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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique sera réalisée à partir d'un texte de Léon Gérin, « La première tentative de colonisation française en Amérique ». Report of the Annual Meeting of the Canadian Historical Association / Rapports annuels de la Société historique du Canada, vol. 10, n° 1, 1931, p. 49-60. Une édition numérique réalisée par Roger Gravel, bénévole, Québec.

[49]

Léon GÉRIN

sociologue et économiste canadien-français, 1863-1951

La première tentative
de colonisation française
en Amérique
.”

Report of the Annual Meeting of the Canadian Historical Association I Rapports annuels de la Société historique du Canada, vol. 10, n° 1, 1931, p. 49-60.

Introduction [49]
I.  François 1er : la royauté française renaissante [49]
II.  Jacques Cartier : la Bretagne réunie [52]
III. Roberval : la féodalité décadente [55]
Principaux ouvrages consultés [59]


Introduction

Un brillant souverain qui fut l'instaurateur de la Renaissance française ; un audacieux navigateur malouin, contemporain de la réunion de la Bretagne au royaume de France ; un gentilhomme picard, familier de la cour, issu d'une famille de cadets du Languedoc : ces trois hommes ont inscrit leurs noms en première page de nos annales. Aucun d'eux, il est vrai, n'a jeté sur les rives du Saint-Laurent les bases d'une colonie stable ; aucun n'y a établi un contingent de colons agricoles. Mais tous les trois ils ont fait,—chacun à sa manière et en conformité de son type social, — une notable contribution à l'occupation et au développement ultérieur du pays. C'est ce que nous allons voir brièvement.

I. François 1er :
la royauté française renaissante

À beaucoup d'égards le Roi Chevalier était bien qualifié pour déclencher, en plein seizième siècle, le mouvement d'exploration et de colonisation française en Amérique. Son compagnon d'enfance, Fleurange (le futur maréchal de La Marck), nous en a laissé dans ses mémoires un portrait fort suggestif. Physique avantageux, tempérament hardi, impétueux, confiant dans sa force et son adresse, il n'était pas homme à reculer devant les obstacles, à se laisser abattre par la mauvaise fortune. Esprit ouvert, primesautier, prompt à s'éprendre de nouveautés, mais dépourvu de profondeur, sans fortes préoccupations morales, manquant de calcul, de prudence, de ténacité : type du héros de roman de chevalerie, comme nous le représente Sismondi.

Lorsque, en 1515, celui qui n'était encore que M. d'Angoulême, succéda, sous le nom de François 1er à son cousin le roi Louis XII, dont il avait épousé la fille Claude, la monarchie française était en assez bonne voie. Au cours du siècle et demi précédent, la France avait connu beaucoup de jours d'anxiété et parfois d'agonie : Crécy, 1346 ; Calais, 1347 ; Poitiers, 1356 ; le traité de Brétigny, 1360. Puis, désolation de la guerre civile, longue anarchie du royaume, déchiré entre Armagnac et Bourguignon, sous l'égide dérisoire d'un roi dément, Charles VI, et d'une reine indigne, Isabeau ; immolation des hommes d'armes français embourbés à Azincourt, 1415. Sous Charles VII, la fortune avait bien souri quelque temps à la France, grâce à l'irrésistible chevauchée déclenchée par Jeanne d'Arc, mais pour aboutir bientôt à la prise de l'héroïne à Compiègne, à son procès et à son supplice à Rouen (1431).

Mais à travers cette longue chaîne de calamités nationales, la monarchie française se maintient. Le pouvoir royal ne perd pas de son prestige et même prend des forces, bien que par soubresauts plutôt que de manière continue. Déjà Charles VII, surnommé le Victorieux, réussit à expulser l'envahisseur anglais du royaume ; Louis XI, le Cauteleux, par ruse et par force, triomphe de son redoutable rival Charles le Téméraire, duc de Bourgogne et roi de Flandre, poursuit la lutte de la royauté contre les seigneurs féodaux, la réunion des provinces et la centralisation du pouvoir monarchique. Son successeur Charles VIII, le Chimérique, sort de son royaume [50] pour porter la guerre en Italie, avec son futur successeur Louis XII, lequel, par la suite, méritera d'être appelé le Père du Peuple. Enfin, François 1er, pétulant et glorieux, complétera cette marche ascendante en se lançant dans les aventures maritimes en concurrence avec les puissances voisines.

