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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Essais sur l’expérience libératrice. (1952)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Roger GODEL [1898-1961], Essais sur l’expérience libératrice. Préface de Mircea Eliade. Paris: Les Éditions Gallimard, 1952, 342 pp. Collection: “Les essais”, no 54. Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[7]

Essais sur l’expérience libératrice

Avant-propos

À mesure que les découvertes des physiciens, depuis cinquante ans, élèvent et élargissent le champ de l’investigation scientifique, les notions familières sur lesquelles se fondait le « sens commun » ont dû subir de sérieuses révisions. A la lumière des recherches récentes, combien profondément se sont transformés les concepts de matière et d’énergie, de temps, d’espace, de causalité et de loi.

Le micro-physicien — qu’il s’adonne au travail expérimental dans son laboratoire, ou qu’il procède sur le tableau au développement d’opérations mathématiques — se comporte en philosophe. Nécessairement il doit faire entrer dans ses spéculations des données relatives au temps et à l’espace ; et ces notions, de même que celles de causalité, de déterminisme, de probabilité subissent au cours des opérations mentales auxquelles il se livre d’amples transformations. Son affranchissement à l’égard des routines de la pensée ne connaît pas de limites. D’étape en étape, il est conduit par la fonction investigatrice, opérant à travers lui, à rectifier sa vision du monde. C’est là une exigence première de la discipline mentale qui préside à ses découvertes. Sa pensée se recristallise, à chaque phase, en des formes sans cesse renouvelées.

[20]

On est en droit d’espérer aujourd’hui que les savants dont les travaux s’appliquent à la connaissance de l’homme — les biologistes, les médecins et surtout les psychologues — suivront la voie ouverte par leurs collègues, les physiciens.

Ceux-ci, par l’effet d’un prodigieux labeur soutenu pendant plus d’un demi-siècle, ont mis à découvert la structure intime de l’atome ; le champ de force central, qui en détermine la configuration, les propriétés et le dynamisme, nous apparaît dans son axe — le noyau.

Mais pour acquérir une vision adéquate de ce plan nucléaire, le savant a dû faire subir à sa pensée une véritable transmutation ; sa conscience s’est haussée à des niveaux de spéculation encore inconnus de l’homme pensant jusqu’à ce jour.

Sans doute un semblable effort est exigé du psychologue : dépouillement, affranchissement à l’égard des routines de l’esprit et des modes classiques de penser, exaltation du niveau de conscience.

À ce prix seulement, il lui sera donné de découvrir la structure entière de la psyché et l’axe de gravitation autour duquel elle s’ordonne.

Une singulière analogie rattache en effet, symétriquement, l’ordre qui régit la matière et celui qui préside aux dynamismes psychiques. L’assimilation de ces deux « règnes » sur un schéma peut être poussée fort loin. De même que les fonctions électro-chimiques de l’atome relèvent exclusivement du champ nucléaire, ainsi toutes nos déterminations procèdent de l’axe de notre être. C’est en ce point que réside la véritable nature de l’homme et non pas sur les orbites extérieures où gravitent, telles des électrons, les forces dérivées.

Le physicien, désireux d’obtenir une représentation mentale aussi exacte que possible du noyau atomique, conforme son esprit à l’objet de sa recherche ; il abandonne les notions courantes de substance, [21] d’espace, de temps, de causalité. Pareille discipline s’impose au psychologue dans sa recherche du centre déterminatif de la psyché. La conscience ne se situera dans cet axe que si les expériences relatives à la durée, à l’espace, à l’action, à la forme se trouvent, par elle, dissoutes et transcendées. Une telle entreprise n’est pas une chimère.

La psyché, dans certaines conditions d’expérience, peut s’affranchir des relations de temps et d’espace ; c’est là un fait incontestable que les parapsychologistes ont récemment établi sur des recherches rigoureusement scientifiques.

Ainsi, avec l’avènement de cette technique d’investigation qu’on nomme la parapsychologie, des plans de conscience nouveaux se révèlent à l’explorateur de la psyché. Certaines fonctions mentales — la précognition, la cryptaesthésie — démontrent que l’homme peut établir, par voie de perception ultra-sensorielle, un contact avec des événements à venir, et aussi avec des phénomènes localisés à de lointaines distances. Ces faits ont été dûment constatés et étudiés en laboratoire par des observateurs qualifiés. Ils nous obligent à réviser entièrement notre conception du temps et de l’espace et celle du moi individuel ; une fonction perceptive existe en nous à l’état potentiel qui peut s’orienter dans toutes les directions du continuum espace-temps.

