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Collection « Les auteur(e)s classiques »

La classe ouvrière et les niveaux de vie. (1912)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Maurice Halbwachs (1930), La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines. Thèse de doctorat présentée à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris. Paris: Félix Alcan, 1913, 1re édition, 495 pp. Réimpression: Gordon et Breach, 1970, 496 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole.

Introduction


Que faut-il entendre par classe ? Cette notion semble déborder l'économie sociale. Il y a ou il y a eu, en effet, des classes au sens juridique, en particulier sous le régime de l'esclavage : esclaves, affranchis, hommes libres représentent bien de tels groupes. En France, sous l'ancien régime, les trois ordres : noblesse, clergé et tiers état comprenaient des catégories d'hommes dont les droits politiques étaient inégaux : les ouvriers, bien que confondus parmi le tiers, ne participaient pas au vote pour les élections aux états généraux, et constituaient une quatrième classe, définie par cela même. La constitution du clergé en ordre indépendant prouve qu'il y a eu aussi des classes religieuses ; et dans certaines sociétés à régime de castes, les séparations sociales ne sont rien d'autre. Enfin on conçoit qu'il existe encore des classes guerrières et jusqu'à des classes intellectuelles. Mais, même si on s'en tient aux classes économiques, plusieurs divisions se réalisent. Les auteurs du XVIIIe siècle opposaient déjà les classes disponibles aux classes industrieuses, les classes possédantes aux classes salariées, les classes riches aux classes pauvres. Ces trois séries d'opposition correspondent à des distinctions fondées sur la considération de l'attitude prise par ces classes, soit dans la production, soit dans la répartition, soit enfin dans la consommation (
Note 1). » – Nous croyons-que toutes ces définitions de classes, des points de vue juridique, politique, économique, etc., expriment une même réalité, et s'inspirent toutes d'un même principe : c'est lui que nous allons d'abord rechercher.

Il nous paraît contradictoire de supposer qu'une classe existe sans prendre conscience d'elle-même. Rien n'empêche un historien ou un sociologue de distinguer dans une société beaucoup de groupes, en tenant compte des ressemblances et des différences extérieures ou apparentes entre leurs membres : mais de tels « rangements » ont chance d'être le plus souvent artificiels, si on ne se préoccupe pas avant tout de l'attitude et des dispositions collectives des hommes. Appeler classe un ensemble d'hommes dans lequel une conscience de classe ne s'est point développée et ne se manifeste pas, c'est ne désigner aucun objet social, ou c'est désigner une classe en voie de formation, qui n'existe pas encore, bien que ses éléments se trouvent là, mais qui existera : c'est-à-dire qu'elle se constituera autour d'une représentation collective dont il faut bien donner au moins une idée.

Voici un autre point, sur lequel il ne peut, croyons-nous, y avoir de désaccord : il n'y a de classes, par définition, que dans une société hiérarchisée, à quelque degré, d'ailleurs, et sous quelque forme qu'elle le soit. Prendre conscience de soi, pour une classe, c'est reconnaître à quel niveau social elle se trouve, et c'est par suite se représenter par rapport, à quoi, à quels privilèges, à quels droits, à quels avantages, se mesurent ces niveaux et se détermine cette hiérarchie Toute représentation de classe implique un double jugement de valeur : l'estimation du bien ou des biens les plus importants et les plus appréciés dans la société considérée – l’estimation du degré jusqu'où il est permis aux membres de la classe de satisfaire les besoins qui s'y rapportent. – On conçoit que, suivant les époques et les pays, la première espèce d'estimation puisse varier. Dans une société profondément religieuse, le bien suprême sera d'entrer en rapports le plus directement avec la divinité par l'accomplissement de certains rites, dont le privilège se trouvera réservé au groupe le plus élevé : dans une telle société, le rang des divers groupes serait déterminé par le degré de leur participation à la vie religieuse. Si une société a surtout pour raison d'être son organisation et sa puissance politique, l'objet principal des désirs ses membres sera de remplir des fonctions administratives, ou de direction, et de se mêler en tous cas le plus possible à la vie publique : à mesure qu'on s'élèvera dans la hiérarchie des classes, c'est le nombre et l'étendue des droits politiques qui augmentera. Ailleurs, les préoccupations de lucre peuvent passer au premier plan : alors la puissance pécuniaire des citoyens, c'est-à-dire en même temps l'argent qu'ils possèdent, et la faculté qu’ils ont d'en acquérir, fixera la place de chaque classe dans la société. Il y a encore des sociétés purement guerrières, comme il pourrait y avoir des sociétés purement intellectuelles. C'est toujours par rapport aux biens regardés comme les plus importants dans chaque espèce de société que les classes se définiront.

