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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique sera réalisée à partir d'un texte de Léon Gérin, “La science sociale en histoire.” Extrait de la Revue trimestrielle canadienne, décembre 1925. Montréal : 1926. Une édition numérique en préparation par Roger Gravel, bénévole, Québec.

[1]

LA SCIENCE SOCIALE
EN HISTOIRE


par Léon Gérin, 1925

(Communication faite à la "Semaine d'histoire du Canada", sous les auspices de la Société historique de Montréal, le 25 novembre 1925.)

S'il faut en juger par ce qui se passe depuis quelques jours au foyer de la Société historique de Montréal, l'histoire retient encore aujourd'hui un bon nombre d'adorateurs, de prétendants. Pour tant, cette "jeune" personne commence à prendre de l'âge.

Hérodote, qui naquit près de cinq cents ans avant l'ère chrétienne, passe pour en être le père ; il en est plutôt l'aïeul ou le bisaïeul, puisqu'il a précédé d'une génération seulement le grand Thucydide, et de deux générations l'Abeille attique, Xénophon, auteur de l'Anabase.

Or ce même Xénophon, ancêtre de l'histoire, fut aussi un précurseur de la science sociale, puisqu'il a écrit la Cyropédie, règles pour la conduite du fondateur d'empire : puisqu'il a écrit l'Économique, ou l' Art de conduire une maison, ce qui est bien le commencement de toute science sociale ; et puisqu'il a monographie les républiques de Sparte et d'Athènes.

Contemporain de Xénophon, Platon, le divin Platon, a laissé d'admirables dialogues philosophiques roulant sur les questions sociales, et notamment celui de la République, que Cicéron, trois siècles plus tard, devait reprendre pour en tirer son propre chef-d'œuvre du même nom.

Enfin, cent ans après Hérodote, et encore trois cent quatre-vingt-quatre ans avant l'ère chrétienne, naissait Aristote, génial auteur du premier traité scientifique sur les formes de gouvernement, et dont Montesquieu devait tirer si grand parti dans son Esprit des lois, il y a cent soixante-dix-sept ans. Peu importe après tout que la Politique des Grecs et des Romains se soit, suivant la réflexion de Seeley, renfermée dans le cadre d'une administration municipale. La Cité pour eux n'était-elle pas ce qu'est l'État pour nous modernes ?

Bref, il nous faut bien reconnaître que la science sociale est la sœur de l'histoire, à moins qu'elle n'en soit la fille ou la petite-fille. En tout cas la parenté est étroite ; les origines se confondent. Voilà pour le côté matériel. Quant aux affinités spirituelles, personne [2] ne sera surpris de m'entendre affirmer l'existence entre ces deux ordres d'études d'une relation très étroite.

C'est le même champ, celui des actions humaines, qu'elles exploitent toutes deux, bien que par l'emploi de procédés, et en se plaçant à des points de vue, un peu différents. La science sociale observe de prime abord des faits actuels et s'applique à en dégager la liaison de cause à effet. L'histoire va directement aux faits anciens, qu'elle se borne parfois à exposer dans leur ordre chronologique, sans se soucier beaucoup d'en tirer les matériaux d'une construction sociologique. Mais tout de même ces faits sont similaires, qu'ils soient recueillis par l'observateur social ou par l'historien.

Dès lors ces deux classes de chercheurs sont à même de se prêter mutuellement secours. Bien plus, ils ne sauraient sans grave inconvénient se passer les uns des autres. Le sociologue qui voudrait s'en tenir à la connaissance du présent écourterait par trop sa vision de la réalité ; l'historien qui resterait dans l'ignorance des constatations de la science sociale restreindrait singulièrement la portée de ses travaux.

Dans la Nomenclature des faits sociaux que mon maître Henri de Tourville a rédigée à la suite d'une patiente analyse de l'œuvre de Frédéric LePlay, véritable anatomie du corps social, le neuvième casier est consacré aux Phases de l'existence de la famille ouvrière, c'est-à-dire à son Histoire ; et le vingt-quatrième casier, qui en est l'avant-dernier, a pour rubrique l'Histoire de la race. C'est indiquer clairement, d'abord, que le sociologue ne saurait faire abstraction du passé ; c'est dire, aussi, que l'étude des origines fait bien de s'éclairer au préalable d'une investigation méthodique de l'état social présent.

Cette vérité apparaîtra plus nettement à ceux qui voudront bien me suivre dans l'exposition succincte que je vais faire des procédés généraux de la science sociale.

Le premier pas dans la constitution de toute science, c'est la détermination exacte de son Objet. En d'autres termes, il faut se rendre compte avec précision de ce qui constitue l'ordre de faits que l'on veut étudier. En ce qui regarde la science sociale, cette détermination a été faite, — empiriquement, il est vrai, — mais de très heureuse manière, par Frédéric LePlay, lorsqu'il inaugura, il y a soixante-quinze ans, la pratique des monographies de familles ouvrières suivant un questionnaire uniforme.

La famille ouvrière, au sens le plus étendu (celle qui vit directement [3] du travail de ses mains), voilà bien la cellule sociale, l'organe élémentaire où se répercutent toutes les influences, tous les facteurs de bien-être ou de malaise qui se donnent carrière au sein de la société. C'est chez elle assurément que l'observateur social doit ouvrir son enquête.

Mais la Famille ouvrière quelque importante, quelque fondamentale soit-elle, n'est pas seule. Il faut tenir compte de l'action d'autres types de famille, d'autres classes de groupements sociaux. Henri de Tourville s'en rendit compte à la lecture des œuvres de LePlay et de ses collaborateurs. Issu d'une vieille famille normande, Henri de Tourville, après avoir passé par la faculté de droit, par l'École des chartes, par Saint-Sulpice, après avoir été quelque temps vicaire à Saint-Augustin, fit la connaissance de LePlay, devint son admirateur. Chargé par son nouveau maître de l'enseignement de la science sociale à Paris, et à cette fin mettant en œuvre les ressources d'un esprit très averti et très pénétrant, il fut amené à formuler de l'Objet de la science sociale la définition compréhensive que voici :

La science sociale a pour objet les conditions ou les lois des divers groupements qu'exigent entre les hommes la plupart des manifestations de leur activité.

Le premier pas est fait, quel sera le suivant ? II ne suffit pas, en effet, d'avoir l'idée nette, scientifique de la chose à étudier ; il faut aussi savoir comment s'y prendre pour bien connaître cette chose. Si l'on admet que la science sociale est la science des groupements humains, lesquels sont à la fois très nombreux et très divers, il faudra bien admettre que nous n'avons pas trop de toutes nos facultés pour en acquérir une connaissance suffisante. L'observation, l'analyse, la comparaison, la classification, l'abstraction, la logique, tous nos sens, toutes les ressources de notre esprit seront tour à tour ou toutes ensemble appelées à intervenir.

Comme il s'agit d'observer des groupements sociaux dans leur état présent surtout, l'observation pourra être directe, et elle devra l'être autant que possible, afin de mieux éviter le danger d'erreur ou de déformation que présente toute interposition d'un nouveau médium cérébral.

L'observation devra être monographique, c'est-à-dire porter intégralement et se centraliser sur un seul exemplaire concret de groupement à la fois. Cela aura l'avantage non seulement de faciliter la tâche, en permettant à l'observateur de concentrer son effort [4] sur un sujet mieux à sa mesure et à sa portée, mais aussi de prévenir toute mutilation de la réalité vivante. Car on s'exposerait aux confusions les plus fâcheuses si l'on tentait de décrire les phénomènes sociaux un peu à l'aventure, sans les rattacher aux groupements particuliers d'où ils émanent.

Enfin, l'observation doit être méthodique, ce qui veut dire qu'elle doit porter successivement sur tous les groupements en cause, sur tous leurs caractères distinctifs, dans l'ordre du simple au composé, sans rien omettre de ce qui est explicatif, sans s'arrêter jusqu'à ce que se dégage nettement la conception lumineuse d'un tout organisé et fonctionnant en conformité des lois et des besoins de sa nature propre.

