consacre le temps, et qui commence un temps nouveau.

Ainsi la foi n’est pas quelque chose d’immédiat, ce qui en ferait dans le langage de Kierkegaard, quelque chose d’esthétique, ni un concept, ce [xiii] qui en ferait une construction philosophique, et elle ne dépend pas non plus à proprement parler de la théologie. Elle est immédiateté acquise, conquise, ce que Kierkegaard appelle l’immédiateté ultérieure, quelque chose d'essentiellement difficile. Il y a là les mouvements dialectiques les plus subtils (mais qui, d’ailleurs peuvent être accomplis par n'importe lequel d’entre nous, s’il le veut et si Dieu le veut ; il y a une égalité de tous dans la foi), qui aboutissent à ce chef-d’œuvre invraisemblable qu’est l’acte de foi. La foi est une passion, mais elle est en même temps un miracle, elle est angoissée, mais elle est triomphante, constamment angoissée, constamment triomphante.

La foi n’est rien de statique ; il y a en elle un double mouvement, un double saut, un double mouvement infini ; et c'est ce que Kierkegaard va montrer par l’exemple d’Abraham.

Il y a d’abord le mouvement de la résignation infinie ; il n’est pas toute la foi ; il est à peine une partie de la foi ; car l’homme peut l’accomplir par lui-même. C’est donc un mouvement qui reste dans « l'immanence ». Ceux qui l’accomplissent — les chevaliers de la résignation — ont une nature étrangère et superbe. Ils se concentrent dans un seul désir, puis dans un seul acte de conscience par lequel ils renoncent au désir, mais en même temps par lequel, ne se détachant pas un instant de ce qu’ils ont perdu, ils arrivent à le posséder pour toujours. Ils restent eux-mêmes, déchirés, douloureux, et cependant réconciliés avec ce qui leur est à jamais ravi. Ils sont entrés dans une sorte d’éternité immanente. Leur amour reste jeune, mais est devenu subjectif, irréel, infléchi vers l’intérieur. Régine est perdue, pensera le chevalier de la résignation infinie, mais je l’aime toujours, [xiv]  elle existe toujours pour moi ; elle vit en moi.

Et si Régine peut faire de même, n’aura-t-on pas atteint ainsi un sentiment parfait, un unisson de renoncements équivalent à l'unisson des possessions ?

Il faudrait qu’au moment où Kierkegaard apprend que celle qu’il aime épouse un autre homme, il reste indifférent à cet événement ; « alors celui qui aime ne pourra jamais être trompé » ; mais il faudrait aussi que l’infidélité de celle qu’il aime, que son mariage avec un autre, ne puisse pas arriver.

En somme, il s’agirait de ne pas traduire son sentiment dans le fini pour qu’il ne vieillisse pas et ne finisse pas.

Le mouvement de la résignation infinie me fait prendre conscience de ma valeur éternelle, comme le font l’ignorance et l’ironie socratiques mais il est, nous l’avons soupçonné, contradictoire en soi, et finalement impuissant. C’est seulement au delà de ce mouvement et quand nous aurons dépassé l’immanence, que nous trouverons la foi.

La foi lutte contre Dieu, mais elle désarme Dieu par sa faiblesse. Au moment suprême, quand l’espérance lui est apparue absurdeet qu’il ne l’a pas reniée pourtantle chevalier de la croyance ferme les yeux. L’homme dit adieu à tout son entendement ; il se livre à Dieu dans toute sa faiblesse.