À cet égard, François 1er a été un véritable précurseur. Jusqu'à lui, l'autorité du roi, plus ou moins bien reconnue à l'intérieur du royaume, ne l'était guère dans les ports maritimes et pas du tout en plein océan. Si l'on en juge par le nombre d'édits passés sous ce règne pour la répression de la piraterie, celle-ci devait être une industrie assez florissante et faire en quelque sorte partie du droit des gens. Malheureusement, ces visées ambitieuses de François 1er étaient fort en avance sur le développement économique et l'organisation politique de son royaume. Chef d'un État essentiellement militaire, le roi chevalier n'avait encore ni marine à lui, ni infanterie nationale. Toute la force de l'armée royale résidait dans les gens d'armes, dans la cavalerie, qui se recrutait chez les gentilshommes. Le roi y ajoutait à l'occasion des mercenaires suisses ou allemands, qu'il payait mal, bien souvent, et qui se dédommageaient sur les campagnes de la solde qui se faisait attendre. Ce n'est qu'en 1534 que François 1er tenta de former quelques légions françaises de fantassins, qui, du reste, ne lui inspirèrent jamais grande confiance.

L'organisation des finances du pouvoir royal restait lamentablement défectueuse. Aussi voyons-nous ce roi magnifique François 1er recourir presque chaque année, et de plus en plus, à des moyens de prélèvements fort arbitraires. Afin de se procurer les fonds que réclament les fortifications ou la guerre, il met en vente les offices publics, il révoque les survivances de ces offices, pour les revendre à la mort des titulaires ; il annule toutes les aliénations du domaine royal faites par ses prédécesseurs ou par lui-même et, enfin, dépouille son chancelier mourant. Toujours mal pourvu par les impôts, François 1er dut faire de ces levées d'argent irrégulières, et malgré tout insuffisantes, le pivot de ses finances. C'est pourquoi il ne réussit jamais à exercer dans son royaume, encore moins en Europe ou en Amérique, une action vigoureuse et soutenue.

Ce qui rendait les projets d'expansion maritime encore plus difficiles de réalisation pour la France à cette phase de son développement, c'est qu'elle avait été devancée dans cette voie par deux puissances voisines : le Portugal, l'Espagne. Les nécessités de la lutte contre l'envahisseur maure avaient déterminé la centralisation politique et administrative des états de la péninsule ibérique bien avant qu'elle eût pris forme au nord des Pyrénées. Au surplus, la situation géographique particulière de l'Espagne et du Portugal, se projetant dans l'Atlantique à son point de rencontre avec la Méditerranée, avait tourné l'initiative des péninsulaires vers l'Atlantique et les mers du sud, surtout après que la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453, eut fermé aux Méditerranéens l'accès aux routes de commerce vers l'Orient, l'Inde et la Chine.

Dès 1452, et encore en 1454, puis en 1481 et en 1484, les souverains du Portugal obtiennent successivement de trois papes, Nicolas V, Sixte IV, Innocent VIII,—les papes sont alors les arbitres suprêmes de toute la chrétienté,—des bulles leur conférant le monopole de l'exploitation des mines d'or de la Guinée, sur la côte occidentale de l'Afrique, ainsi que d'une route aboutissant aux Indes. Puis, en 1493, nous avons les trois bulles d'Alexandre VI, encore plus fameuses, investissant l'Espagne de la propriété des terres nouvellement découvertes par Colomb ; bulles qui auraient fini peut-être par mettre aux prises l'Espagne et le Portugal, s'ils [51] n'avaient conclu, en fin de 1494, le traité de Tordesillas, qui les mit d'accord en établissant une ligne de démarcation entre leurs possessions respectives.

Dans le traité, non plus que dans les bulles papales qui l'avaient précédé, on ne tient compte des intérêts ou des droits éventuels des autres nations. Effectivement, des deux puissances qui auraient pu se croire lésées par ce partage des terres neuves, l'Angleterre, la France, — les Pays-Bas n'étaient alors qu'une dépendance de la maison d'Autriche, — aucune dans le temps ne paraît s'en être émue, sauf que, en 1497, Henri VII, premier souverain de la dynastie des Tudor, dépêchait des navigateurs vénitiens, les Cabot, en exploration sur les côtes de Terre-Neuve et s'attribuait ainsi des titres que les Anglais ne devaient invoquer qu'un siècle plus tard, et à l'encontre de la France.