On doit se rendre compte maintenant de la nécessité d'une Nomenclature des faits sociaux pour guider l'observateur, surtout l'observateur inexpérimenté, pour lui indiquer les recherches à faire, les groupements à analyser et caractériser. Une telle nomenclature ne saurait évidemment être le produit de l'imagination même la plus brillante ; elle ne saurait s'improviser du jour au lendemain. Il a fallu le travail suivi de plusieurs générations d'observateurs et de penseurs pour permettre de la porter au point d'élaboration où nous la trouvons aujourd'hui.

LePlay, à qui nous devons cette vue éclairante du groupement phénomène central et organe élémentaire et constant du corps social, n'a jamais élaboré de nomenclature proprement dite. Et même, au début de ses recherches, il n'avait pour le guider que les lumières du sens commun et de la tradition dans son milieu rural, catholique et français, ou encore celles provenant de sa formation professionnelle spéciale d'ingénieur des mines. La monographie de LePlay se composait essentiellement d'un état des dépenses et des recettes de la famille ouvrière. Ce budget domestique, formant comme l'arête centrale de la monographie, était précédé d'indications sommaires sur la situation de cette famille, sur les moyens et le mode de son existence ; et il était suivi de considérations plus ou moins étendues sur certains caractères saillants de l'organisation sociale ambiante.

Lorsque vingt-cinq ou trente ans après l'inauguration par LePlay du procédé des monographies de familles ouvrières, l'abbé de Tourville fut amené, pour les fins de son enseignement surtout, à dresser une nomenclature sociale, il avait à sa disposition, outre les directives générales dont avait bénéficié son maître, les résultats [5] positifs des enquêtes conduites entre temps par l'auteur des Ouvriers européens et ses collaborateurs des Unions de la paix sociale et de la Société d'économie sociale de Paris. [1]

Henri de Tourville en fabriqua un merveilleux outil pour la dissection du corps social. Aussi, la mise en œuvre de cette lumineuse nomenclature, sorte d'alphabet de la science sociale, avec ses vingt-cinq compartiments et ses quatre cents termes, devint-elle aussitôt, entre les mains d'une pléiade de jeunes, la cheville ouvrière d'un progrès des études rapide et remarquable.

Ce progrès a pris successivement plusieurs formes ; enseignement de la science sociale plus méthodique, plus éclairant et formateur ; extension du champ des recherches, multiplication des monographies sociales ; réunion et coordination de nouveaux matériaux ; enfin, élaboration ultérieure de la nomenclature, en vue de la tenir au courant de l'avance scientifique qu'elle avait elle-même rendue possible et provoquée et de lui faire ainsi prêter une aide encore plus efficace à l'observateur, au chercheur, surtout en milieu complexe.

Mon excellent ami Philippe Champault, de Chàtillion-sur-Loire, un des ouvriers les plus dévoués et les plus utiles de la science sociale, — nous avons eu la douleur de le perdre il y a déjà onze ans, —- a été un des premiers à sentir le besoin de certaines modifications à la nomenclature première. Chargé naguère par Henri de Tourville lui-même de préparer un manuel de science sociale, il a publié sur le sujet de la méthode plusieurs fascicules d'une lecture singulièrement instructive ; Types familiaux, Pages de méthode, L'étude du groupement à partir de la fonction, La science sociale d'après LePlay et de Tourville.

Il en est résulté une discussion parfois assez animée au sein de l'école entre tenants et critiques des changements proposés, qui a suscité l'expression de vues fort diverses et intéressantes.

Moi-même dans mon lointain Canada, j'avais de bonne heure énoncé l'idée d'une nomenclature légèrement différente de celle du maître, non pas destinée à tenir lieu de la sienne, — c'eût été trop de présomption, — mais susceptible à l'occasion d'en être l'utile corollaire ou complément. J'en avais fait le sujet d'un mémoire lu en séance de la section française de notre société Royale le 20 mai 1909.

[6]

Ce mémoire, communiqué à un certain nombre de mes collègues en France, me valut de leur part quelques témoignages d'approbation, et surtout me gagna la chaude amitié et la vigoureuse coopération de Philippe Champault. Il serait trop long d'indiquer ici en quoi consistent ces changements et les raisons d'ordre général ou particulier qui les ont suggérés et déterminés. Qu'il suffise de dire une fois pour toutes qu'ils portent sur la forme plutôt que sur le fond, qu'ils laissent subsister dans son intégrité l'œuvre d'Henri de Tourville et n'ont d'autre fin que de la rendre plus accessible aux chercheurs, mieux utilisable par des gens pressés, comme nous sommes tous plus ou moins.

Puisque la science sociale, aux termes mêmes de la définition donnée par Henri de Tourville, est la science des groupements humains, une nomenclature qui, tout en s'inspirant étroitement de la nomenclature première, serait au premier chef à base de groupements sociaux, doit bien avoir sa raison d'être, comme aussi présenter certains avantages pratiques. La Nomenclature d'Henri de Tourville nous permet de mettre en lumière quinze grandes catégories de groupements sous les rubriques suivantes :

FAMILLE, ATELIER, COMMERCE, PROFESSIONS LIBÉRALES, ÉCOLE, ÉGLISE, VOISINAGE, ASSOCIATIONS, COMMUNE ou PAROISSE ; UNION de COMMUNES, ou COMTÉ ; PAYS membre de la Province, ou district ; CITÉ, PROVINCE, ÉTAT, ÉTRANGER.

C'est la première pièce de la Nomenclature, qui en comprend six en tout. La seconde pièce consiste en une clef analytique applicable à tout groupement. Il ne suffit pas, en effet, de discerner, comme le simple sens commun nous permet presque de le faire au pied levé, quinze grandes catégories ou espèces de groupements et de les étiqueter dans leur ordre logique ou naturel. Il faut encore savoir ce qui se cache sous ces étiquettes. En d'autres termes, il faut savoir analyser le groupement social, le résoudre en ses éléments constitutifs, afin d'arriver à le bien caractériser.

Quels sont donc les éléments essentiels du groupement ? Certes ces éléments figurent tous dans la Nomenclature d'Henri de Tourville, mais ils n'y sont pas tous en pleine lumière. C'est à propos de la Famille qu'ils sont le plus particulièrement spécifiés. Que l'on se donne la peine de les bien dégager, et l'on aura du coup une clef analytique applicable à l'étude de tout groupement social.

[7]

Cette Clef analytique générale, la voici avec ses six grandes divisions :

1) Personnel

dirigeant ; actif ;

auxiliaire ;

dirigé ; passif ;

2) Fonction

objet ; étendue ;

mode d'exercice ;

3) Moyens d'existence

directs ;

indirects ;

4) Mode d'existence

prospérité ;

malaise, souffrance ;

5) Phases d'existence

origines ;

évolution ;

6) Relations avec les autres groupements

concordantes ; action convergente ;

prépondérante ;

discordantes ; action divergente ;

subordonnée.


Le Personnel, c'est à la fois la forme et le fond du groupement ; c'est le matériel humain qui le compose, et il est de deux ou trois sortes, l'un actif, dirigeant, l'autre auxiliaire, sinon simplement passif, ou dirigé.

La Fonction est la raison d'être du groupement, le besoin d'ordre social auquel il répond. Cette fonction peut être principale ou accessoire, elle peut être bien, ou médiocrement ou mal remplie. C'est la fonction essentielle de chaque groupement qui, en général en détermine l'esprit et en règle la conduite.

Les Moyens d'existence du groupement, qu'ils soient directs ou indirects, sont parmi les caractères les plus importants à faire connaître. Ils influencent le mode d'exercice de la fonction et se répercutent parfois sur la manière d'être et l'existence tout entière du groupement.

[8]

Le Mode d'existence du groupement, plus ou moins conditionné par ses Moyens d'existence, nous permet de juger aussi de la bonne organisation du groupement et de la valeur de son personnel par le degré de bien-être ou de souffrance, de prospérité ou de malaise qu'il manifeste.

Les Phases de l'existence, c'est, en somme l'histoire du groupement, ses origines et ses transformations successives. On voit ici comme l'histoire est intimement mêlée à la science sociale, puisqu'elle figure comme partie intégrante du procédé d'analyse et de caractérisation de tout groupement. Même, de l'avis de Philippe Champault, dont l'expérience était grande en la matière, c'est par l'examen des phases de l'existence d'un groupement que l'on peut arriver le plus promptement et le plus sûrement à se rendre un compte exact de sa valeur sociale. Les phénomènes nous y apparaissent à l'état dynamique, tandis que les autres compartiments ne nous les laissent voir qu'à l'état statique ou de repos.