Cette découverte apparaîtra sans doute déconcertante. Elle s’impose pourtant à l’attention depuis qu’elle a été établie par d’innombrables travaux.

Un biologiste aussi éminent que Julian Huxley admet sans conteste la valeur démonstrative de ces faits : « A l’autre extrémité de l’échelle biologique, écrit-il, nous avons les phénomènes qui ne peuvent encore être expliqués en fonction d’aucune de nos connaissances établies, ni classés dans un cadre général de théorie scientifique ; nous voulons parler de la télépathie, clairvoyance, précognition ou connaissance [22] de ce qui ne s’est pas encore accompli, et ainsi de suite. Ces faits sont encore entièrement inexpliqués, mais au cours de ces vingt dernières années leur authenticité a été pleinement établie [1]. »

Qu’une certaine fonction perceptive de l’esprit puisse opérer dans toutes les directions du volume espace-temps, c’est donc un fait qui repose fermement sur des bases expérimentales.

Mais aussitôt de pressantes questions nous assaillent. Dans quelle mesure et jusqu’à quel niveau hiérarchique de sa psyché, l’homme est-il soumis au déterminisme temporel et spatial ? Peut-il dépasser le niveau où se manifestent les fonctions parapsychologiques et, les abandonnant derrière lui, accéder à un plan ultime de la conscience ? Au delà du temps, de l’espace et de la forme, qu’adviendrait-il de lui s’il s’établissait, par l’expérience transcendante, en ce centre absolu — à la source de son être ? Il disposerait à son gré des énergies et des possibilités de transmutations inhérentes au champ nucléaire ; se situant par-delà toute limitation de personnalité il serait à tout instant le créateur de sa personne.

S’il est permis d’admettre l’authenticité de cet état de suprématie, une extraordinaire découverte s’offre à nos réflexions : ici s’affirmerait dans l’absolu de sa nature sans ombres, une réalité que le phénomène de la dégradation temporo-spatiale ne peut atteindre et altérer, une position de la conscience [23] affranchie des limites qu’impose à l’homme son égocentrisme.

Au niveau ultra-mental considéré, la mort perdrait toute signification, car elle se situe sur le plan de la durée.

L’expérience « libératrice » serait-elle en vérité une connaissance de l’intemporel en nous ? S’il en était ainsi, l’éternité se révélerait dans cette transcendante intuition.

Mais connaître et réaliser l’intemporel, n’est-ce pas situer la conscience à son origine, par delà le flux du devenir et l’impermanence des choses ? A dire vrai, ce serait une expérience d’immortalité.

Un médecin exerçant sa profession au milieu du XXe siècle, un homme convaincu de la valeur réalisatrice inhérente aux sciences biologiques et médicales, poursuit néanmoins à travers diverses disciplines scientifiques une plus haute synthèse. Depuis plus de trente ans se pose à lui une question fondamentale, une question qui lui semble dépasser en importance toutes les autres et les inclure toutes : les fonctions psycho-mentales, dont fait usage l’homo sapiens de notre culture dans sa recherche de la connaissance, représentent-elles réellement le terme ultime des possibilités humaines ? L’homme atteindra-t-il jamais, par l’assouplissement et l’approfondissement des mécanismes mentaux dont il dispose virtuellement les promesses impliquées dans sa nature ? Certes, on serait en droit de l’espérer en voyant s’élargir au delà de toutes prévisions les cadres entre lesquels la logique classique était enclose. Des principes épistémologiques nouveaux inspirent la philosophie des sciences contemporaines. Ils conduisent à une réalisation du rationnel, d’un rationnel sans cesse renouvelé, dans l’expérience technique. On assiste à l’absorption de la pensée [24] géométrique dans une pangéométrie débordant les limites euclidiennes, à un dépassement de la physique maxwellienne et de la mécanique de Newton.

Des modes intensifs de pénétration dans le substrat des choses s’ouvrent à l’homme.

D’autre part, la psychologie en est à ses premiers balbutiements. Que tient-elle en réserve pour les jours à venir ? Les fonctions de la mémoire, de l’attention, du discernement dans le temps et dans l’espace, d’analyse et de synthèse peuvent être portées à un degré d’acuité insoupçonnable.

