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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Ibn Khaldoun, Les prolégomènes. Première partie (1863)
Extraits: l'esprit de corps. Noblesse et Illustration. Quatre générations.


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Ibn Khaldoun [Historien, philosophe, sociologue, juge, enseignant, poète, aussi bien qu’homme politique], Les prolégomènes. Première partie (1863). Traduits en Français et commentés par William MAC GUCKIN, Baron DE SLANE, membre de l’Institut. (1801-1878). Reproduction photomécanique de la première partie des tomes XIX, XX et XXI des Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale publiés par l’Institut de France (1863). Paris: Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1934 (réimpression de 1996), CXVI + 486 pages. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Extraits.

Esprit de corps. Noblesse et Illustration. Quatre générations

Dieu a implanté le bien et le mal dans la nature humaine, ainsi qu’il l’a dit lui-même dans le Coran : et nous l’avons dirigé dans le bien et le mal ..... la perversité et la vertu arrivent à l’âme humaine par l’inspiration de Dieu . De toutes les qualités, l’homme contracte celle du mal avec le plus de promptitude, surtout lorsqu’il s’est habitué aux jouissances de la vie et qu’il ne se laisse pas contrôler par la religion. Telle est la disposition de tous les hommes, excepté le petit nombre que Dieu a favorisé de sa grâce. Chez les hommes, le mal se montre sous plusieurs formes, dont les plus évidentes sont l’injus­tice et la haine. Celui qui fixe ses yeux sur le bien d’autrui ne man­quera pas d’y porter la main, à moins qu’une autorité supérieure ne l’en empêche. Aussi le poète a-t-il eu raison de dire :

La perversité est une qualité de l’âme humaine ; s’il se trouve un homme qui s’abstient (du mal), celui-là, peut-être, n’est pas pervers.

Dans les grandes et les petites villes, l’inimitié réciproque des habitants n’a pas de suites graves ; le gouvernement, les magistrats sont là pour empêcher la violence et retenir leurs administrés dans l’ordre. La force matérielle et l’autorité du sultan suffisent à contenir les mauvaises passions, à l’exception toutefois de la tyrannie du chef. Si la ville a des ennemis au dehors, elle a une ceinture de murailles pour la protéger, soit que les habitants s’abandonnent au repos pen­dant la nuit ou qu’ils soient trop faibles pour résister pendant le jour. Ils ont d’ailleurs pour les défendre un corps de troupes entretenu par le gouvernement et toujours prêt à combattre. Chez les tribus du désert, les hostilités cessent à la voix de leurs vieillards et de leurs chefs, auxquels tout le monde montre le plus profond respect. Pour protéger leurs campements contre les ennemis du dehors, elles ont chacune une troupe d’élite composée de leurs meilleurs guerriers et de leurs jeunes gens les plus distingués par leur bravoure. Mais cette bande ne serait jamais assez forte pour repousser des attaques, à moins d’appartenir à la même famille et d’avoir, pour l’animer, un même esprit de corps. Voilà justement ce qui rend les troupes composées d’Arabes (du désert) si fortes et si redoutables ; chaque combattant n’a qu’une seule pensée, celle de protéger sa tribu et sa famille. L’affection pour ses parents et le dévouement à ceux aux­quels on est uni par le sang font partie des qualités que Dieu a im­plantées dans le cœur de l’homme. Sous l’influence de ces sentiments, ils se soutiennent les uns les autres ; ils se prêtent un mutuel secours et se font redouter de leurs ennemis. Voyez, par exemple, ce que le Coran raconte au sujet des frères de Joseph ; ils dirent à leur père : Nous sommes une bande (d’amis dévoués) ; nous serions donc bien mépri­sables si le loup parvenait à manger (Joseph). (sour. XII, vers. 14.) Ces paroles donnaient à entendre que la confraternité de sentiments ex­clut la haine et la jalousie. Quant aux individus qui sont les seuls de leur famille, ils se montrent peu disposés à secourir leurs camarades dans les moments de danger ; au jour où les calamités de la guerre obscurcissent le ciel, chacun d’eux s’esquive, dans sa terreur, pour chercher son propre salut, et ne rougit pas d’abandonner ses compa­gnons à leur sort. Aussi des gens de cette espèce ne sauraient habi­ter le désert ; ils y deviendraient la proie de toute peuplade qui voudrait les attaquer. Pour y demeurer ensemble, on doit avoir les moyens de se défendre. Quand on a compris cela, on reconnaîtra qu’il doit en être de même des hommes qui se présentent en qualité de pro­phètes et de ceux qui entreprennent de fonder un empire ou d’établir une secte religieuse. Pour atteindre leur but, ils doivent employer la force des armes, afin de vaincre l’esprit d’opposition, qui forme un des caractères de la race humaine. Or, pour combattre, il faut avoir des partisans animés tous d’un même esprit de corps, ainsi que nous l’avons dit vers le commencement de ce chapitre. Ceci est une règle dont le lecteur verra l’application dans ce qui va suivre. Que Dieu nous soit en aide ! 

