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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet pendant les années 1844, 1845 et 1846 (1854)
Bonus 2


Une édition électronique sera réalisée à partir du texte du Père Évariste HUC (1813-1860), Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet pendant les années 1844, 1845 et 1846. Éditions OMNIBUS, Paris, 2001, 576 pages, conforme à l’édition originale de 1854. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Bonus 2

Père Évariste HUC : Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet pendant les années 1844, 1845 et 1846. 

Extrait d’un rapport de M. Gabet, missionnaire lazariste,
sur son séjour à L’hassa et son expulsion du Tibet.

Nouvelles annales des voyages, 1848, t. 118, pp. 94-104.

 Paris, decembre 1847,

L’hassa est, comme on sait, la résidence du grand lama, souverain du Tibet et en même temps pontife suprême du culte bouddhique. Outre les nombreux pèlerins qui se rendent dans cette ville pour offrir leurs adorations au grand lama, l’importance du commerce y attire encore les marchands de toutes les contrées de l’Asie ; ainsi, la capitale du Tibet doit être considérée comme le rendez-vous continuel de divers peuples qui incessamment vont et vien-nent par ces immenses régions, sans jamais rencontrer la moindre entrave à leur liberté.

Dès notre arrivée, nous étant aperçus que nous pourrions inspirer de l’inquiétude si l’on venait à nous prendre pour des Anglais, redoutés à cause de leur domination dans l’Inde et de leurs victoires récentes sur les Chinois, nous nous présentames aussitôt aux autorités tibétaines, et nous leur déclarâmes que nous étions Français et prédicateurs de la religion chrétienne. Le lendemain, nous fûmes invités à nous rendre chez le premier ministre, régent de l’empire pendant la minorité du grand lama, qui est actuellement un enfant de huit ans. Il nous questionna beaucoup sur notre patrie, dont le nom même lui avait été jusqu’alors inconnu ; la bonté et l’intérêt qu’il nous témoigna nous firent comprendre combien les détails que nous venions de lui donner avaient fait une heureuse impression sur son esprit. Les entretiens qu’il eut ensuite avec le gouverneur turc [i], qui se rend fréquemment à Calcutta pour des affaires commerciales, ne firent que le confirmer dans ses bonnes dispositions à notre égard. Alors il nous déclara qu’il nous prenait sous sa protection immédiate, et que nous pouvions librement séjourner dans le pays, sans que personne eût le droit de s’immiscer dans nos affaires. Bien plus, ayant appris qu’à notre arrivée nous n’avions pu nous procurer qu’un logement étroit et peu commode, il poussa la bienveillance jusqu’à nous céder une de ses maisons, où nous pûmes ériger une chapelle et vaquer librement aux exercices de notre ministère. Nos rapports avec le régent devinrent ainsi de jour en jour de plus en plus intimes ; il aimait à discuter avec nous les vérités de la religion chrétienne, et demandait toujours avec intérêt de nouveaux détails sur nos lointains pays d’Europe.

Par malheur il existe à L’hassa un mandarin chi-nois, envoyé par la cour de Pékin avec le titre de délégué extraordinaire. Il a pour mission officielle de présenter les hommages de l’empereur au grand lama ; mais son mandat politique est de surveiller les mouvements des peuples voisins, pour en donner avis à son gouvernement. Ce fonctionnaire, jaloux des progrès que faisait l’Évangile, songea aux moyens de mettre obstacle à notre séjour à L’hassa ; il essaya de persuader au régent que nous étions des personnages suspects, qui ne pouvaient être venus dans le pays qu’avec des vues secrètes de politique. Dans l’espoir de découvrir parmi nos effets quelque pièce propre à rendre plausible son accusation, il envoya des gens qui, au moment où nous nous y attendions le moins, mirent les scellés sur tout ce qui nous appartenait et nous emmenèrent au tribunal chinois. Là, après d’humiliants interrogatoires, on apporta nos effets, qui furent mis sous les yeux du mandarin, et par lui minutieusement examinés un à un en présence du régent. Déconcerté de n’avoir rien découvert qui pût le moins du monde justifier ses injurieuses imputations, il se saisit, pour la forme, d’un paquet de manuscrits, de nos lettres de prêtrise et de plusieurs lettres de famille. Le régent, satisfait que parmi nos bagages il n’y eût rien qui pût nous compromettre, demanda au mandarin ce qu’il avait enfin à dire contre nous. Celui-ci ré-pondit que le résultat de l’enquête témoignait que nous étions des gens irréprochables et dont on n’a-vait rien à craindre. Nous retournâmes donc à notre demeure, espérant que les vexations chinoises étaient dès lors finies.

