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Collection « Les auteur(e)s classiques »

L’Empire Chinois (1854)
Préface


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte du Père Évariste HUC (1813-1860), L’Empire Chinois. Éditions OMNIBUS, Paris, 2001, 576 pages, conforme à l’édition originale de 1854. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Préface

Père Évariste HUC : L’empire chinois,
Suite aux Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet.

Lorsque nous retracions les souvenirs de nos pérégrinations dans la Tartarie et le Thibet, nous fûmes contraint d’interrompre notre récit aux frontières de l’empire chinois. Cependant nous manifestions, dans un post-scriptum, la volonté de compléter un jour le travail que les circonstances nous forçaient de laisser inachevé. Nous disions, en effet, « qu’il nous resterait encore à parler de nos relations avec les tribunaux et les mandarins chinois, à jeter un coup d’œil sur les provinces que nous avions parcourues, et à les comparer avec celles que nous avions eu occasion de visiter durant nos voyages antérieurs dans le Céleste Empire. Cette lacune, ajoutions-nous, nous essaierons de la remplir durant les heures de délassement que nous pourrons trouver au milieu des travaux du saint ministère... »

L’occasion nous a semblé des plus favorables pour accomplir ce dessein, et, à défaut d’autre mérite, nos observations sur les Chinois auront, au moins, un caractère d’actualité, puisque nous les livrons au public au moment où la situation politique de ce grand peuple excite l’attention et l’intérêt de tous les esprits.

Voilà, en effet, que cet empire immense, qui, depuis tant d’années, semblait se complaire dans une profonde indifférence politique, et que les manifestations belliqueuses de l’Angleterre avaient à peine ému, voilà que ce colosse a été brusquement ébranlé sur ses vieilles bases par une de ces commotions terribles qui passent rarement sans altérer les formes anciennes, et qui laissent après elles quelquefois des institutions meilleures, toujours des cadavres et des ruines.

Si les causes premières de l’insurrection chinoise sont à peu près complètement ignorées en Europe, on connaît, du moins généralement, ses causes occasionnelles. C’est d’abord un trait isolé de brigandage ; puis la réunion de quelques scélérats cherchant à résister à la répression des mandarins. On voit bientôt surgir une petite armée, recrutée dans la lie des populations, et qui peut donner de sérieuses inquiétudes au vice-roi de la province de Kouang‑si... Enfin le vulgaire capitaine de voleurs, devenu hier chef de bande, se proclame généralissime, fait intervenir la politique et la religion dans sa révolte, appelle à lui les sociétés secrètes qui pullulent dans l’empire, se déclare le restaurateur de la nationalité chinoise contre l’usurpation de la race tartare-mandchoue, prend le titre d’empereur, sous le nom fastueux de Tien‑te, « Vertu céleste », se dit frère cadet de Jésus-Christ..., et c’est ainsi qu’un empire de trois cents millions d’hommes est mis à deux doigts de sa perte, et menacé d’une dissolution prochaine.

On s’étonnera peut-être qu’une petite rébellion de bandits ait pu grandir ainsi peu à peu au point de devenir formidable, et de revêtir un caractère en quelque sorte national ; mais, pour qui connaît la Chine et son histoire, il n’y a là rien de bien surprenant. Ce pays a toujours été la terre classique des révolutions, et ses annales ne sont que le récit d’une longue suite de commotions populaires et de bouleversements politiques. Dans une période de temps donnée, depuis l’an 420, date de l’entrée des Francs dans les Gaules, jusqu’en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France, et où les Tartares s’établissaient à Pékin, dans cette période de douze cent vingt-quatre ans, la Chine a eu quinze changements de dynastie, et tous accompagnés d’effroyables guerres civiles.

