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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement.  Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio [1843].
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement.  Lyrique-dialectique par Johannès de Silentio [1843]. Traduit du Danois par Paul-Henri Tisseau [1894-1964]. Introduction de Jean Wahl. Paris : Fernand Aubier, Éditions Montaigne, 219 pp. Collection “Philosophie de l’esprit”. [ Crainte et Tremblement  est un essai du philosophe danois Søren Kierkegaard, publié le 16 octobre 1843 sous le pseudonyme de Johannes de Silentio (Jean le Silencieux). Une édition numérique réalisée par Maxime Frédérick, bénévole, professeur de philosophie, Cégep de Chicoutimi.

[1]

CRAINTE ET TREMBLEMENT


Avant-propos a

Notre époque organise une véritable liquidation dans le monde des idées comme dans celui des affaires. Tout s’obtient à des prix tellement dérisoires qu’on se demande s’il y aura finalement preneur. Tout marqueur de la spéculation, consciencieusement appliqué à pointer les étapes de la significative évolution de la philosophie, tout privat-docent, maître d’étude, étudiant, tout philosophe, amateur ou attitré, ne s’en tient pas au doute radical, mais va plus loin. Il serait sans doute intempestif de leur demander où ils vont de ce pas ; mais l’on [2] ferait preuve d’honnête politesse en tenant pour certain qu’ils ont douté de tout, puisqu’autrement il serait étrange de dire qu’ils vont plus loin. Ils ont tous fait ce mouvement préalable, et, selon toute apparence, avec tant d’aisance qu’ils ne jugent pas nécessaire de donner un mot d’explication ; en vain cherche-t-on, avec un soin minutieux, un petit éclaircissement, un indice, la moindre prescription diététique sur la conduite à tenir en cette immense tâche. « Mais Descartes l’a bien fait ? » Descartes, ce penseur vénérable, humble et loyal, dont nul assurément ne peut lire les écrits sans la plus profonde émotion. Descartes a fait ce qu’il a dit, et il a dit ce qu’il a fait. Ah ! Ah ! voilà qui n’est pas si commun de nos jours ! Descartes n’a pas douté en matière de foi, comme il le répète à maintes reprises : « Nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils … Surtout nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est incomparablement plus certain que tout le reste, afin que si quelque étincelle de raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part... » [3] (Principes de la philosophie, Première partie, §§ 28 et 76). Il n’a pas crié au feu, ni fait à tous un devoir de douter ; il était un penseur solitaire et paisible, et non un veilleur de nuit chargé de jeter l’alarme ; il a modestement avoué que sa méthode n’avait d’importance que pour lui, et qu’il y avait été amené, en une certaine mesure, par la confusion de ses connaissances antérieures. « Mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne ... Sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études au bout duquel on a coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion ; car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d'erreurs qu'il me semblait n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avais découvert de plus en plus mon ignorance » (Discours sur la méthode. Première partie). Ce dont les anciens Grecs, quelque peu connaisseurs en philosophie, faisaient la tâche de la vie entière, car la pratique du doute ne s’acquiert pas en quelques jours ou quelques semaines, le but auquel parvenait le vieux lutteur retiré des combats, après avoir gardé l’équilibre du doute dans [4] tous les pièges, nié inlassablement la certitude des sens et celle de la pensée, bravé sans faiblesse les tourments de l’amour-propre et les insinuations de la sympathie, cette tâche est aujourd’hui celle par laquelle chacun débute.

De nos jours, on ne s’arrête pas à la foi ; on va plus loin. Que si je demande où l’on va ainsi, je passerai sans doute pour un sot ; mais je ferai, à coup sûr, preuve de politesse et de culture si j’admets que chacun a la foi, puisqu’autrement il est singulier de dire qu’on va plus loin. Il n’en était pas de même au temps jadis ; la foi était alors une tâche assignée à la vie entière ; car, pensait-on, l’aptitude à croire ne s’acquiert pas en quelques jours ou en quelques semaines. Quand le vieillard éprouvé approcha de sa fin, après avoir combattu le bon combat et gardé la foi, son cœur était encore resté assez jeune pour ne pas avoir oublié l’angoisse et le tremblement qui avaient discipliné le jeune homme, que l’homme mûr avait maîtrisés, mais dont nul ne se délivre entièrement, sauf si l’on réussit à aller plus loin d’aussi bonne heure que possible. Le point où parvenaient ces vénérables figures, c’est de là qu’aujourd’hui part un chacun pour aller plus loin. [5] Le présent auteur n’est pas le moins du monde philosophe ; il n’a pas compris le système, s’il y en a un, s’il est fini ; son faible cerveau a déjà suffisamment de mal à la pensée de la prodigieuse intelligence nécessaire à chacun, aujourd’hui que tout le monde a une aussi prodigieuse pensée. L’on a beau être en mesure de formuler en concepts toute la substance de la foi, il n’en résulte pas que l’on a saisi la foi, saisi comment on y entre ou comment elle entre en quelqu’un. Le présent auteur n’est pas le moins du monde philosophe ; il est, poetice et eleganter, un écrivain amateur, qui n’écrit ni système, ni promesses de système ; il n’est pas tombé dans l’excès de système et ne s’est pas voué au système. Écrire est pour lui un luxe, qui gagne en agrément et en évidence, moins il y a de gens pour acheter et lire ses productions. Il n’a pas de peine à prévoir son destin à une époque où l’on biffe d’un trait la passion pour servir la science, à une époque où un auteur qui veut être lu doit prendre soin d’écrire un livre facile à feuilleter pendant la sieste, et soin de se présenter avec la politesse du garçon jardinier de l’annonce qui, le chapeau à la main et muni du certificat de son dernier patron, se [6] recommande au très honorable public. L’auteur prévoit son sort : il passera complètement inaperçu ; il devine, avec effroi, que la critique jalouse lui fera plusieurs fois donner le fouet ; bien plus, il tremble à la pensée qu’un scribe zélé, qu’un avaleur de paragraphes (toujours prêt, pour sauver la science, à traiter les ouvrages des autres comme Trop a en usait vis-à-vis de La destruction du genre humain pour « sauver le goût »), il tremble que ce censeur ne le découpe en §§, inflexible comme l’homme qui, pour satisfaire à la science de la ponctuation, divisait son discours en comptant les mots : trente-cinq jusqu’au point et virgule, cinquante jusqu’au point. Je m’incline avec la plus profonde soumission devant tout chicaneur systématique : « ce n’est pas le système, cela n’a rien à voir avec le système. Je lui désire tout le bonheur possible ainsi qu’à tous les intéressés danois de cet omnibus b ; car ce n’est jamais une tour qu’ils élèveront. À tous et à chacun en particulier je souhaite bonne chance et succès. »

Très respectueusement.
Johannes de Silentio.


a K. vise le compte-rendu par H. L. Martensen du discours d’introduction à la logique [212] spéculative de J. L. Heiberg, Dansk Maanedsskr., p. 515 sq. (1836).

a Trop, personnage de Recensenten og Dyret, scène 7, par J. L. Heiberg.

b Les omnibus parurent à Copenhague vers 1840.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 novembre 2018 19:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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