Quant aux Français de la Renaissance, au moment où s'opérait, sous l'égide de la curie romaine, ce partage anticipé du Nouveau Monde entre Espagnols et Portugais, ils étaient beaucoup trop occupés, sous la conduite de leur roi Charles VIII et de son cousin d'Orléans, le futur Louis XII, à opérer avec la furiâ francese la conquête éphémère du royaume de Naples, pour le compte de princes du sang : la découverte d'un continent nouveau ne leur disait rien qui vaille. C'est le roi François qui le premier manifestera de l'intérêt pour ces expéditions transatlantiques et s'y appliquera sérieusement. Mais il faut bien se rendre compte du motif qui l'inspire : la recherche de l'or, qui le mettrait à même de remplir ses coffres et de tenir tête sur le continent européen à son rival Charles Quint.

Dès 1523, le roi de France envoie le Florentin Vérazzano en croisière sur la côte de l'Amérique. "Cinq succursales lyonnaises de banques florentines associées à trois Lyonnais financent le voyage", écrit M. Hauser. Mais est-ce bien en vue de fonder une colonie, ou simplement pour courir sus aux galions espagnols qui reviennent chargés d'or du Mexique ? Observez la correspondance des dates : c'est à partir de 1520, et surtout en 1522, que l'on signale l'apparition en Europe de la production mexicaine puis de l'or péruvien (ibid. 307). La croisière de Vérazzano de 1523 a été suivie d'une autre en 1524, et peut-être d'une autre encore en 1526.

Mais voici que la trahison d'un des grands du royaume, le connétable de Bourbon, suivie de la désastreuse défaite de Pavie, fait tomber le roi de France aux mains des Impériaux et le force à interrompre pour dix ans toute entreprise transatlantique. Cela fait bien voir l'instabilité et la faiblesse réelle d'un État fondé prématurément sur la seule force des armes et le succès militaire.

Or, en 1534, la France jouit du repos depuis cinq ans. Trois ans auparavant, par suite de la mort de Louise de Savoie, François 1er a hérité d'une fortune de 1,500 mille écus d'or trouvés dans les coffres de sa mère. Ce gros magot lui a permis de se libérer de ses dettes les plus criardes, et lui laisse un surplus pour subventionner une nouvelle expédition outre-mer. En 1533, la saisie de la rançon d'Atahualpa et le pillage de Cuzco ont suscité bien des convoitises en haut lieu (Hauser, p. 306). Un ami d'enfance du roi, Philippe de Chabot, élevé au poste d'amiral de France, présente à François 1er un capitaine malouin, du nom de Jacques Cartier qui connaît bien les mers du nord, et cette fois l'expédition se fera en n'utilisant les services que de nationaux français.

[52]

II. Jacques Cartier : la Bretagne réunie

Dans cette histoire du mouvement colonial à ses débuts, François 1er est le représentant de l'esprit hardi, optimiste de la Renaissance, le Florentin Vérazzano illustre bien l'avance réalisée par l'Italie dans les arts de la navigation et de la banque ; et voici maintenant Jacques Cartier qui va se montrer un vrai fils de la Bretagne et contribuer à la solution du problème les qualités distinctives du marin breton.

Péninsule projetée au loin dans l'océan à l'extrémité nord-ouest de la France, la Bretagne a été le refuge de la plus ancienne émigration celtique, restée à des degrés divers réfractaire à l'assimilation ; traditionnelle, idéaliste, séparatiste dans son farouche isolement. Sans doute, Cartier, Saint-Malo, ce n'est pas la Bretagne bretonnante ; au quinzième siècle, cette extrémité de la péninsule a déjà ressenti l'influence des manières de penser et d'agir des provinces de l'intérieur du royaume soumises à d'autres contacts et plus évoluées. Cependant, même au seizième siècle, il reste encore assez de l'esprit ancien ou médiéval pour nettement distinguer le pays de ceux du centre ou du bassin parisien.