Depuis l’envahissement de la Chine, en 1644, par la race tartare-mandchoue, la nation paraissait, il est vrai, tout à fait indifférente à la situation politique du pays. L’amour du lucre et des jouissances matérielles semblait l’absorber exclusivement. Il y avait cependant, au milieu de ce peuple sceptique et cupide, un germe puissant et vivace, que le gouvernement tartare ne put jamais extirper. L’empire était couvert de sociétés secrètes dont les affiliés voyaient avec impatience la domination mandchoue et nourrissaient l’idée d’un renversement de dynastie pour arriver à un gouvernement national. Ces innombrables conspirateurs étaient tous des hommes prêts pour la lutte, déterminés à appuyer toute révolte, de quelque part qu’en vînt le signal, qu’elle fût l’œuvre d’un vice-roi mécontent ou d’un voleur de grand chemin. D’un autre côté, les agents du gouvernement ne contribuaient pas peu, par leur conduite envers le peuple, à provoquer le déchaînement de la tempête. Leurs exactions inouïes avaient comblé la mesure, et un grand nombre de Chinois, poussés les uns par l’indignation, les autres par la misère et le désespoir, sont allés grossir les bataillons insurgés, croyant trouver là une chance d’amélioration, certains qu’ils étaient de ne pouvoir être pressurés davantage sous un nouveau gouvernement, quelque mauvais qu’il fût d’ailleurs.

Il ne serait pas impossible qu’une autre cause, peu apparente il est vrai, mais pleine d’énergie, eût eu aussi quelque influence sur l’explosion de l’insurrection chinoise : nous voulons parler de l’infiltration latente des idées européennes, vulgarisées dans les ports libres et sur la côte par le commerce des nations occidentales, et apportées au cœur même de l’empire et dans les provinces les plus reculées par les missionnaires. La foule, sans doute, se soucie fort peu de ce que peuvent faire ou penser les Européens, dont elle soupçonne à peine l’existence ; cependant les gens instruits, les lettrés se préoccupent beaucoup depuis quelque temps des peuples étrangers et cultivent avec succès la géographie. Souvent, dans nos voyages, nous avons eu occasion de rencontrer des mandarins qui avaient sur les choses de l’Europe des notions assez exactes. Ce sont ces savants qui donnent le ton à l’opinion et fixent le cours des idées, de sorte que le vulgaire peut parfaitement suivre l’impulsion d’une idée européenne sans savoir même ce que c’est que l’Europe.

Un des aspects les plus remarquables de l’insurrection, c’est le caractère religieux que ses chefs ont voulu lui imprimer presque dès l’origine. Il n’est personne qui n’ait été frappé des doctrines nouvelles dont sont remplis les proclamations et les manifestes du prétendant et de ses généraux. L’unité de Dieu a été formulée nettement ; et puis, autour de ce dogme fondamental, sont venues se grouper une foule de notions empruntées de l’Ancien et du Nouveau Testament. On a déclaré la guerre presque en même temps et à l’idolâtrie et à la dynastie tartare ; car, après avoir battu les troupes impériales et renversé l’autorité des mandarins, les insurgés ne manquaient jamais de détruire les pagodes et de massacrer les bonzes.

Dès que ces faits sont parvenus à la connaissance de l’Europe, on s’est hâté d’annoncer de toutes parts que la nation chinoise allait enfin se décider à embrasser le christianisme, et la Société biblique a cru devoir revendiquer aussitôt le mérite et la gloire de cette merveilleuse conversion. D’abord nous ne croyons nullement au prétendu christianisme des insurgés ; les sentiments religieux et mystiques qu’on trouve dans leurs manifestes ne nous ont jamais inspiré une grande confiance. En second lieu, il n’est nullement nécessaire d’avoir recours à la propagande protestante pour se rendre compte des idées plus ou moins chrétiennes qu’on a remarquées dans les proclamations des révolutionnaires chinois. Il existe dans toutes les provinces un nombre très considérable de musulmans avec leur Koran et leurs mosquées. Il est présumable que ces musulmans, qui déjà plusieurs fois ont tenté de renverser la dynastie tartare, et se sont toujours distingués par une violente opposition au gouvernement, se seront jetés avec ardeur dans les rangs de l’insurrection. Plusieurs d’entre eux ont dû devenir généraux et s’immiscer dans les conseils de Tien‑te ; dès lors il n’est pas surprenant de trouver dans les proclamations des insurgés le dogme de l’unité de Dieu, avec des idées bibliques bizarrement formulées. Depuis bien longtemps, d’ailleurs, les Chinois ont à leur portée une collection précieuse de livres de doctrine chrétienne, composés par les anciens missionnaires et qui, même au point de vue purement littéraire, sont très estimés dans l’empire. Ces livres sont répandus en grand nombre dans toutes les provinces, et il est naturel de penser que les novateurs chinois auront pu puiser à ces sources plus facilement que dans les bibles prudemment déposées par les méthodistes sur les rivages de la mer.