L’esprit de corps ne se montre que chez les gens qui tiennent ensemble
par les liens du sang ou par quelque chose d’analogue.
 

Les liens du sang ont une force que presque tous les hommes re­connaissent par un sentiment naturel. Leur influence porte à ce qu’on se préoccupe de l’état de ses parents et de ses proches, toutes les fois qu’ils subissent une injustice ou qu’ils risquent de perdre la vie. Le mal qu’on fait à un de nos parents, les outrages dont on l’accable, nous paraissent autant d’atteintes portées à nous‑mêmes ; de sorte que nous voudrions le protéger en nous interposant entre lui et le danger. Depuis qu’il y a eu des hommes, ce sentiment a toujours existé dans leurs cœurs. Quand deux personnes se prêtent un secours mutuel et qu’elles sont assez proches parentes pour être unies de cœur et de sen-timent, c’est l’influence des liens du sang qui se manifeste dans leur conduite. Les liens du sang sont parfaitement suffisants pour produire ce résultat. Si deux individus ne sont pas liés par une parenté très étroite, ils pourront en oublier les devoirs jusqu’à un certain point ; mais, comme ils savent que leur parenté est généralement connue, ils se prêtent un secours mutuel, chacun d’eux voulant éviter le déshonneur auquel il se croirait exposé s’il agissait mal envers quelqu’un qui, au vu et au su de tout le monde, était son parent plus ou moins proche. Les clients et les affidés d’un grand personnage peuvent se ranger dans la catégorie de ses parents ; le patron et le client sont toujours prêts à se protéger l’un l’autre, par suite de ce sentiment d’indignation qu’on éprouve lorsqu’on voit maltraiter son voisin, son parent ou son ami. En effet, les liens de la clientèle sont presque aussi forts que ceux du sang. Ces observations aideront à faire comprendre ce que le Prophète a voulu exprimer par ces mots : « Apprenez assez de vos généalogies pour savoir qui sont vos proches parents. » Elles nous donnent à entendre que la véritable parenté consiste en cette union des coeurs qui fait valoir les liens du sang et qui porte l’homme à prendre la défense de celui qui invoque son secours ; autrement la parenté n’a qu’une valeur imaginaire et n’offre rien de réel. Pour être utile elle doit lier les affections et unir les coeurs. Si cette union est évidente, elle porte les âmes vers l’ardente sympathie qui leur est naturelle. La parenté dont l’existence n’est cons-tatée que par un ancien souvenir n’offre aucun avantage, elle perd même l’importance que l’opinion lui assigne ; celui qui s’en préoccupe se donne une peine gratuite et se livre à un acte de désoeuvrement blâmé par la loi. Ce que nous venons de dire fera comprendre le sens de cette maxime : « Connaître sa généalogie ne profite pas ; l’ignorer ne nuit pas. » Elle signifie que les rapports de parenté, lorsqu’ils ont cessé d’être parfaitement manifestes et qu’ils deviennent un sujet d’étude et de recherches, perdent jusqu’à la valeur que l’opinion publique y attache ; aussitôt qu’ils cessent de réveiller ces sentiments de sym-pathie et de dévouement auxquels on est porté par esprit de corps, ils deviennent tout à fait inutiles. 

Chez les familles qui sont animées d’un fort esprit de corps, la noblesse et l’illustration ont une existence réelle et bien fondée ; chez les autres, elles ne présentent que l’apparence et le semblant de la réalité. 