Pour se rende compte du vif contraste entre le Breton et le Français de la Renaissance qu'on se remémore l'hostilité, les méfiances persistantes qui se manifestèrent de l'un à l'autre en fin du quinzième siècle, pour aboutir malgré tout, par raison politique, au mariage de Charles VIII avec Anne, fille du duc de Bretagne. Ou encore qu'on note l'opposition, l'antipathie que signale Sismondi entre cette même Anne de Bretagne, qui devint la première femme de Louis XII, et Louise de Savoie, dont le fils, M. d'Angoulême devait occuper le trône de France sous le nom de François 1er. Contraste d'autant plus suggestif au point de vue social qu'il caractérise non seulement deux époques, Moyen Âge et Renaissance, mais aussi deux régions, Bretagne et Centre ou Midi de la France.

"Louise, qui conserva toute sa vie un pouvoir presque sans bornes sur son fils, ne l'avoit point accoutumé à la retenue dans les mœurs ou le langage, et elle avoit permis à sa fille Marguerite, depuis reine de Navarre, de n'être guère plus réservée. Anne de Bretagne avoit la première voulu que le palais royal devînt une école où les demoiselles nobles viendroient se former à la vertu et aux belles manières ; elle appela dans ce but autour d'elle un grand nombre de filles d'honneur. Louise de Savoie conserva cet usage ; mais ses filles d'honneur eurent la beauté et non la vertu de celles de sa rivale." (Sismondi, Hist. des Français, t. XVI, p. 5.)

Tout aussi frappant est le contraste qui se dégage d'une comparaison, même sommaire, des indications biographiques sur les comptes respectifs de Cartier et de Roberval, dans un fort volume qui vient de paraître aux Archives canadiennes, sous la signature de M. H. P. Biggar. Ces indications recueillies sur place et avec beaucoup de soin jettent un jour curieux et abondant tant sur notre histoire que sur l'état politique de la France et de l'Europe au temps de François 1er ainsi que sur le type social des principaux figurants dans les voyages de découverte et les tentatives de colonisation de cette époque.

Nous connaissions déjà passablement Cartier par ses propres relations de voyage ; par les quolibets assez malveillants de quelques-uns de ses contemporains d'un tout autre type social, comme Rabelais ; par les travaux d'érudits français, comme Joüon des Longrais, Paul Gaffarel, A. Ramé, de la Roncière, etc. ; par les travaux de nos propres historiens ou spécialistes, comme le gros volume de M. Biggar sur les Voyages de Cartier, qui a précédé celui-ci ; enfin, par les études spéciales sur le sujet [53] contribuées ces années dernières par M. Gustave Lanctôt et M. Séraphin Marion. Or cette documentation récente, positive et copieuse fournie par M. Biggar vient utilement confirmer l'impression générale créée par la lecture de ces témoignages : celle d'une existence modeste, honnête, édifiante même, s'écoulant dans un milieu simple, familial, religieux.

Né à Saint-Malo, en 1491, Cartier y passe les soixante-six années de sa vie, sauf quelques absences en des expéditions maritimes, en des pèlerinages ou en des missions officieuses sur divers points de l'Ouest de la France : à Rouen, à Bourges, à Rocamadour. Détail caractéristique, il est appelé en de très nombreuses circonstances à porter des enfants sur les fonts baptismaux. Les registres des églises de Saint-Malo en font foi.

À Saint-Malo, aussi, il s'occupe activement de chargement de navires, de recrutement d'équipages. Parfois même, il lui faut intervenir comme pacificateur dans des démêlés entre gens du peuple. Il y prend part à des assemblées de ses concitoyens désireux d'enrayer la propagation de la peste. C'est à Saint-Malo, toujours, que Cartier, en 1541, au moment de s'embarquer pour l'Amérique, rédige son testament. C'est là, enfin, qu'il meurt, en 1557, sans postérité, mais laissant une femme, qui lui survivra dix-huit ans, et quelques parentes ou alliées, appelées à partager avec sa veuve un modeste héritage.

Tout cela cadre bien avec l'esprit de simplicité et de bonhomie familiale, comme aussi de foi évangélique qui perce à tant de pages des relations du navigateur malouin et que soulignent ses actes sur la terre américaine : à Gaspé, où il plante une croix écussonnée de fleur de lys ; à Hochelaga, où il lit à haute voix la Passion de Notre Seigneur pour l'édification des Indiens ; à Stadaconé, où, dans l'espoir d'enrayer les progrès du scorbut, il inaugure un pèlerinage imité de celui de Rocamadour, dans le midi de la France, et dont les Bretons ont la contrepartie à Camaret-sur-mer.

