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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Les bases de l'anthropologie culturelle (1950)
Chapitre 1: « La réalité de la culture »


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Melville J. Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris : François Maspero Éditeur, 1967, 331 pages. Collection : Petite collection Maspero.

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L'homme vit dans plusieurs dimensions. Il se meut dans l'espace, où le milieu naturel exerce une influence constante sur lui. Il existe dans le temps, qui lui donne un passé historique et le sentiment de l'avenir. Il poursuit ses activités au sein d'une société dont il fait partie et il s'identifie avec les autres membres de son groupe pour coopérer avec eux à son maintien et à sa continuité.

A cet égard l'homme n'est pas unique. Tous les animaux tiennent compte de l'espace et du temps. Beaucoup d'entre eux forment des sociétés où la nécessité de s'adapter aux autres membres constitue un facteur toujours présent dans leur vie. Ce qui distingue des autres l'homme, cet animal social qui nous occupe, c'est la culture. Cette tendance à développer des cultures cimente en un ensemble unifié toutes les forces qui agissent sur l'homme, intégrant en faveur de l'individu son milieu naturel, le passé historique de son groupe et ses relations sociales. La culture assemble tous ces facteurs et ainsi apporte à l'homme le moyen de s'adapter aux complexités du monde. Elle lui donne le sentiment, et aussi parfois la certitude, d'être son créateur en même temps que sa créature.

Les définitions de la culture abondent. On s'accorde généralement à dire que la cul-ture s'apprend, qu'elle permet à l'homme de s'adapter à son milieu naturel et qu'elle varie beaucoup, qu'elle se manifeste dans des institutions, des formes de pensée et des objets matériels. Une des meilleures définitions de la culture, quoique déjà ancienne, est celle d'E. B. Tylor, qui la définit comme « un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l'art, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres dispositions et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société ». Des synonymes de culture sont tradition, civilisation, mais leur usage se complique d'im-pli-ca-tions de différentes sortes et de différentes qualités de comportement traditionnel.

Une définition aussi brève qu'utile de ce concept est la suivante la culture est ce qui dans le milieu est dû à l'homme. On reconnaît implicitement par cette phrase que la vie de l'homme se poursuit dans un cadre double : l'habitat naturel et le milieu social. Cette définition indique aussi que la culture est plus qu'un phénomène biologique. Elle inclut tous les éléments dans les caractères de l'homme adulte qu'il a consciemment appris de son groupe et sur un plan quelque peu différent, par un processus de conditionnement : techniques, institutions sociales ou autres, croyances, modes de conduite déterminés. Bref, la culture forme contraste avec les matériaux bruts, intérieurs ou externes, dont elle dérive. Les ressources offertes par le monde naturel sont façonnées pour satisfaire les besoins. Les caractères innés sont, eux, modelés de telle manière qu'ils font dériver de dons inhérents les réflexes qui dominent dans les manifestations extérieures du comportement.

Il est à peine nécessaire d'établit une différence entre le concept de culture qui sert d'instrument pour l'étude de l'homme, et l'acceptation générale qui est donnée aux termes « culture » et « cultivé ». Cependant, pour ceux qui sont peu familiarisés avec la terminologie ethnologique, il peut paraître singulier que l'on applique la notion de culture à un plantoir ou à une recette de cuisine. L'idée évoquée par le mot culture dans beaucoup de milieux revêt un caractère académique et fait de ce terme le synonyme de « raffinement ». Une telle définition laisse entendre qu'une personne qui a de la « culture » est capable de manier avec aisance certains aspects de notre civilisation qui confèrent du prestige. En fait, la maîtrise de ces aspects est le propre d'individus qui ont les loisirs de les apprendre.

Aux yeux de l'ethnologue, une personne « cultivée » au sens courant du mot ne possède qu'un fragment étroitement défini de notre culture, et à cet égard se rapproche de ceux qui disposent d'un bagage de connaissances techniques tels qu'un fer-mier, un maçon, un ingénieur, un manœuvre ou un médecin. Une économie élémentaire, les rites religieux les plus frénétiques, un simple conte, font tous également partie de la culture. L'étude comparée des coutumes nous le prouve très clairement. Dans de petits groupes isolés, dont les activités économiques sont rudimentaires et dont l'équipement technologique est pauvre, on ne trouve pas la stratification sociale qui doit exister afin de produire une « personne cultivée » dans le sens courant du mot. Il lui manque les ressources économiques qui lui sont essentielles si elle veut développer ses penchants et ses goûts.