Ce sont les belles qualités qui procurent la noblesse et l’illustration. Par le mot beït (maison, famille noble), nous entendons une famille qui compte au nombre de ses aïeux plusieurs hommes d’un rang élevé et d’une certaine célébrité. Avec de pareils ancêtres, on jouit d’une haute considération dans sa tribu, avantage qu’on doit au profond respect qu’on a su inspirer et aux nobles qualités par lesquelles on s’est distingué. L’homme naît et propage son espèce ; aussi l’a‑t‑on assimilé à une mine (qui renferme et qui produit des choses précieuses). Notre saint Prophète a dit : « Les hommes sont des mines ; ceux qui étaient les meilleurs avant l’islamisme, le sont sous l’islamisme ; pourvu, toutefois, qu’ils comprennent (les vérités de la religion). » Nous employons le mot illustration pour indiquer l’éclat qui entoure une extraction illustre. On a déjà vu que l’avan­tage réel d’une noble origine est de posséder une bande d’amis sur la sympathie et l’appui desquels on peut compter. Une famille qui s’est fait respecter et craindre par son union et par son esprit de corps, et qui se compose d’individus appartenant à une race dont le sang est pur et la réputation intacte, se place par cette confraternité de sentiments, dans une position très avantageuse et obtient de grands succès. Si, avec cela, elle compte au nombre de ses aïeux plusieurs personnages illustres, elle exerce encore plus d’influence. Ainsi l’illus­tration et la noblesse n’existent que dans les familles puissantes et unies. Une famille est plus ou moins considérée, selon la force ou la faiblesse de son esprit de corps ; c’est en se faisant respecter qu’elle arrive à l’illustration. Dans les villes, les habitants vivent chacun de son côté et ne possèdent qu’une noblesse de convention, bien qu’ils s’imaginent le contraire et qu’ils essayent de donner à leurs préten­tions une teinte de probabilité. Là l’homme respectable est celui dont les aïeux étaient des gens de bien, qui fréquente les hommes vertueux et qui recherche, autant que possible, la paix et la tranquillité. Cela diffère beaucoup de l’esprit de corps qui se développe dans les familles vraiment nobles et descendues d’illustres aïeux. C’est par une espèce de métaphore qu’on reconnaît pour noble une famille établie dans une ville et qui aurait eu dans sa généalogie une série d’ancêtres habitués à suivre les sentiers de la vertu. Ce n’est pas une telle noblesse qui donne une considération réelle. Une famille arrive au premier degré de l’illustration au moyen de son esprit de corps et des belles qualités dont elle a fait preuve ; mais, aussitôt qu’elle laisse étouffer ses sentiments généreux par les habitudes de la vie sédentaire, elle perd sa considération. Établie dans une ville, elle se mêle aux gens du peuple, tout en conservant l’idée que la noblesse lui reste encore. Elle s’imagine être au niveau de ces maisons illustres dont tous les membres se soutiennent mutuellement, animés, comme ils le sont, d’un même esprit de corps ; mais elle n’y a aucun droit, parce que l’esprit de corps lui manque tout à fait. Beaucoup de citadins qui ont passé leur enfance sous la tente, soit avec les Arabes, soit avec des peuplades d’une autre race, écoutent volontiers les suggestions de l’amour-propre et se figurent qu’ils sont nobles. C’est surtout chez les Israélites que ce sentiment est très enraciné. Ils appar­tiennent à la famille la plus illustre de la terre, et comptent parmi leurs aïeux tous les prophètes et tous les apôtres, à partir d’A­braham jusqu’à Moïse, le fondateur de leur loi. L’esprit de corps avait été très vif chez eux, et l’empire leur était échu en partage, selon la promesse de Dieu. Plus tard, ils perdirent tout ; déchus de leur rang, abreuvés d’humiliations, ils subirent la sentence que Dieu avait portée contre eux ; exilés de leur pays, ils sont restés, depuis des siècles, dans la servitude et dans l’oubli des bienfaits (dont le sei­gneur les avait comblés). Ils ne cessent, cependant, d’avoir la plus haute opinion de la noblesse attachée à leur race. On leur entend dire : « Un tel descend d’Aaron ; celui-ci est de la postérité de Josué ; celui-là tire son origine de Caleb ; cet autre appartient à la tribu de Juda ; » et cela après avoir perdu leur esprit de corps et vécu dans la dégradation pendant de longs siècles. Ces folles prétentions à la noblesse existent, non seulement chez les juifs, mais chez un grand nombre de citadins appartenant à d’autres races et dont les familles n’ont plus le moindre esprit de corps.

