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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Morphologie sociale (1938):
Introduction par Maurice Halbwachs.


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, publié en 1938. Paris : Librairie Armand Colin, 1970, 190 pages. Collection : U 2. Notre stagiaire, Mme Méliza Grenier, stagiaire finissante en bureautique du Cégep de Chicoutimi, a réalisé, en mars 2001, l'édition électronique de ce texte.

INTRODUCTION

Par Maurice Halbwachs

L'apparence extérieure des minéraux, l'agencement des couches géologiques, les formes des plantes et des êtres vivants, la disposition des organes et tissus : autant d'exemples d'études morphologiques, dans le domaine des sciences naturelles. Dans le monde social, on parle aussi de formes, mais quelquefois en un sens vague et métaphorique. Il nous faut donc préciser d'abord ce que nous entendrons ici par structures ou formes de la société.

lº Ce sera, par exemple, la façon dont se distribue la population à la surface du sol. Fait purement physique en apparence, qui résulte de l'espace disponible et des circonstances locales. La figure du groupe reproduit les formes de la nature matérielle : population groupée dans une île, disposée autour d'un lac, répandue dans une vallée. Une agglomération urbaine ressemble à une masse de matière dont les éléments gravitent vers un noyau central, avec un contour plus ou moins net. Vue à vol d'oiseau ou d'avion, c'est une excroissance, un accident du terrain.

2º On appellera aussi structure d'une population sa composition par sexes, par âges. Les différences de ce genre sont sensibles, au même titre que des caractères maté-riels. Faits biologiques : la société se rapproche d'un organisme. Hommes et femmes sont comme deux grands tissus vivants, opposés et complémentaires. Les âges représentent les phases successives d'évolution pour les cellules d'un organe ou d'un corps.

Cette fois nous ne considérons plus les sociétés dans leur rapport avec le sol. Les sociétés humaines ne sont pas seulement en contact avec la matière. Elles sont elles-mêmes des masses vivantes et matérielles. Comment en serait-il autrement, puisque, composées d'êtres qui occupent des parties de l'espace très rapprochées, elles ont, comme tous les objets sensibles, une étendue et un volume, une forme et même une densité ? Ces grands corps collectifs peuvent croître, et décroître. Par les morts, ils perdent sans cesse une partie des unités qui les constituent, et ils les remplacent au moyen des naissances.

Ajoutons qu'ils peuvent se mouvoir. Ici il faut tenir compte à la fois du sol (1º), et de leur nature d'êtres organiques (2º). Ils se déplacent quelquefois d'ensemble : par exemple des tribus de nomades, ou des armées en marche. En tous cas leurs parties sont plus ou moins mobiles : il y a, dans ces groupes, des déplacements internes, des courants d'entrée et de sortie.

Ce sont là, assurément, autant de faits de structure.

3º Ce que nous avons observé jusqu'ici s'appliquerait aussi aux sociétés animales. Non seulement une fourmilière, mais un banc de poissons, un essaim d'abeilles, ont des caractères du même ordre que la grandeur, la figure des groupes humains ; ils peuvent être localisés, changer d'emplacement et de forme. Leurs membres se distinguent suivant l'âge, le sexe, etc. — Voici maintenant des sociétés qui, tout en présentant des formes matérielles, sont ce que nous appelons des réalités d'ordre moral. Tel est le cas de groupes relativement simples, qu'on observe surtout dans les civilisations dites primitives, mais aussi dans les nôtres : les clans, les familles, en particulier les groupes domestiques étendus.

Il est possible d'analyser la structure d'une famille même compliquée et partielle-ment fondue avec d'autres, même si sa localisation dans l'espace est incertaine. Elle se laisse figurer matériellement, par un tableau de filiation, par une vue schématique des diverses branches et de leurs ramifications. C'est qu'il y a bien un élément spatial dans la famille. Bien que tels de ses membres s'en éloignent, et subissent l'attraction d'autres groupes, il y a en elle presque toujours comme un noyau, une région plus dense où se rassemblent et se tiennent rapprochés à travers le temps une partie appréciable de ses éléments. En particulier, chaque groupe de parenté a son centre spatial, qui est la maison familiale, habitée par le plus âgé, ou par une des branches, et où les autres membres se rejoignent parfois. — D'autre part, outre cette localisation, outre son étendue (à l'origine surtout), signalons la nature organique de la famille. Elle peut être rattachée, en effet, à ces structures biologiques fondées sur le sexe et l'âge, puisqu'elle suppose entre ses membres des liens vitaux. La croissance d'une population se ramène à la lente poussée de toutes ces tiges entrelacées, les familles, qui en sont les membres ou les parties.