Quelques jours de paix et de tranquillité sem-blèrent, en effet, devoir nous confirmer dans cette opinion. Mais le délégué extraordinaire ne pouvait plus supporter, de la part du gouvernement tibétain, un accueil si favorable fait aux ministres d’une religion que les absurdes préjugés de la Chine repoussent de ses frontières. Il prit donc sur lui de nous intimer l’ordre de partir de L’hassa, sous pré-texte que nous étions étrangers. Sur-le-champ nous nous rendîmes au tribunal chinois pour demander compte d’une pareille sommation, que nous avions droit de regarder comme aussi tyrannique qu’outra-geante. Nous déclarâmes au représentant de la cour de Pékin, qu’admis à L’hassa par l’autorité du lieu, nous ne reconnaissions ni à lui ni à qui que ce fût le pouvoir d’y troubler notre séjour ; que, comme nous, lui-même il était étranger dans le Tibet, et que c’était ce que signifiait son titre de délégué ex-traordinaire ; nous lui demandâmes de quel droit il prétendait exclure les Français d’un pays ouvert à tous les peuples ; nous lui rappelâmes encore que, dans le cas même où les étrangers seraient repoussés de L’hassa d’après la constitution même du pays, les hommes de prières, quels qu’ils fussent, ne pouvaient jamais être considérés comme étrangers dans le Tibet, et que ce titre seul devait toujours nous y assurer liberté et protection.

Le mandarin, qui ne s’attendait pas à nous trouver si bien fixés sur les lois du pays, et sur les rap-ports qui existent entre le gouvernement de L’hassa et la cour de Pékin, n’insista plus sur notre qualité d’étrangers ; mais il allégua que nous ne pouvions résider dans le Tibet, parce que nous étions prédicateurs d’une religion mauvaise et prohibée par l’empereur chinois. Nous lui répondîmes que le christianisme n’avait jamais eu besoin de la sanction de son empereur pour être une religion sainte, pas plus que nous de sa mission pour la prêcher dans le Tibet. Enfin, pour couper court à tout débat et trancher la question, il se résuma ainsi :

— Quoi qu’il en soit, tenez pour certain que je vous ferai partir de L’hassa.

Dès que nous eûmes fait part au régent des pré-tentions arbitraires du mandarin chinois, il nous dit que protégeant dans le pays des milliers d’étrangers, il serait assez fort pour nous faire jouir de l’hospilalité qu’il accordait à tout le monde :

— Et pour ce qui est de votre religion, ajouta-t-il, elle est loin de nous donner de l’ombrage ; j’ai moi-même dessein de m’en instruire à fond, si elle est meilleure que la nôtre, nous l’embrasserons volontiers.