Relevons ici une erreur d’Abou ’l‑Ouélîd Ibn Rochd (Averroès). Dans le traité de Rhétorique, qui fait partie du commentaire moyen qu’il composa sur la science première, il parle de l’illustration et dit qu’une famille noble est celle qui est établie depuis longtemps dans une ville ; mais la vérité que nous venons d’exposer lui a échappé. Je voudrais savoir quel avantage une famille peut retirer de la longueur de son séjour dans une ville, si elle ne possède pas cet esprit de corps qui lui assure le respect et l’obéissance ? L’auteur dont nous parlons a sans doute fait consister l’illustration d’une maison dans le nombre de ses aïeux. J’ajouterai que l’art oratoire sert uniquement à convaincre les hommes qu’on veut gagner à son opinion, c’est‑à-dire, les personnes qui ont le pouvoir en main, et que les gens pour lesquels on n’a aucune considération ne peuvent exercer la moindre influence sur les autres ; on ne cherche même pas à exercer de l’in­fluence sur eux. Tels sont les citadins, habitués à la vie des villes. Il est vrai qu’Ibn Rochd avait passé sa jeunesse dans une ville et au milieu d’un peuple qui ne conservait plus le moindre esprit de corps et qui n’en connaissait ni la nature ni les effets. Aussi cet écrivain s’en est tenu à l’opinion commune en ce qui regarde la noblesse des fa­milles et la considération qui leur est due ; il admet, comme règle générale, que ces avantages dépendent du nombre d’aïeux dont se compose la généalogie d’une maison ; et il ne fait aucune attention à la nature de l’esprit de corps ni à l’influence qu’il exerce sur les hommes. Au reste, Dieu sait tout. 

La noblesse atteint son point culminant dans quatre générations.

Le monde formé des (quatre) éléments et ce qu’il renferme sont sujets à la corruption tant dans leur essence que dans leurs acci­dents ; aussi les choses et les êtres des diverses classes, tels que les minéraux, les plantes et tous les animaux, y compris l’homme, changent et se corrompent à vue d’œil. Il en est de même à l’égard des phénomènes que le monde offre à notre observation. Cela se voit surtout chez l’homme : les sciences, ainsi que les arts et toutes les choses de cette nature, naissent pour disparaître. La noblesse et l’illustration, simples accidents de la vie humaine, subissent inévita­blement le même sort. Parmi les hommes, on n’en trouve pas un seul dont la noblesse remonte, à travers une série non interrompue d’ancêtres, jusqu’à Adam. Exceptons toutefois notre saint Prophète, qui avait reçu cette distinction comme une marque d’honneur et afin que la véritable noblesse fût conservée dans le monde. L’état qui précède celui de la noblesse peut se désigner par le terme d’exclusion ; cela veut dire : être placé en dehors du commandement et des honneurs, et être privé d’égards et de considération. Nous entendons par là que l’existence de la noblesse et de l’illustration est précédée de sa non­existence, ainsi que cela a lieu pour tout ce qui a un commencement. La noblesse parvient à son terme en passant par quatre générations successives, ainsi que nous allons l’expliquer. L’homme qui a fondé la gloire de sa famille sait bien par quels moyens il y est parvenu ; aussi conserve-t-il toujours intactes les qualités qui lui ont procuré l’illustration et qui la maintiennent. Son fils, auquel il remet le pouvoir, a déjà appris de lui comment il doit se conduire ; mais il ne le sait pas d’une manière complète ; celui qui entend raconter un fait ne le comprend pas aussi bien que le témoin oculaire. Le petit-fils succède au commandement et se borne à marcher sur les traces de son prédécesseur et à le prendre pour modèle unique ; mais il ne fait pas les choses aussi bien que lui ; le simple imitateur reste toujours au-dessous de celui qui travaille sérieusement. L’arrière petit-fils succède à son tour et s’arrête tout à fait dans la voie suivie par ses aïeux ; il ne conserve plus rien de ces nobles qualités qui avaient servi à fonder l’illustration de la famille ; il ose même les mépriser, et il s’ima­gine que ses aïeux s’étaient élevés à la gloire sans se donner la moindre peine et sans faire le moindre effort. Se figurant que, par le seul fait de leur naissance, ils avaient possédé la puissance de tout temps et de toute nécessité, il se laisse tromper par le respect qu’on lui témoigne, et ne veut pas concevoir que sa famille soit arrivée au pouvoir par son esprit de corps et par ses nobles qualités. Ne sachant pas quelle est l’origine de la grandeur de ses aïeux, il en méconnaît les véritables causes, et croit que le pouvoir leur était venu par droit de naissance ; aussi se met-il bien au-dessus des guerriers dont l’esprit de corps soutient encore la dynastie. Habitué, dès son enfance, à leur donner des ordres, il demeure convaincu de sa supériorité et il ne se doute pas que leur obéissance ait eu pour cause les grandes qualités au moyen desquelles ses prédécesseurs avaient dompté tous les esprits et gagné tous les cœurs. Ses troupes, indisposées par le peu de considération qu’il leur montre, commencent par lui man­quer de respect ; ensuite elles lui témoignent du mépris ; puis elles le remplacent par un nouveau chef, pris dans une autre branche de la même famille. Elles montrent par là que la famille dominante impose toujours par son esprit de corps, fait que nous avons déjà signalé ; mais l’individu qu’elles choisissent est celui dont le caractère leur convient le plus. Dès lors la branche favorisée de la famille prospère rapidement, pendant que l’autre se flétrit et perd tout son éclat. Cela arrive dans toutes les dynasties, dans les familles qui gouvernent des tribus, dans celles dont les chefs occupent de grands commandements et chez tous les peuples dont l’esprit de corps est bien prononcé. Quant aux familles établies dans les villes, elles tombent dans la dé­cadence et leurs familles collatérales les remplacent. Si Dieu voulait, il vous ferait disparaître et amènerait (pour vous remplacer) une nouvelle génération ; pour lui, cela ne serait aucunement difficile. (Coran, sour. IV, vers. 132.)