Cherchons maintenant ce qu'il y a de commun à toutes ces références, et s'il est possible d'exprimer par une formule générale tout cet ensemble de jugements sur la valeur des diverses activités et des divers biens. – Quel que soit le type de société que nous considérions, l'idéal, le bien par excellence, c'est sans doute une forme déterminée de vie sociale, mais c'est, en même temps, la vie sociale la plus intense qu’on puisse se représenter.

Dans une société où les cérémonies religieuses, l'accomplissement des rites, sont l'occasion principale pour les hommes de se rattacher entre eux par la communauté des pensées et des sentiments, où la transmission des dogmes et des mystères constitue la tradition sociale unique, on comprend que ceux qui en sont plus ou moins écartés, qui n'y participent qu'à de longs intervalles, et de plus loin que les autres, se sentent surtout diminués en ce que l'accès de la vie sociale proprement dite leur est plus ou moins interdit. Dans une société avant tout orientée vers un idéal politique, et d'ailleurs fortement organisée, les membres d'un groupe souffriront plus de se voir privés du droit de vote ou de délibération que de subir une perte matérielle quelconque : c'est que la richesse pure et simple ne permet pas alors de prendre sa part des émotions, des joies et des peines collectives les plus intenses en une telle cité, et d'élargir sa pensée et son action en les confondant ou les confrontant avec celles des hommes assemblés. Inversement, dans une « société lucrative », le mal essentiel sera, par sa faiblesse pécuniaire, d'être empêché de se manifester aux yeux des autres, de compter pour eux, de compter parmi eux des amis, des associés, des adversaires, et de multiplier avec les autres les rapports d'affaires, c'est-à-dire de ne point participer à l’activité sociale par excellence. Mais il en est sans doute de même en toute société. Qu'un homme, ou quelques hommes isolés, puissent diriger toutes leurs pensées et leurs désirs vers ce qui laisse indifférents les autres, on le conçoit. Mais qu'un groupe puisse avoir un autre objet en vue, et d'autres préférences, qu'un objet et des préférences sociales, ce serait contradictoire. Or, vers quoi tend toute société, si ce n'est à intensifier de plus en plus en elle-même la vie collective ?

Lorsqu'on envisage de ce point de vue la hiérarchie des classes, on constate, à mesure qu'on s'élève de l'une à l'autre, que les groupes sont de plus en plus intégrés, c'est-à-dire que leurs membres se trouvent de plus en plus pris dans un réseau de relations sociales, religieuses, politiques, d'affaires, etc., suivant le type de société. On peut, interpréter cela de deux façons : ou bien on dira que la société dans son ensemble tend à se dépasser, que la vie sociale d'abord diffuse, éparpillée, soumise à l'action de beaucoup de forces de dispersion, petit à petit se concentre, se ramasse comme autour d'un foyer qu'elle a elle-même allumé et qu’elle alimente ; ou bien on dira que la société fait un effort, et un effort pénible et constant, pour se distendre, comme s’il lui fallait écarter d'elle beaucoup de forces d'oppression, qui l'enserrent et l'étouffent, et que les parties d'elle-même les plus voisines de sa périphérie se trouvent de plus en plus éloignées du foyer central, de plus en plus en contact avec le « dehors », qu'elles perdent en même temps de leur souplesse et de leur élasticité, qu'elles se durcissent et qu'elles se figent. Au fond, il ne faut pas croire que ces deux interprétations s'opposent entièrement, comme si l'on se représentait la société tantôt comme une création artificielle des hommes, et tantôt comme leur nature même. Il demeure incontestable que, lorsque les hommes se sont élevés au prix d'un effort, ou se sont trouvés par chance le plus près du foyer, c'est-à-dire dans la partie de la société où la vie collective est la plus intense, il leur est très pénible de s'en éloigner, et ils gardent toujours le désir d'y rentrer. Cela suffit pour qu'on puisse poser que plus la vie est sociale, plus elle est conforme à la nature de l'homme. Il en résulte qu'une classe occupera un niveau d'autant plus élevé que ses membres participeront davantage à la vie collective, telle qu'elle est organisée dans leur société.