Une fois le groupement bien connu en lui-même, examiné dans toutes ses parties, sous tous ses aspects, il ne reste plus qu'à l'observer dans ses Relations avec les autres groupements. Son rôle peut être dominant ou subordonné, son influence, grande, médiocre ou presque nulle, son action peut ou corroborer ou contrecarrer celle d'autres groupements. Tous ces faits, tous ces caractères, sont à noter et à signaler.

Après la liste des grandes catégories ou espèces de groupements, après la Clef analytique générale applicable à tout groupement, la nécessité d'une troisième opération s'impose : la détermination des éléments constitutifs, non pas du groupement en général, mais de chaque grande catégorie ou espèce de groupement. Ce travail, je l'ai exécuté en m'aidant le plus possible de la Nomenclature d'Henri de Tourville. Il fournit des clefs analytiques applicables à l'une ou l'autre des quinze catégories de groupements spécifiques.

Je ne saurais songer à vous imposer la lecture de tous ces petits tableaux, dont l'observateur novice a pourtant besoin pour ne pas se perdre dans le dédale des phénomènes sociaux. Je me bornerai à vous soumettre comme exemple le détail de la Clef analytique du groupement Famille. Mais je compte avoir assez prochainement pour distribution la série des clefs analytiques applicables à la dissection des diverses grandes catégories de groupements sociaux.

Au tableau ci-dessous des principaux éléments analytiques de la Famille, les chiffres en marge des accolades se réfèrent aux six [9] divisions de la Clef analytique générale présentée il y a un instant.

LA FAMILLE.

1.

Père, mère ; célibataires ;

Enfants ; vieillards, infirmes,

2.

Perpétuité de la race

procréation d'enfants ;

subsistance des membres du groupe.

Prospérité du groupe et des individus

paix au foyer ;

éducation des enfants.

3.

Ressources provenant de l'exercice d'un art usuel ;
Ressources provenant de l'exercice d'un commerce ;
Ressources provenant de l'exercice d'une profession libérale ;
Ressources provenant d'un emploi public ;
Ressources provenant de propriétés, de placements, d'épargnes ;
Ressources provenant du salaire.

4.

Nourriture ;

Habitation ;

Vêtements ;

Hygiène ;

Récréations.

5.

Origines ;

Survenances notables ;

Perturbations.

6.

Action exclusive ;

Influence prépondérante ;

Rôle effacé.


La composition du groupement familial, toujours très variable et qui tend à se restreindre sans cesse dans nos milieux complexes est ici indiquée en assez grand détail pour parer à toutes les éventualités.

Je pense n'avoir rien oublié dans la caractérisation générale de la fonction essentielle de la Famille. Le salut de la race, préoccupation constante et dominante de tout groupement familial digne de ce nom, ne va pas sans une assez nombreuse progéniture, assurée de la satisfaction de ses besoins tant matériels que spirituels les [10] plus urgents. Le bien-être du groupe et des individus est inséparable du règne de la paix au foyer et de la bonne éducation des enfants. Et ici Éducation doit s'entendre dans le sens large, d'une part, de formation morale et religieuse, et, d'autre part, de préparation aux devoirs de la vie et notamment à la conquête du pain quotidien.

Les moyens d'existence de la Famille peuvent varier très notablement depuis la récolte de productions spontanées, dans les sociétés simples, jusqu'au seul salaire en argent de l'ouvrier dans les sociétés compliquées ; depuis le rendement d'une exploitation agricole ou minière, d'une entreprise de fabrication ou de transport, jusqu'aux bénéfices provenant d'un commerce, aux honoraires assurés par une profession libérale, aux appointements que comporte un emploi public. Ou bien, ils peuvent consister uniquement dans le revenu de propriétés, de placements, d'épargnes.

Bien que la famille ouvrière, quel que soit le genre de travail manuel dont elle vit, soit un élément plus fondamental et dès lors plus explicatif de l'ordre social, la famille bourgeoise présente parfois, elle aussi, un poste d'observation très favorable aux études sociologiques, pourvu qu'on ait soin de ne pas l'isoler de l'agrégat social dont elle forme partie intégrante.

Tandis que, dans le budget familial, les moyens d'existence représentent la recette, le mode d'existence, avec ses cinq subdivisions (Nourriture, Habitation, Vêtements, Hygiène, Récréations), représente la dépense, l'emploi que l'on fait des ressources diverses. Le mode d'existence, en général étroitement lié aux moyens d'existence de la famille, en est parfois assez indépendant pour avoir sa répercussion propre sur la vie sociale. Le bon emploi que sait faire telle mère de famille des ressources pourtant modiques que met à sa disposition un mari de situation humble peut avoir l'effet de relever singulièrement le niveau d'existence, le rang même des siens.

L'esprit de classe, dont le rôle est si grand dans certaines circonstances, se fonde presque autant, dans les milieux traditionnels surtout, sur la similitude des manières de vivre que sur l'égalité des fortunes. On a observé non sans raison que la pierre de touche de la classe sociale, ce sont les habitudes communes de vie. Ceux qui se nourrissent, se logent, s'habillent de la même manière, qui observent les mêmes prescriptions hygiéniques et qui, à l'occasion, peuvent partager les mêmes plaisirs, tous ceux-là sont ou ne tarderont pas à devenir de la même classe sociale.

Au pays des dictionnaires généalogiques, des histoires de familles [11] et de paroisses, il serait oiseux d'insister sur la valeur des indications à tirer d'un examen des phases de l'existence. A noter, cependant, que pour les fins d'une étude sociale, il y aura lieu de trier et de coordonner les faits en vue de mettre particulièrement en relief l'influence sociale des origines, des survenances, des événements heureux ou malheureux, points tournants dans l'histoire de la famille ou de la race.

Les relations de la Famille avec les autres groupements sociaux sont aussi variables que la composition et l'organisation de son personnel ou que la nature de ses moyens d'existence. Par exemple, chez les pasteurs du Grand plateau central asiatique, la famille dite patriarcale comprend plusieurs ménages réunis sous l'autorité d'un ancêtre commun. Dès lors, dans l'isolement de la vie nomade sur la grande steppe, la famille tend à se suffire à elle-même et à exclure tout groupement auxiliaire.

Dans nos campagnes, la famille rurale, non pas précisément patriarcale, mais restée un peu communautaire tout de même, groupe parfois un personnel nombreux en mesure, lui aussi, de pourvoir à la plupart de ses besoins. Groupement mixte, à la fois Famille et Atelier, il ne se prête que médiocrement à la division du travail social et au développement d'organes ou d'institutions complémentaires, sauf celles d'un caractère religieux ou politique.

Par contre, dans nos grands centres de commerce et d'industrie, le rôle de la Famille se trouve considérablement diminué. Même cette fonction qui lui appartenait bien à l'origine, l'éducation de ses enfants, est devenue la plupart du temps affaire du milieu social plutôt que de la Famille. Cette restriction de la fonction familiale dans les divers milieux ne devra pas être perdue de vue par l'observateur social.

Déjà la simple application de la Clef analytique générale à la dissection d'une catégorie ou espèce particulière de groupements nous a laissé entrevoir un peu plus de la réalité sociale. On se rend compte que le même procédé d'analyse appliqué successivement aux quinze catégories de groupements spécifiques aboutit à de nombreuses constatations de fait qu'il n'est guère possible de passer en revue pour le moment, mais qui sont de nature à préparer l'observateur à de nouvelles découvertes.

Cependant, la Liste des groupements spécifiques, la Clef analytique générale du groupement et la Série des éléments constitutifs des diverses espèces de groupements ne sont pas la Nomenclature [12] complète, comme je la conçois. Elles n'en sont que la moitié.

En effet, les grandes catégories de groupements sociaux, que nous avons distingués au nombre de quinze, correspondent à la notion d'espèce en botanique et en zoologie : leur concept se calque étroitement sur l'être concret, le fait central, que l'on saisit de prime abord. L'esprit, par une opération subséquente, les résout en leurs éléments constitutifs, les rattache à des groupements abstraits supérieurs, c'est-à-dire plus compréhensifs, et, d'autre part, avec le secours de l'observation, les sectionne artificiellement en variétés ou sous-variétés, groupements inférieurs à l'espèce, c'est-à-dire moins compréhensifs qu'elle.