En même temps il reconnaît l’impossible et croit à la possibilité ; car tout est possible à Dieu. L’épée est suspendue sur la tête d’Isaac, sur la tête de Régine ; mais en même temps que le chevalier de la croyance éprouve de l’angoisse, il éprouve une incompréhensible joie ; car il sait que celui qui ne change pas révoquera sa décision, et n’exige pas ce qu’il exige. Dieu se [xv] contredisait en demandant à Abraham de lui sacrifier le fils de la promesse qu’il lui avait donné pour perpétuer la race élue, il se contredira une seconde fois en le lui rendant. Un nouvel Isaac sera donné à Abraham, Régine me sera rendue. C’est là une des formes du paradoxe religieux. Il s’agit de traduire dans son harmonie avec l’existence l’opposition même à l’existence, comme l’ont bien montré Bohlin et Thust : « Au moment idéaliste de la négation qui se manifeste dans la résignation infinie vient succéder le moment réaliste par lequel on affirme la temporalité d’abord niée. »

Dans son échec le croyant trouve son triomphe. Sa passion malheureuse fera son bonheur. Il s’unit merveilleusement avec l'inconnu, auquel il se heurtait d’abord comme à sa limite. Au moment suprême, tout ce à quoi il avait renoncé lui est redonné,parce qu'il croit à l’absurde.

L’impossible possibilité se réalise. Le croyant a renoncé au temporel ; et il le retrouve. Kierkegaard insiste sur le fait que ce que la foi demande, ce n’est pas quelque chose de lointain et de futur, comme l'immortalité socratique, mais une immortalité présente, quelque chose qui se place en cette vie, qui se place dans le temps. Ce qu’elle veut conquérir, ce qu'elle veut recouvrer, ce ne sont pas de lointains royaumes, mais la temporalité et le fini. Comme le dit encore Thust, le Dieu de la croyance est le Dieu dans le temps qui par la force de l’absurde, fait que ce qu’on a abandonné pour toute l’étendue du temps, on le retrouve dans le temps. Le jeune homme à qui le Christ a ordonné d'abandonner toute sa fortune aura de la joie à la retrouver toute ; sinon, eût-ce été vraiment de la résignation que d'y renoncer ?

Le chevalier de la résignation infinie reste [xvi] un étranger dans le monde des choses et des personnes ; le chevalier de la foi entre en possession de tout cet héritage ; ayant tout renoncé, il reçoit tout et plus que tout ; Isaac, quand Abraham le reçoit pour la deuxième fois, lui donne encore plus de joie que la première ; Job, dit Kierkegaard dans la Répétition, a tout reçu au double.

La foi rétablit l’unité dans la vie humaine : elle est l’unité même de cette vie. On pourrait peut-être dire sans être infidèle à la pensée de Kierkegaard que l'externe s’intériorise ; n’est-ce pas ce qu’il veut exprimer en parlant d’une nouvelle intériorité ?

Nous serons dès lors dans le monde et ne serons plus du monde (Ruttenbeck[8]. Nous dirons oui au monde, la nécessité sera devenue liberté. Nous reconnaissons une pensée parente de celle de Nietzsche quand il nous enseigne l’amour du destin et de celle d’Ibsen quand, dans César et Galiléen, il nous parle du troisième royaume.

Nous ne pourrons retrouver le temps perdu que parce que nous aurons nous-mêmes changé, que parce que nous aurons fait apparaître ce que Kierkegaard appelle dans la Répétition la deuxième puissance de la conscience [9]. Don Juan, parce qu’il ne change pas, ne retrouve rien. Qui se convertit peut retrouver tout.

Cette transmutation du temps s’est accomplie dans l’instant qui, comme nous l’avons dit, consacre le temps, et inaugure un temps nouveau. Et cet instant doit être à tout instant renouvelé. Il faut accomplir sans cesse le mouvement de l’infini. Et on l’accomplira dans cette angoisse qui « prend du temps ». L’instant qui commence [xvii] l’éternité prend place dans un processus long et douloureux. Durée et instant éternels sont intimement mêlés l’un à l’autre.

Ce mouvement que nous avons décrit, il ne peut être accompli par moi-même, car « j’emploie constamment ma force à renoncer à tout » et je n’en ai plus la plus petite parcelle, pour me redonner quoi que ce soit ; d’ailleurs même si j’en avais encore une partie, elle ne pourrait rien me donner du fini. Seul Dieu peut me donner la force nécessaire pour retrouver le fini. Dans le mouvement de la résignation infinie, nous avions échappé au temps à l'aide de nos propres forces et en nous réfugiant dans l’éternel ; ici nous triomphons du temps dans le temps, avec l’aide de Dieu. Nous allons à la nouvelle immanence par la transcendance.