La thèse que la noblesse d’une famille demeure pendant quatre générations est généralement vraie ; quoique des maisons soient tom­bées en décadence et aient disparu avant d’avoir eu des rejetons du quatrième degré ; d’autres en ont du cinquième ou du sixième degré, mais elles sont déjà en décadence et sur le point de s’éteindre. On a posé la condition de quatre générations ; parce que ce nombre comprend le fondateur, le conservateur, l’imitateur et le destructeur, et qu’en effet il ne saurait être moindre. Dans les éloges et les panégy­riques, on trouve encore ce nombre de quatre employé pour désigner le plus haut degré de la noblesse d’une famille : notre saint Prophète a dit : « Le noble, fils de noble, fils de noble, fils de noble, c’est Joseph, fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham. » Cette parole indique clairement que Joseph avait atteint au point le plus élevé de la noblesse. Dans le Pentateuque se trouve un passage qui signifie « Moi, ton Seigneur, je suis puissant et jaloux ; je me venge des pé­chés des pères en punissant les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » Cela démontre aussi que, dans la généalogie d’une famille, quatre générations suffisent pour en achever la noblesse et la considération. Nous lisons dans le chapitre du Kitab el‑Aghani où se trouve l’histoire d’Owaïf el-Caouafi, que Kisra (Nouschirwan) demanda à Noman (son phylarque arabe) si, parmi les tri­bus arabes, il y en avait qui surpassassent les autres en illustration ? Cet officier ayant répondu affirmativement, le roi voulut savoir en quoi consistait cette illustration. Noman lui répondit en ces termes : « La tribu est déjà noble qui a eu successivement pour chefs le père, le fils et le petit‑fils ; si le commandement passe ensuite à l’arrière-­petit‑fils, rien ne manque à l’illustration de cette tribu. » Or c’était de sa propre tribu et de sa propre famille qu’il voulait parler. Le roi, ayant ordonné des recherches, apprit que les seules familles jouis­sant de cet avantage étaient celle de Hodeïfa Ibn Bedr el‑Fezari, de la tribu de Caïs ; celle de Hadjeb Ibn Zorara, de la tribu de Temîm ; celle de Dou’l‑Djeddeïn, famille cheïbanide, et celle d’El‑Achâth Ibn Caïs, de la tribu de Kinda. Kisra fit venir ces chefs, avec tous ceux qui en dépendaient, et chargea une assemblée de juges d’apprécier leurs droits. Hodeïfa s’y présenta d’abord ; El‑Achâth vint ensuite, vu sa pa­renté avec Noman ; après lui on introduisit successivement Bestam Ibn Caïs le Cheïbanide, Hadjeb Ibn Zerara et Caïs Ibn Acem. Tous ces chefs prononcèrent des discours d’un style très élégant, et le roi déclara que chacun d’eux était un véritable seigneur, digne de la position qu’il occupait. L’illustration de ces familles devint proverbiale parmi les Arabes, et ne le céda qu’à celle des Beni-Hachem. On ajouta à cette liste les Beni-Diyan, famille qui formait une bran­che de la grande tribu yéménite dont l’aïeul était d’El‑Hareth Ibn Kâb. De toutes ces indications il résulte que quatre générations achèvent la noblesse d’une famille. Au reste, Dieu le sait !


Retour au livre de l'auteur: Jacques Bainville, historien Dernière mise à jour de cette page le jeudi 16 février 2006 18:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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