La quatrième pièce de la Nomenclature sera donc un Tableau des classes, ordres et espèces de groupements sociaux, comme il suit :

CLASSES, ORDRES ET ESPÈCES DE GROUPEMENTS

Société

Vie privée

fondamentale

Famille
Atelier

auxiliaire

Commerce
Professions libérales
École
Église

collective

Voisinage
Associations

Vie publique

locale

Commune
Union de communes
Pays membre de la province

centrale

|Cité
Province
État

extérieure

Étranger


C'est de toute la Nomenclature la partie la plus abstraite et la moins éclairante peut-être. Pourtant, elle a bien encore son utilité comme moyen de caractérisation ultérieure des diverses [13] espèces de groupements et afin de permettre de les mieux situer dans l'ensemble du corps social.

Et maintenant, voici en quels termes je m'exprimais dans mon mémoire de 1909 soumis à la Société Royale du Canada :

''Si l’on veut que le progrès de la science soit continu, si Ton veut que chaque nouvelle génération d'observateurs ait pleinement le bénéfice des découvertes des devanciers, ne soit pas exposée à recommencer inutilement leur œuvre, il est nécessaire d'insérer comme cinquième et sixième pièces de la nomenclature, une clef pour la classification des groupements plus petits que l'espèce, ainsi qu'une description sommaire de ces groupements."

La cinquième pièce de la Nomenclature sera donc une clef pour le classement des groupements sociaux plus petits que l'espèce c'est-à-dire des variétés ou sous-variétés. Cette clef, je la trouve toute faite dans une des dernières œuvres d'Edmond Demolins, la Classification sociale. Elle est fondée sur ce double caractère très distinctif des sociétés humaines : communautarisme, particularisme. D une part, les sociétés dans lesquelles l'individu est plus ou moins dominé par le groupe, et, par contre, tend à s'appuyer sur lui en toute circonstance ; d'autre part, les sociétés, où s'est développée l'aptitude du particulier à se tirer d'affaire par lui-même, sans pour cela rompre les cadres de son milieu social.

Cette clef pour le classement des variétés sociales, on va la trouver ci-après, très légèrement modifiée, et seulement dans un ou deux de ses termes :

Variété

I. Communautaire : 1°, stable, 2°, instable, 3°, ébranlée ;

II. Particulariste : 1°, originaire, 2°, mitigée, 3°, développée.


Quant à la sixième et dernière pièce de la Nomenclature, la série des Variétés observées, avec leurs caractères distinctifs, je me contenterai d'indiquer ici le détail du compartiment relatif à la Famille, mais l'ébauche, — car ce ne saurait être autre chose, — que j'avais consignée dans le mémoire soumis à la Société Royale et dont il a déjà été question, portait sur la série entière des grandes catégories de groupements, et j'espère être en mesure avant long temps d'en communiquer le texte à ceux que cela pourrait intéresser.

[14]

LA FAMILLE.

I. Communautaire :

1. Stable

a) Patriarcale : Plusieurs ménages. Autorité du patriarche très étendue ; respect de la tradition et des ancêtres. Pâturage en steppe riche, vie nomade, communauté de biens. Absence ou atrophie d’autres groupements.

b) Matriarcale : Plusieurs ménages. Autorité très grande de la mère. Pâturage en steppe pauvre à confins riches, transports par caravane, culture des oasis. Confréries religieuses.

2. Instable

Un seul ménage ; lien souvent très faible entre ses membres. Autorité des parents presque nulle. Ni respect des vieillards et de la tradition, ni initiative privée et effort suivi. Forêt, chasse, cueillette, ou désorganisation d'autres types. Clans guerriers ; autorité instable du chef de tribu chez les primitifs, ou de l'État chez les compliqués.

3. Ébranlée

Plusieurs ménages. Adjonction au patriarche d'un conseil de famille. Issus de pasteurs, contraints de se mettre à la culture au sortir de la steppe. Commerce, professions libérales, école, église, constitués séparément, mais sans beaucoup de vigueur propre. Pouvoirs publics constitués à l'image de la famille (Chine), ou importés du dehors (Russie).


II. Particulariste 

4. Originaire

Deux ménages. Autorité des parents peu aperçue. Initiative privée. Fjords de la Norvège ; culture dans l'isolement, avec pêche côtière ; propriété familiale et individuelle. Groupements de la vie publique subordonnés à ceux de la vie privée.

5. Mitigée

Deux ménages. Autorité paternelle et mode d'éducation intermédiaires par rapport à ceux des types 1 et 4 ; en outre, variantes marquées par suite de la complexité du milieu et de la diversité des influences. Expansion du type précédent sur sols de l'Europe occidentale déjà occupés par des familles des types 2 et 3. Complication sociale et développement des pouvoirs publics.

6. Développée

Deux ménages au plus. Caractères essentiels des familles du type 4, mais avec des résultats plus marqués, par suite de l'expansion en sols faiblement occupés par des familles d'autre type, et mieux partagés au point de vue du climat et des productions diverses. Angleterre et ses colonies. États-Unis.


[15]

L'exposé que je viens de faire des moyens d'investigation de la science sociale est sans doute bien imparfait. Il suffira, cependant, je pense, pour vous convaincre du caractère sérieux de cette science comme discipline de l'esprit. A ce titre, peut-elle être de quelque secours à l'historien ?

Oui, dans une large mesure, puisqu'il s'agit, nous l'avons vu, de faits très semblables dans les deux cas. Sans doute, il y a le recul de l'histoire et cela comporte pour son adepte, en comparaison de celui de la science sociale, à la fois un avantage et un désavantage. Ce recul met l'évocateur du passé dans un état d'esprit plus favorable à l'appréciation impartiale des faits. D'autre part, il le prive de la ressource très grande de l'observation directe sur le vivant.

Le premier conseil que l'on donne au fervent de toute science d'observation, c'est de bannir au préalable les idées préconçues. Ce principe de la table rase, si on entend l'appliquer à la lettre, comporte, même au point de vue purement philosophique, quelque chose d'irréalisable, une contradiction dans les termes. En effet, la condition essentielle de toute connaissance, c'est le dégagement préalable d'idées générales, résultant du jeu combiné des sens et de l'abstraction.

On l'a dit de manière frappante, plus frappante que juste peut-être, l'œil n'aperçoit que ce qui existe déjà dans l'esprit. Plus précisément, on pourrait poser en principe que les sens ne saisis sent la réalité qu'à travers les notions ou directives préexistantes dans la pensée. La science la plus positive ne saurait se passer de postulats.

Au reste, lorsqu'on exhorte l'observateur à bannir toute idée préconçue, on entend plutôt ces préoccupations d'ordre pratique qui sont le plus de nature à voiler la claire vision des choses et à vicier par ricochet la validité des conclusions. On s'est demandé, par exemple, si on pouvait écrire l'histoire ou faire de la science tout en restant catholique et français. Et pourquoi pas î A moins qu'on ne préfère admettre qu'il y a dans la doctrine catholique ou dans le sentiment français quelque chose d'incompatible avec la vérité historique ou scientifique dûment constatée, ou avec les constatations positives de l'observation méthodique.

Pour ma part, je n'en crois rien, et on aurait tort me semble-t-il, de s'inquiéter à ce sujet. Il a suffi que la Grande guerre éclatât et que la patrie fût en danger, pour que maint disciple intransigeant [16] de Descartes et d'Auguste Comte devînt le plus chauvin des Français, tandis que les tenants les plus outrés de la science allemande se faisaient les émules des junkers prussiens.

Tout ce qu'on peut exiger du fervent des études historiques, comme de celui des études sociales, c'est d'abord l'absolue sincérité, et à cela personne ne saurait se refuser, — et, en second lieu, assez de perspicacité pour ne pas faire intervenir ses sentiments ou ses préventions au détriment de la valeur intrinsèque de son travail.