Tout cela cadre assez bien, aussi, avec ce que nous connaissons du type social du Breton de cette époque, alors que déjà les liens de l'ancien clan guerrier celtique s'étaient grandement relâchés à la suite de nombreuses migrations faites sous l'aiguillon de l'envahisseur, pour n'être remplacés que par la simple tutelle d'une famille réduite, placée sous l'égide purement morale du clergé. Aussi, observe-t-on dans ce milieu une étrange combinaison de vie austère, de principes rigoureux, avec un certain relâchement dans la pratique, allant jusqu'à l'insubordination. Toutefois la note dominante reste encore ici la soumission à l'autorité des dirigeants, et surtout du clergé. C'est bien le résultat de l'action de la famille quasi communautaire ou quasi patriarcale prêtant main-forte à celle d'un clergé fortement constitué par ailleurs.

À première vue, il semble que certaines survenances signalées dans les documents Biggar ne puissent se concilier aisément avec le type social de Cartier tel que nous venons de l'esquisser, ou celui de son milieu. Par exemple, dès son premier voyage en Canada, et encore en 1540, Cartier, en général bien vu de ses concitoyens, a maille à partir avec plusieurs d'entre eux, lesquels mettent obstacle à l'équipement des navires qu'il arme pour le compte du roi. Et c'est au point qu'il lui faut pour triompher de la malveillance des concurrents, réclamer l'intervention de l'alloué, officier de justice.

On ne saurait, cependant, se défendre de reconnaître que les compétitions, les rivalités individuelles ne sont pas étrangères aux groupements sociaux de type celtique, que même elles les distinguent fréquemment. Au reste, l'hostilité des armateurs malouins se conçoit facilement dans les circonstances, si l'on songe que c'était une nouveauté que cette ingérence [54] arbitraire du pouvoir royal dans le mouvement d'un port de mer. Car, si l'on en croit les rapports d'espions espagnols, le roi, tout en armant lui-même une flotte à destination du Canada, interdisait aux armateurs indépendants d'adjoindre leurs navires aux siens.

Autre trait qui semble jurer avec ce que nous connaissons de la psychologie générale de notre capitaine malouin : à plus d'une reprise, au cours de ses expéditions, il laisse voir qu'il ne recule pas devant le coup de force et l'exercice arbitraire de son autorité. Par exemple, il fait saisir et transporte en France sur ses navires des naturels qu'il y a attirés par ruse. Cela rappelle un peu les coureurs de mer, les pirates dont Saint-Malo fut longtemps un nid ; ou cela peut être un élément nécessaire du bagage psychologique du capitaine de navire, surtout d'un capitaine au service du roi, et, au surplus, d'un roi autoritaire comme l'était François 1er.

Enfin, troisième trait : en 1540, c'est Cartier qui est chargé de recevoir un rebelle irlandais de l'illustre famille des Fitzgerald, réfugié en Bretagne après avoir réussi à se dérober aux poursuites des autorités anglaises, et qui va le remettre entre les mains du gouverneur de Bretagne, alors un comte de Châteaubriant. Ici se trahit, semble-t-il bien, l'affinité lointaine, persistante, des Celtes armoricains pour un congénère de la verte Erin aux prises avec les ennemis traditionnels de la race.

En somme, à l'action primitive de la formation patriarcale, qu'a maintenue et fortifiée l'emprise du clergé catholique, s'ajoute l'influence spasmodique d'autres groupements familiaux d'origine plus récente, mais déjà en train d'effacement, comme le clan guerrier celtique, ou celle d'un groupement d'ordre économique, ou pseudo-économique et plus récent encore la piraterie, l'aventure maritime ; ou encore l'intervention d'un groupement nouveau de nature politique : le pouvoir royal renaissant des Capétiens.