Sans aucun doute, l’homme se meut encore aujourd’hui dans les brumes d’une semi-léthargie. Quelles voies doit-il emprunter pour sortir de l’état larvaire et s’éveiller à la pleine conscience de sa nature comme de la réalité ? Les rapides succès obtenus dans le domaine des sciences appliquées par les modernes psychotechniques l’incitent à perfectionner ce merveilleux outil : l’intellect — à l’exalter, à le rénover, le parfaire. Pourquoi pas !

Il se pourrait, toutefois, que l’esprit d’investigation en se conditionnant de la sorte tourne dans le labyrinthe d’un même étage, sans jamais s’élever selon la verticale. Il se condamnerait à une ronde illimitée, mais close à la surface de son hypersphère.

Le lieu du parfait éveil se situerait-il au delà ? Faut-il que soient transgressées les démarches les plus subtiles de la psyché ? Une lumière entièrement inconnue dans nos vallées pleines d’ombres rayonne peut-être sur cette cime émergeant hors des brumes.

Pour celui qui a rédigé ces lignes, le problème de la vie était ainsi posé avec une harcelante acuité. De sérieux motifs l’incitaient à croire qu’il peut être donné à l’homme d’accéder à une conscience du réel, dans une absolue transcendance de la pensée.

Bien plus, il lui apparut évident, expérimentalement [25] évident, qu’en ce foyer réside la nature réelle de l’humain.

Parce que la tradition indienne a constitué la métaphysique en une recherche expérimentale transmise sans hiatus depuis près de 3.000 ans de génération en génération, nous avons voulu approcher les dépositaires de cette longue chaîne d’expérience. Dans le Sage indien — ou jivan-mukta — se manifeste l’héritage millénaire de la connaissance pratique. Sa sagesse pourrait se comparer à celle d’un homme qui aurait médité et réalisé en lui-même durant 2.800 ans le problème fondamental. Car son expérience est identique à celle de ses prédécesseurs ; elle lui a été, par eux, intégralement transmise bien qu’il la vive au travers d’expressions différentes.

Enquêter auprès d’eux c’est donc explorer le centre d’un laboratoire consacré à la métaphysique depuis plus de deux millénaires.

L’homme libéré demeure un homme et ne désire nullement poser pour un dieu [2]. Il n’émet aucun dogme, n’impose aucun commandement impératif. C’est dans sa nature d’homme (sahaja) qu’il est établi, immuablement.

Au dire des Sages que nous avons consultés pour notre enquête, il y eut des hommes libérés tant en Occident qu’en Orient, au sein des différentes églises [26] ou parmi les philosophes, poêtes, artistes ou les très simples amants illettrés de la vérité.

Les jivan-muktas approchés par nous tenaient en haute estime sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix et se plaisaient à citer des passages de leurs écrits, de même que certains textes remarquables de l’Islam et du Bouddhisme.

Un savant indianiste et philosophe catholique a pu dire de l’expérience du jivan-mukta qu’elle appartient à la mystique naturelle. L’expression paraît extrêmement heureuse.

Qu’on veuille bien voir dans ce livre très précisément ce qu’il propose, sans plus — les conclusions d’une recherche générale sur l’expérience libératrice — rien d’autre.

En consultant sa plus intime conviction, celui qui a rédigé les termes de cet ouvrage, souhaite qu’aucun esprit religieux n’y trouve matière à scandale. Il lui semble que nulle réalité essentielle, promue en vérité par les religions ou mystiques, ne s’y trouve refusée. C’est aujourd’hui à l’homme de science de concilier les disciplines imposées par sa profession avec le Réel qui les dépasse, sans verser jamais dans les naïvetés d’une iconographie infantile.

Des sages que j’ai consultés, j’obtins de longs et profonds éclaircissements sur des problèmes que chacun de nous considère, tôt ou tard, avec une suprême gravité : la nature de l’homme et du monde, l’amour, la mort. Et cet enseignement semble pouvoir être transposé et traduit, sans trahison, dans le langage qu’imposent les sciences contemporaines.

[27]

Les « Essais sur l’expérience libératrice » sont issus d’une tentative entreprise dans ce sens. Celui qui les a écrits s’efforce de rendre justice aux disciplines scientifiques de l’époque et se soumet à leurs lois, les rejeter serait absurde ; mais il estime que la position où le Sage est établi, éclaire et transcende toute technique, sans se commettre avec aucune.

