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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Ibn Khaldoun, Les prolégomènes. Deusième partie (1863)
Extrait: Comment la désorganisation s'introduit dans un empire


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Ibn Khaldoun [Historien, philosophe, sociologue, juge, enseignant, poète, aussi bien qu’homme politique], Les prolégomènes. Première partie (1863). Traduits en Français et commentés par William MAC GUCKIN, Baron DE SLANE, membre de l’Institut. (1801-1878). Reproduction photomécanique de la deuxième partie des tomes XIX, XX et XXI des Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale publiés par l’Institut de France (1863). Paris: Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1936, 494 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extrait
Comment la désorganisation s’introduit dans un empire


L’édifice de l’empire doit s’appuyer de toute nécessité sur deux bases : 1° la force et l’esprit de corps, ce que l’on désigne par le terme djond (force armée, milice) ; 2° l’argent, moyen qui s’emploie pour l’entretien des troupes et pour subvenir aux besoins du souverain. C’est toujours dans ces bases que la désorganisation se déclare. Nous indiquerons d’abord comment elle attaque l’empire dans sa force et dans son esprit de corps ; puis nous montrerons comment elle porte atteinte aux ressources de l’Etat et à ses revenus.

C’est à l’esprit de corps que l’empire doit son établissement et son organisation, ainsi que nous l’avons indiqué. Dans le corps politique, il faut qu’il y ait un parti qui réunisse sous lui tous les autres partis et qui les entraîne à sa suite. Ce parti est celui du chef de l’État ; il lui appartient spécialement, et se compose des parents du prince et des membres de cette fraction de tribu dont il fait partie.

Le gouvernement prend ensuite le caractère et les attributs de la royauté ; le luxe s’y introduit, et le souverain, se voyant obligé d’humilier l’orgueil des chefs de parti, commence par ses propres pa-rents, par ceux qui tiennent une haute place dans sa famille et qui partagent avec lui les honneurs de la royauté. Il sévit contre eux, et même avec plus de rigueur que contre les autres chefs. Le luxe a aussi plus de prise sur les parents du souverain que sur d’autres personnes, parce qu’ils jouissent des avantages qu’offrent la royauté, l’autorité et la domination ; ils se trouvent donc exposés à deux principes de destruction : le luxe et la puissance coercitive. Le souverain s’étant assuré le pouvoir (à leur détriment), et sachant que leurs coeurs sont indisposés contre lui, ne se borne plus à les opprimer : il leur ôte la vie ; car la crainte de se voir enlever l’autorité a remplacé dans son coeur la jalousie qu’il leur portait jusqu’alors. Il les fait mourir, ou bien il les abreuve d’humiliations et les prive des jouissances et du bien‑être auxquels ils avaient commencé à s’accoutumer. La ruine et la mort de ces chefs nuisent à la force de leur parti, qui est aussi celui du souverain. Ce parti, qui réunissait sous ses ordres tous les autres, et qui les entraînait à sa suite, se désorganise et perd son énergie ; le chef de l’État s’appuie alors sur un autre, composé des intimes du palais, c’est-à-dire des clients qu’il s’est attachés par des bienfaits, et des gens qui doivent toute leur fortune à ses bontés. Mais ce parti est loin de possé-der la même énergie que l’autre, parce que les individus dont il est formé ne tiennent pas ensemble par les liens de la parenté et du sang, Dieu, avons-nous dit, ayant voulu que les liens de ce genre fussent la véritable force d’un parti. Quand le souverain s’est ainsi détaché de sa propre tribu et des gens qu’une sympathie naturelle avait rendus ses auxiliaires, les chefs des autres partis s’en aperçoivent par un sentiment naturel et osent lui tenir tête, ainsi qu’à ses intimes ; aussi les poursuit-il de sa vengeance en les faisant tuer les uns après les autres, et le prince qui le remplace sur le trône suit son exemple. Ces chefs, exposés non seulement à la mort, mais aux effets funestes du luxe, perdent leur esprit de corps, oublient les sentiments énergiques de sympathie et de dévouement que cet esprit entretient, et se résignent à louer leurs services pour la défense de l’État. Comme ils ne sont pas assez nombreux pour cette besogne, les provinces frontières et les places fortes sont faiblement gardées, ce qui encourage les populations de ces contrées à s’insurger contre le gouvernement ; des princes de la famille royale, et d’autres individus qui s’étaient mis en révolte, s’empressent d’aller les joindre, dans l’espoir de les rallier à leur cause, et dans l’assurance que les troupes du sultan ne viendront pas les y chercher. Le mouvement se propage, le territoire de l’empire se rétrécit, et les insurgés s’avancent jusqu’aux localités voisines du siège du gouvernement. Cela a ordinairement pour résultat le partage de l’empire en deux ou trois royaumes. Le nombre de ces États dé-pend de la force primitive de l’empire, ainsi que nous l’avons exposé. Dès lors, le souverain a pour soutiens des gens qui n’appartiennent pas à sa famille, mais qui, habitués à voir cette famille toujours maîtresse des autres, la respectent encore et lui obéissent.

