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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La mémoire collective (1950):
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Maurice Halbwachs, La mémoire collective, publié en 1950. Paris : Les Presses universitaires de France, 1967, Deuxième édition revue et augmentée, 204 pages. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine. Notre stagiaire, Mme Lorraine Audy, a entièrement réalisé, en février 2001, l'édition électronique de ce texte.

MAURICE HALBWACHS
(1877-1945)

De famille universitaire, enfant sage et sérieux qui lisait Jules Verne avec un allas, il fut lycéen sans histoire jusqu'au jour où, à Henri-IV, il devint l'élève de Bergson. Ébloui par l'homme, exalté par la révélation de la philosophie, il se découvrit soudain une vocation. Dès lors, en effet -dès sa vingtième année - sous des dehors discrets de courtoisie et de silence, il a incarné, pour sa part, cette espèce humaine à la fois respectée et contestée, le philosophe, c'est-à-dire celui pour qui le souci de penser est le premier. Ses amis, et lui-même, souriaient de ses fréquentes distractions ; c'est qu'il était toujours habité par quelque recherche exclusive, voire tyrannique. Non qu'il fût fermé sur lui-même ni tourné vers le dedans, lui qui a si résolument contesté la possibilité d'aucune pensée purement individuelle. Au contraire, il a toujours concilié la méditation avec une curiosité quasi universelle; dès le lycée, l'école, il travailla sur Stendhal, sur Rembrandt et plus assidûment sur Leibniz; il entra dans la mêlée sociale et politique, avec Péguy, puis avec Lucien Herr et Jaurès. Ce travailleur inlassable, au cours de sa vie entière, a su trouver du temps pour tout, pour sa famille, pour de grands voyages, pour l'art et la politique, parfois même pour le monde, et aussi pour les charges sociales que lui imposèrent, dans les dernières années de sa vie, le poids de son œuvre et l'amplitude de son activité, plus que son ambition . Mais si efficace que fût son concours et si précieuse sa présence bienveillante, on sentait qu'il se prêtait seulement aux choses temporelles, que la poursuite de la réflexion restait l'essentiel et qu'il mettait foules choses et foules gens à distance d'observation désintéressée et de jugement.

S'il a toujours reconnu ce qu'il devait à Bergson, il s'est formé aussi contre lui par un vif mouvement de défense. Il s'est voulu savant plus que philosophe. Au lendemain de l'agrégation, tout en travaillant aux Inédits de Leibniz - d'où un séjour d'un an à Hanovre en 1904 - il se préparait à rompre avec sa formation philosophique et peut-être ses dispositions de métaphysicien. C'est après réflexion et délibération qu'il choisit de se consacrer à la « science dernière » selon Comte, celle dont l'objet est le plus complexe, lieu de rencontre entre le mécanique et l'organique, d'une part, et le conscient, de l'autre. Il alla voir Durkheim, qu'il ne connaissait pas encore ; remettant à plus lard d'enseigner la philosophie dans un lycée, il vécut pauvrement à Paris d'une bourse d'élude et il redevint étudiant.

Il fil son droit, apprit l'économie politique, s'exerça aux mathématiques. C'est peut-être à celle constante avidité de savoir nouveau que sa pensée doit d'être restée si jeune. C'est aussi qu'il avait conscience d'avoir, pour sa part, à frayer les voies à une science jeune où, nous dit-il, « il n'y a pas de voie royale »; de là, parfois, cet accent un peu combatif, propre à ceux qui ont à construire la méthode en même temps qu'à découvrir l'objet de leur science, tels les biologistes du XIXe siècle. Durkheim et Simiand - son ami et, de fous les sociologues, celui qu'il a le plus admiré - furent ses guides; mais bientôt il se fraya son chemin, à égale distance de ce qu'il jugeait parfois trop dogmatique chez le premier et trop scrupuleusement empiriste chez le second. Seulement, c'est dans ses livres, dans ses cours et dans ses nombreux articles sur les sujets les plus variés, qu'il faudrait rechercher sa méthodologie et, si l'on veut, sa doctrine. Il ne les a jamais distinguées explicitement de celles de l'École française, pressé qu'il était toujours par de nouveaux travaux, retenu aussi par une sorte d'insouciance à l'égard de lui-même, par celle modestie, qui a été une de ses vertus de cœur et d'esprit.

Donc si l'on voulait retrouver l'histoire de sa pensée - et il n'en est pas question en une aussi brève notice - il faudrait d'abord suivre dans son premier ouvrage : Les expropriations et le prix des terrains à Paris de 1860 à 1900 (sous sa forme de thèse de droit parue en 1909), les tâtonnements de l'apprentissage, alors que néophyte de la science, il prétend se fonder presque uniquement sur la forme d'expérience qui lui semble alors la principale en sociologie, la statistique. On le voit « multiplier les précautions » contre les extrapolations trop hâtives et même les hypothèses. On sait qu'il devint vile un maître en statistique, qu'il en est resté jusqu'au bout un praticien convaincu et qu'il en a précisé, discuté et approfondi les lois. Citons, en 1913, la Théorie de l'homme moyen, Essai sur Quetelet et la statistique morale ; en 1921 (en collaboration avec M. Fréchet), le Calcul des probabilités à la portée de tous ; en 1923, sa contribution au tome VII de l'Encyclopédie française : l'espèce humaine, le point de vue du nombre, etc.