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Pour saisir la nature essentielle de la culture, il faut d'abord résoudre une série de paradoxes apparents. Ils sont susceptibles d'expressions différentes, mais nous les présenterons sous la forme suivante :

1. La culture est universelle en tant qu'acquisition humaine, mais chacune de ses manifestations locales ou régionales peut être considérée comme unique.

2. La culture est stable, mais elle est aussi dynamique et manifeste des change-ments continus et constants.

3. La culture remplit, et dans une large mesure détermine, le cours de nos vies, mais s'impose rarement à notre pensée consciente.

Ce n'est qu'à la fin de ce volume que l'on saisira l'importance fondamentale des problèmes formulés ici et la difficulté de réconcilier ces contradictions apparentes. Pour cela nous devrons les examiner dans toutes leurs implications. Ici nous ne les examinerons que dans leurs rapports avec la réalité de la culture.


1. Le fait que l'homme est souvent défini comme un « animal créateur de culture » indique bien que l'on reconnaît l'universalité de la culture. Elle est un attribut de tous les êtres humains quels que soient le lieu où ils vivent et leur façon de vivre. Cette universalité peut être décrite en termes spécifiques. Toutes les cultures, examinées d'un point de vue objectif, possèdent un nombre limité d'aspects que l'on peut distinguer pour en faciliter l'étude. Passons rapidement en revue des différents aspects pour montrer comment le concept de l'universalité de la culture est suffisamment vaste pour inclure toutes les subdivisions de notre héritage humain.

Tout d'abord, tous les groupes humains se procurent leur subsistance. Ils y parviennent au moyen de procédés techniques qui leur permettent d'arracher à leur milieu naturel les moyens de pourvoir à leurs besoins et de se livrer à leurs activités quotidiennes. D'une façon ou d'une autre ils distribuent ce qu'ils ont produit et possèdent un système économique qui leur permet de tirer le plus grand parti possible des « ressources limitées » dont il leur faut disposer.

Tous les groupes donnent une certaine forme à l'institution de la famille ou à des structures plus vastes fondées sur la parenté ou sur des liens autres que ceux du sang. Aucune société ne vit dans l'anarchie sans contrôle politique. Il n'est pas d'exemple de société sans une philosophie de la vie, sans notion de l'origine et du fonctionnement de l'univers et sans théories sur la façon de manipuler le surnaturel pour parvenir à certaines fins. Bref, pour terminer cette revue des aspects de la culture, nous ajouterons les danses, les chants et les contes, les arts graphiques et plastiques qui pro-cu-rent des satisfactions esthétiques, le langage qui exprime la pensée et tout un système de sanctions et d'idéaux qui donnent à la vie sa signification et sa saveur. Toutes ces facettes de la culture, comme la culture elle-même, sont l'apanage de tous les groupes humains sans exception. Cependant, quiconque a été en contact avec un genre de vie différent du sien, même dans une région de son propre pays, sait fort bien qu'il n'est pas deux groupes de coutumes qui soient identiques dans le détail. C'est pourquoi on peut dire que chaque culture est le fruit des expériences particulières qui ont été faites dans le présent ou le passé, par un peuple qui agit en conséquence. En d'autres ter-mes, chaque ensemble de traditions doit être considéré comme l'incarnation vivante de son passé. Il s'ensuit qu'une culture ne saurait être comprise si, dans la mesure du possible, on ne tient pas compte de son passé, en ayant recours à toutes les méthodes disponibles - sources historiques, études comparées des genres de vie, matériel archéologique - pour connaître ses racines et son développement.

En fait, notre premier paradoxe doit être résolu par l'acceptation de ces deux termes. Cela signifie que l'universalité de la culture est un attribut de l'existence humaine. Même sa division en une série d'aspects différents est démontrée par tout ce que nous savons des divers genres de vie qui se manifestent partout dans le monde là où des cultures ont été étudiées. D'autre part, on peut prouver également qu'il n'est pas deux cultures identiques. Lorsque cette observation, qui résulte de recherches faites à l'époque actuelle, se traduit en termes temporels, elle implique que chaque culture a eu un développement unique en lui-même. Les aspects universels de la culture fournissent un cadre dans lequel les expériences propres à un peuple s'expriment dans les formes particulières prises par l'ensemble de ses coutumes. Nous pouvons laisser pour l'instant notre paradoxe et réserver pour les chapitres suivants l'explication de la solution.