Pourtant, la consanguinité et le rapprochement dans l'espace ne suffisent pas à constituer une famille, en ses traditions et son esprit. La diversité des rapports de parenté, les degrés inégaux qu'on distingue dans la cohésion familiale nous transportent aussi dans un monde de représentations et d'états affectifs qui n'ont plus rien de matériel. Tous ces éléments de forme, grandeur, lieu, courant vital qui passe d'une génération à l'autre, expriment maintenant une réalité différente, c'est-à-dire des pensées, une vie psychologique. Expression qui, d'ailleurs, a aussi sa réalité, et qui entre comme telle dans la conscience que la famille prend d'elle-même, dans ses changements et ses démarches, dans sa consistance.

Ainsi nous sommes passés des formes en apparence surtout physiques et géographiques (place, grandeur, densité) aux aspects organiques et biométriques (sexe, âge), et enfin à des structures analogues aux précédentes, mais solidaires d'une conscience collective que nous n'apercevions pas, que nous ne jugions pas nécessaire de supposer présente aussi sous quelque forme, aux deux premiers degrés.

Est-ce tout, cependant, et avons-nous épuisé le contenu de la morphologie collective ?

4º Le sociologue allemand Simmel, étudiant « les formes sociales », en donnait comme exemples « la Chambre des lords, la Compagnie des Indes, la monarchie héréditaire, les bureaux, les églises ». Toute institution collective est en effet une forme imposée à la vie commune : cadres religieux, politiques, économiques. Tout ce qui est à la fois défini et stable est bien tel, par opposition à l'indéterminé et au mouvant. Pourtant nous ne pouvons étendre la signification du mot formes (en tant qu'il désigne l'objet de la morphologie collective) jusqu'au point de confondre les formes matérielles des sociétés avec les organes de la vie sociale, — et ceci, parce que la distinction entre organes et fonctions n'est pas claire, et n'est pas assez tranchée, lorsqu'on la transporte dans la science des groupes humains et de leur organisation.

Il faut dire plutôt que, qu'il s'agisse d'une entreprise industrielle, d'une bourse des valeurs, d'un organe de la vie politique, nous n'aurons de ces institutions qu'une vue abstraite, si nous ne les plaçons pas en une partie de l'espace, si nous n'apercevons pas les groupes humains qui en assurent le fonctionnement. Les institutions ne sont pas de simples idées : elles doivent être prises au niveau du sol, toutes chargées de matière, matière humaine et matière inerte, organismes en chair et en os, bâtiments, maisons, lieux, aspects de l'espace. Tout cela tombe sous les sens. Ce sont des figures dans l'espace, qu'on peut décrire, dessiner, mesurer, dont on peut compter les éléments et les parties, reconnaître l'orientation, les déplacements, évaluer les accroissements, les diminutions. C'est en ce sens que tous les organes de la vie sociale ont des formes matérielles.

Maintenant n'oublions pas que toutes les formes que nous venons de passer en revue, sous les quatre divisions précédentes, ne nous intéressent que parce qu'elles sont étroitement liées à la vie sociale, qui consiste tout entière en représentations et tendances. Dans le forum romain, en tant que place, avec des basiliques, des tribunaux, des statues, on peut ne voir qu'une partie du sol bien délimitée, et un assemblage d'objets physiques. L'activité politique qui s'y déployait nous transporte sur un plan différent. Mais comment la concevoir, telle qu'elle s'est historiquement déroulée, dans un autre cadre ? Toutes les générations successives de Rome ont mis sur celui-ci leur empreinte. Et toutes l'ont eu sous les yeux, se le sont représenté.