Il y a là une sorte d’acrobatie divine grâce à laquelle le saut se transforme en la marche la plus naturelle par un art supérieur à l’art.

Dès lors, se mouvant à l’intérieur du fini sans qu'on puisse le distinguer des autres hommes, le chevalier de la foi accomplit à la perfection les mouvements du fini ; il est tout entier à ce monde ; il se réjouit de tout et s’intéresse à tout. Aucun signe extérieur ne le distingue plus du plus parfait bourgeois.

L’absolu nous avait d’abord, dans la suspension de l’éthique, violemment séparés du réel, nous avait tournés contre lui ; puis, il s’est révélé sous son aspect infini, et nous a d’abord été un refuge, dans notre fuite loin du réel, lors du mouvement de la résignation infinie ; enfin, dans le mouvement de la foi, il nous ramène violemment vers le réel, et nous permet de le conquérir et de le transfigurer.

Ces deux mouvements de la résignation et de la foi ne se produisent pas l’un après l’antre ; [xviii] ils s’accomplissent en même temps, « d’un seul souffle », pour prendre l’expression de Thust : c’est là l’essentiel du paradoxe que l’entendement ne parvient pas à comprendre. Abraham doit à la fois abandonner tout espoir et rappeler à lui l’espoir, tout l’espoir, comme Dieu lui demande son fils, et le lui accorde à nouveau. La répétition, disait Kierkegaard, est aussi difficile qu’il « l'est de frapper un homme mortellement et de le faire vivre » (La Répétition, traduction Tisseau, p. 190). Être tout entier désir ou tout entier renoncement, c’est facile ; mais être les deux à la fois, voilà ce qui ne peut se faire qu’avec l’aide de Dieu (Thust[10].

Et nous pouvons traduire tout l’exposé de Kierkegaard dans son vrai langage, si nous le prenons comme une prière : Puissé-je ne pas [xix] être le démoniaque, dit Kierkegaard. Que Dieu me permette de réaliser mon idée de l’immédiateté mûrie. Que pour moi Dieu arrête le temps et qu’il permette l’impossible, à savoir que cette jeune fille telle que je l'ai vue pour la première fois soit celle que j’épouse ; et que moi-même je reste tel que j'ai été, assez jeune pour désirer après avoir renoncé, assez jeune pour retrouver sans cesse la fraîcheur du premier moment, pour préserver toujours en moi la même intensité, pour accomplir ce mouvement de la répétition, cet acte de recommencement, de ré-affirmation par lequel renaissent sous la forme d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre l’ancienne terre et le ciel ancien. Que Dieu me rende le monde de la finitude et du temps, en une richesse accrue. Que ma lutte contre le temps finisse par mon triomphe.

Le « recommencement », la ré-affirmation (ou comme on a traduit, la répétition), n’était pas possible sur le plan esthétique ; je ne puis revenir en arrière pour retrouver mes impressions premières. Mais Dieu ne peut-il réaliser l’impossible, me redonner, grâce à ma foi même en son miracle à venir, le passé avec sa naïveté première, le présent avec sa densité ?