Les croyances nouvelles proclamées par le gouvernement insurrectionnel, bien qu’elles soient encore vagues et mal définies, sont toutefois, il faut le reconnaître, un progrès réel, un pas immense fait dans la voie qui conduit à la vérité. Cette initiation de la Chine à des idées si opposées au scepticisme des masses et à leurs grossières tendances, est peut-être un symptôme de la marche mystérieuse des peuples vers cette grande unité dont parle le comte de Maistre, et que, suivant l’expression qu’il emprunte aux livres sacrés, nous devons « saluer de loin » ; mais, pour le moment, il nous paraît difficile de voir dans le chef de l’insurrection autre chose qu’une sorte de Mahomet chinois, cherchant à fonder sa puissance par le fer et par le feu, et criant à ses fanatiques partisans : Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Tien‑te est le frère cadet de Jésus-Christ.

Maintenant, qu’adviendra-t-il de l’insurrection chinoise ? Les novateurs parviendront-ils à leurs fins, c’est-à-dire à constituer une nouvelle dynastie et un nouveau culte en harmonie avec leurs récentes croyances ; ou bien le Fils du Ciel aura-t-il assez de puissance pour raffermir son trône ébranlé ? Les derniers événements sont encore trop peu connus et ne nous paraissent pas, d’ailleurs, assez décisifs pour que nous puissions d’ores et déjà rechercher quelle sera l’issue probable de la lutte.

Malgré cette impossibilité d’anticiper sur l’avenir, des journalistes d’Europe ont émis l’opinion que, la dynastie tartare une fois renversée, le système chinois serait reconstitué, et que la nation rentrerait ainsi dans ses voies traditionnelles. Il nous semble que c’est là une erreur ; ce qu’on appelle système chinois n’existe pas, à proprement parler ; car cette expression, dans le sens où nous venons de l’employer, ne peut être comprise que comme étant en opposition avec celle de système tartare. Or, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de système tartare. La race mandchoue a pu, il est vrai, imposer son joug à la Chine ; mais son influence a été nulle sur l’esprit chinois. C’est tout au plus s’il lui a été possible d’introduire quelques légères modifications dans le costume national et de forcer le peuple conquis à se raser la tête et à porter la queue ; voilà tout le système tartare. Après la conquête comme avant, la nation chinoise a toujours été régie par les mêmes institutions ; elle est toujours demeurée fidèle aux traditions de ses ancêtres ; bien mieux, elle a, en quelque sorte, absorbé en elle-même la race tartare, elle lui a imposé sa civilisation et ses mœurs ; elle a même réussi à éteindre presque la langue mandchoue et à la remplacer par la sienne. Enfin elle a su annuler son action dans l’empire en accaparant la plupart des fonctions qui servent plus particulièrement d’intermédiaires entre le gouvernant et les gouvernés. Presque tous les emplois, en effet, si nous en exceptons les charges militaires et les hautes dignités de l’État , sont devenus l’apanage à peu près exclusif des Chinois, qui possédaient plus généralement que les Tartares les connaissances spéciales nécessaires pour les remplir. Quant aux Tartares, isolés et perdus au milieu de l’immen-sité de l’empire, ils ont toujours conservé le privilège de veiller à la sûreté des frontières, d’occuper les places fortes et de monter la garde à la porte du palais impérial.