Ces observations générales permettent, et permettent seules, de surmonter la plus grosse difficulté où se sont heurtés les théoriciens des classes. Leurs discussions, en effet, avaient pour résultat d'opposer nettement deux thèses. L'une explique les classes par la profession, et veut que les hommes se distinguent socialement en raison des fonctions différentes qu'ils occupent dans la société : ces fonctions sont plus ou moins difficiles, elles exigent tout un ensemble d'aptitudes plus ou moins rares, et elles modifient l'organisme aussi bien que la nature morale de ceux qui s'en acquittent : ces aptitudes et ces modifications, transmises par l'hérédité et fortifiées par l'éducation, expliquent que les séparations de classes tendent à se conserver (
Note 2). L'autre met au premier plan les différences de revenu ; la diversité des fonctions n'en serait qu'une conséquence secondaire ; c'est parce que les hommes ont telle « force pécuniaire » qu'ils peuvent choisir telles professions, et se préparer à les remplir ; les hommes des professions les plus diverses se trouvent réunis dans les mêmes classes ; mais ce que l'on se représente surtout, lorsqu'on parle du rang social d'un groupe d'hommes, c'est leur richesse, c’est-à-dire l'ensemble de leurs dépenses habituelles, les biens que leurs revenus leur permettent de se procurer (Note 3).

Ainsi la classe peut être définie soit par la profession, soit par la fortune, et ces deux points de vue semblent aussi différents, aussi irréductibles l'un à l'autre que ceux où se sont placés les théoriciens de la valeur, qui l'expliquent, les uns par la quantité de travail contenue dans un objet, les autres par l'utilité de cet objet, c'est-à-dire par les satisfactions qu'il apporte. Travail et consommation, profession et dépense, l'opposition est symétrique. Plus on y réfléchit, plus il paraît difficile, pour définir une classe, de ne pas faire leur part à chacun de ces deux termes. Mais comment cela serait-il possible, s'ils sont distincts entièrement ?

De fait, comment passer de l'un à l'autre ? De ce que les hommes s'acquittent de telle espèce de travail, et de cela seul, s'ensuit-il qu'ils effectueront telle quantité de dépenses de telle nature ? Suffit-il d'analyser le niveau de vie d'un groupe, pour découvrir quelles sont les professions de ses membres ? – Il nous est loisible de formuler deux hypothèses dans lesquelles il en serait ainsi. On peut supposer ceci : à mesure qu'augmente la quantité de travail fournie par les membres d'un groupe, à mesure aussi ils peuvent consommer davantage ; tel serait le cas pour un individu isolé tel que Robinson. Mais on peut supposer l'inverse : plus on travaille, moins on satisfait ses besoins : sous un régime d'esclavage particulièrement rigoureux, il pourrait en être ainsi. Dans ces deux cas, l'un des termes exprimerait l'autre. Mais nous sommes loin de la réalité, de ce qui se passe dans nos sociétés. – Si, maintenant, nous admettons qu'entre la quantité de travail fournie et la quantité ou l'espèce de biens consommés dans les groupes, le rapport est indéterminé, il faudrait, pour tenir compte de l'un et de l'autre, les comprendre ensemble dans la représentation de classe. Mais qui ne voit qu'on communiquerait alors à celle-ci un caractère d'obscurité, qu'elle deviendrait à la fois équivoque et confuse ? La représentation de classe ne se ramène pas plus à celle d'un groupe de professions qu'à celle d'une catégorie de revenus. Mais elle ne se ramène pas non plus à la juxtaposition pure et simple, et non motivée, de l'une et de l'autre. Si l'on n'y trouvait rien d'autre, il faudrait reconnaître qu'elle n'a pas de contenu propre et convenir qu'elle n'est qu'une fiction.