L'abbé de Tourville était bien d'avis qu'on devait faire de l'histoire, de la science, pour elle-même. "Si Mabillon, écrivait-il dans ses notes de science religieuse, n'avait pas fait de la critique historique pure, et sans préoccupation étrangère, il n'aurait pas attiré aux Bénédictins la gloire d'être des maîtres en histoire. Si Cuvier n'avait pas fait de l'histoire naturelle pour elle-même, il n'aurait pas glorifié la Genèse comme il l'a fait". [2]

Claude Bernard, qui a laissé un nom si respecté dans les annales de la science, a été en France le protagoniste de la science expérimentale. Or celle-ci n'est que de l'observation provoquée dans des conditions déterminées d'avance. Elle procède d'une hypothèse, dont on vérifie après coup la justesse au moyen d'une expérience de laboratoire. L'hypothèse, on s'en rend compte, n'est après tout qu'une idée préconçue d'ordre scientifique.

Ce n'est donc pas tant de nos idées préconçues que nous devons nous défier ; ce n'est pas tant de nos sentiments, de nos traditions qu'il faut faire litière ; ce contre quoi il importe de mettre en garde le novice dans le champ de l'histoire, comme dans celui de la science, c'est l'usage abusif qu'il est exposé à faire de ces idées et de ces sentiments, de ces traditions, souvent très respectables, au risque de se fourvoyer et d'entraver le progrès des études.

Voici donc notre fervent des études historiques en présence de son sujet, dans les meilleures dispositions d'esprit, n'ayant d'autre souci que de découvrir la vérité et de la faire connaître en toute justice, dans son complet, avec parfaite exactitude. Comment va-t-il procéder au relèvement des faits ? Il n'a pas, avons-nous vu précédemment, la ressource de l'observation directe dont jouit l'adepte des études sociales. Mais du moins pourra-t-il se rapprocher dans une certaine mesure des conditions dans lesquelles opère l'observateur social.

À propos de toute question à étudier, pays, époque, aspect ou [17] phase de l'histoire, qu'il embrasse d'abord son sujet d'une vue large, compréhensive, pour ensuite le subdiviser selon sa nature en compartiments successifs distincts. Qu'il évite, surtout au début, les sujets trop vastes, difficiles à maîtriser quand on dispose de peu de loisirs. Une monographie de famille ou de paroisse bien exécutée vaudra toujours mieux qu'une œuvre plus ambitieuse mais mal étriquée, ou qui reste en panne.

D'autre part, en s'appliquant à l'étude d'un petit groupement, ou d'une question spéciale, qu'il ait soin d'éviter cet autre écueil, perdre de vue l'ensemble auquel ce groupement ou cette question se rattache organiquement. L'esprit va constamment du particulier au général, puis du général au particulier, tout comme le cœur a sa systole et sa diastole. De même, que la pensée du fervent des études historico-sociales aille constamment du centre à la périphérie et de la périphérie au centre.

Qu'il se fonde le plus largement possible sur l'étude des groupements sociaux en cause dans l'espèce ainsi que sur celles des faits topiques s'y rattachant. Qu'il accumule à leur égard les indications caractéristiques qui, tout en ayant le cachet de la vérité, donnent vivement l'impression de la chose vue et vécue.

S'agit-il d'un passé encore rapproché, les conversations avec les anciens, les souvenirs transmis par la tradition locale, les papiers de famille pourront lui être d'un grand secours. S'agit-il d'une époque déjà ancienne, les recueils de correspondance, les mémoires intimes, les simples chroniques lui faciliteront l'évocation du passé mieux que ne le ferait peut-être la grande histoire, souvent dédaigneuse des faits de la vie usuelle.

Qu'il verse les renseignements ainsi recueillis dans les cadres de la clef analytique du groupement, et en vue du raccordement de ces faits et de leur interprétation, qu'il s'aide des directives éparses dans les diverses parties de la Nomenclature, et notamment dans ses troisième et sixième parties.

Grâce aux lumières fournies par l'anatomie comparée, Cuvier pouvait par l'examen de quelques os exhumés des profondeurs du sous-sol, reconstituer l'animal préhistorique disparu. De semblable manière, en raisonnant par analogie, l'historien versé dans les études sociales arrivera plus aisément à se débrouiller au milieu des obscurités ou des lacunes d'une documentation fragmentaire.

Même s'il hésite ou répugne à accepter dans leur intégrité les caractérisations des groupements sociaux proposées par les adeptes [18] de la science sociale, elles lui ouvriront des horizons nouveaux, elles seront pour lui une source constante d'inspiration, un stimulant dans ses études.

Un exemple tiré de notre propre histoire fera mieux comprendre qu'une longue dissertation comment cette discipline de la science sociale peut aider l'historien à se débrouiller dans un fouillis de faits anciens. Supposons qu'on désire préciser ses idées sur la manière dont s'est opérée la colonisation de la Nouvelle-France. C'est le fait capital de la première époque de notre histoire. Comment faut-il s'y prendre ?

Le sujet est vaste, il sera bon de le sectionner et de le considérer par étapes successives, afin de le rendre plus maniable, sans toute fois le dénaturer. Rappelons-nous, aussi, que rien d'important ne s'accomplit de nos jours, on ne s'est accompli dans l'histoire, sans groupement, sans organisation. Puis recherchons par l'intermédiaire de quels groupements ou de quel ensemble de groupements s'est effectué le peuplement de la colonie française.

Au pied levé, nous relevons cinq grandes classes de groupements colonisateurs qui, séparément ou en combinaison, ont participé à cette œuvre. Distingués par l'appellation de leur personnel dirigeant, ces groupements sont le pouvoir royal, les gentilshommes, les marchands, le clergé et l'Habitant.

Le plus simple de ces groupements et le seul à faire directe ment de la colonisation agricole, le seul dès lors apte à se maintenir par lui-même, c'est la famille de l'Habitant. Mais il se présente ici une difficulté qui n'existe pas pour l'observateur de l'actuel et du vivant. En bonne méthode, il faudrait commencer par monographier ce groupement initial indispensable ; allons-nous pouvoir le faire ?

Tout d'abord, il s'est écoulé plus d'un siècle avant que le colon agricole prenne pied sur nos bords. C'est l'époque des vaines tentatives d'un pouvoir royal mal reconnu dans ses propres États et contrecarré dans ses projets d'expansion par les puissances rivales, et notamment l'Espagne, alors la grande nation de l'Europe.

Ce pouvoir royal, avec François 1er, se lance à l'aventure dans des entreprises que l'état de ses finances ne lui permet pas de pour suivre ou que des revers sur les champs de bataille le forcent d'inter rompre. Sous les médiocres successeurs du roi-chevalier, les factions politico-religieuses qui dévorent le royaume se font mutuellement échec et complotent la ruine des établissements du parti [19] adverse. Même sous le règne de l'habile Henri IV, et à plus forte raison pendant la régence de Marie de Médicis, aidée seulement de ses trois vieux ministres et aux prises avec les princes du sang, le pouvoir royal, incapable de coloniser par lui-même, se décharge de ce soin sur des gentilshommes et des marchands. D'une part, trop faible pour assurer aux concessionnaires la jouissance paisible de leur monopole, il est trop faible, d'autre part, pour obtenir d'eux l'accomplissement de leurs promesses de colonisation.

Du moins cette abstention forcée du pouvoir royal va-t-elle nous permettre de constater l'impuissance du grand seigneur et du marchand français de l'époque à mener à bien une entreprise de colonisation transatlantique sans être encadré et soutenu par un pou voir souverain fortement constitué et sans être assuré du concours du colon agricole. C'est au moyen de repris de justice sortis des prisons du royaume, de la racaille embauchée dans les ports de mer que l'on voudrait établir une colonie prospère, et comme aboutissement de ce régime, Québec, dès 1629, tombe d'inanition aux mains des Anglais.

L'époque suivante qui s'ouvre sur l'arrivée d'une classe de solides colons agricoles, marque en réalité le commencement de notre histoire. C'est le résultat de l'intervention plus énergique et plus suivie de la monarchie française, subitement grandie par l'accession aux affaires du cardinal de Richelieu. Son génie poli tique et militaire a tôt fait de courber grands seigneurs et huguenots sous le joug royal et de placer la France au premier rang des nations de l'Europe.