Les questions se pressent en abondance dans l’esprit de l’homme mis en présence d’un « libéré vivant ». Beaucoup d’entre elles sont vaines, elles disparaissent d’elles-mêmes au cours des entretiens ; mais il en est qui ont trait à de graves problèmes : qu’est-ce que l’expérience libératrice et quels avantages pratiques offre-t-elle ? Confère-t-elle une clairvoyance supérieure ? ou simplement la sérénité, la paix intime ? Par quelles méthodes est-il possible de l’approcher ? Est-elle accessible à tout le monde ou requiert-elle des dispositions particulières ?

Ce travail résulte d’une persévérante recherche engagée dans la direction de l’expérience libératrice. Diverses voies d’approche sont empruntées tour à tour, au travers de la biologie, de la psychologie, des sciences physiques, de l’histoire comparée des religions, de la mythologie.

C’est le récit d’un voyageur, qui s’est efforcé de poursuivre avec le secours d’un Sage, des itinéraires difficiles dans un monde intérieur auquel peu d’attention a été accordée jusqu’ici par l’homme de science.

Dans le cours de cette exploration, l’itinérant ne s’est jamais trouvé contraint de répudier aucune des valeurs de l’esprit sur lesquelles le savant de nos jours fonde ses recherches. Mais il lui est apparu avec évidence que le voyage exige, pour atteindre son terme, un éclairage que la seule pensée scientifique ne peut fournir. Les démarches les plus subtiles de l’intellect le plus acéré et le plus affranchi [28] se heurtent, pour finir, contre un mur infranchissable. Cette frontière interdite vole en éclats sous le regard de la Sagesse. A l’étape finale de l’itinéraire, quels que soient les modes d’approche empruntés et le dernier obstacle barrant la route, c’est à la sagesse seule qu’il appartient d’amorcer la déflagration décisive abattant toutes les barrières.

Sans doute cette explosion éclatant dans un champ de conscience limité, dont les limites tout à coup s’évanouissent, pourrait se comparer à la réalisation d’effets catalytiques [3]. Catalyse au sein de la psyché ainsi ponctuée de lumière rayonnante.

A vrai dire, l’expérience est irréductible à toute [29] comparaison. Parlant à un astronome, on serait tenté d’évoquer dans son esprit l’image d’une supernova dont la déflagration illumine en quelques minutes l’univers de ses torrents d’énergie rayonnante. Mais il est évident que cette analogie est tout à fait imparfaite.

Qu’est-ce qu’un jivan-mukta ? N’espérons pas pouvoir donner de cet homme une définition exhaustive ni même adéquate. Ouvrons seulement sur lui une perspective : certain aspect se laisse déceler. Vis-à-vis de nous, c’est un évocateur d’effets catalytiques et de transmutations. A part cela, selon les apparences, un homme semblable à nous. Peut-être aussi, un être bénéfique au travers duquel nous pouvons interroger notre plus profonde intériorité, miroir de vérité secrète.

Le terme de « vérité » pourrait prêter à confusion car il ne s’applique pas ici à la réalité d’un objet extérieur ; contrairement à l’acception usuelle, il se réfère à une expérience intime — à une évidence vécue au cœur de l’être conscient.

Aussitôt, un doute nous vient. Cette vérité dont le sujet, lui-même s’expérimentant, est l’unique témoin et garant, repose sur des données bien incertaines. Que vaut l’affirmation d’une évidence subjective devant l’esprit critique d’un savant ? Rejoint-elle l’acte de foi de tant de pseudo-mystiques mystifiés par l’auto-suggestion ? Le désir d’un homme a tôt fait de s’imposer pour une réalité. Quant au philosophe il sait à quoi s’en tenir sur les entraînements de l’imagination ; il lui suffit de récapituler l’histoire de la philosophie et de ses doctrines érigées en dogmes ! Le mot de « vérité » lui inspire une saine méfiance.

Son scepticisme est justifié.

Encore faut-il que la prudence ne soit pas poussée jusqu’à l’extrême négativisme. Rejeter sans examen une expérience subjective sous le fallacieux [30] prétexte qu’elle échappe au contrôle objectif, ce serait faire preuve de médiocrité mentale et non pas d’esprit scientifique.

Le témoignage du Jivan-mukta mérite à bien des titres d’inspirer confiance au psychologue. Son témoignage est simple, aussi simple et évident en soi que peut l’être notre propre certitude élémentaire d’exister. Un homme normal doute-t-il jamais un seul instant de sa propre existence ? Exige-t-elle qu’elle lui soit démontrée ? Pareille évidence intérieure s’impose sans preuves.