Voyez l’empire fondé par les Arabes dans les premiers temps de l’islamisme ; il s’étendait jusqu’à l’Espagne, d’un côté, et jusqu’à l’Inde et à la Chine, de l’autre. L’appui des descendants d’Abd-Menaf assura tellement aux Oméiades l’obéissance de tous les Arabes, que (le khalife) Soleïman Ibn Abd el-Melek ayant expédié de Damas l’ordre d’ôter la vie à Abd el-Azîz, fils de Mouça Ibn Noçeïr, qui se trouvait alors à Cordoue, on se conforma à sa volonté, sans y faire la moindre objection. Les Oméiades succombèrent avec leur parti, qui s’était énervé dans le luxe ; les Abbacides, qui les remplacèrent, surent mettre un frein à l’ambition des Beni Hachem, en chassant du pays les des­cendants d’Abou Taleb et en les faisant mourir. L’esprit de corps qui régna chez les descendants d’Abd Menaf s’étant ainsi éteint, les (autres) Arabes commencèrent à braver l’autorité des Abbacides, et, dans les provinces éloignées de la capitale, ils s’attribuèrent tout le pouvoir. C’est ce que firent les Aghlebides en Ifrîkiya, et les (Oméiades) espagnols. L’unité de l’empire était déjà brisée quand les Idrîcides soulevèrent le Maghreb avec l’appui des Berbers, auxquels leur illustre origine avait imposé, et qui étaient parfaitement assurés que les troupes de l’empire ne viendraient pas les attaquer chez eux. Les émissaires du parti des Alides, s’étant ensuite mis en campagne, s’emparèrent des contrées et des provinces éloignées de la capitale, et y fondèrent des missions et des royaumes. Ce fut encore là un démembrement de l’empire.

Dans certains cas, ces empiétements continuent jusqu’à ce que l’autorité de l’empire soit refoulée (des extrémités) jusqu’au centre, et, comme les troupes domestiques se sont amollies dans le luxe, elles se désorganisent et disparaissent ; l’empire, partagé alors en plu-sieurs États, est partout d’une faiblesse extrême. Quelquefois un empire, après avoir passé par ces épreuves, se soutient longtemps sans s’appuyer sur aucun parti, la teinture qu’il a donnée à l’esprit de ses sujets lui ayant assuré leur obéissance. Cette teinture, c’est l’habitude de soumission et de subordination qui a prévalu chez eux depuis de longues années, habitude si ancienne que personne parmi eux ne sait quand ni comment elle a été introduite. Ces gens-là ne connaissent que la soumission au souverain ; ce qui le dispense de se faire soutenir par un corps de partisans. Pour maintenir l’ordre dans ses États, il se contente d’un corps de troupes soldées, composé de la milice régulière et de volontaires enrôlés. Ce qui fortifie encore son autorité, c’est la profonde conviction qui domine tous les esprits. et qui leur fait regarder la soumission comme un devoir religieux ; aussi à peine trouve-t-on chez eux un individu qui songe à désobéir au gouvernement ou à se mettre en révolte contre lui. Bien plus, tout le monde blâmerait l’auteur d’une pareille tentative, et s’y opposerait. Celui qui essayerait d’opérer un soulèvement ne le pourrait pas, quand même il y mettait tous ses efforts.

Il arrive quelquefois que les empires réduits à cet état sont plus qu’auparavant à l’abri d’insurrections et de révoltes. Cela tient à la teinture forte et solide que les habitudes d’obéissance et de subordination ont laissée dans les esprits ; les sujets sont presque incapables de former le projet d’une révolte ; à peine pourraient-ils concevoir l’idée de désobéir au gouvernement. L’empire est donc bien garanti contre les mouvements populaires et les insurrections qui auraient nécessairement lieu s’il s’appuyait sur un parti ou sur une tribu. Il continue ainsi jusqu’à ce que sa vitalité s’éteigne, ainsi que s’éteint la chaleur naturelle du corps quand on le prive d’aliments. Enfin son heure prédestinée arrive ; le terme de chaque chose est écrit ; la durée de chaque empire est fixée d’avance, et Dieu a réglé la longueur de la nuit et du jour.