Il n’est pas du tout surprenant que le système chinois ait résisté à l’invasion mandchoue, et n’ait pas été le moins du monde altéré par l’avènement d’une dynastie étrangère. Il en est bien autrement en Chine qu’en Europe. Les bouleversements politiques et les révolutions sans nombre dont ce pays a été le théâtre n’ont rien détruit, et la raison en est simple. Un des traits distinctifs du caractère chinois, c’est une vénération profonde et un respect en quelque sorte religieux pour les choses anciennes et les vieilles institutions. Après chaque révolution, ce peuple extraordinaire s’est appliqué à refaire le passé et à recueillir les traditions antiques, afin de ne pas s’écarter des rites établis par les ancêtres. Voilà pourquoi le système chinois est toujours resté ce qu’il était ; voilà aussi un des motifs qui permettent d’expliquer comment ce peuple, arrivé si vite à un degré remarquable de civilisation, est demeuré stationnaire et n’a pas fait de progrès depuis des siècles.

Peut‑on cependant espérer que la nouvelle insurrection apportera quelque modification au système chinois ? Il est tout au moins permis d’en douter. Il est même probable que les dispositions peu sympathiques de la Chine à l’égard des peuples de l’Occident resteront ce qu’elles ont toujours été. La Chine est loin d’être ouverte, et, quoi qu’on en ait dit, nous pensons que nos missions n’ont rien de bon à espérer. Il ne faut pas l’oublier, en effet, le christianisme n’est nullement engagé dans la crise qui travaille cet empire ; les chrétiens, trop prudents et trop sages pour arborer un drapeau politique, trop peu nombreux, d’ailleurs, pour exercer une influence sensible sur les affaires du pays, sont restés neutres. A ce titre, ils sont devenus également suspects aux deux partis, et nous craignons bien qu’un jour le vainqueur, quel qu’il soit, ne les punisse de la résistance du vaincu. Si le gouvernement tartare triomphe de l’insurrection qui, déjà plus d’une fois, a arboré la croix sur ses étendards, il sévira sans pitié contre les chrétiens, et cette longue lutte n’aura servi qu’à redoubler ses soupçons et sa colère ; si, au contraire, Tien‑te l’emporte et parvient à chasser les anciens conquérants de la Chine, comme il a la prétention de fonder non seulement une dynastie, mais encore un nouveau culte, il brisera, dans l’enivrement de la victoire, tous les obstacles qui s’opposeront à ses projets. Ainsi, la fin de la guerre civile sera peut-être le signal d’une grande persécution. Ces terribles épreuves ne doivent pas, sans doute, nous faire désespérer de l’avenir du christianisme en Chine ; nous savons que Dieu mène les nations à son gré, qu’il sait, quand il lui plaît, tirer le bien du mal, et que souvent, lorsque les hommes pensent que tout est perdu, c’est alors que tout est sauvé.

En effet, malgré le culte voué par les Chinois à tout ce qui touche à leurs vieilles institutions, si les circonstances forçaient, plus tard, l’élément européen à sortir de sa neutralité et à s’immiscer un jour dans les affaires du Céleste Empire, cette intervention serait probablement la source de changements notables et conduirait peu à peu la Chine à une transformation complète. Peut-être même, et en écartant l’hypothèse d’une intervention, les idées nouvelles apportées par les révolutionnaires chinois deviendront-elles assez vivaces pour exercer sur les destinées de l’empire une influence considérable. Alors la Chine régénérée prendrait une physionomie nouvelle, et qui sait si elle ne finirait pas par se mettre au niveau des grandes nations de l’Occident ?