Tous, nous avons conscience d’exister ; mais pour le jivan-mukta, la conscience ne se réfère pas au sentiment psycho-physique de vivre corporellement ; cette certitude s’élève au delà du cadre où se meut l’obscure perception coenesthésique de la vie, jusqu’à la source et au foyer même de la conscience. Elle réside dans l’intemporel, dit-il, et la dualité des régulations somatiques et psychiques ne l’affecte pas.

Expérience indescriptible, mais absolument simple, immuable dans son unité, évidente en soi et pour soi.

Nous croirons difficilement à une imposture de la part de ces hommes qui ont prodigué durant des années les preuves indubitables de leur parfaite sincérité. Et l’acuité exceptionnelle de leur intelligence nous est une garantie à l’égard de l’interprétation transcendante qu’ils donnent de l’expérience, impersonnellement connue d’eux.

Il est loisible à l’homme « rationnel » de la déclarer invérifiable. Mais il se condamne à ignorer, en s’en détournant, bien des faits d’un intérêt considérable.

1. L’extraordinaire béatitude inhérente à la nature du jivan-mukta est accessible aux investigations du biologiste ; elle pose un problème qui n’est pas négligeable.

[31]

2. Quant à la clairvoyance métaphysique, si manifeste dans l’homme libéré, ainsi que le pouvoir bénéfique qui en émane, cela aussi justifierait une longue étude.

C’est à présent au médecin psychologue d’affronter la question. Qu’il ose prendre ses responsabilités au risque de passer pour dupe. L’expérience libératrice sera son champ d’observation extérieur autant qu’intérieur. Et si l’authenticité lui en paraît établie, au cours d’une étude impartiale, sur un fort coefficient de probabilité, la voie sera ouverte pour de nouvelles explorations.

Ces Essais appellent une suite à leur coup de sonde. S’ils excitent assez d’intérêt parmi leurs lecteurs pour en orienter quelques-uns vers cette voie de recherche, le but de ce travail aura été atteint. Un grand et persévérant labeur est requis des équipes à venir. Ces groupes devront associer, autour d’un programme commun, des psychologues, des biologistes, des historiens des religions, des physiciens et mathématiciens, des philosophes sans préjugés.

La grandeur du champ d’études leur promet de belles moissons, mais elle demande aussi, comme toute entreprise scientifique, qu’on s’y prépare.

L’expérimentation en métaphysique ne s’ouvre pas à tout venant et sans entraînement préalable. L’esprit de l’étudiant doit être aussi souple qu’acéré, vigil sans tension ni effort.

Conscient au maximum du principe de complémentarité qui domine la phénoménologie, conscient de l’aspect relativiste de toute position prise dans la psyché. Libre autant que possible de l’emprise des formules, affranchi de dogmatisme.

Surtout capable de se laisser absorber et assimiler en totalité, à l’instant propice, par la pureté de l’expérience, tout en demeurant pleinement lucide.

[32]

Une remarque d’importance capitale s’impose ici. L’expérience métaphysique, pour être réalisée dans son authenticité, ne doit être ni cherchée en des représentations mentales par l’imagination, ni convoitée. Les efforts de l’intellect, comme le désir, se rattachent aux conditionnements de la psyché dont, précisément, il importe d’être affranchi pour que la place soit nette. Ces obstacles, dressés par l’avidité égocentrique, s’évanouissent lorsque le zèle intempestif qui leur a donné naissance cesse enfin de les évoquer.

Mais aussi longtemps qu’ils persistent, fût-ce (comme dans certaines concentrations aiguës du yoga) à l’état de traces, l’expérience obtenue est un produit mental du désir : une illusion.

En fait, lorsque s’éveille dans sa spontanéité l’expérience réelle, la psyché capitule d’elle-même et se résout en conscience. Aucun effort n’est intervenu. La conscience règne à l’état pur.

En conséquence — et on ne saurait trop le redire — il ne peut exister de psychotechnique particulière qui conduise à l’ultime réalisation — moksha. Donner pour valables une méthode, un procédé, ce serait introduire des énergies parasites dans un champ d’où, nécessairement, elles doivent être expurgées.

Dans ces Essais, il ne sera donc point proposé de psychotechnique.