Considérons-nous les divisions politiques ou économiques d'une société ? On peut en trouver la base dans la nature physique. Elles ne sont cependant pas purement matérielles. Entre elles et les divisions de la géographie physique il y a bien cette différence que les premières résultent de dispositions morales. C'est le droit public, ce sont les traités qui les déterminent. Nous sentons qu'elles exercent sur nous une contrainte qui n'est pas seulement matérielle. Des hommes, des volontés humaines pèsent sur nous, nous repoussent ou nous retiennent, quand nous approchons d'une frontière.

Pascal disait que les rivières sont des chemins qui marchent. C'est qu'il pensait aux hommes qui les utilisent. Dans les voies de communication, nous sentons obscurément la présence de ceux qui ont arrêté leur direction. Pistes tracées dans la brousse, ou sentiers de montagne entaillés dans le roc depuis plus de mille ans, voies romaines, chemins du moyen âge pavés de pierres irrégulières, routes modernes dont la pente a été calculée par les ingénieurs : il semble que nous voyons les pas de ceux qui s'y sont les premiers avancés, et qui les ont frayées, que nous y retrouvons la marque des outils qui ont servi à les construire. Surtout, nous nous représentons ceux qui y ont marché avant nous, qui les foulent à nos côtés.

Ainsi tous ces aspects matériels ne sont point sans rapport avec la société. Ils expriment, ils traduisent au-dehors ses démarches, ses coutumes anciennes et actuelles. Quand le statisticien parcourt des yeux une série de chiffres, s'il s'agit des variations du baromètre, de l'hygromètre, il s'en tient aux données physiques qui portent leur signification en elles-mêmes, qui se suffisent. S'agit-il, au contraire, de faits de population ? Les chiffres, ici encore, nous renvoient à des réalités physiques, physiologiques. Si ce qu'on a ainsi compté, dénombré, c'était des plantes, ou des bêtes, nous n'irions point plus avant. Si ce sont des faits humains, notre pensée cherche tout de suite, au-delà des hommes comme organismes rapprochés dans l'espace, le milieu collectif dans lequel ils sont engagés, groupe urbain, groupe provincial, groupe national, et les tendances qui y existent et se traduisent en ce nombre d'habitants, de naissances, de décès.

Maintenant, si ces formes matérielles résultent, comme il le paraît, des limitations et résistances opposées à la vie sociale par les conditions physiques et biologiques, on pourra penser que c'est un élément à la fois négatif et minime, ce qu'il y a de plus mécanique et de plus superficiel dans la société. Il nous reste à montrer que la structure morphologique des groupes, et elle seule, permet parfois d'expliquer leurs états et changements internes, leurs institutions et leur genre de vie. Tout se passe comme si la société prenait conscience de son corps, de sa position dans l'espace, et adaptait son organisation aux possibilités qu'elle aperçoit ainsi. La morphologie sociale part de l'extérieur. Mais ce n'est pour elle, en effet, qu'un point de départ. Par ce chemin étroit, c'est au cœur même de la réalité sociale que nous pénétrons.

Nous nous en tiendrons à deux exemples, empruntés aux travaux de l'école sociologique française.

Voici d'abord, le grand phénomène de la division du travail. Durkheim s'est demandé si elle a été introduite dans nos sociétés en raison des avantages avant d'en avoir fait l'expérience ? Tenons-nous en, maintenant, à la structure des groupes et à ses transformations, c'est-à-dire à ce qu'il y a, en eux, à la fois de plus apparent et de plus simple. Supposons que plusieurs clans ou plusieurs tribus isolés jusqu'ici se rapprochent et forment une société unique, mais composée de plusieurs segments relativement autonomes. Puisque ce sont cependant les parties d'un même corps, des courants de circulation se dessinent de l'un à l'autre, et à travers tout l'ensemble. Enfin toute trace de séparation disparaît, et toutes les parties se fondent en un tout. Ce sont là de simples changements de structure matérielle. Quelles en seront les con-séquences ?

Jusqu'ici, l'obstacle à la division du travail était double.