Il s’engagea donc à notre sujet une lutte de plusieurs jours entre le gouvernement tibétain et le tribunal chinois ; la circonstance de la minorité du grand lama favorisait les prétentions du délégué extraordinaire, et il eut le dessus. Le régent nous annonça lui-même que, seul et privé de l’appui de son souverain, il s’était à regret trouvé trop faible pour réprimer la tyrannie des Chinois, qui, depuis plusieurs années, profitant de l’enfance du grand lama, s’arrogeaient des droits inouïs dans l’empire. Déjà, en effet, tous les moyens d’expulsion avaient été pris par le délégué extraordinaire : l’officier et les soldats de l’escorte, le jour du départ et la route que nous devions suivre, étaient déterminés par son ordre. Notre étonnement redoubla quand nous apprîmes qu’on avait arrêté de nous faire subir les ri-gueurs d’un trajet de huit mois, pour nous conduire à Canton, tandis qu’en nous dirigeant vers l’Inde vingt-cinq jours de marche nous suffisaient pour arriver jusqu’au premier poste européen. Nous fîmes à ce sujet les plus instantes réclamations, mais elles ne furent point écoutées, pas plus que la demande d’un sursis de quelques jours, pour nous reposer un peu des fatigues de la longue route que nous venions de faire, et laisser cicatriser de larges plaies causées par le froid durant notre voyage. Destitués de toute protection, nous nous rendîmes, une fois encore, au tribunal chinois, et nous déclarâmes au délégué que nous cédions à la violence, mais que nous dénoncerions, à notre arrivée, et l’iniquité de la sentence qui nous chassait d’un pays libre, et la barbarie dont on accompagnait cet acte arbitraire, barbarie que, vu l’état où nous étions, nous avions droit de considérer comme un attentat à nos jours.

Après cette protestation, nous fîmes à la hâte les quelques préparatifs de ce pénible voyage. La veille du départ, un envoyé du régent entra chez nous, et nous remit de sa part deux lingots d’argent ; nous crûmes prudent de refuser cette somme. Sur le soir même, nous nous rendîmes à son palais, nous déposâmes ces lingots sous ses yeux, en l’assurant que cette démarche n’était nullement un signe de mécontentement de notre part ; qu’au contraire nous nous souvieindrions toujours avec reconnaissance des bons traitements que nous avions reçus du gouvernement tibétain pendant le séjour que nous avions fait à L’hassa ; que si notre sort eût dé-pendu de lui, nous en avions la certitude, nous eussions toujours joui dans le Tibet de l’hospitalité la plus tranquille et la plus honorable ; mais que pour cet argent, nous ne pouvions le recevoir sans compromettre notre conscience de missionnaires et l’honneur de notre nation, (En effet, plutôt que d’accepter les offres d’argent qui nous avaient été faites par diverses personnes de L’hassa, pour subvenir aux frais de notre voyage, nous avons préféré vendre jusqu’à des linges d’autel). Le régent nous répondit qu’il comprenait nos motifs, qu’il n’insistait pas pour nous faire agréer ce présent, mais que pourtant il serait bien aise de nous léguer quelque souvenir au moment de se séparer de nous. Alors, prenant un dictionnaire en quatre langues, qu’il nous avait vus souvent feuilleter avec intérêt, il nous demanda si cet ouvrage pouvait nous être agréable ; nous le reçûmes, et nous fûmes heureux de pouvoir lui offrir en retour un microscope que nous avions apporté de France, et qui sembla lui faire d’autant plus de plaisir qu’on n’en avait jamais vu dans le pays.

Au moment de nous quitter, le régent se leva et nous adressa ces mots pleins d’espérances :

— Vous partez ; mais vous êtes des hommes d’un courage étonnant, puisque vous avez pu venir jusqu’ici. Je sais que vous avez dans la tête une grande résolution..,.. Vous me comprenez assez ; les circonstances ne permettent pas d’en dire davantage.

Telle fut la manière significative dont nous prîmes congé du premier ministre tibétain.

Nous partîmes de L’hassa le 26 février 1846, accompagnés d’une escorte chinoise commise à cet effet par le délégué extraordinaire. Depuis les premiers jours de notre marche jusqu’aux frontières de Chine, nous nous aperçûmes que le régent avait envoyé ordre à tous les chefs de districts par où nous devions passer d’apporter le plus d’adoucissement qu’ils pourraient aux fatigues de notre route ; mais elle était de nature à n’en comporter aucun, et chaque jour venait confirmer en nous le soupçon qu’on ne nous avait forcés d’entreprendre ce voyage que dans l’espérance de nous y voir succomber. Toujours ensevelis dans la neige, toujours gravissant des montagnes inaccessibles, ou suspendus sur des gouffres affreux, voilà quelle fut notre course pendant quatre mois entiers. Aussi, le mandarin militaire qui nous accompagnait, quoiqu’il voyageât en chaise à porteur, ne put y résister, et mourut à moitié chemin. En un mot, quand nous touchâmes aux frontières de l’empire chinois, nous étions suivis de quatre cercueils, sans parler de huit hommes qui étaient tombés dans les abîmes, et dont on n’avait pu retirer les cadavres.