Mais il faudrait montrer surtout comment la statistique n'a bientôt plus été pour lui, et de plus en plus, que le moyen de rassembler, par les chiffres, une matière sociale pour la réflexion ; matière en tant que trace directe et immédiatement quantifiée des événements sociaux, mais qui ne dit rien, pas plus que la nature. Dès 1913, dans ses deux thèses de doctoral ès lettres - qu'il composa tout en enseignant aux lycées de Reims et de Tours - il s'assure que le fait social, bien que mesurable pour une part, n'est pas extérieur au savant, n'est pas extérieur aux hommes qui le vivent. Depuis, c'est le problème même de la conscience sociale, c'est-à-dire pour lui de la conscience tout court, qui a dominé, orienté et unifié toutes ses recherches. En 1938, dans son petit traité de Morphologie sociale (Colin), il écrit : « Comprenons bien que les formes matérielles de la société agissent sur elle, non point en vertu d'une contrainte physique comme un corps agirait sur un autre corps, mais par la conscience que nous en prenons, en tant que membres d'un groupe qui perçoivent son volume, sa structure physique, ses mouvements dans l'espace. Il y a là un genre de pensée ou de perception collective qu'on pourrait appeler une donnée immédiate de la conscience sociale, qui tranche sur foules les autres et qui n'a pas été aperçue suffisamment par les sociologues eux-mêmes. » « Données immédiates » qui ne relèvent certes Pas de l'intuition bergsonienne ni d'aucune psychologie et qu'il n'est pas permis non plus de rejeter dans l'inconscient; la lâche du sociologue, par une exposition qu'on peul bien appeler une phénoménologie, est de les faire passer à l'étal de notions claires et distinctes. Maurice Halbwachs a réussi, en fin de compte, à dominer ou négliger les faux problèmes ontologiques qui opposent individu et société, comme les vrais phénoménologistes ont su écarter le faux problème du réalisme et de l'idéalisme. La sociologie, pour lui, c'est l'analyse de la conscience en tant qu'elle se découvre dans et par la société, et c'est la description de celle société concrète, c'est-à-dire des conditions mêmes - langage, ordre, institutions, présences et traditions humaines - qui rendent possible la conscience de chacun. On ne peut penser aucune chose, on ne peul se penser soi-même que par les autres et pour les autres, et sous la condition de cet accord substantiel qui, à travers le collectif, poursuit l'universel et distingue, comme Halbwachs y a tant insisté, le rêve de la réalité, la folie individuelle de la commune raison. Durkheim fait venir la raison de la société, Halbwachs montre que la raison résulte de celle forme humaine que seule réalise et anime constamment l'existence sociale.

Ainsi, bien que la société dépende étroitement de conditions naturelles, elle est essentiellement conscience ; les causes et les fins s'y mêlent et emmêlent. Il a su donner dans ses analyses le sentiment de l'opacité et de la puissance enveloppante du tissu social tel que Comte et plus encore Balzac, qu'il a toujours lu avec ferveur, nous le font éprouver. Et c'est pourquoi, il s'est efforcé de combiner toujours plus la méthode objective de l'homme de science et la méthode réflexive du philosophe.

Dès 1913, dans sa grande thèse : La classe ouvrière et les niveaux de vie, parlant d'une enquête sur les budgets ouvriers, il se trouve devant le problème des classes sociales, et c'est en réfléchissant sur sa propre expérience vécue, c'est en analysant la diversité des comportements, des tendances, des sentiments par lesquels nous nous classons, nous-mêmes et les autres, sur la fameuse échelle sociale, qu'il a formé l'idée, sans doute magistrale, que l'homme se caractérise essentiellement par son degré d'intégration dans le tissu des relations sociales. Une idée, c'est, pour le savant comme pour le philosophe, le chemin indispensable de la découverte. Il nous le dit expressément : « La plupart des idées qui traversent notre esprit ne se ramènent-elles pas au sentiment plus ou moins précis, qu'on en pourrait, si on le voulait, analyser le contenu ? Mais on va rarement au bout de telles analyses » . Le livre tout entier est un exemple d'analyse obstinément poursuivie et laissée ouverte. Il nous fait voir les ouvriers isolés en face de la matière et par-là comme désintégrés de la société : « La société en reportant hors d'elle toute une classe d'hommes délégués au travail matériel a su fabriquer des outils à manier des outils. » Si l'idéal peul se définir « la vie sociale la plus intense », le mot de classes supérieures a tout son sens. Le problème est, pour les ouvriers, d'accéder, dans la sphère de la consommation, à une vie sociale assez « compliquée et intense », de « participer à tous les besoins nés dans les groupes », de se créer « des relations originales avec les autres membres des petites sociétés », de telle sorte qu'ils ne puissent pas « se dépouiller de toute leur personnalité lorsqu'ils se rendront dans les lieux du travail ». Ainsi, plus on serre de près la réalité, mieux on voit que la société, loin d'uniformiser les individus, les distingue : à mesure que les hommes « multiplient leurs rapports... chacun d'eux prend de plus en plus conscience de son individualité ».