Ces prévisions, tout incertaines qu’elles sont, nous ont encouragé dans notre travail. Au moment, en effet, où la dynastie tartare-mandchoue menace de sombrer, alors que la Chine paraît être à la veille d’une transformation politique et sociale, nous avons pensé qu’il ne serait pas inutile de dire tout ce que nous savons sur ce grand empire. S’il doit complètement changer de face, au moins aurons-nous peut-être contribué à conserver une empreinte de son passé et à sauver de l’oubli ses vieux rites qui l’ont rendu, même de nos jours, incompréhensible à l’Europe. Pendant que l’insurrection travaillait à démolir, nous cherchions à construire ; et, si nous sommes parvenu à donner une idée exacte de la société chinoise, telle qu’elle s’est montrée à nous pendant nos longs voyages, notre but sera atteint et nous n’aurons plus qu’à dire comme les anciens auteurs : Soli Deo honos et gloria.

Dans nos Souvenirs d’un voyage, nous avons déjà raconté nos courses à travers les déserts de la Tartarie, les incidents de notre séjour au Thibet, séjour abrégé par le mauvais vouloir de la politique chinoise, et enfin notre retour en Chine, sous la conduite d’une escorte de mandarins. Nous allons maintenant reprendre notre récit où nous l’avons laissé, c’est-à-dire au moment où, venant de franchir les frontières de la Chine, nous étions dirigés par nos conducteurs vers la capitale du Sse‑tchouen, pour y être mis en jugement.

Cette seconde partie de nos voyages roulera exclusivement sur la Chine, et nous essayerons de détruire, autant que possible, les idées erronées et absurdes qui ont couru de tout temps sur le peuple chinois. Les efforts que de savants orientalistes, et principalement M. Abel Rémusat, ont tentés pour rectifier l’opinion des Européens à l’égard des Chinois, ne paraissent pas avoir eu tout le succès qu’ils méritaient ; car, à chaque instant, on est exposé à entendre ou à lire les choses les plus contradictoires touchant ce peuple remarquable. La cause de ces erreurs n’est pas difficile à trouver, et on doit la chercher dans les relations publiées, à diverses époques, par ceux qui ont pénétré en Chine, et dans celles surtout écrites par des personnes qui n’y ont jamais mis le pied.

Lorsque, au seizième siècle, des missionnaires catholiques vinrent apporter l’Evangile  à ces peuples innombrables dont la réunion forme l’empire chinois, le spectacle qui s’offrit à leurs yeux était bien fait pour les frapper d’étonnement, et même d’admiration. L’Europe, qu’ils venaient de quitter, était livrée à tous les tiraillements de l’anarchie politique et intellectuelle. Les arts, l’industrie, le commerce, l’aspect général des villes et de leurs populations, tout cela n’était pas alors ce que nous le voyons aujourd’hui. L’Occident n’était pas encore lancé dans les progrès de sa civilisation matérielle.

La Chine, au contraire, était, en quelque sorte, à l’apogée de sa prospérité. Les institutions politiques et civiles fonctionnaient avec une admirable régularité. L’empereur et ses mandarins étaient véritablement les père et mère [i] du peuple, et partout, chez les grands comme chez les petits, les lois étaient fidèlement observées. Cet immense empire avait de quoi frapper l’imagination, avec sa nombreuse population, si intelligente et si policée, avec ses campagnes habilement cultivées, ses grandes villes, ses fleuves magnifiques, son beau système de canalisation, tout cet ensemble enfin de civilisation et de prospérité. La comparaison n’était certes pas à l’avantage de l’Europe ; aussi les missionnaires furent-ils portés à tout admirer dans leur nouvelle patrie d’adoption. Ils ne virent pas toujours le mal, s’exagérèrent souvent le bien, et publièrent de bonne foi des relations qu’à leur insu, sans doute, ils embellissaient un peu trop.

Les missionnaires modernes sont peut-être tombés dans l’excès contraire ; l’Europe aujourd’hui ne cesse de marcher de progrès en progrès, et chaque jour une nouvelle découverte est signalée à l’attention des esprits. La Chine, au contraire, est en décadence, les vices qui déformaient ses antiques institutions ont grandi, et ce qu’il pouvait y avoir de bien a presque entièrement disparu. Aussi les missionnaires, partis pleins d’illusions et d’idées magnifiques sur la splendeur de la civilisation chinoise, ont-ils éprouvé, dans ces derniers temps, en trouvant ce pays livré au désordre et à la misère, des sentiments bien différents de ceux qui animèrent leurs prédécesseurs il y a trois siècles. Sous l’empire de ces sentiments, ils ont publié des relations où la Chine est représentée sous des couleurs peu riantes. Ils ont, sans le vouloir, exagéré le mal, comme leurs devanciers avaient exagéré le bien, et cette différence dans les appréciations a produit des récits contradictoires, qui n’étaient pas de nature à jeter un grand jour sur la société chinoise. Pour augmenter la confusion, il était juste que les touristes fournis-sent leur contingent, et certes, ils n’y ont pas manqué.