Du même mouvement, il s'attribue la surintendance de la navigation et du commerce, abolit le régime des vice-rois et le privilège des frères de Caen, au profit d'une nouvelle compagnie, les Cent-Associés, dont il se proclame le chef, et enfin force le roi d'Angleterre, Charles 1er, à restituer Québec. Si l'état des finances du royaume au début de son administration lui interdit de subventionner directement l'entreprise des colonisateurs, du moins c'est sous son égide que débute la besogne sérieuse avec l'arrivée du groupe percheron-normand.

Ce fort contingent de colons du Perche et de la Normandie, fixé de bonne heure (entre 1634 et 1663 surtout) à Beauport, à la côte de Beaupré, à l'île d'Orléans, ne tarda pas à devenir une officine de défricheurs et de cultivateurs pour la rive nord et la rive sud du fleuve Saint-Laurent, en aval comme en amont de Québec [20] et jusque dans la région des Trois-Rivières et même dans celle de Montréal.

Sept ou huit ans après les premiers arrivages de gens du Perche, au moment où l'énergique Richelieu disparaît laissant la direction des affaires du royaume aux mains débiles de Mazarin et d'Anne d'Autriche, à la veille de ces troubles de la Fronde pendant lesquels parlementaires et partisans des princes vont à qui mieux mieux battre en brèche le prestige et l'autorité de la cour, et paralyser l'action du pouvoir souverain à l'extérieur, nous arrive sous l'égide de l'opulente Société Notre-Dame, un deuxième contingent de colons agriculteurs originaires principalement du Maine et de l'Anjou.

Ces nouvelles recrues, paysans d'un type moins vigoureux, peut-être, que leurs devanciers, et à Montréal, assurément, occupant un poste des plus périlleux, sous l'œil jaloux de l'Iroquois ; en outre, longtemps mal soutenus par la Société Notre-Dame, dont les fondateurs, gens de la cour à peu près tous, voient inopinément leur situation ébranlée par l'agitation politique de la Fronde, ces colons de Ville-Marie, dis-je, resteront plusieurs années renfermés dans le fort et ne développeront que tardivement leurs cultures. Ils n'en seront pas moins, dans cette partie du pays, les vaillants pionniers du défrichement et de la colonisation.

Mais voici que la monarchie française va franchir une nouvelle étape. Louis XIV, digne élève de Mazarin, et mieux que lui en état de dominer les factions, les intrigues des princes et des Importants, prend les rênes du pouvoir. Il centralise aussitôt entre les mains de ses ministres, et entre les siennes surtout, les divers services dans leurs moindres détails, et les réforme tous, à commencer par les finances. Dès la première année, Colbert double le revenu disponible du roi ; l'organisation financière se régularise à tous égards.

La colonie des bords du Saint-Laurent va ressentir les effets de cette transformation du pouvoir. La compagnie des Indes occidentales, qui remplace l'ancienne compagnie, est dotée de privilèges aussi avantageux que ceux conférés naguère par Richelieu à ses Cent-Associés ; mais de plus Louis XIV subventionne généreusement la nouvelle compagnie. Au surplus, le roi contribue directement au progrès de la colonie ; il y fait transporter à ses frais des paysans et des gentilshommes. Au cours des dix ou douze ans qu'a duré ce régime, les mémoires contemporains enregistrent l'arrivée en [21] Canada chaque année de 300 ou 400 hommes et de 100 à 150 femmes ou filles. "C'est étonnant, écrit Marie de l'Incarnation, de voir comment le pays se peuple et se multiplie. Aussi, dit-on que le roi n'y veut rien épargner".

Mais le moyen de colonisation le plus effectif mis en œuvre par Louis XIV, ce fut le licenciement des troupes, dont les chiffres indiqués ci-dessus ne tiennent pas compte. Ce procédé du licenciement, auquel on eut recours par intermittences durant tout le régime français, fut appliqué avec énergie et continuité de 1667 à 1672. On a calculé que dans cet intervalle de quatre ou cinq ans, près d'un millier de soldats reçurent leur congé dans la colonie.

Les colons de cette dernière époque, domestiques, artisans, paysans ou autres, avaient été pour la plupart recrutés administrativement dans les provinces confinant aux ports de mer, et notamment à celui de la Rochelle, comme l'Aunis, la Saintonge, le Poitou ; ou bien, soldats licenciés, ils étaient originaires des régions de France les plus diverses, sans excepter celles du Midi et celles de l'Est. Ils formaient ainsi une immigration de caractère assez mêlé.

Cependant, à leur arrivée sur nos bords, ils furent soumis à une sévère sélection. Chacun d'eux dut non seulement satisfaire aux exigences de l'administration coloniale, mais encore s'accommoder des rigueurs du climat, et, avant d'obtenir une concession de terre, faire un stage de trois ans chez un ancien Habitant. Cela était bien propre à assurer la formation d'une solide classe agricole.

Au reste, ce beau mouvement de colonisation administrative ne fut que d'assez courte durée. La guerre de Hollande (1672) vint y mettre fin. Même arrivée à ce point le plus haut de sa richesse et de sa puissance, la monarchie militaire de la France reste instable. À ce moment, la Grande nation qui s'est édifiée sur les ruines des institutions provinciales et locales, cesse de croître. La paix de Nimègue (1678) marque le terme de sa grandeur. La Nouvelle-France ne recevra plus de la métropole qu'une parcimonieuse assistance.

Déjà, cependant, la colonie française des bords du Saint-Laurent renferme en nombre suffisant les éléments d'une solide classe paysanne, que même un changement d'allégeance politique ne pourra dénationaliser. Mais notre embarras reste grand. Comment arriver à se documenter sur la vie quotidienne de ces défricheurs d'un autre âge avec quelque chose de la précision, de l'exactitude [22] que comporte une monographie actuelle de famille ou de paroisse ? Comment surtout obtenir ce complet, ce relief, cette sensation du vu et du vécu qui se dégage de l'observation directe de la réalité présente ?

Avec un peu de patience et d'industrie, on y réussira pourtant, du moins dans une certaine mesure ; car dispersées dans nos histoires, dans nos archives, il se trouve des indications assez nombreuses, assez détaillées sur les mœurs, les actions, les mouvements de ces colons, de ces familles, et notamment sur les faits et gestes de ce groupe intéressant à provenance du Perche.

Le Perche est la province, le "pays" de France, qui eu égard à sa superficie, nous a fourni le plus d'émigrants, et cela dès le début. Cette immigration du Perche, implantée à Beauport, à la côte de Beaupré, à l'île d'Orléans, a été sans contredit le plus remarquable groupe de colons que nous ayons eu, tant au point de vue homogénéité qu'à raison de son caractère foncièrement agricole et de sa vigoureuse expansion.

Non seulement le contingent du Perche a été le premier à se fixer au sol par la culture, il a été le premier à fonder des familles canadiennes. Puis, il s'est grossi rapidement par l'assimilation de sujets d'arrivée subséquente qui sont venus chez eux chercher femme ou faire l'apprentissage de la culture. À l'origine de presque toutes nos paroisses, de la région de Trois-Rivières et de Montréal, comme de celle de Québec, on signale la présence d'un fort élément originaire du Perche en passant par Beauport, Beaupré ou l'île d'Orléans.

Or précisément à l’égard de ce groupe, nous sommes assez bien munis de renseignements topiques, circonstanciés, monographiques même, tant du côté français que du côté canadien. En France, par le moyen d'études spéciales, de publications régionales, d'observations recueillies sur place par des écrivains du pays s'inspirant de la méthode de LePlay, comme M. de Reviers, l'abbé Gaulier, etc., nous sommes à même de nous documenter de manière positive et suffisante sur l'organisation sociale du Perche à une époque encore récente.

Certains traits de cette organisation sociale, et notamment ceux relatifs au type de la famille paysanne et à ses moyens essentiels d'existence, au milieu physique, au régime du travail et de la propriété, n'ont guère varié, du moins dans les grandes lignes, depuis trois siècles. Au reste, les contemporains de l'exode de nos ancêtres [23] du Perche, comme René Courtin, Bart des Boulais, donnent quelque idée du type social d'alors et de ce qui se passait dans la région à cette époque.

Vous vous rendrez compte de la sorte, presque aussi vivement que si vous aviez vécu de son temps, quel paysan renforcé c'était que notre quadrisaïeul de cette petite province du nord-ouest de la France, de mœurs un peu rudes, d'habitudes simples et frugales, mais sans crainte de la vie et propre à toute honnête besogne, parce qu'à sa formation première de cultivateur et de bûcheron il joignait celle de l'artisan, du petit fabricant à domicile et à l'occasion du petit commerçant.