La difficulté nous paraît naître de ce qu'on oppose ainsi l'occupation et la dépense, le travail et la consommation, exactement comme la peine et plaisir. Cela est très obscur. Pour un homme qui travaillerait et consommerait seul, qu'on supposerait tout à fait dégagé de toutes habitudes et façons de penser sociales, le contraste serait net, sans doute, entre les heures de labeur, où la fatigue du corps et de l'esprit se traduit en sentiments pénibles, et les heures où il jouit, sans arrière-pensée, des produits de son travail. Même alors, la séparation des deux termes ne sera cependant pas entière. Il pourra éprouver un plaisir physique à exercer ses muscles, il éprouvera certainement de la joie à surmonter les obstacles, à réussir, inventer, etc. D'autre part des circonstances diverses (rareté du gibier, sécheresse, épuisement de ses provisions) vont l'obliger à s'alimenter autrement, moins et moins bien ; sa cabane peut brûler : le voilà réduit à se réfugier dans un trou de rocher : par comparaison, son dénuement lui apparaîtra : aux actes par lesquels il satisfera ses besoins, au sentiment de les satisfaire, se mêlera bien de l'amertume. Mais il ne s'ensuit pas qu'il y ait une commune mesure entre la consommation et le travail. C'est encore en termes de travail, si l'on peut dire, que s'expriment les joies qui y sont liées (suppression, dans le travail, de l'élément monotonie, ou difficulté, ou tâtonnement, etc.), et c'est en termes de consommation que s'exprime le sentiment pénible qui s'y mêle parfois (lacunes de la consommation actuelle, regret de la plénitude des satisfactions consommatrices antérieures, etc.). Peu importe d'ailleurs qu'en définitive Robinson établisse une correspondance entre la peine que demandent certains travaux, et le plaisir qu'apportent tels biens, puisqu'il diffère ou entreprend les travaux suivant le prix qu'il attache aux biens : nous défions de l'expliquer autrement que par une série de décrets arbitraires, et qui ne l'enchaînent qu'autant qu'il le veut bien, ou qu'en réintroduisant dans son île, d'une façon ou de l'autre, la société. La ligne qui sépare l'occupation et la satisfaction des besoins reste bien marquée.

Mais tournons le dos à cette fantaisie. Rentrons dans la société. Entre les biens et les travaux, celle-ci va établir des rapports, puisque les uns et les autres ont des prix. Nous ne chercherons pas (ce n'en est pas le lieu) comment elle met ainsi en équations telle quantité de travail (de telle espèce) et telle quantité de biens. Il nous suffit d'avoir rappelé que ce n'est pas dans les besoins et appréciations de l'individu comme tel qu'elle en pourra trouver le principe. Mais nous nous en tenons maintenant à des ensembles, ensembles de travaux que représente une occupation, une profession, une fonction, ensemble de consommations que représente un niveau de vie. Et nous nous demandons : peut on envisager ces deux ensembles de faits sociaux d'un point de vue tel qu'on aperçoive entre l'un et l'autre une ressemblance, dans l'un et l'autre un aspect ou un caractère commun, qui serait le centre et le contenu original de toutes les représentations de classes ? Il s'agit approfondissant ces deux termes : occupation et consommation, d'y découvrir un élément positif, qui serait tout ce qu'en retient la conscience sociale, quand elle devient conscience de classe.

Mais si notre définition générale des classes est exacte, s'il est vrai qu'une classe doit occuper un rang d'autant plus élevé que ses membres participent davantage à la vie sociale telle qu'elle est organisée dans leur société, nous apercevons une solution de ce problème, et nous n'en apercevons qu'une. – Comme consommateurs, les hommes se procurent les divers biens et satisfont leurs besoins essentiels. Or les besoins peuvent être considérés comme d'autant plus sociaux que leur satisfaction s'accompagne d'un plus grand nombre de pensées et de sentiments collectifs. S'il y a dans la société des classes, il faut s'attendre à ce que, dans chacune d'elles, les divers besoins ne soient ni aussi pleinement satisfaits, ni « hiérarchisés » de la même manière : c'est une partie essentielle de l'étude de ces groupes, que la détermination de « niveaux de vie » classés d'après la satisfaction et le développement inégal des besoins sociaux et non sociaux. – L'échelle des professions (en admettant qu'on les puisse ranger d'après le degré de leur « désirabilité ») ne correspond pas à l'ordre des fatigues, des efforts, des préoccupations plus on moins pénibles qu'elles comportent. Mais elles ne sont quand même pas rangées ainsi au hasard, ni pour des raisons de tradition ou, de mode. Par leurs occupations, les hommes plongent dans la vie sociale, mais plus ou moins profondément. Il en résulte qu'à tous leurs genres d'activité se mêlent aussi des pensées et des sentiments collectifs. Si donc la société classe les professions (c'est-à-dire les groupes qui les exercent) au nom de son idéal propre, elle les appréciera d'autant plus que leur exercice engage l'homme dans un plus grand nombre de relations sociales. – Ainsi il est très concevable que, dans la représentation de classe, on retrouve l'idée d'une profession, et l'idée d'un ensemble de dépenses, puisque ces deux termes expriment à la fois l'un et l'autre, quoique de façon diverse, la situation de l'homme dans la société, et le degré de sa participation à la vie collective.