Il est peu de voyageurs, attirés par la curiosité ou l’intérêt, soit à Macao, soit sur quelque autre point du littoral chinois, qui n’aient éprouvé le besoin de faire savoir au monde, du moins par la voix des journaux, qu’ils avaient visité l’empire céleste. Quoiqu’ils n’aient presque rien vu, cela ne les a pas empêchés d’écrire beaucoup et de s’appliquer à dénigrer les Chinois, par la raison toute simple que les missionnaires en avaient autrefois fait l’éloge. Le plus souvent, ils se sont inspirés, dans leurs écrits, de quelques relations d’ambassades, qui, malheureusement, jouissent encore d’une certaine autorité, quoique M. Abel Rémusat ait essayé plus d’une fois de les réduire à leur juste valeur. « Les idées défavora-bles aux Chinois, dit cet impartial et habile critique, ne sont pas nouvelles, mais elles se sont répandues et accréditées assez nouvellement. Elles sont dues, en partie, aux auteurs qui ont écrit la relation de l’ambassade hollandaise, et des deux ambassades anglaises. Les missionnaires avaient tant vanté les mœurs et la police chinoises, que, pour dire du neuf en ce genre, il fallait nécessairement prendre le contre-pied. Il y avait, d’ailleurs, beaucoup de gens disposés à croire que les religieux avaient cédé, en écrivant, aux préjugés de leur état et aux intérêts de leur entreprise. Des observateurs laïques sont bien moins suspects aux yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à peine des voyageurs. Comment, en effet, un homme qui n’est ni jésuite, ni dominicain, pourrait-il manquer d’être un modèle d’exactitude et d’impartialité ?

Cependant, si l’on veut y prendre garde, ces voyageurs, sur lesquels on fait tant de fond, n’ont pas à notre confiance autant de titres qu’on pourrait croire. Aucun d’eux n’a su la langue du pays, tandis que des jésuites ont écrit en chinois de manière à égaler les meilleurs lettrés ; aucun d’eux n’a vu les Chinois autrement qu’en cérémonie, dans des visites d’étiquette ou des festins réglés par les rites, tandis que les missionnaires pénétraient et étaient répandus partout, depuis la cour impériale jusqu’aux derniers villages des provinces les plus éloignées. Ces voyageurs n’ont pas laissé de parler tous fort bien des productions du pays, des mœurs des habitants, du génie du gouvernement ; c’est qu’ils avaient tous sous les yeux, en faisant la relation de leurs voyages, la collection des Lettres édifiantes, la compilation de Duhalde et les Mémoires des missionnaires. Aussi ne trouve-t-on pas, chez les uns, une notion de quelque importance qui ait échappé aux autres ; ils ont copié fidèlement, et c’est ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Qu’auraient pu dire, à leur place, les hommes même les plus habiles ? La situation des voyageurs n’est pas brillante à la Chine ; on les emprisonne, à leur départ de Canton, dans des barques fermées ; on les garde à vue dans toute leur route sur le grand canal ; on les met aux arrêts forcés aussitôt après leur arrivée à Pékin ; on les renvoie en toute hâte après quatre ou cinq interrogatoires et deux ou trois réceptions officielles. Tenus, en quelque sorte, au secret pendant tout leur séjour, et sans communication avec l’extérieur, ils ne peuvent nous décrire, avec quelque connaissance de cause, que la haie de soldats qui les escorte, les chants des rameurs qui les accompagnent, les formalités employées par les inspecteurs qui les examinent, et les évolutions des grands qui se sont prosternés avec eux devant le Fils du Ciel. Un de ces voyageurs a tracé, avec autant de naïveté que de précision, l’his-toire de tous en trois mots : Ils entrent à Pékin comme des mendiants, y séjournent comme des prisonniers, et en sont chassés comme des voleurs.