2. Si l'on met en regard la stabilité et le changement qui se manifestent dans la culture, il nous faut de prime abord reconnaître que tout prouve le dynamisme de la culture. Les seules cultures entièrement statiques sont celles qui sont mortes. Nous n'avons d'ailleurs qu'à avoir recours à notre propre expérience pour constater que les changements se produisent devant nous, souvent si lentement que nous ne les percevons qu'en opposant le présent au passé. Une photographie vieille de quelques années nous révèle les changements de la mode. Surtout n'allons pas croire que cette tendance au changement est l'apanage de notre propre culture. La même constatation peut être faite chez d'autres peuples, quels que soient leur nombre, leur isolement et la simplicité de leurs coutumes. Le changement ne se manifeste peut-être que dans quel-que détail infime de leur culture, telle par exemple une variation dans le style d'un ornement ou dans une nouvelle recette pour préparer un aliment traditionnel. Ces changements sont toujours perceptibles si l'on peut observer une société pendant un certain temps, ou si l'archéologie nous renseigne sur son passé ou si on peut la comparer à des groupes voisins et apparentés dont la culture est semblable à la leur, mais avec des variantes de détail.

Bien que le changement culturel se manifeste partout et que son analyse soit le fondement de l'étude de la vie des groupes humains, il ne faut pas oublier que, comme en tout aspect de l'étude de la culture, il se présente comme une condition et non d'une façon absolue, en soi et par soi. Nous échappons ainsi à notre second dilemme apparent, en adoptant les deux propositions. La culture est à la fois stable et toujours en changement. Le changement culturel ne peut être perçu que comme une partie du problème de la stabilité culturelle; on ne peut comprendre la stabilité culturelle qu'en mesurant le changement par rapport au conservatisme. De plus, les deux termes ne sont pas seulement connexes, mais il faut aussi considérer leurs relations réciproques. Les conclusions obtenues concernant la permanence et le changement dans une culture donnée dépendent dans une grande mesure de la manière dont l'observateur insiste sur le conservatisme ou la flexibilité de cette culture. La difficul-té essentielle vient peut-être du fait qu'il n'existe pas de critères objectifs de la permanence et du changement.

Ce sujet a une importance immédiate, car il est de fait que la culture euroaméricaine est plus que toute autre perméable au changement et que cette perméabilité explique sa prééminence. La diversité les opinions concernant cette prédisposition au changement, considérée comme une chose tantôt désirable, tantôt déplorable, montre bien la relativité de ce point de vue. D'une façon générale, la pensée contemporaine tient le changement dans les aspects matériels de notre civilisation pour une chose bonne. D'autre part, on blâme ou l'on dénonce le changement dans les éléments intangibles de notre culture, tels que le code moral, la structure de la famille ou les grandes autorités politiques. Il en résulte que le progrès technologique revêt une telle importance dans nos esprits que tout changement matériel symbolise pour nous une tendance au changement dans la totalité de notre culture. Ainsi notre culture se différencie des autres par sa réceptivité à la transformation dans le domaine des techniques et pour cette raison nous minimisons au contraire sa stabilité.

3. Notre troisième paradoxe - la culture pénètre notre vie sans que nous en ayons conscience dans l'ensemble - diffère des précédents en ce qu'il comporte plus qu'une simple alternative. Nous nous trouvons ici face à des problèmes essentiellement psychologiques et philosophiques. Nous devons chercher à résoudre le problème psychologique et découvrir comment les êtres humains acquièrent leur culture et agissent en tant que membres de la société, et la question philosophique de savoir si la culture est ainsi une fonction de la mentalité humaine ou si elle existe en soi et par soi.