III

Deux paradoxes, deux absurdités viennent donc constituer l’acte religieux : paradoxe l’acte par lequel l’individu se place au-dessus du général, par lequel Abraham est prêt à sacrifier son fils, et Kierkegaard prêt à abandonner Régine. Paradoxe [xx] aussi l’acte par lequel Isaac que Dieu exigeait cesse d'être exigé par lui. Et nous voyons d’abord les liens qu’il y a entre ces deux paradoxes que sont la suspension de l’éthique et la foi : Abraham continue à aimer son fils, et même l’aime de plus en plus, dans l’acte même du sacrifice ; Dieu demande et ne demande pas ; l’exception qu’est Abraham est, comme le dit Thust, justifiée et confirmée par une exception encore plus haute. En outre, seul celui qui subit l’épreuve, peut arriver à la réaffirmation ; l’épreuve, c’est la suspension de l’éthique. Et cependant, les deux paradoxes vont-ils dans le même sens ? N’y a-t-il pas un paradoxe nouveau à les soutenir tous deux en même temps ? Ne se nient-ils pas l’un l’autre ? L’un est mouvement de l’infini, l’autre mouvement vers le fini. Mais ce qui est grave, c’est que si on accomplit le second, il semble que le premier perde son sens. Car si, finalement, le chevalier de la foi rentre dans le monde, c’est donc qu’il ne peut absolument pas commettre le crime. En retrouvant le monde et le fini, il retrouve la généralité et la morale. N’est-ce pas ce que Kierkegaard nous laisse entendre quand il nous dit : « S’il croit, il peut réaffirmer et ne pèche plus » ? L’entrée dans le religieux s’accompagne d’une suspension de l’éthique, mais aussi,mais en même tempsd'une affirmation nouvelle de l’éthique. « S’il y a une sphère religieuse, le suspendu n’est pas perdu, mais conservé » [11], et de nombreux commentateurs de Kierkegaard ont justement mis cette idée en lumière. Mais dès lors, nous voyons qu’il était extrêmement difficile d’en rester à la solution qu’exposait [xxi] Crainte et Tremblement, du moins sous la forme où elle se présentait. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles, comme l’a fait remarquer en particulier Bohlin, le concept de la croyance, tel qu’il est développé dans Crainte et Tremblement, ne se retrouvera plus dans les autres œuvres de Kierkegaard (sauf dans La Répétition qui a été écrite en même temps) [12].

Alors que Crainte et Tremblement semble être un cri par lequel il demande, par lequel il exige Régine, dans les ouvrages qui vont suivre, Kierkegaard considérera que c’est un péché de demander à Dieu tel ou tel bien particulier, et qu’il faut seulement demander à Dieu qu’il donne ce qu’il veut donner ; il dira qu’il faut se comporter d’une façon absolue par rapport à l’absolu, et d’une façon relative par rapport au relatif ; il décrira l’homme religieux comme un étranger dans le monde du temps ; ce n’est que dans l’éternité que les blessures du temps seront guéries [13] ; [xxii] ce n'est que dans l'éternité qu'il retrouvera Régine et qu'ils se comprendront et, finalement, Kierkegaard maudira le monde fini et la femme qui nous attache au monde fini. Faut-il donc dire avec Bohlin qu’il a dépassé le stade décrit dans Crainte et Tremblement, où il voulait adhérer au temps et au fini transfigurés par la religion, s’intégrer même en eux ? Ou bien faut-il dire, avec Hirsch, qu’il ne convient pas d'attribuer à Kierkegaard les idées de son pseudonyme Johannes de Silentio ? car Kierkegaard a constamment dit qu'il ne faut pas le confondre avec ses pseudonymes. Peut-être convient-il d’envisager une troisième réponse au problème.