Ce genre de réception, conforme aux lois de l’empire, explique assez bien les préventions que les faiseurs de relations ont laissées percer pour la plupart. Ils ont trouvé à la Chine peu d’agrément et de liberté, des usages gênants, des meubles peu commodes, des mets qui n’étaient point de leur goût. Une mauvaise cuisine et un mauvais gîte laissent des souvenirs dans l’esprit le plus impartial [ii] ».

 Ce n’est pas assurément en parcourant le pays de cette manière, ou en séjournant quelque temps dans un port à moitié européen­nisé, que l’on peut arriver à connaître la société chinoise. Pour cela, il faut s’être, en quelque sorte, identifié avec la vie des Chinois, s’être fait Chinois soi-même et l’être demeuré longtemps. C’est ce que nous avons fait pendant quatorze ans, et par là peut-être sommes-nous en mesure de parler avec exactitude d’un empire que nous avions adopté comme une seconde patrie, et sur le sol duquel nous étions entré sans esprit de retour. Les circonstances nous ont, en outre, beaucoup favorisé dans nos observations ; car il nous a été donné de parcourir plusieurs fois les diverses provinces de l’empire et de les comparer entre elles, et surtout d’être initié aux habitudes de la haute société chinoise, au milieu de laquelle nous avons constamment vécu depuis les frontières du Thibet jusqu’à Canton.

Ceux qui liront notre voyage en Chine ne doivent pas s’attendre à trouver dans notre narration un grand nombre de ces détails édifiants, si pleins de charmes pour les âmes croyantes et pieuses, et qu’on serait peut-être en droit de rechercher dans des pages écrites par un missionnaire. Nous avons eu l’intention de nous adresser à tous les lecteurs, de faire connaître la Chine et non pas de retracer exclusivement les faits qui concernent nos missions ; c’est dans les Annales de la Propagation de la foi qu’on doit lire ces relations intéressantes, véritables bulletins de l’Église militante, où sont consignés tour à tour les actes des apôtres, les vertus des néophytes et les combats des martyrs. Pour nous, notre but s’est borné à donner une esquisse du théâtre de cette guerre toute pacifique et à faire connaître les populations que l’Église de Dieu veut soumettre à son empire et faire entrer dans son obéis-sance. Par là il sera plus facile ensuite, nous l’espérons, de comprendre ces longues luttes du christianisme en Chine et d’apprécier ses victoires.

Encore un mot. On trouvera dans notre récit beaucoup de choses qui paraîtront peut-être invraisemblables, surtout si l’on veut s’en rendre compte à l’aide des idées européennes, et sans se placer, qu’on nous permette cette expression, au point de vue chinois. Cependant nous aimons à penser qu’on voudra bien avoir confiance en notre sincérité, et nous dispenser d’employer, en ce moment, le langage que le célèbre Marco Polo crut devoir adresser à ses lecteurs, en commençant son intéressante relation : «  ... et por ce metreron les chouses veue por veue, et l’entandue por entandue, porce que notre livre soit droit et vertables sanz nulle mensonge ; et chascun que cest livre liroie ou hoiront, le doient croire, por ce que toutes sunt chouses vertables [iii] ». 

Evariste Huc, Paris, 24 mai 1854.


[i] Titre par lequel sont désignés, en Chine, les représentants de l’autorité.

[ii] Relation de l’ambassade de lord Macartney, par Anderson, trad. franç. t. II, p. 26.

[iii] Recueil des voyages de la Société de géographie. Voyage de Marco Polo.


Retour au livre de l'auteur: Père Évariste HUC (1813-1860) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 6 juin 2008 6:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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