Mais la question essentielle est celle-ci : tandis que la culture, attribut de l'homme, se restreint à l'homme, la culture dans sa totalité, ou toute culture individuelle, dépasse l'individu. Il y a ainsi de fortes raisons d'établir une étude de la culture comme indépendante de l'homme; de créer une science de la « culturologie », comme le dit White. Mais les motifs ne sont pas moins puissants de concevoir la culture comme se réduisant à une réalité psychologique, existant sous la forme d'une série de constructions dans l'esprit de l'individu. Philosophiquement parlant, ce n'est qu'un exemple de plus du vieux conflit entre réalisme et idéalisme, conflit qui marque une séparation fondamentale dans la conception de la nature de l'homme et du monde. Bidney a démontré que chacune de ces positions, poussée à l'exclusion de l'autre, aboutit à un sophisme qui ne peut être réduit que par une position éclectique face au problème posé. Comme il le dit : « Ni les forces naturelles ni les faits de culture pris séparément ou considérés en eux-mêmes ne suffisent à expliquer la naissance et l'évolution de la vie culturelle. » Cependant, les deux points de vue contiennent dans une large mesure ce qui est essentiel pour comprendre la culture, de sorte qu'il nous importe de considérer les arguments avancés par les deux parties, avant de tenter de répondre à la question de la nature de la culture.
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La culture peut être étudiée abstraction faite des êtres humains. La plupart des ouvrages d'ethnographie traditionnelle nous décrivent le genre de vie des peuples uniquement en fonction de leurs institutions. De même les travaux des « diffusionnistes » ne mentionnent que rarement les individus qui utilisent les objets ou suivent les coutumes dont ils tracent la distribution géographique. La valeur de ce type de recherche ne saurait être niée même par ceux dont l'orientation est purement psychologique. Il est essentiel de connaître la structure d'une culture si l'on veut comprendre la façon d'agir de ceux qui en sont les représentants; le comportement n'a pas de sens pour qui ne tient pas compte de la forme prise par la coutume.

L'argument en faveur de la réalité objective de la culture - qui suppose qu'il est possible et même essentiel d'étudier la coutume comme si elle avait une réalité objective - repose sur le fait que la culture, étant « extra-humaine », « superorganique », échap-pe au contrôle de l'homme et opère dans les limites de ses propres lois. En substance, nous analysons ici un des nombreux déterminismes proposés pour expliquer la nature de la culture - en particulier le déterminisme culturel.

Examinons l'assertion suivante : « toute culture dépasse ce qu'un individu peut saisir ou manipuler », car elle est décisive pour la position que nous considérons maintenant. Notre propre culture peut aussi bien que toute autre servir d'exemple. Actuellement dans notre société, des millions de gens, dans des situations données de leur vie quotidienne, agissent d'une manière et dans des limites prévisibles. Par exemple : nous sommes sûrs que le mot « oui » signifiera une réponse affirmative à une question, à la campagne, les femmes ne labourent pas, sauf en des circonstances exceptionnelles; la mélodie de nos chants est plus importante que leur rythme; nos familles, en général, se composent du père, de la mère et des enfants plutôt que d'un homme, plusieurs femmes et leur progéniture. Or, quelque perméable que notre culture soit au changement, « oui » a signifié l'affirmation pendant des siècles; le labourage a été considéré depuis un temps immémorial comme une activité masculine; et ainsi de suite pour un grand nombre de coutumes. Mais il est clair que parmi les gens qui ont suivi ces conventions, aucun n'est vivant aujourd'hui, qui il y a deux cents ans disait « oui » pour affirmer ou vivait alors en monogamie.

Les partisans de l'existence objective de la culture insistent sur le fait que les modes de vie traditionnels continuent de génération en génération, sans tenir compte de la durée de l'existence d'une personne donnée. Cet argument a une force indéniable. Nous pouvons presque envisager deux entités - le groupe en changement perpétuel, composé d'êtres qui y entrent à leur naissance, y vivent et meurent; et le solide corps des coutumes qui dure, intact, les changements qu'il subit ayant leur source dans son passé historique. Qu'il existe des relations réciproques entre les hommes et la culture, même le déterministe le plus déclaré ne le nierait pas, de même que ceux qui réduisent la culture à des idées manifestées par la conscience individuelle conviendront de la nécessité d'en étudier les formes instituées. On ne saurait donc trop souligner que nous considérons ici des différences d'accentuation et d'évaluation plutôt que des alternatives exclusives. Ceci dit, le fait qu'il existe un continuum culturel, malgré le changement constant des personnes dont le comportement caractérise la culture, constitue un argument en faveur de la notion de culture définie comme entité indépendante.