Après la rupture de 1914-1918 - pendant la guerre, Halbwachs avait enseigné au lycée de Nancy jusqu'à l'évacuation de la ville bombardée, puis travaillé auprès de son grand ami Albert Thomas à la réorganisation de l'industrie de guerre - il entra dans l'enseignement supérieur. A la Faculté de Caen puis, de 1919 à 1935, à celle de Strasbourg, enfin à la Sorbonne, il put, selon le vœu de sa jeunesse, confondre presque entièrement son enseignement et ses recherches personnelles. Pendant vingt-cinq ans, à travers ses multiples et incessantes activités - parmi lesquelles, en 1930, un cours professé à l'Université de Chicago - on le voit poursuivre le même problème de la conscience sociale, l'éclairant par toutes ses recherches annexes et en approfondissant la notion. Si le social se confond avec le conscient, il doit se confondre aussi avec la remémoration sous toutes ses formes. Matière et société s'opposent ; société et conscience, et personnalité s'impliquent; par suite, a fortiori, société et mémoire. Reprenant les termes de Leibniz, Materia est mens momentanea, il avait compris que l'ouvrier, c'est l'esprit emprisonné dans la matière, immobilisé dans le perpétuel présent du geste simplifié et monotone du travail mécanisé, ou, par antiphrase, rationalisé. Les Cadres sociaux de la mémoire, parus en 1925, sont, on le voit, au centre de son œuvre et en constituent sans doute la partie la plus durable. Nulle part, il ne s'est montré plus fidèle observateur de la vie sociale concrète et quotidienne, nulle part, analyste plus pénétrant, parfois même jusqu'à la subtilité; qu'on relise ce qu'il a écrit sur la noblesse, la propriété, sur le rapport des générations, la fonction des vieillards comme gardiens du passé, le rôle des prénoms dans le langage et les relations humaines. Nul n'a mieux compris et fait comprendre la continuité sociale (l'idée directrice, selon Comte), c'est-à-dire cet enchaîne-ment temporel, propre à la conscience commune, qui, sous forme de tradition, de culte du passé, de prévisions et de projets, conditionne et suscite, en chaque société, l'ordre et le progrès humain. Malgré quelque équivoque d'expression, il nous fait profondément saisir que ce n'est pas l'individu en soi ni aucune entité sociale qui se souvient, mais que nul ne peul se souvenir effectivement que, dans la société, par la présence ou l'évocation et donc par le secours des autres ou de leurs œuvres ; nos premiers souvenirs et, par suite, la trame de tous les autres ne sont-ils pas portés et entretenus par la famille ? « Un homme qui se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à quelqu'un qui voit ce que les autres ne voient pas » (p. 228).

Le texte qui paraît ici et qui a été tiré des papiers laissés par Halbwachs nous apporte les fragments du grand ouvrage qu'il projetait sur le temps. Ce qui confirme assez que les rapports de la mémoire et de la société étaient bien devenus le centre et le terme de sa pensée. Cet ouvrage a été poursuivi à travers la tourmente de la dernière guerre qui a frappé les siens de façon si répétée et si cruelle. En juillet 1944, il a été rompu par la brutale tragédie que l'on sait : l'arrestation par la Gestapo, au lendemain de l'arrestation d'un de ses fils, et en mars 1945, la mort au camp de Buchenwald. Évoquant le souvenir de Frédéric Rauh qui avait été son maître quelques mois et dont il était devenu l'ami, il disait que « la plus haute vertu du philosophe est peut-être l'intrépidité intellectuelle »; celle vertu a impliqué, pour Maurice Halbwachs, le mépris des habiletés et l'indifférence aux ruses de la vie sociale. C'est la part socratique qu'il y a sans doute en tous les vrais serviteurs de l'esprit. Il pourra sembler symbolique qu'un des hommes qui s'est le plus attaché à définir la notion d'homme en tant que personne distincte des choses, ce qui entraîne la condamnation radicale de l'outil humain, du matériel humain, ail subi l'enfer concentrationnaire où ensemble la société et l'individu sont reniés et anéantis.

J.-Michel ALEXANDRE.

Retour à l'auteur: Maurice Halbwachs Dernière mise à jour de cette page le mardi 25 avril 2006 19:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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