Toutefois, s’il est vrai que l’expérience libératrice est donnée comme un fait autonome et indépendant de tout effort de tension individuel, cependant elle exige pour se réaliser une maturation préalable de l’esprit, une inlassable persévérance [4].

[33]

Cette recherche persévérante de l’itinéraire vers le centre n’a qu’une valeur préparatrice. La psyché se rend perméable à l’infiltration en elle de la vérité ; elle s’apprête à intégrer l’irruption spontanée de l’évidence intime.

Un jivan-mukta dispose à cet effet d’un pouvoir singulier à l’égard des êtres qui s’ouvrent à son influence et demeurent réceptifs. Il semble induire un champ d’énergie en eux, qui oriente tous les dynamismes vers le centre.

L’étudiant résolu à explorer l’expérience libératrice trouvera dans les nombreux problèmes offerts à sa recherche un intérêt immédiat : celui que pose tout d’abord la béatitude.

L’homme libéré, dit-on, est établi dans une paix inaltérable ; aucun conflit ne se déroule en lui.

Mais l’observateur impartial est en droit de se demander si cette paix suprême transcende réellement le cadre temporel de la psyché. Les visionnaires ou extatiques connaissent peut-être des états d’euphorie fort plaisants. Cela s’acquiert par hétéro-suggestion ou par auto-suggestion.

Nous nous heurtons, particulièrement ici, aux difficultés que soulève le caractère subjectif et incontrôlable de l’expérience béatifique.

Procédons méthodiquement.

Première éventualité : cette prétention à être établi dans la paix suprême serait une imposture ; cette hypothèse ne peut être sérieusement soutenue en raison de la droiture, du désintéressement et du respect pour la vérité dont les Sages font preuve dans la conduite de leur vie.

Il nous reste à examiner une seconde éventualité, celle d’une suggestion.

Elle paraît très vraisemblable, car depuis plus de 2.600 ans un leit-motiv retentit dans l’Inde, de génération [34] en génération : « Je suis Brahman — Je suis l’Absolu ». Comment un esprit traditionaliste formé à la lecture des Upanishads et des commentateurs (métaphysiciens et philosophes) parviendrait-il à échapper aux fascinations de ce slogan ?

Une suggestion auto-hypnotique pourrait donc fort bien engendrer une euphorie si profonde qu’elle en imposerait pour cette paix transcendante dont le jivan-mukta parle à ses disciples. Si l’on interroge avec soin sur la béatitude un homme réalisé, les conclusions suivantes résultent de l’enquête :

La béatitude lorsqu’elle se révèle, surprend l’homme comme une fulguration, incomparable à tout état préalablement imaginé ; par nature elle s’avère irréductible à une impression affective. Aucun processus mental ne peut l’imiter. Ni jouissance, ni délectation ne l’accompagnent, car elle est établie ailleurs que dans la sphère sensible.

Elle peut même coexister, sans jamais fléchir, avec les souffrances atroces d’un cancer. Permanente, inconditionnée, elle demeure inaltérée en présence des douleurs physiques ou morales, des changements apparents d’humeur.

Le Sage met en garde ses disciples contre le désir qu’ils pourraient avoir d’imaginer ou d’évoquer la béatitude. On ne peut donc le soupçonner d’agir sur eux par suggestion. Rien, par lui, n’est suggéré. La paix lorsqu’elle jaillit n’est pas le fruit illusoire d’une évocation longuement entretenue. Sa source réside en elle-même et semble bien appartenir à un niveau supérieur de conscience.

Enfin cette félicité, au dire du jivan-mukta est absolument incomparable, par essence, aux descriptions qu’en donnent les écrits et la tradition orale.

Nous avons observé de près un jivan-mukta que torturait un sarcome extensif issu de la gaine d’un nerf. L’expression de sa face reflétait, par moments, [35] une terrifiante douleur qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Mais en même temps, s’affirmait dans son regard la béatitude dont tout homme libéré est le vivant témoignage.

N’importe lequel d’entre nous, lorsqu’il souffre intensément n’est plus alors que douleur, sa substance entière s’en trouve imprégnée. Un jivan-mukta laisse la souffrance réverbérer selon ses lois propres dans le domaine qui lui revient (les circuits thalamo-corticaux). Quant à lui-même il se situe sur un niveau de transcendance qu’aucun phénomène n’affecte. Sa nature essentielle n’est pas modifiée.