Ce n'est pas seulement quand on la considère dans son ensemble, à travers les siècles, que l'on peut montrer que la culture est quelque chose de plus que les hommes; dans un groupe donné, à un moment donné de son histoire, aucun membre d'une société ne connaît tous les détails des modes de vie de son groupe. Plus encore, aucun individu, fût-il membre de la plus petite tribu, avec la culture la plus simple, ne connaît la totalité de son héritage culturel. Pour ne prendre que l'exemple le plus évident, arrêtons-nous aux différences de sexe dans les modes extérieurs du comportement. Il y a non seulement partout une division économique du travail entre hommes et femmes, mais nous trouvons dans la plupart des cultures que les activités des hommes diffèrent de celles des femmes dans la nature de leurs préoccupations à l'inté-rieur de la famille, dans leurs activités religieuses ou dans les genres de satisfactions esthétiques qu'ils trouvent dans leur culture. C'est parfois un produit de l'habitude que dans l'Afrique occidentale les femmes fassent de la poterie et les hommes cousent. Une telle répartition du travail n'est ni plus ni moins rationnelle que celle qui veut que chez nous ce soient les femmes qui soient les couturières et les hommes les potiers. Cette division peut être imposée consciemment et punie si elle est transgressée : ainsi chez les indigènes de l'Australie les femmes sont tenues à l'écart du surnaturel et dans notre propre société le port des vêtements féminins est interdit aux hommes.

Dans les groupes très étendus, où il existe un haut degré de spécialisation et où les individus se distinguent par leur position sociale, personne ne peut saisir sa culture dans sa totalité. Tant le paysan chinois du XIXe siècle que le mandarin érudit ré-glaient leur vie conformément aux impératifs d'une culture commune. Cependant, tous deux suivaient des voies séparées, se conformant chacun à son mode de vie particulier et probablement sans chercher à savoir en quoi leurs vies différaient. Non seulement lorsqu'une société se compose d'éléments urbains et ruraux, mais aussi lorsque les prêtres sont séparés des laïcs, les gouvernants des gouvernés, les spécialistes d'une technique - comme par exemple les forgerons de l'Afrique orientale ou les constructeurs de pirogues en Polynésie - des autres corps de métier, l'individu, à un plus haut degré encore, ne peut connaître qu'un segment de l'ensemble de sa culture. Ceci est vrai, bien que la culture totale de l'individu représente les tendances fondamentales en vertu desquelles son groupe, considéré comme un tout, règle sa conduite quotidienne.

La culture, considérée comme un tout supérieur à l'homme, constitue le troisième terme dans ce processus de l'inorganique, de l'organique et du superorganique que Herbert Spencer avait donné pour cadre formel à sa théorie de l'évolution. Plus d'un demi-siècle plus tard, le mot « superorganique » fut employé par Kroeber pour caractériser le fait suivant : de même que la culture et le développement biologique sont des phénomènes d'un ordre différent, il faut de même considérer la culture comme existant en soi, planant sur la vie des humains, qui ne sont que des instruments passifs de son pouvoir. « Le mahométisme - phénomène social -, dit Kroeber, en étouffant les possibilités de reproduction des arts picturaux et plastiques, a manifestement affec-té la civilisation de nombreux peuples; mais il doit aussi avoir modifié la carrière de bien des gens nés dans trois continents pendant un millier d'années. » Ou encore : « Même dans une sphère de civilisation limitée par des frontières nationales, on cons-tate nécessairement des résultats semblables. Le logicien ou l'administrateur par nature qui naît dans une caste de pêcheurs ou de balayeurs de rues n'obtiendra vrai-sem-blablement pas dans sa vie les satisfactions, et certainement pas les succès, qui eussent été son lot si ses parents avaient été des Brahmines ou des Kshatriyas; et ce qui est vrai formellement pour l'Inde est vrai dans le fond pour l'Europe. »

On a maintenant beaucoup plus d'éléments corroborant cette position que n'en possédait Kroeber au moment où il écrivait. Mais les exemples qu'il cite illustrent encore fort bien son point de vue original. La découverte par Darwin de la théorie de l'évolution, avec la découverte parallèle de Wallace, qui travaillait de l'autre côté du globe, est un des plus frappants de ces exemples. De Darwin, Kroeber dit : « Personne ne peut supposer valablement que la plus grande oeuvre de Darwin, la formulation de la doctrine de l'évolution par la sélection naturelle, aurait pu être portée à son crédit s'il était né cinquante ans plus tôt ou plus tard. Plus tard, il aurait été infailliblement précédé par Wallace; par d'autres, si Wallace était mort précocement. » On connaît bien aussi le cas de Gregor Mendel, dont les travaux sur l'hérédité passèrent inaperçus parce que, selon lui, notre culture n'y était pas préparée. Publiées en 1865, ses recherches furent ignorées jusqu'en 1900, année où trois savants, à quelques semaines d'intervalle, refirent indépendamment la découverte de Mendel, marquant ainsi un nouveau tournant de la biologie.