— Dans un groupe composé d'un petit nombre d'hommes, la diversité naturelle des aptitudes est limitée ; en même temps, la variété des goûts et des besoins n'y est pas tellement grande qu'il s'y produise une demande suffisante de beaucoup de genres de produits. — Fondez, maintenant, deux ou plusieurs populations en une seule, de sorte qu'un plus grand nombre d'unités humaines puissent entrer en contact. Vous permettrez, du même coup, un choix et une sélection beaucoup plus grande et une spécialisation bien plus poussée. Il y a plus de chances, dans un groupe plus large, de trouver les qualités nécessaires pour faire un mécanicien de précision, un ouvrier d'art, telle espèce d'artiste, d'acteur, d'administrateur, d'homme d'État. Mais aussi, à ces productions spéciales, à ces services différenciés répondront des demandes et des clientèles spéciales aussi, puisque dans un public plus complexe, avec des éléments venus de régions et de climats divers, divers de race peut être, en tous cas détachés de milieux qui n'avaient ni le même passé, ni le même genre de vie, des besoins bien plus nombreux et plus variés se feront jour. En présence de la diversité des produits déjà à leur disposition, consommateurs ou, comme on dit maintenant, usagers, de plus en plus raffinés et difficiles, obligeront l'industrie et le commerce à s'engager dans des voies toujours plus ramifiées de spécialisation.

Ajoutez que, dans un ensemble dont les parties sont ainsi rapprochées, la population se concentre sur une étendue plus limitée. Alors, les hommes passent plus fréquemment d'un milieu à l'autre, ont un horizon plus vaste, une expérience plus riche des goûts et des biens tels qu'ils se rencontrent dans les divers lieux, dans les diverses classes : émulation, imitation, curiosité déterminent des courants de consommation et de production, et aussi font apparaître des services publics et privés nouveaux dont on prend vite l'habitude ; d'où nouvelle action réciproque des vendeurs sur les acheteurs, des clients sur les producteurs et les marchands, du public sur toutes les fonctions qu'il contrôle et qu'il stimule.

Or, à l'origine d'une telle évolution qui se produit non seulement dans la vie économique, mais dans le droit, l'administration, l'art, la science, qui atteint les ressorts les plus profonds de la société, que trouvons-nous ? De simples changements de forme : dimensions plus grandes, parties plus nombreuses, fusion plus étroite, multiplicité plus grande des unités, densité accrue des agglomérations. Quoi d'étonnant, alors, qu'un type ou qu'une espèce de société puisse être définie suffisamment par son aspect morphologique ?

Tournons-nous maintenant vers un cas plus concret, qu'a étudié M. Mauss. Les Eskimos s'abritent en hiver dans des maisons, de longues maisons où se réunissent six, sept, et jusqu'à dix familles. Elles cohabitent ainsi, chacune avec son banc spécial, ou sa part de banc cloisonné. En été, on vit sous des tentes, dont chacune ne contient qu'une famille restreinte. Suivant les saisons, aussi, ces habitations ne se distribuent pas de même. Une station d'hiver se compose de plusieurs maisons rapprochées : population concentrée, sur une aire réduite — si resserrée, parfois, que la station entière peut tenir dans une seule et unique maison (jusqu'à onze familles et cinquante-huit habitants, nombre extraordinaire en ces établissements, où une maison, en moyenne, contient cinq ou six familles). Les tentes d'été, au contraire, sont dispersées. Le groupe, en cette saison, se dissémine. Après l'immobilité relative de l'hiver viennent des voyages et des migrations lointaines. — Ainsi, tantôt les familles sont agglomérées, comme si la tribu se repliait sur elle-même, tantôt elles se répandent sur de vastes étendues, s'égaillent le long des côtes.

Phénomène simplement curieux d'alternance ? Mais la vie sociale tout entière en est affectée : la famille, le régime des biens l'organisation politique. La religion Eskimo passe par le même rythme. Religion d'été, et religion d'hiver. Plutôt, il n'y a pas de religion en été, sauf un culte privé, domestique : tout se réduit aux rites de la naissance, de la mort, et à l'observation de quelques interdits. Au contraire, l'établissement d'hiver vit, pour ainsi dire, dans un état d'exaltation religieuse continue. Alors, mythes et contes se transmettent d'une génération à l'autre. « Ce sont, à chaque instant, des séances imposantes de shamanisme public pour conjurer les famines. Toute la vie de l'hiver n'est qu'une sorte de longue fête ».