Bohlin a fait remarquer, nous l'avons rappelé, que cette idée de retour à la finitude ne réapparaît plus chez Kierkegaard après Crainte et Tremblement. Et cependant, n’est-elle pas présente sous une autre forme quand il nous montrera dans la Maladie jusqu’à la mort le moi comme une union de l’infini et du fini, quand il insistera sur l’idée qu’il faut choisir son moi, « se prendre » tel qu’on est. Crainte et Tremblement applique au monde l'idée fondamentale de l’union opérée entre la nécessité et la liberté, entre le fini et l’infini, à l’intérieur du moi. Il y a donc là quelque chose d’essentiel à la pensée de Kierkegaard [14]. Ce qui reste cependant, c’est que cette union, Kierkegaard n’a pu l’opérer, ni dans son rapport avec le monde, ni même peut-être dans son rapport avec le moi. La question que nous nous posions appelle donc une troisième solution : la théorie [xxiii] que Kierkegaard exposera dans ses ouvrages postérieurs fut sans doute la traduction d’un échec (qui d’ailleurs jugé d’un autre point de vue, jugé du point de vue de la dernière forme de cette pensée Kierkegaardienne est un triomphe). « Si j’avais eu la foi, écrit Kierkegaard dans son journal, alors je serais resté auprès de Régine. Dieu soit loué, je m’en suis rendu compte enfin. J’ai été près de perdre l’entendement durant ces jours-là » ; et il continue : « Le croyant espère aussi pour cette vie, mais remarquez-le bien par la force de l'absurde. » Et dans Crainte et Tremblement : « Je n’ai pas la foi ; je ne suis pas Abraham, je ne puis accomplir le mouvement de la foi. » Il aime Dieu, mais n’ayant pas la foi, il retombe sur soi ; il se réfléchit en soi [15]. On peut même aller plus loin ; et se demander si Kierkegaard a été capable d'accomplir pleinement le premier mouvement, le mouvement de la résignation infinie : n’a-t-il pas perdu à certains moments ce qu’il appelle l’élasticité de la résignation ?

Crainte et Tremblement constitue donc une tentative infructueuse pour dire oui au réel, en passant par Dieu, pour faire jouer à la grâce sur le plan éthique un rôle analogue à celui que, sur le plan métaphysique, la révélation joue chez Malebranche [16]. « Je ne puis obtenir par mes propres forces, dit Kierkegaard, la moindre des choses relatives au monde fini. »

La tentative a échoué. Aux yeux de Kierkegaard, le fini n’a pu être tout entier racheté ; le temps n’a pu être divinement arrêté. Le mouvement [xxiv] de l'infini n'a pu être effectué dans le monde de l’ici-bas. On ne peut rompre les fiançailles et rester fiancé ; rendre et retenir ne vaut. Et le recommencement cherché en vain sur les routes de l'esthétique, puis dans la sphère éthique, ne peut pas même être découvert par celui qui a aperçu les abîmes du religieux.

On sait qu'il se trouvera un autre penseur, qui ayant vu (sans qu'il ait connu Kierkegaard) l'impossibilité du mouvement décrit et longtemps désiré par Kierkegaard (Dieu a créé le monde, donc disons oui au monde), dira : Disons oui au monde, car Dieu est mort ; et au recommencement kierkegaardien, viendra s’opposer l’éternel retour. Et l’on sait aussi qu’un Heidegger verra dans notre séparation d’avec le monde le signe de notre déchéance (sans d’ailleurs qu’il conserve la foi telle que Kierkegaard l’a décrite).

Mais que cette dissemblance entre Nietzsche et Kierkegaard ne cache pas des ressemblances qui touchent peut-être plus à leur essence peut-être identique. Kierkegaard a profondément senti en lui une double volonté, volonté d’un dépassement, volonté d’un retour et d’une intégration ; ou encore : volonté d’une transcendance, volonté d’une immanence. Et cette double volonté, nous la découvrons aussi chez Nietzsche, multipliée et extériorisée dans l’idée d’un dépassement perpétuel et d’un éternel retour (Et Freud nous dirait peut-être qu’il y a là l'effet d’un double mouvement naturel à l’enfant, et à l’enfant qui reste toujours présent dans l’homme).

Nietzsche et Kierkegaard ne peuvent ni l’un ni l’autre accepter l’idée classique de l’idéal ; et ils refusent (particulièrement Kierkegaard, bien que la « suspension de l’éthique » ne soit pas sans parenté avec l’Aufhebung hégélienne) l’idée hégélienne de synthèse. L’idée d’un idéal à [xxv] atteindre, d’une synthèse à effectuer, peut préserver la majorité des philosophes du tragique destin de Nietzsche et de Kierkegaard. Ils ont pensé que l’une de ces deux idées est trop rigide et l’autre trop souple. Il ne reste plus pour eux qu’à élever à la limite les deux idées de destruction et de construction, et à s’efforcer de faire coïncider ces deux idées-limites opposées. L’homme doit être dépassé, l’homme doit être conservé. C’est ce que Nietzsche a voulu faire ; et c’est ce que Kierkegaard a tenté lui aussi, quand il a écrit Crainte et Tremblement.