Sans doute admet-il qu’il convient par nature, à la souffrance de faire souffrir. Il ne la rejette pas plus qu’il ne la sollicite.

Ne s’indignant pas contre le cours des choses, il en accueille le flux et le résorbe à mesure que cela se présente.

Lorsque la tumeur, au grand désespoir des médecins, s’étendait de plus en plus loin de sa base de départ, le jivan-mukta auquel j’ai fait allusion, s’étonnait du désarroi des hommes de science. Vivement intéressé lui-même par ce processus d’envahissement, il en suivait les étapes : « c’est la loi d’un cancer, disait-il, que de croître et de s’étendre ».

Bien qu’il eut à subir les douleurs atroces que comporte l’écrasement et l’infiltration du plexus brachial, il supporta cette agonie sans morphine jusqu’au dernier jour. Une telle endurance — sereine et silencieuse — dépasse les limites normales de la tolérance humaine.

Contrairement à certains fakirs, yogins ou ascètes qui se glorifient d’avoir éliminé de leur corps et de leur esprit la douleur, l’homme libéré place plus haut sa libération.

Le spectacle qu’il offre est celui d’un être libre, réalisant sans jeu d’oppositions la loi cosmique.

Dans le sud de l’Inde demeure un jivan-mukta [36] qui, pour avoir assidûment pratiqué le yoga durant des années, obtint un contrôle absolu de son corps et d’autres pouvoirs yogiques plus extraordinaires à nos yeux.

Bien que cette puissance lui soit toujours accessible — et il a prouvé ce fait à l’occasion — il refuse d’en faire usage sans nécessité.

Parce que sa vie est un enseignement autant que sa parole, il accepte la loi commune aux hommes et les assimile ainsi. Avec eux il agrée la simplicité de la souffrance quand elle vient, mais aussi avec eux il l’éloigne s’il est possible et légitime de le faire à l’aide des diverses thérapeutiques en usage. Contre un mal de tête, il absorbe au su de son entourage le banal cachet d’aspirine.

De cette attitude naturelle découlent d’intéressantes conséquences. Les symptômes morbides, chez lui, disparaissent lorsque cède le dérèglement qui les a fait naître. Ils s’évanouissent aussitôt que le message d’avertissement ayant été délivré, l’ordre est rétabli. La douleur ou un malaise dyspeptique, par exemple, n’assument jamais le caractère d’une obsession. Aucune préoccupation psychopathique ou anxieuse ne se surimpose à la maladie pour l’entretenir, l’aggraver ou en provoquer la récidive. Aussi, la thérapeutique exerce-t-elle une action rapidement efficace car elle ne rencontre pas d’obstacle d’ordre mental.

Dans la maladie comme dans l’état de santé un jivan-mukta se montre pleinement humain. L’un d’eux, semblable en cela aux Rishis des anciens temps accomplit ses fonctions sociales et professionnelles de manière exemplaire. Il est marié, aucun commandement d’esprit ascétique ne lui enjoint de quitter sa femme, ses enfants et petits-enfants pour mener une vie de solitaire dans la jungle. Au contraire, ce fut délibérément et sur l’injonction de son Maître qu’il assuma toutes les charges inhérentes [37] à l’état d’homme. Et il sait les remplir avec une naturelle perfection [5].

Par une curieuse coïncidence, il se comporte en diverses occasions à la manière de Socrate. En lui, comme en Socrate, on assiste à une même étrange conciliation des opposés dans le domaine de l’éthique sociale ; bien qu’il accepte de prendre place dans le cadre des coutumes en usage, il semble en d’autres circonstances défier la plus sacrée des traditions.

Regarder vivre dans l’intimité et en public le jivan-mukta est un spectacle fascinant, fascinant et déroutant ! il se présente d’ailleurs sous une multitude d’apparences diverses.

L’expérience libératrice, en effet, loin d’exclure l’homme de son humanité l’y confirme en la réalisant. Elle l’établit dans ce qu’il est. Ses amis et voisins le voient toujours identique à lui-même : magistrat, brahman ou paria, soldat, commerçant, yogin, vagabond, prince ou balayeur.

Un jivan-mukta ressemble donc sous beaucoup de rapports à ses frères, les hommes de toutes conditions. Ses pouvoirs ne sont point exhibés sur la place publique. En possède-t-il ? On en douterait. Le fakir du coin de la rue fait plus de miracles que lui !