Vous avez aussi l'impression vive de certains événements d'importance majeure, comme les dégâts occasionnés, les atrocités commises, les églises détruites de date encore récente, incidents de la lutte des factions religieuses et politiques dans le Perche et la Basse-Normandie. Vous vous faites ainsi une idée des motifs qui ont pu engager ces gens de mœurs paisibles à affronter d'un cœur léger les périls de la mer et ceux d'un pays neuf, même la hache de l'Iroquois.

Dans notre propre pays, nous avons les actes authentiques conservés dans nos archives, les registres de nos paroisses, compulsés par Ferland ou par Tanguay, d'anciennes chroniques, comme le Journal ou les Relations des Jésuites, des Récollets, les recueils des Édits et Ordonnances, des Documents de la Nouvelle-France, des Jugements et délibérations du Conseil souverain, de la Tenure seigneuriale, etc.

Nous avons plus près de nous les récits de nos historiens, de ceux particulièrement qui se sont épris des faits de la vie privée, locale, populaire, comme Ferland, Faillon, Sulte, Edmond Roy, l'abbé Auguste Gosselin, et combien d'autres qui vivent encore et continuent la lignée des historiens monographistes. À l'aide de ces diverses sources de renseignements, nous pouvons suivre l'odyssée de nos vaillants Percherons non seulement sur les bords de notre grand fleuve, mais dès avant leur départ pour ce lointain Canada.

En voici quelques-uns qui vendent une partie de leur mobilier en prévision de leur prochain embarquement et qui s'associent par deux, par trois, en vue du transport des effets qui leur restent jus qu'au port de mer le plus proche. Voici Guyon et Cloutier qui, avant de quitter Mortagne, se rendent chez le notaire pour y signer un contrat en bonne et due forme avec leur concitoyen Robert Giffard, concessionnaire d'une seigneurie tout près de Québec. [24] Giffard convient d'employer Jean Guyon, cultivateur et maçon, et Zacharie Cloutier, cultivateur et charpentier, à la construction de son futur manoir, et de leur concéder à chacun mille arpents de sa forêt de Beauport "en titre de fief". Guyon et Cloutier, de leur côté, conviennent d'aider le seigneur dans l'exploitation de son domaine, moyennant une partie de la récolte, et de l'approvisionner de bois de chauffage pendant trois ans.

Bientôt nous trouvons Giffard installé dans son manoir seigneurial, y recevant les actes de foi et hommage des concessionnaires des deux arrière-fiefs, lui-même allant porter celui de son propre fief au château Saint-Louis, suivant tout le cérémonial archaïque du temps. Puis, l'histoire des Guyon, sur leur fief du Buis son, des Cloutier, sur leur fief de la Clouterie, se déroule avec ses survenances heureuses ou malheureuses, comme celle de mainte autre famille rurale originaire du même "pays de clôtures", ou, si l'on veut, de la même région de petite culture de la France du nord-ouest.

En ce qui regarde cette famille de Jean Guyon, sieur de Buisson, on entrevoit les linéaments de tout un petit drame social qui apparaissent vaguement à travers les insuffisances de la documentation. À ce moment de l'histoire de l'ancienne France, on s'élevait dans la hiérarchie sociale par le double procédé de la possession du sol et de l'exercice d'une fonction publique. Aussi voyons-nous les plus capables d'entre les premiers colons canadiens, comme le Normand Charles Lemoine, comme le Percheron Pierre Boucher, s'engager dans cette voie et y réussir à merveille.

Mais, probablement pour s'être moins éloignés de leurs côtes, pour être restés confinés dans le cercle plus restreint des ambitions percheronnes, ni Guyon ni Cloutier ne paraît avoir aussi bien réussi. Par exemple, c'est dès la seconde génération que se pro duit l'effondrement des perspectives d'avenir du premier Guyon, quand les frères et sœurs de Jean II l'assignent devant le Conseil souverain de Québec en vue défaire réduire son "droit d'aînesse" à l'attribution d'une "petite chambre à feu ou estoit la forge avec le jardin de devant icelle et que le surplus fust partagé esgallement entre leurs enfants, en rapportant par chacun d'eux ce qui leur aurait été advancé pour estre aussi partagé." [3]

L'esquisse rapide que je viens de présenter de la physionomie [25] de notre ancien Habitant, sous les traits de son prototype le colon cultivateur-artisan originaire du Perche, donne quelque idée des lumières que projette et aussi des ombres que laisse subsister, à défaut de documentation suffisante, la méthode d'observation sociale transportée dans l'histoire. Mais ce procédé de l'étude mono graphique suivant la méthode et à la lumière des données de la science sociale peut s'appliquer tout aussi facilement et avec des résultats tout aussi éclairants, en somme, à la caractérisation de nos autres groupements colonisateurs et de leur personnel dirigeant.

Ainsi pour nous aider à bien fixer le type du gentilhomme colonisateur, dont le baron de Poutrincourt, seigneur de Port-Royal en Acadie, est bien l'exemplaire le plus remarquable, nous avons la relation si vivante et originale de Marc Lescarbot, avocat de Paris attaché à l'expédition ; nous avons l'histoire d'Une colonie féodale en Amérique, par Edme Rameau, ainsi que le mémoire de Benjamin Sulte. Et voici qu'un correspondant, M. Adrien Huguet, secrétaire de la Société d'histoire et d'archéologie du Vimeu, m'écrit de Saint Valéry-sur-Somme, qu'il a du nouveau sur Poutrincourt, surtout en ce qui touche à ses antécédents français, et qu'il va le publier incessamment.

Les Voyages de Champlain, dont l'abbé Laverdière nous a donné une si belle édition canadienne, fourmillent de détails piquants, inoubliables sur l'égoïsme des compagnies marchandes privilégiées, dont il eut tant à souffrir ; sur la sorte d'émigrants qu'elles nous envoyaient, sur les grands seigneurs, princes du sang ou autres, que la veulerie des trois vieux ministres, Jeannin, Sillery, Villeroy et la faiblesse de la régente Marie de Médicis laissaient maîtres de nos affaires et de nos destinées.

Au cours de mes recherches sur l'histoire sociale de la Nouvelle-France, un régime qu'il m'a paru assez difficile de bien caractériser de prime abord, c'est celui des petits gentilshommes concessionnaires de fiefs dans la vallée du Saint-Laurent, au temps de Richelieu et de Mazarin. Cela tenait moins au nombre relativement petit des indications transmises sur cette époque qu'à l'absence d'un groupe ment central, directeur, auquel toutes ces indications se seraient rattachées.

La cheville ouvrière du mouvement colonial n'était plus ici, comme au temps de François 1er, le pouvoir royal, la cour, au sujet desquels on est toujours à même de se documenter ; ce n'était plus un baron de Poutrincourt, accompagné de son secrétaire, avocat de [26] Paris, écrivain à la plume alerte ; ce n'était plus une compagnie marchande privilégiée, collaboratrice à son corps défendant de l'héroïque Champlain, mais celui-ci bien outillé pour faire valoir ses griefs auprès de la cour et de la postérité.

Au lieu de cela, on avait entre 1632 et 1660, un certain nombre de gentilshommes médiocrement pourvus de fortune et d'instruction et dont les seigneuries s'échelonnaient entre Québec et Montréal, perdues dans la forêt laurentienne. Dans toute cette étendue il n'émergeait guère que deux centres de ralliement, ou de publicité : à une extrémité, Québec, siège de l'administration coloniale ; à l'autre extrémité, Montréal, où la Société Notre-Dame en était encore à ses pénibles débuts.

C'est, dès lors, aux annalistes de ces deux agglomérations que nous devons d'être renseignés sur cette époque de notre histoire : pour Québec, les Relations, et surtout le Journal des Pères jésuites, et les Lettres de la Mère Marie de l'Incarnation ; pour Montréal, Dollier de Casson, Faillon. Autour de ces deux foyers se concentre pour le moment la documentation de notre histoire, ainsi qu'une large part de son intérêt.