Il n'y rien là, d'ailleurs, qui doive nous surprendre. Ce rythme alterné est plus marqué chez les Eskimos, parce qu'ils habitent des contrées où l'été s'oppose plus nettement à l'hiver qu'en d'autres contrées. Il s'observe aussi dans les sociétés américaines de peaux rouges, surtout dans la zone de civilisation du nord-ouest, ailleurs, dans les populations pastorales. Mais n'y a-t-il rien d'analogue jusque dans nos sociétés occidentales ? Ne songeons pas seulement aux veillées d'hiver dans les campagnes, tandis qu'à la ville, dans la même saison, la vie de relations s'intensifie, et qu'en été on voyage, on se disperse. Mais, indépendamment des saisons elles-mêmes et de leur alternance, les familles sont plus rapprochées l'une de l'autre, dans le cadre du village, fondues parfois en une chaude intimité presque animale : tel Cromedeyre-le-Vieil, de Jules Romains, vaste termitière humaine creusée dans le roc, où chaque cellule familiale n'est qu'une logette qui communique avec les autres. Dans les milieux urbains, au contraire, surtout dans les grandes villes, les ménages, les groupes domestiques sont dispersés. Même lorsqu'ils sont unis par des rapports de parenté, d'amitié, d'origine, de métier, ce qui les sépare les uns des autres, c'est moins encore l'espace qu'une matière humaine anonyme, qu'on devine autour de soi, alors même qu'on ne se heurte pas aux foules qui circulent dans les rues, et qui tendent à vous entraîner ailleurs qu'où l'on voudrait aller. — Mais ville et village ne diffèrent pas seulement par la structure matérielle et la distribution des habitations, des groupes d'habitants : les croyances religieuses n'y sont pas les mêmes, ni les pratiques, non plus que les occupations, les professions, les coutumes, sinon le droit, quant au partage, à la transmission des biens, et la participation à la vie publique. Si la campagne ne pouvait nourrir ses habitants qu'une moitié de l'année, s'ils devaient passer l'autre dans de grandes agglomérations industrielles, ils traverseraient les mêmes alternances que les Eskimos, et, en même temps qu'ils seraient ainsi plus rapprochés ou plus dispersés, ils seraient plongés aussi dans des civilisations très différentes.

En résumé, ce premier aperçu nous a conduit à distinguer de tout le reste de la réalité sociale les aspects matériels de la vie des groupes. Ils résultent de ce que ceux-ci existent et se meuvent dans l'espace, de ce qu'ils ont un corps, des membres, et se composent d'une masse d'éléments qui sont eux-mêmes des organismes juxtaposés.

De tels caractères sont plus ou moins en relief, suivant les formes sociales que nous avons passées en revue. Ils se trouvent au premier plan, on peut même dire qu'ils suffisent à constituer toute une province de la sociologie, quand on étudie les états et changements de la population, les villages, les agglomérations urbaines, les habitats, et aussi les migrations, les routes, les moyens de transport. Ici, nous sommes sur un plan défini, dont nous n'avons plus à sortir, celui des faits de population purs et simples, des faits morphologiques proprement dits, au sens étroit. — S'agit-il d'autres réalités collectives : les clans et les tribus, les familles, les groupes religieux, politiques, etc. ? Les faits de structure spatiale ne représentent plus alors le tout, mais seulement la condition et comme le substrat physique de telles communautés. L'activité de celles-ci a, dans chacun de ces cas, un contenu particulier, spécifique, et ne se confond pas avec des changements de structure spatiale et de distribution sur le sol. En d'autres termes, replacées et saisies dans les cadres des sociologies particulières, les formes matérielles des sociétés reflètent tout l'ordre de préoccupations propres à chacune d'elles ; c'est pourquoi il y a une morphologie religieuse, une morphologie politique, etc. : faits morphologiques au sens large.

En tous cas, la morphologie sociale, comme la sociologie, porte avant tout sur des représentations collectives. Si nous fixons notre attention sur ces formes matérielles, c'est afin de découvrir, derrière elles, toute une partie de la psychologie collective. Car la société s'insère dans le monde matériel, et la pensée du groupe trouve, dans les représentations qui lui viennent de ces conditions spatiales, un principe de régularité et de stabilité, tout comme la pensée individuelle a besoin de percevoir le corps et l'espace pour se maintenir en équilibre.

Retour à l'auteur: Maurice Halbwachs Dernière mise à jour de cette page le mardi 25 avril 2006 19:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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