Passons au préjudice que l’État ressent du côté de ses finances. Dans un empire qui commence, la civilisation est celle de la vie nomade, ainsi que nous l’avons dit, et le caractère de son administration est la douceur envers ses sujets et la modération dans ses dépenses ; il ne met pas la main sur les biens de ses administrés ; il ne cherche pas à augmenter ses revenus, il n’emploie pas des moyens adroits et raffinés pour se procurer de l’argent, et il ne contrôle pas avec trop de rigueur les comptes de ses agents et percepteurs.

Comme rien n’oblige l’empire à faire de grandes dépenses dans cette époque de son existence, il n’a pas besoin de beaucoup d’argent ; mais, quand il est parvenu à consolider sa domination et sa puis-sance, il ouvre la porte au luxe, et cela l’entraîne dans des frais bien plus grands qu’auparavant. Les habitudes de dépense contractées par le sultan et les grands officiers de l’empire vont en croissant et se répandent même parmi les citoyens ; cela nécessite une augmentation dans la solde des troupes et dans les traitements des employés ; les dépenses augmentent ; l’habitude de la prodigalité s’introduit même parmi les sujets de l’État : on sait que les hommes suivent toujours la religion et les usages de leur souverain. Pour rendre le revenu plus abondant, pour avoir le moyen de subvenir à ses propres dé-penses et à l’entretien des troupes, le sultan soumet à des droits tout ce qui se vend dans les marchés, car il s’imagine que le luxe déployé par les citoyens est une preuve de leur opulence.

Comme le luxe s’accroît toujours, les droits de marché ne suffisent plus, et le gouvernement, ayant pris des habitudes de despotisme et de violence dans ses rapports envers ses sujets, cherche à se procurer de l’argent à leur détriment ; (il impose de nouveaux) droits de marché, (il s’engage lui-même dans) le commerce, (il ose même) trans-gresser la loi ouvertement à leur égard quand les prétextes lui manquent pour colorer son injustice. Pendant ce temps, le gouver-nement s’affaiblit par la décadence du parti qui le soutenait, et il s’aperçoit que l’armée commence à braver son autorité. C’est là une chose qu’on devait prévoir, et, pour y porter remède, on est obligé de prodiguer aux troupes les dons et les gratifications. Dans cette période de l’existence de l’empire, les percepteurs ont acquis de grandes richesses, parce que les impôts ont produit beaucoup et que tout cet argent leur a passé entre les mains. Il leur arrive même quelquefois de déployer un faste qui les expose à être soupçonnés de péculat. Les uns dénoncent les autres par haine ou par jalousie, et tous subissent successivement des avanies et des confiscations qui leur enlèvent leurs richesses et les font déchoir de leur haute position. Leur faste et leur magnificence avaient contribué à augmenter le revenu de l’État, et le gouvernement, s’étant mainte-nant privé de cette ressource en ruinant les financiers, va encore plus loin, et porte la main sur les richesses de ses autres sujets. p.127 Pendant cette période, la force dont le gouvernement disposait s’est tellement affaiblie, que le souverain ne peut plus continuer ses actes de despotisme et d’oppression. Il borne sa politique dorénavant à ménager sa position en prodiguant de l’argent (aux mécontents) ; cela lui paraît plus avantageux que d’employer l’épée, dont il a reconnu le peu d’utilité. Ayant sans cesse un besoin extrême d’argent, puisqu’il doit subvenir aux frais toujours croissants de l’administration et à la solde des troupes, il s’efforce, mais en vain, d’atteindre au but qu’il se propose. Le gouvernement s’affaiblit au dernier degré ; les provinces méconnaissent son autorité ; il ne cesse de se dé-sorganiser pendant les périodes suivantes de son existence, et il finit par succomber. L’empire, exposé aux tentatives des ambitieux, tombe au pouvoir du premier chef qui essaye de l’arracher aux mains de ceux qui le gouvernent, ou bien, si les ennemis le laissent tranquille, il continue à perdre ses forces jusqu’à ce qu’il succombe épuisé, ainsi que s’éteint la mèche d’une lampe quand l’huile est consumée. Dieu est le maître de toute chose, le gouverneur de tous les êtres ; il n’y a point d’autre dieu que Lui.


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le jeudi 16 février 2006 18:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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