Arrivés à la capitale du Su-tchuen, nous eûmes une entrevue avec le vice-roi. Il comprit combien le gouvernement chinois s’était compromis par l’illégalité et la barbarie dont on avait usé à notre égard dans le Tibet ; il blâma hautement le délégué de la cour, et pour ne se trouver en rien mêlé dans les conséquences de cette affaire, il prit tous les moyens de nous faire continuer la route, depuis le Su-tchuen jusqu’à Canton, avec les commodités et même les honneurs convenables. Mais l’insatiable cupidité des mandarins subalternes, commis à notre conduite et aux soins de notre nourriture, annula toujours l’effet des mesures prises par le vice-roi. Nous eûmes spécialement à nous plaindre des administrateurs de la capitale du Hou pé, qui se moquèrent des égards qu’on nous avait témoignés dans le Su-tchuen.

— A quoi bon, dirent-ils, tant de ménagements pour ces étrangers, parce qu’ils sont Français ? Dans cette ville, nous avons eu entre les mains deux hommes de cette nation, et nous les avons impunément torturés et mis à mort.

Ils voulaient parler de MM. Clet et Perboyre, Lazaristes français, martyrisés dans le Hou-pé.

Aussi, à partir de cette capitale, nous vîmes redoubler les misères de notre voyage ; tous les jours nous eûmes à souffrir de la faim et des outrages de la populace, qu’on ameutait contre nous. Poussés à bout et au comble de l’épuisement à notre arrivée dans la capitale du Kian-si, nous nous rendîmes incontinent au tribunal du gouverneur, et nous déclarâmes que nous ne voulions plus de l’administration chinoise pour achever notre route, que nous la ferions à nos frais, risques et périls, et que si, d’après les lois de l’empire, il était requis qu’un mandarin nous accompagnât pour veiller sur nous, nous ne consentirions à marcher à sa suite qu’à la condition qu’il n’y aurait rien de commun entre lui et nous. On fit semblant d’être surpris des mauvais traitements que nous avions eu à subir dans le Hou pé, et on nous protesta à plusieurs reprises que le Kian-si ne nous donnerait pas les mêmes sujets de plaintes. Nous laissâmes donc les Chinois organiser le départ, en les avertissant toutefois qu’au premier jour où nous verrions se renouveler de pareilles avanies, nous prendrions aussitôt le parti que nous leur avions signifié. Aussi, soit l’effet de nos paroles, soit plutôt la perspective de nous remettre immédiatement entre les mains du représentant de la France, nous avons eu beaucoup moins à souffrir depuis le Kian-si jusqu’à Canton, où nous sommes arrivés vers la fin de  septembre 1846.

Maintenant, il serait superflu d’ajouter qu’en signalant ces faits, notre unique pensée est d’en prévenir le retour. Ministres d’une religion toute de paix et de concorde, à Dieu ne plaise que nous élevions ici la voix pour appeler la vengeance sur nos persécuteurs ! Pour ce qui nous concerne personnellement, nous n’oublions pas que la carrière où nous sommes entrés doit être semée j’usqu’au bout de souffrances et d’humiliations ; mais nous pensons qu’on ne verra pas avec indifférence cette prétention inouïe de la Chine, qui ose poursuivre de ses outrages le christianisme et le nom d’Européen jusque chez les peuples étrangers.


[i] Chacun des peuples divers qui fréquentent Lhassa a dans cette capitale son gouverneur ou chef particulier, qui répond civilement de la conduite de ses nationaux. Le gouvernement tibétain ne connaît pas les individus, il ne traite qu’avec leurs chefs.



Retour au livre de l'auteur: Père Évariste HUC (1813-1860) Dernière mise à jour de cette page le vendredi 6 juin 2008 6:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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