Mais Kierkegaard pense du moins que si durs que soient les ordres de Dieu, si contradictoires que soient ses volontés, et bien que sur lui (pour emprunter à Kierkegaard une expression que nous retrouverons chez Jaspers), nous ne puissions dire quelque chose qu’en ne disant en réalité rien, nous pouvons prononcer : Dieu est amour [17]. Il sait qu’Abraham, lui du moins, oublie ses souffrances dans l’amour.

Et la défaite même de Kierkegaard n’est pas purement et simplement une défaite ; la providence lui a, nous dit-il, accordé d’être poète. Le poète, c’est celui qui a le génie du ressouvenir, et celui qui a reçu la puissance de révéler aux autres leurs secrets, parce qu’il leur cache les siens.

Et si Dieu lui a refusé la foi, il lui a accordé de la voir au-dessus de lui, il lui a réservé le rôle de poète du religieux, il lui a permis de faire approcher esthétiquement les autres hommes du domaine de la foi.



Même si nous pensons que le religieux tel [xxvi] que Kierkegaard le décrit ne répond pas à une réalité, il n’en reste pas moins que, dans Crainte et Tremblement, il nous a rendu présents les conflits et la tension qui étaient le fond de son être, et l’unité qu’il cherchait ; il a posé un problème que personne n’avait posé avec la même force ; il a fait un effort, héroïque, pour nous réconcilier avec le réel, pour surmonter le temps et pour vivre en lui, pour unir, comme un autre, sur un autre plan, l’a tenté de nos jours, l’extrême individualisme avec le renoncement absolu. Même si nous nous disons que l’instant est pour nous seulement un succédané de l’éternité perdue, et du Dieu mort dont a parlé Nietzsche, et que l’angoisse n'est qu’un aspect esthétique d’une émotion religieuse dont nous sommes privés ou délivrés, il n’est sans doute pas vain de tenter de revivre l’expérience de Kierkegaard, et de suivre son regard quand il nous décrit le pays de la croyance et tente de nous faire apercevoir le sol volcanique du démoniaque, le défilé de l’angoisse, la porte de l'instant, puis le nouveau ciel et la nouvelle terre.

Jean Wahl.


En ce qui concerne la traduction de Crainte et Tremblement, nous présentons ici nos remerciements les plus vifs à M. Alfred Jolivet, professeur de langues et littératures scandinaves à la Sorbonne, qui a bien voulu mettre à notre disposition les précieuses ressources de sa compétence et de son érudition.

L. L. et R. L.



[1] Traduction Gateau (Gallimard).

[2] Traduction Tisseau (Alcan).

[3] D’après quelques commentateurs, cette identification faite par le pseudonyme Johannès de Silentio, n’exprimerait pas la pensée

[4] On peut observer que Kierkegaard, qui reprochera plus tard à Hegel de n’avoir pas constitué une morale, expose ce qu’il entend par morale sous une forme très proche de la pensée hégélienne.

[5] Crainte et Tremblement est le premier ouvrage où Kierkegaard prenne aussi nettement position contre le hégélianisme.

[6] Dans la Répétition (pp. 160, 163), Kierkegaard avait insisté sur le fait que Dieu est au-dessus des catégories morales. Il ne punit pas Job ; il l’éprouve.

[7] Martin Thust, Sören Kierkegaard, der Dichter des Religiösen, Munich, 1931.

[8] Walter Ruttenbeck, Sören Kierkegaard, Berlin 1929.

[9] Cf. Hirsch. Kierkegaard Studien, p. 633.