Il est d'autres exemples, donnés par Kroeber, de découvertes, faites indépendamment, du téléphone par Alexander Bell et Elisha Gray, de l'oxygène par Priestley et Scheele, de l'hypothèse des nébuleuses par Kant et Laplace, de la prédiction de l'existence de Neptune. à quelques mois d'intervalle, par Adams et Leverrier. Certains des ouvrages donnant des exemples de découvertes multiples, dont Kroeber prédisait la parution, ont en fait été publiés depuis lors, telles l'analyse détaillée du caractère inévitable des découvertes médicales par Stem ou l'étude de Gilfillan sur la succes-sion rapide de recherches qui provoquèrent le développement du bateau à vapeur. Tous ces ouvrages postérieurs corroborent les conclusions de Kroeber dans son premier écrit : « La marche de l'histoire, ou ce qu'on appelle couramment le progrès de la civilisation, ne dépend pas de l'apparition de personnalités particulières; comme celles-ci partout et en tout temps se ressemblent sensiblement tant par leur génie que par leur caractère normal, le substratum social reste le même... L'action concrète de chaque individu sur la civilisation est déterminée par la civilisation elle-même... Le corps et l'esprit ne sont que des facettes de la même matière ou activité organiques; la substance sociale - ou système sans substance, si l'on préfère - la chose que nous nomnions civilisation, les transcende de tout son être enraciné dans la vie. »

L'étude des modes féminines, entreprise par Kroeber en collaboration avec Richard-son, représente une des analyses les plus sérieuses qui aient été faites des changements manifestés par un élément culturel. Se servant de gravures de mode, ces deux savants ont mesuré et calculé les rapports entre certains traits du costume féminin, année par année, de 1787 à 1936. Des recherches analogues ont été faites pour la période qui va de 1605 à 1787, pour autant que les documents le permettaient. Les éléments analysés étaient la longueur et la largeur du décolleté. Ils ont trouvé dans ces traits des changements successifs et réguliers, qui témoignaient d'une véritable périodicité dans les oscillations entre les dimensions extrêmes. Ces transformations dépassaient le jeu de facteurs dus au seul hasard. Mais, dira-t-on, que devient alors l'influence des couturiers parisiens qui chaque année inventent de nouvelles modes et qui savent imposer les modifications qu'ils apportent au vêtement féminin? C'est précisément parce que l'élément conscient et le choix conscient des individus jouent un si grand rôle dans ce cas qu'il a été pris comme terrain d'expérience. Les résultats sont d'autant plus frappants et démontrent clairement que l'homme, qu'il le veuille ou non, est emporté par le courant historique de sa culture quelle qu'en soit la direction.
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La thèse de la réalité psychologique de la culture repose sur une répugnance à fragmenter l'expérience humaine, à séparer formellement l'homme, l'organisme, des aspects de son comportement qui constituent les éléments « superorganiques » de son existence. Certes, toute culture considérée dans le cours du temps est douée d'une vitalité qui transcende la vie individuelle de tout membre du groupe qui la manifeste. D'autre part, cependant, la culture ne pourrait pas exister sans l'homme. Par conséquent, objectiver un phénomène qui ne peut se manifester que dans la pensée et l'action de l'homme, c'est revendiquer une existence autonome pour quelque chose qui en fait existe seulement dans l'esprit du chercheur.

Établissons un parallèle entre la conception « superorganique » de la culture et l'hypothèse de la mentalité collective, qui fut soutenue en son temps par certains psychologues et rendue célèbre par un Le Bon ou un Trotter. La mentalité collective - ou, dit-on parfois, l'esprit de masse - était conçue comme quelque chose de supérieur aux réactions de tous les individus composant, par exemple, une foule. La question du siège de cette mentalité collective ayant été soulevée, puisqu'il s'agissait de quelque chose de plus que la somme des réactions des individus composant le groupe, on dut rejeter cette hypothèse comme non susceptible de fournir le genre de preuve exigée par une méthode scientifique.

La définition la plus claire de la culture au point de vue psychologique se pose ainsi : la culture est l'élément appris du comportement humain. Le mot « appris » est ici essentiel, car tous les savants admettent que, quelles que soient les formes d'une culture susceptibles d'être décrites objectivement, elles doivent être apprises par les générations successives d'une population, sinon se perdre. Autrement, il faudrait supposer que l'homme n'est pas seulement un animal pourvu de « pulsions » innées à construire une culture, mais que ces « pulsions » sont assez spécifiques pour donner à son comportement une orientation invariable, tout comme dans les espèces moins évoluées des pulsions limitées guident les réactions dans un sens prévisible. C'est la position des psychologues dits de l'instinct. Ces penseurs supposèrent une série d'ins-tincts pour expliquer les réactions qui plus tard ne se révélèrent pas du tout instinctives. Elles étaient en fait si complètement assimilées qu'elles étaient devenues automatiques. Il était donc impossible de dire si elles étaient apprises ou innées.