Quelle déconvenue pour certains esprits d’Occident qui ont cru à l’omnipotence et à l’omniscience de l’homme libéré ! Ceux-là se demandent : pourquoi le Maharshi n’a-t-il pas guéri lui-même son cancer ? Serait-il moins puissant que des guérisseurs de chez nous à qui on a cru pouvoir attribuer ce haut fait ?

A cette question le Sage répond par une flèche si percutante qu’il en résulte un éclair dans la conscience endormie. Il devient alors évident que les [38] pensées sur l’omnipotence et l’omniscience familières à tout homme proviennent de ses rêves infantiles. Ces chères survivances datent des années lointaines où Papa et Maman régnaient comme des dieux sur l’Univers.

L’omniscience et l’omnipotence sont parmi les vaines questions qui fondent sous le regard du Sage. C’est à lui de les transmuer de brume en lumière.

Belle promesse ! réplique le sceptique, mais en attendant la venue de cette lumière qui pourrait tarder, dites-nous quels avantages pratiques on retire de l’expérience libératrice.

Avant de répondre à cette impérieuse question, demandons à l’interlocuteur ce qu’implique pour lui, exactement, la notion d’ « avantage pratique ».

Celui qui souhaite d’agir à son avantage en toutes choses ne trouve-t-il pas profit à se comporter avec clairvoyance ? Sans doute il aspire à être lucide.

En dissipant la léthargie qui embrume leur regard, le Sage incite les hommes à découvrir le bien le plus précieux : l’expérience de la vérité — connaissance pratique.



[1] « At the other end of the biological scale we have so-called paranormal phenomena — phenomena which cannot yet be explained on any known basis or filed into the general framework of scientific theory, like telepathy, clairvoyance, precognition or knowledge of what has not yet happened, and so forth. These are still wholly unexplained but in the last twenty years they have fully been established as hard facts. »

Julian Huxley, Humanity’s Need is a New Ideology, Illustrated London, Jan. 28, 1950.

[2] Des visiteurs occidentaux auprès de Ramana Maharshi ont pu, il est vrai, ressentir un certain malaise en voyant l’encens brûler autour du Sage et les attitudes de respect à son égard dépasser l’ordinaire rituel accordé à la condition humaine. Adoration ? Idolâtrie ? N’oublions pas que l’indou se comporte, en vertu d’usages traditionnels, dans ces conditions tout autrement que nous. Dans le Maharshi, il voit un homme totalement éclairé par le Sacré, pleinement réceptif, réalisation impersonnelle de l’expérience libératrice, un être livré en témoignage de l’état Naturel (sahaja) par le Suprême.

[3] Cet emprunt terminologique à la chimie ne doit pas nous induire en erreur. D’aucune manière il ne justifierait une identification de l’expérience libératrice avec un processus catalytique. Une telle assimilation serait contraire à la vérité. Le lecteur est prié de ne jamais considérer une image analogique évoquée par le rédacteur de ces Essais comme un principe d’explication ni comme une tentative scientifique de rapprocher des faits irréductibles.

Puisqu’il n’existe point de langage qui puisse rendre compte de la réalité métaphysique sans en trahir la nature, la nécessité s’impose d’avoir recours à des procédés d’évocation inadéquats. Les auteurs des anciens manuels d’électricité ne procédaient-ils pas de même lorsqu’ils comparaient la différence du potentiel électrique à la dénivellation de deux réservoirs d’eau : comparaison que nous savons aujourd’hui être tout à fait impropre.

Pareille est l’impropriété des images tout au long de ces Essais. Et Langevin avait raison de dire : « Le Calcul Tensoriel sait mieux la physique que le Physicien lui-même ». On pourrait le paraphraser sur un mode supérieur en déclarant : « L’Expérience Libératrice en sait plus long que le libéré lui-même », ce qui traduit l’adage indien et chinois :

« Celui qui en parle ne le connaît pas

« Celui qui le connaît n’en parle pas. »

(« He who speaks does not see

« He who sees does not speak. »)

[4] Cette recherche persévérante comporte, dans bien des cas, une alternance de phases positives et négatives — d’avances et de chutes, d’attraction et de répulsion. Les unes s’avèrent, en fait, aussi fécondes que les autres en dépit des apparences, car le recul contient en potentiel le bond à venir.

[5] Voir la note Complémentaire à la fin de ce volume sur « les problèmes sociaux et la connaissance de l’homme ».


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 janvier 2020 13:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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