[10] Thust a admirablement compris et fait comprendre sur ce point la pensée kierkegaardienne. Au contraire, il ne semble pas que Hirsch l’ait bien interprétée. Il reproche à Kierkegaard d’avoir pris comme exemple Abraham, d’avoir par là été amené à laisser dans l’ombre, dans la plus grande partie du livre, le repentir, d’avoir fait jouer au renoncement le rôle du repentir, d’avoir pris la croyance pour l’espérance. Il a été trop théologien pour s’être posé le problème qui hantait Kierkegaard. En fait, Kierkegaard avait pensé un moment expliquer le sacrifice demandé à Abraham par une faute antérieure d’Abraham. Puis il renonça à cette idée. C’est que, comme Geismar (Sören Kierkegaard, Göttingen 1929) l’a fort bien vu, il a voulu montrer que le caractère terrible de Dieu, le « tremendum », suivant l’expression d’Otto, l’élément de « crainte et tremblement » n’est pas lié à notre péché, mais à la grandeur de Dieu. Même si nous faisons abstraction du péché (que Kierkegaard étudiera dans le Concept d’Angoisse, puis dans la Maladie jusqu’à la mort trad. en français par M. Gateau sous le titre Traité du Désespoir, Gallimard), nous devons vivre dans la crainte et le tremblement. Expliquer le mal par le péché, c’est recourir à une solution trop facile. Dans la Répétition, Kierkegaard parle « de l’homme à qui la pusillanimité et un semblant d’angoisse font croire qu’il souffre à cause de ses péchés » (p. 160 de la traduction Tisseau). Job et Abraham sont innocents et se savent innocents.

Voir également les remarques de Ruttenbeck, S. Kierkegaard, p. 251.

[11] Cf. La Répétition, traduction Tisseau, pp. 190 et 191. « L’exception fondée se trouve réconciliée avec le général. »

[12] Mentionnons ici quelques-uns des reproches que l’on a adressés à Crainte et Tremblement : Bohlin (Kierkegaards dogmatische Anschauung Gütersloh, 1927) pense que la véritable foi, c’est la résignation infinie, et que ce que Kierkegaard appelle la foi est une chimère ; Hirsch reproche à Kierkegaard de ne pas avoir donné dans cet ouvrage au repentir le rôle auquel il a droit ; Schrempf (Sören Kierkegaard, Iéna 1927 et 1928) se demande comment Abraham peut être assuré de l’ordre de Dieu. On voit aisément que de telles critiques partent de points de vue tout à fait différents de celui auquel délibérément a voulu se placer Kierkegaard dans Crainte et Tremblement.

[13] Déjà dans la Répétition Kierkegaard déclare : « Il n’y a que ses enfants que Job ne reçut pas au double... Seule, la répétition spirituelle est ici possible, encore qu’elle ne soit jamais dans la temporalité aussi parfaite que dans l’éternité, qui est la vraie répétition. » (La Répétition, édition Tisseau, p. 182). De même, p. 197. « La personne religieuse dédaigne tous les enfantillages de la réalité ». Mais Abraham est situé plus haut que Job : de là le miracle plus grand.

[14] Dans la Répétition, l’idée de cette conquête du moi par lui-même joue un rôle important : « N’est-ce pas là une répétition ? N’ai-je pas tout reçu en double ? Ne me suis-je pas recouvré moi-même... ? » (traduction Tisseau, p. 181).

[15] Il est vrai que même celui qui a la foi ne peut affirmer qu’il l’a. « Quelqu’un a-t-il jamais le droit d’écrire qu’il a la foi ? »

[16] Sans d’ailleurs que chez Kierkegaard le monde réel soit tenu pour inférieur au monde intelligible.

[17] En même temps que Crainte et Tremblement, Kierkegaard publiait ses sermons sur l’amour divin, afin de bien montrer comment devaient être complétées et interprétées les idées exposées dans cette œuvre.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 novembre 2018 19:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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