On comprend dès lors que, nous proposant d'étudier la classe ouvrière, nous ayons été conduits à déterminer comment se répartissent les dépenses des ouvriers, quelles sont leurs habitudes consommatrices et jusqu'à quel « niveau de vie » ils s'élèvent ou tendent à s'élever, Mais en même temps, et d'abord, quelle est leur place dans l'organisme industriel, et leur fonction à titre de producteurs. Car si, extérieurement, la vie de ces hommes semble coupée, comme par autant de cloisons, par les moments où ils passent de l'intérieur de l’usine au dehors, et inversement, ce n'est sans doute qu'une apparence. La profession et la consommation n'ont tout leur sens, on n'en aperçoit bien l'importance et le rôle, que quand on les rapproche, et qu'on les étudie dans leurs rapports. Nous ne voulons pas, dès maintenant, dire en quoi elles sont solidaires : ce sera l'objet du premier chapitre de notre deuxième livre. Mais puisque, comme nous l'avons vu, les travaux exercés, de même que les biens consommés, en dehors de leur nature physique et de leur action sur l'organisme, sont l'objet d'une appréciation de la part de la société, et ont pour elle une valeur qui se communique aux hommes eux-mêmes, il n’est pas indifférent que ceux-ci, avant d'entrer à l’usine, aient séjourné dans telle zone du milieu social où l'on consomme, et, encore moins, qu'avant de dépenser leurs revenus ils les aient obtenus par telle espèce de travail ou par telle autre. En particulier, comment comprendre l'ordre et l'espèce des dépenses des ouvriers par rapport à celles des autres classes, si l'on ne sait comment leur nature physique et morale a été affectée, comment leur faculté d'apprécier les divers biens sociaux a été influencée par les conditions de leur travail ? L'examen de la fonction des ouvriers est l'introduction nécessaire à la mesure de leurs besoins.

***

Nous avons, dans les pages qui précèdent, présenté une définition très générale et théorique des classes sociales ; nous avons expliqué quel est, de ce point de vue, l'intérêt d'une étude des habitudes de consommation des hommes, et de leurs niveaux de vie ; et nous avons enfin montré que cette étude ne peut pas se séparer d'une analyse des conditions de leur travail, ou de leur fonction dans l'organisme producteur. Tel étant notre objet, il nous reste à indiquer les limites où nous avons dû nous enfermer, pourquoi nous avons choisi de restreindre d'abord nos recherches en ne sortant pas du domaine que nous dirons, et jugé opportun de nous en tenir à la classe ouvrière, et à l'époque toute contemporaine.

Nous nous en tenons à la classe ouvrière. – À cela, il y a certainement, d'abord, des raisons de commodité. Nous possédons, sur les conditions de travail des ouvriers et sur leur consommation, des données que nous n'avons pas pour les autres classes. La plus importante partie de notre travail est consacrée à l'analyse des dépenses des ouvriers et des rapports où sont entre eux leurs divers besoins. Il serait tout à fait impossible d'étudier en ce moment par les mêmes méthodes les besoins et les dépenses dans les autres groupes. Si la science sociale veut demeurer inductive, il lui faut bien renoncer provisoirement à poser les problèmes qu'elle ne pourrait résoudre par l'étude des faits.