Les arguments de l'école instinctiviste étaient convaincants, parce que les humains apprennent effectivement leur culture, et cela par un procédé aussi pénétrant que profond. Un moyen, que nous remarquons spécialement quand nous employons le mot « éducation », est l'instruction directe. Mais le gros de la culture, dans tous les groupes, s'acquiert par un procédé appelé diversement habituation (habituation), imitation, ou peut-être mieux conditionnement (conditioning) inconscient, qui relie cette forme d'instruction aux autres types, où se présente un conditionnement con-scient (entraînement).

Ce procédé peut être extrêmement subtil. Ainsi, quoique tout être humain doive, pour des raisons organiques, interrompre périodiquement son activité, la manière dont il se repose est déterminée par sa culture. Dans une civilisation où les gens dorment par terre sur des nattes, ils ne peuvent supporter la mollesse d'une matelas. L'inverse est également vrai. Où l'on utilise des appuis-tête en bois, on ne peut tolérer des oreillers de duvet. Si les circonstances imposent une réadaptation, il faut alors suivre un réapprentissage, un reconditionnement, pour accommoder sa structure corporelle aux nouvelles circonstances.

Le langage offre une variété infinie d'exemples du conditionnement méticuleux de la parole. Ainsi, des différences régionales, comme l'a ouvert de Paris et celui, sourd, de Lille; ou des différences de classe, tel le langage du cockney, s'opposant à celui de l'aristocratie londonienne. Les mouvements caractéristiques d'une tribu, d'une localité, d'une nation ou d'une classe - dans la manière de marcher ou de s'asseoir - sont encore un exemple parmi une foule d'autres qui montrent comment, sans penser au procédé, sans apprentissage conscient, l'homme « apprend » sa culture.

La facilité avec laquelle techniques, modes de comportement et croyances se trans-mettent d'une génération à l'autre donne à la culture ce degré de stabilité qui per-met de la tenir pour une chose ayant une existence propre. N'oublions pas cependant que ce qui est transmis n'obéit jamais à des règles si rigides qu'elles ne laissent aucun choix à l'individu. Un des principaux facteurs des changements culturels est, comme nous le verrons, la variation de chaque type de comportement observé par un groupe donné. Par exemple, dans notre culture, on se repose en s'asseyant sur une chaise. Or, il est des sièges tendres, durs, à bascule, à dossier droit, à dossier arrondi et ainsi de suite. Nous n'avons pas l'habitude de croiser les jambes en nous asseyant à une petite table ni sur de petits tabourets. Nous ne cherchons pas le repos perché sur une jambe.

Mais la conception d'un comportement conditionné par la tradition ne prouve-t-elle pas à nouveau que l'homme n'est qu'une création de sa culture? La réponse à cette question réside dans le facteur de variation du comportement collectif. Dans toute culture il y a toujours place pour le choix, même, insistons-y, chez les groupes les plus simples ou les plus conservateurs. Car quand bien même on peut établir qu'une bonne part du comportement humain est automatique, on n'en conclut pourtant pas que l'homme est un automate. Lorsqu'un aspect de sa culture qu'il a toujours tenu pour admis - une croyance concernant une divinité particulière, ou la validité de certains moyens de commerce, ou encore quelque article d'étiquette - est mis en question, la seule défense de l'homme est un effort de rationalisation. Toutefois, spécialement quand il est impossible de donner une preuve objective, il se défend avec un degré d'émotion qui dénote éloquemment son sentiment.

Il en découle que la culture a un sens. Quoique le comportement puisse être automatique et les sanctions considérées comme admises, cependant toute forme d'action, toute croyance, toute institution dans une culture, « a un sens ». C'est là le principal argument de ceux qui soutiennent que la culture est une sommation des croyances, des habitudes et des opinions, plutôt qu'une chose en soi. L'expérience est définie culturellement, et cette définition implique que la culture a un sens pour ceux qui vivent en conformité avec elle. Même pour les biens matériels, cette définition est essentielle.