En effet, tandis que l'activité du colon défricheur se dépense dans les bois, celle de son seigneur va se tourner du côté de la ville et des pouvoirs publics, vers Québec, où il aura, sinon toujours sa principale installation, du moins un pied-à-terre. Son occupation y sera surtout, de restreindre, d'abord, le plus possible, les attributions de son collègue marchand dans la gérance des affaires des Cent-Associés, pour ensuite l'exclure tout à fait et réserver à la communauté des Habitants les bénéfices afférents au commerce des fourrures, du moins à l'intérieur du pays.

Pour ces gentilshommes sans grandes ressources personnelles, et, au temps de Richelieu, de Mazarin surtout, faiblement soutenus par le pouvoir royal, l'exploitation de la fourrure, grande production spontanée de la Nouvelle-France, devient le moyen d'existence, direct ou indirect, de toutes les classes, de la colonie. Le défricheur est par intervalles trappeur ou coureur des bois ; bourgeois et gentilshommes se disputent les gratifications, les émoluments inscrits dans un budget que les prélèvements sur le commerce des fourrures sont presque seuls à alimenter, et cela au point de provoquer les murmures "des menus habitants". Même le clergé, les communautés religieuses, émargent à ce budget sous forme d'importantes subventions. C'est l'inéluctable facteur économique, [27] dont nous a, hier encore, si bien entretenus M. Montpetit, le moyen d'existence indispensable au groupement, même à celui remplissant la plus haute fonction, s'inspirant de l'idéal le plus sublime.

Et puis, voyez à l'œuvre dans l'île de. Montréal la Société Notre-Dame, admirable exemplaire de la fondation pieuse vouée au peuplement d'un pays neuf. Après avoir recruté ses membres dans la classe la plus opulente et la plus influente de la métropole, disposant au début de ressources abondantes, proclamant son désir de mener à bien son entreprise "sans être à charge au roi, au clergé ou au peuple", elle n'en sera pas moins, elle aussi, par suite du malheur des temps, de l'instabilité des grandes familles et du pouvoir royal sur lequel ces familles s'appuient, amenée à faire de la politique pour vivre, à réclamer un siège au conseil, à s'installer même, avec d'Ailleboust, dans le fauteuil du gouverneur général, afin de s'assurer sa large part des subventions provenant de la mise en coupe réglée du commerce des fourrures.

L'époque suivante, — celle marquée par le plein développement de la monarchie française et par sa plus active participation au mouvement colonial, — mieux fournie de documents que la précédente, est tout aussi revêche à l'analyse. Bien de confus et d'embrouillant de prime abord comme cette présence simultanée, comme cette action combinée sur le même sol, de ces divers agents colonisateurs ou pseudo-colonisateurs : pouvoirs publics, fonctionnaires, grands ou petits, gentilshommes en diverses situations, compagnies marchandes, marchands, bourgeois, fondations religieuses, communautés, clergé, familles rurales. Où commencer son enquête, à défaut des matériaux voulus pour la reconstruction d'une famille agricole type ?

Heureusement, on ne tarde pas à s'apercevoir qu'entre tous ces groupements, il en est une sorte beaucoup plus en évidence que les autres, beaucoup plus caractéristique du milieu et de l'époque. C'est un groupement du commerce, celui qui s'organise particulièrement pour la traite des fourrures. Et précisément à l'égard de ce type nous sommes riches en indications monographiques.

Les démêlés du gouverneur Frontenac avec son subalterne Perrot, gouverneur de Montréal, — qui profitait de sa situation favorable, au confluent de l'Ottawa et du Saint-Laurent, pour mener avec quelques associés un grand négoce chez les tribus indiennes ; — la construction par Frontenac du fort de Cataracoui, dont LaSalle fit bientôt l'acquisition ; l'établissement successif, par ce même LaSalle, [28] des forts de Niagara, de Miamis, de Crèvecœur, de Saint-Louis, de Prudhomme, la fondation de postes sur les lacs Supérieur et Huron par Duluth, comme LaSalle, à ce qu'on prétend, l'associé de Frontenac ; le rappel subséquent de Frontenac à la sollicitation de l'intendant Duchesneau ligué avec les membres de la faction opposée, LeBer, Boucher, LeMoyne, Varennes, LaChênaie ; la confiscation/par le nouveau gouverneur LaBarre, des forts de Cataracoui et des Illinois, au détriment de LaSalle, lequel, avec la protection de la cour, pousse ses expéditions jusqu'à l'embouchure du Mississipi et jusque dans le Texas, tels sont quelques-uns des incidents qui signalent la concurrence des particuliers et des factions politiques engagés dans le commerce des fourrures.

Mais lorsque à cela vint se surajouter la concurrence étrangère, celle notamment des marchands anglais de la Nouvelle-York, il n'y eut plus de bornes à l'extension de la traite des fourrures. D'année en année, il fallut pénétrer plus avant dans les solitudes du nord, du sud et de l'ouest, à la recherche des peaux de bêtes. Un irrésistible courant entraîna la jeunesse canadienne à travers l'Amérique.

Il en résulta une extension formidable, mais superficielle, de la colonie. Le progrès agricole dans la vallée du Saint-Laurent se trouva retardé, entravé. Cette prédominance du groupement et de l'intérêt commercial par rapport au groupement et à l'intérêt agricole, — et qui cette fois ne saurait être mise à la charge des autorités de la métropole, qui est bien notre fait, accompli, il est vrai, avec l'aide et la connivence de la cour française, du moins de son élément ''impérialiste", si j'ose le dire, — nous fut préjudiciable à l'extrême. Car, d'une part, cette expansion et les agressions dont elle s'accompagna provoquèrent la jalousie et l'animosité des colonies anglaises. Et, d'autre part, elle nous -mit hors d'état de leur résister, car elle vicia notre organisation sociale, en l'atrophiant, ou plutôt en la dotant d'une vaste superstructure, sans fondation suffisante.

Au cours des dernières pages qui précèdent, j'ai cherché de mon mieux à faire comprendre par un exemple comment la discipline de la science sociale peut venir en aide à l'historien. Elle ne saurait évidemment tenir lieu de documentation historique ; et certes, les travaux si consciencieux dont nous avons eu communication ces jours-ci nous ont donné une idée fort impressionnante [29] de ce que comporte une solide documentation historique, pour l'archiviste, le bibliothécaire, l'érudit. Observons, cependant que, pour l'adepte de la science sociale, la documentation vaut plutôt par la spécificité et la coordination que par la seule abondance.

Si la science sociale ne saurait tenir lieu de documentation, elle ne saurait davantage dispenser du talent, de Part, du charme de l'écrivain. Mais, entre ces deux termes extrêmes, la réunion des matériaux et l'œuvre parachevée, et, pour être plus exact, les guidant et les éclairant l'une et l'autre tour à tour et leur servant de lien en quelque sorte, il y a la juste appréciation des faits, il y a leur interprétation, il y a leur raccordement en faisceaux lumineux. Et c'est ici que le procédé de l'observation ou de l'étude mono graphique des groupements caractéristiques ou dominants sera d'une ressource précieuse et qu'il y aura lieu d'en faire l'application la plus large possible.

L'histoire, après tout, n'est que de la science sociale en action, en mouvement, et déjà plus ou moins éloignée de nous. L'observation sur l'actuel, sur le vivant, préparera l'historien à mieux ana lyser et interpréter le document inerte, unique ressource du chercheur dans le domaine du passé.

L'observation monographique du groupement lui permettra de circonscrire son champ de recherches, sans porter atteinte à la réalité de l'agrégat humain vivant et agissant.

L'observation méthodique suivant une nomenclature détaillée, compréhensive, lui donnera la maîtrise de son sujet, par le menu et dans son ensemble. Elle lui suggérera des aperçus, des rapprochements que sans cela il n'aurait pas entrevus ou soupçonnés. N'est-ce pas déjà quelque chose ?

Léon Gérin.



[1] Les Ouvriers européens, 6 volumes ; les Ouvriers des Deux Mondes, 5 volumes, ainsi que de nombreux ouvrages de vulgarisation et de propagande.

[2] Lumière et Vie, Parie, Bloud et Gay, 1924, p. 249.

[3] Jugements du Conseil souverain, 1.1. p. 473.



Retour au texte de l'auteur: Léon Gérin Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 février 2018 15:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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