D'autre part, nous reconnaissons volontiers que les questions ouvrières sont d'un intérêt plus actuel que les autres, et que c'était encore une raison pour que la classe ouvrière sollicitât davantage notre attention. Non que la science ait, à s'inspirer en quelque mesure de préoccupations pratiques : nous ne nous soucions pas, en tant que sociologue, des arguments que les amis des ouvriers ou leurs adversaires pourraient tirer de notre livre. Mais nous constations que beaucoup d'économistes, d'hommes d'action, d'hommes de toutes professions et de tous partis, parlent depuis moins d'un siècle de la classe, ouvrière comme d'une réalité. Bien entendu nous ne pouvons provisoirement regarder ces déclarations individuelles que comme des opinions ou des suppositions. Mais ce n'est certainement point par hasard qu'elles se sont produites si nombreuses, et imposées à l'attention publique, précisément dans le cours et surtout à la fin du XIXe siècle. Cela est en rapport indiscutable avec une vaste évolution, qui s'est poursuivie dans cette période, et qui a modifié profondément la contexture du corps social, savoir qu'une quantité d'hommes qui exerçaient un métier agricole et vivaient à la campagne sont allés dans les grandes villes et sont devenus ouvriers d'industrie, c'est-à-dire ont changé à la fois de lieu d'habitation et de profession. Avant cela, il y avait déjà beaucoup d'ouvriers d'industrie, et peut-être formaient-ils une classe : en tout cas, en même temps qu'il s'accroissait dans des proportions considérables, ce groupe s'est présenté de plus en plus sous un aspect d'unité. C'est le fait social sans doute le plus ample qu'il nous soit donné d'observer. La science sociale est dès maintenant assez sûre de sa méthode, assez consciente de son objet propre, pour ne pas craindre de s'occuper des faits les plus récents, et qui sont les plus capables de passionner les hommes contemporains : quand des expériences aussi importantes et variées sont à sa portée, elle ne peut plus se dérober.

Mais, à ces deux raisons, commodité relative de la recherche, et importance ou ampleur du phénomène, s'en ajoutait une troisième, qui était pour nous la plus décisive, d'aborder l'étude des classes par la classe ouvrière : les faits que nous allons rencontrer sont beaucoup plus simples que ceux que nous présenteraient les autres classes.

De même que la sociologie religieuse a avantage à étudier d'abord la religion sous ses formes primitives, et dans les sociétés encore peu évoluées, de même la sociologie économique a été nécessairement conduite à s'occuper d'abord et surtout des conditions de travail et de vie des ouvriers. Bien entendu, nous ne considérons point la classe ouvrière comme un groupe ou un ensemble de groupes plus primitifs que les autres parties de la société. Si certains observateurs ont pu relever des rapports entre les coutumes et les façons de penser des couches les plus basses de la population ouvrière, et celles de certaines peuplades sauvages, il n'en reste pas moins que l'existence d'une classe ouvrière de l'industrie, établie le plus souvent dans les grandes villes, est un phénomène entièrement moderne. Mais plus nous avons étudié cette classe, plus nous avons reconnu l'uniformité et la simplicité de ses tendances, et à quel point les réactions de ces groupes sont mécaniques et limitées. Les diversités locales, si apparentes dans les coutumes des paysans, n'exercent pas une influence très essentielle sur les conditions de vie des ouvriers. On pourrait penser que la diversité des métiers, et la diversité des revenus séparent la classe ouvrière en une quantité de groupes, déterminent en eux les habitudes collectives les plus diverses, si bien que la classe ouvrière serait elle-même une société très complexe, et qu'on ne pourrait pas la définir à l'aide de quelques tendances ou représentations relativement simples. Mais toute notre étude prouve le contraire. Si nous nous étions proposé d'étudier les besoins sociaux et les activités sociales sous leur forme les plus achevées, nous aurions dû les observer dans les parties les plus hautes de la société. Mais nous voulions étudier les classes : or il n'y a sans doute pas de classe plus homogène, précisément parce que la vie sociale y est plus réduite, moins compliquée, et aussi parce que l'intervalle qui la sépare des autres groupes, sous ce rapport, est très marqué, que la classe ouvrière. C'était une raison suffisante pour nous y attacher d'abord.