Un objet tel qu'une table ne figure dans la vie d'un peuple que s'il est reconnu com-me tel. Il serait en soi aussi incompréhensible pour un membre d'une tribu isolée de Nouvelle-Guinée que les dessins symboliques de cet indigène pour nous. C'est seulement après avoir pris une signification, par une explication, une définition et une connaissance de sa fonction, qu'un objet prend vie aux yeux de la culture.

A cet égard, l'opinion du philosophe Ernst Cassirer est significative. Son analyse du symbolisme du langage comme l'agent qui permet à l'homme d'agir réellement comme un animal constructeur de culture, dénote la profondeur de ses vues sur le problème de la distinction entre l'homme comme membre des séries biologiques et comme créateur et héritier d'une culture. « L'homme, dit-il, vit dans un univers symbolique. Le langage, le mythe, l'art et la religion sont des parties de cet univers. Ce sont les divers fils qui tissent le filet symbolique, la toile enchevêtrée de l'expérience humaine. L'homme ne Peut plus affronter immédiatement la réalité. La réalité physique semble reculer à mesure qu'avance l'activité symbolique de l'homme. Au lieu de traiter avec les choses mêmes, l'homme en un sens ne cesse de converser avec lui-même. Il s'est à un tel point enveloppé de formes linguistiques, d'images artisti-ques, de symboles mythiques et de rites religieux qu'il ne peut rien voir ou connaître sans l'intervention de cet intermédiaire artificiel. Sa situation est la même dans la sphè-re théorique et dans la sphère pratique. Même dans ce cas l'homme ne vit pas dans le monde des faits, ou selon ses besoins et désirs immédiats. Il vit plutôt au milieu d'émotions imaginaires, dans des espoirs et des craintes, dans des illusions et des désillusions, dans ses fantaisies et ses rêves. « Ce ne sont pas les choses, disait Épictète, qui troublent et inquiètent l'homme, mais ses opinions et ses fantaisies au sujet des choses. »

Le comportement humain, en effet, a été défini comme un « comportement symbolique ». Si l'on part de ce facteur, il devient clair qu'en usant de symboles l'homme donne un sens à sa vie. Il définit ainsi culturellement ses expériences qu'il ordonne conformément aux modes de vie du groupe dans lequel il est né et dont, par un processus d'apprentissage, il devient un membre actif.
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Faut-il choisir entre la thèse de la culture comme une entité autonome, indépendante de l'homme, et celle qui soutient qu'elle n'est qu'une manifestation de l'esprit humain? Ou est-il possible de concilier ces deux opinions?

Le « conditionnement » de l'individu pénètre si profondément le comportement humain, ses réactions sont si automatiques, si égale est la ligne historique décelable lors de changements dans une culture donnée s'étendant sur des années, qu'il est difficile de ne pas considérer la culture comme quelque chose d'extérieur à l'homme, qui le domine et l'entraîne bon gré mal gré vers une destinée qu'il ne peut ni prévoir ni modeler. Cependant, si nous analysons la culture de près, nous ne trouvons qu'une série de réactions qui caractérisent le comportement des individus constituant un groupe donné. C'est-à-dire, nous trouvons des gens qui réagissent, des gens qui se comportent d'une certaine façon, des gens qui pensent, des gens qui raisonnent. Dans ces circonstances, il apparaît que l'objet de notre tâche est de « réifier », c'est-à-dire d'objectiver et de concrétiser les expériences séparées des individus d'un groupe à un moment donné.

Nous réunissons toutes ces expériences en un tout que nous appelons leur culture. Et, dans un but d'étude, ce point de vue se justifie tout à fait. Mais on atteint le point critique lorsque nous « réifions » des similitudes de comportement qui ne sont que le résultat du conditionnement semblable d'un groupe d'individus, en quelque chose d'extérieur à l'homme, quelque chose de superorganique.

Nous ne contestons pas l'utilité, en certains cas, d'étudier la culture comme si elle avait une existence objective. Il n'y a pas d'autre moyen de parvenir à comprendre la portée des variations manifestées par les types de comportement communs à tous les hommes.

Mais, malgré cette nécessité méthodologique, nous ne devons pas oublier qu'il s'agit d'une « construction », et que, comme en toute science, nous prenons cette « cons-truction » comme guide de notre pensée et soutien de notre analyse.

Retour à l'auteur: Melville J. Herskovits Dernière mise à jour de cette page le jeudi 13 avril 2006 6:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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