Mais pourquoi nous en tenir au présent, à l'époque toute contemporaine ? Pourquoi ne point nous appuyer d'abord, et principalement, sur l'histoire ? Est-ce que la division actuelle de la société en groupes hiérarchisés ne s'explique pas surtout par le passé ? Nous avons tous le sentiment que la classe dont nous faisons partie est un groupe où notre place, comme celle de ses autres membres, se trouvait fixée dès avant notre naissance, et que des forces indépendantes de notre volonté et difficiles à vaincre nous y retiennent. Sans doute, dans la répartition des hommes en classes, comme dans tout le domaine des faits économiques, il y a des changements brusques et radicaux, qu'il faut bien accepter : les hommes subissent l'action des institutions économiques actuelles plus que des anciennes. Malgré tout, ils ne réussissent pas tout de suite à faire table rase des croyances, des traditions et même des institutions du passé. Lorsque Marx soutient que les institutions juridiques, politiques, religieuses, et tout le mouvement des idées, ne sont que l'expression, et comme l’apparence phénoménale d'une réalité plus profonde, savoir de l'évolution économique, peut-être ne veut-il pas dire autre chose. Les hommes n'aperçoivent pas tout de suite l’infrastructure : le passé encore vivant sous ces formes juridiques, politiques, religieuses, intellectuelles, les empêche de prendre conscience du présent économique. Ainsi les divisions sociales, anciennes se prolongent dans les classes d'aujourd'hui.

Il faut répondre à cette objection en tant qu'elle porte contre une méthode générale d'études, contre ceux qui croient pouvoir expliquer la nature et les propriétés des classes sociales sans s'appuyer principalement sur l'histoire. – L'histoire elle-même nous apprend que les rapports de puissance des classes se transforment souvent. Une classe qui depuis longtemps s'est distinguée par ses aptitudes rares soudain décline. D'une masse d'hommes sans tradition, sans éducation, sans passé, les nécessités économiques font, en moins d'une génération, une classe puissante, originale, admirablement adaptée aux fonc tions d'entreprise et de commandement. Une classe unique se divise. Des classes, ou des groupes détachés d'autres classes, se fondent (Note 4). Or, pour expliquer ces changements, et, aussi, que les classes soient tantôt fermées el exclusives, tantôt s'ouvrent, accueillent et absorbent quantité d'éléments nouveaux, c'est l'état social tout entier, et l'état actuel, non l'évolution antérieure de ces classes, qu'il faut surtout envisager. En effet la division des groupes en classes se modifie sous la pression de besoins ressentis non dans une classe, mais dans le corps social tout entier : la société se décompose alors et se réorganise suivant le plan qui permet de les satisfaire le mieux. Ces besoins prennent naissance en dehors des cadres sociaux préexistants. Expliquer l'état actuel des classes par leur passé, c'est s'enfermer dans ces cadres et se condamner à ignorer ces nouveaux principes. – Mais, même si l'on s'en tient aux périodes de stabilité, où les divisions sociales ne se modifient pas, comment en rendre compte, sinon par la subsistance des besoins de la société en général ? et comment savoir que ces besoins continuent d'exister, sinon par l'analyse de l'organisation actuelle de la société et l'observation des faits sociaux contemporains ? L'hérédité et l'éducation n'expliquent rien, car ce ne sont que des moyens. Elles supposent l'existence et la subsistance des classes, loin d'en rendre compte. Il importe peu que les individus, ou les familles, dominées surtout par la tradition et qui obéissent à leur passé, s'efforcent de diriger l'évolution, d'en ralentir le rythme. Elles doivent bien se plier assez vite aux conditions nouvelles. – Ainsi le passé des classes peut nous renseigner sur des résistances passagères que rencontre la société en train d'évoluer, sur des traditions tenaces, des survivances autrement inexplicables; sur les causes profondes de la distribution actuelle de la société en groupes hiérarchisés, il nous apprendra moins que le présent.

Mais la classe ouvrière en particulier pouvait être étudiée sans qu'il fût nécessaire de connaître et de rapporter toute son évolution, car elle n'a point, proprement, de passé. – Il pourrait en être autrement. L'organisation corporative des métiers sous l'ancien régime groupait les artisans en des « corps sociaux » relativement stables : tout un ensemble de traditions, de connaissances pratiques, de coutumes morales et sociales, se transmettant d'une génération à l'autre, assurait, à travers bien des changements, la continuité de ces groupes. Chaque « métier » avait son histoire, qu'il faut connaître pour s'expliquer la situation de ses membres, et, surtout, l'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes et de leur rang. Au reste, si les corporations jouaient ce rôle, c'est sans doute grâce aux familles des « maîtres », solidement organisées, et élargies jusqu'à comprendre en elles les compagnons et les apprentis : car les traditions et les habitudes de vie se consolident à l'intérieur des familles, et se transmettent surtout par elles de génération en génération. Aujourd'hui, alors même que le régime corporatif n'existe plus, la famille ouvrière ne peut-elle pas conserver cette fonction ? Encore faudrait-il que l'ouvrier moderne fût, dès sa naissance, et durant la plus grande partie de sa vie, encadré dans un groupe domestique fortement constitué ; mais on peut penser qu'il n'en est rien, et que si l'esprit de famille tend à fortifier les sentiments de classe des groupes non ouvriers, il n'exerce pas ici une influence appréciable. Enfin il n’y a pas lieu d'invoquer l'histoire du mouvement ouvrier : les ouvriers ne paraissent pas encore assez organisés, leurs groupements professionnels et locaux ont été le plus souvent trop isolés ou trop éphémères, pour qu'une tradition ouvrière ait pu s'imposer de façon durable à la conscience de leurs groupes. En réalité, qu'il soit venu de la campagne à la ville, ou, à l'intérieur de la société urbaine, qu'il ait pris un autre métier que celui de son père (ce qui arrive le plus fréquemment), ou qu'il ait adopté le même, en raison du changement incessant des conditions techniques et économiques de l'industrie, l'ouvrier ne plonge point de racines bien profondes dans un passé d'ailleurs très vite enveloppé pour lui d'obscurité. Il tient par des rapports autrement nombreux, par des liens autrement étroits à toute l'organisation sociale contemporaine.

En somme s'il s'agissait d'expliquer les habitudes et les idées d'un groupe très « organisé », d'une classe guerrière aristocratique, ou même d'une bourgeoisie très traditionaliste, la méthode dite historique, pourrait être féconde. Ainsi, pour rendre compte des propriétés d'une espèce vivante, en biologie, il est utile de comparer les diverses formes à travers lesquelles, au cours d'une évolution continue, elle est parvenue à son état présent. Mais la classe ouvrière ressemble bien plus, croyons-nous, à une masse mécanique et inerte qu'à un organisme vivant et souple. Or croit-on qu'il suffit, pour comprendre la nature et le rôle des instruments et des machines actuelles, de comparer ceux dont les hommes se sont servis aux diverses époques, et de suivre leurs perfectionnements successifs ? Ne convient-il pas plutôt, pour expliquer l'outillage de l'industrie moderne, de considérer l'état actuel de la société, les connaissances, les ressources, les coutumes, les institutions et les besoins des hommes d'aujourd'hui ? Si nous parvenons à démontrer que cette comparaison est une expression approchée de la réalité, nous aurons du même coup justifié notre méthode. C'est dans le présent, et non dans l’histoire, qu'il sera légitime et nécessaire d'étudier d'abord la classe ouvrière, puisque, de toutes les parties de la société, c'est elle qui subit le moins l'influence et l'impulsion de son passé.


Notes:

Note 1
: Picard (Roger). La théorie de la lutte des classes à la veille de la Révolution française. Revue d'économie politique, septembre-octobre 1911, p. 624. (Retour à l'appel de note 1)

Note 2: C'est la thèse soutenue par Schmoller (Gustave), dans son Grundrisse der, Allgemeinen Volkswirtschafslehre, 1904, 1er Teil, p. 424-450, 2e Teil, p. 196 sqq. Dans son cours à l'Université de Berlin, en 1910 Schmoller insiste à nouveau sur l'importance, ici, de l'hérédité. Ce qui a empêché, suivant lui, la constitution d'une classe de prêtres catholiques progressive et capable d'assurer toujours la direction spirituelle des peuples, c'est la règle du célibat... (Retour à l'appel de note 2)

Note 3: Bücher (Karl) s'est placé à ce point de vue, dans die Entstehung der Volkwirtschaft (Arbeitsteilung und soziale Klassenbildung), 1893. (Retour à l'appel de note 3)

Note 4: En voici un exemple : « Au XVe siècle acheva de se constituer, entre la haute noblesse et le peuple, une classe moyenne, où les parvenus et les anoblis se mêlèrent aux gentilshommes campagnards. Formée ainsi d'éléments hétérogènes, cette partie de la société française avait cependant, au temps de Charles VII et de Louis XI, des mœurs et des idées communes : elle formait vraiment une classe. » Histoire de France (Ernest Lavisse), tome IV, par Petit-Dutaillis, p. 152 sqq. (Retour à l'appel de note 4)


Retour au texte de l'auteur: Maurice Halbwachs Dernière mise à jour de cette page le mardi 25 avril 2006 18:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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