Mais à propos de Cartier, il se pose une question d'un intérêt social tout particulier : jouissant à la fois, comme nous le savons, de la protection du pouvoir royal et de la confiance des classes populaires, comment se fait-il que le capitaine malouin n'ait pas recruté dans sa province les éléments d'une colonie libre et stable pour l'établissement de la Nouvelle-France ? Pourquoi, a-t-il négligé la classe des paysans et des artisans bretons pour se rabattre sur la classe des repris de justice, qu'il s'est fait autoriser à tirer des prisons du royaume ?

À la rigueur, on pourrait se contenter de répondre que Jacques Cartier était simple marin, non pas propriétaire rural ou chef d'industrie, dès lors sans relations directes avec les classes les plus propres à lui fournir des recrues. Au reste, la Bretagne à cette époque n'aurait probablement pas été à même de répondre à un tel appel de colons. Les traditionnels liens du primitif clan celtique s'étaient déjà singulièrement relâchés chez sa population d'origine patriarcale, qui n'était plus guère qu'une juxtaposition de petites gens sans cadres fixes, sans chefs reconnus pour les organiser et leur ouvrir la voie dans les entreprises d'ordre pratique et matériel, que ce fût à la manière communautaire des montagnards de la Haute-Écosse, ou à la manière particulariste des peuples du nord de l'Europe.

Mais voici bien une raison plus explicative et qui suffit par elle seule à éclairer toute la situation : le mobile déterminant de cette expédition transatlantique patronnée par le roi de France, comme, d'ailleurs, de celles entreprises précédemment par les rois de Portugal et d'Espagne, n'était pas tant la colonisation agricole ou l'apostolat chrétien que la recherche des métaux précieux et la mainmise sur les trésors accumulés du continent nouveau. Quels que fussent les sentiments intimes de Cartier, ses patrons et bailleurs de fonds avaient intérêt à ne s'embarrasser que du nombre [55] indispensable d'artisans et de cultivateurs libres. Au contraire, des repris de justice étroitement maintenus sous leur surveillance et dépendance devaient bien, à ce qu'ils prévoyaient, assurer l'enrichissement rapide des chefs. C'est pourquoi les entreprises transatlantiques de ce siècle inspirées par la soif de l'or, ont fait fond sur le colon repris de justice, et c'est aussi pourquoi elles ont en grand nombre misérablement échoué.

III. Roberval : la féodalité décadente

Le contraste est marqué entre Cartier et Roberval. Type relativement simple par ses origines, le marin breton est tout aussi simple par ses moyens d'existence et le milieu où se passe cette existence. Sur son rocher de Saint-Malo (désigné parfois Saint-Malo de l'Île), enveloppé dans l'ordre social par le flot de l'émigration kymrique, il est, dans l'ordre physique cerné par l'océan immense, et c'est l'océan qui lui fournit ses moyens caractéristiques d'existence, tout en le maintenant dans un état social simple, traditionnel, primitif. Roberval, au contraire est un terrien, ou du moins un Français de l'intérieur, qui n'entend rien aux choses de la mer, mais dont les conditions de vie sont beaucoup plus complexes que celles du capitaine malouin.

Jean-François de la Rocque, seigneur de Roberval, se rattache à une famille gentilhommière de la Picardie, où on retrouve ses ancêtres dès le milieu du quinzième siècle, mais qui était originaire du Languedoc, dans le midi de la France. Ce simple nom de Languedoc est très suggestif, explicatif même, par lui seul. S'insinuant entre Rhône et Cévennes, d'une part, entre Garonne, Méditerranée et soulèvements pyrénéens, de l'autre, cette ancienne province a joué un rôle décisif à certaines époques critiques dans l'histoire de la monarchie française. En pleine guerre de Cent ans, par exemple, alors que la Gascogne, la Guyenne, le Poitou même, étaient aux mains de l'étranger, le Languedoc devenait le foyer le plus actif du recrutement des gens d'armes au service du roi.

Ces vaillantes recrues du Midi, ces cadets du Languedoc, on en fait un double rempart dans le Nord et dans l'Est du royaume, menacés à la fois par les Anglais et par les Bourguignons, ceux-ci devenus maîtres de la Flandre et les alliés de l'Angleterre. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les chroniqueurs et historiens du moyen âge et de la Renaissance signalent à l'occasion un afflux de Languedociens à Paris ou aux environs ; et si, mainte pièce authentique dont copie est conservée aux Archives canadiennes révèle la présence dans le Hainaut, le Vermandois, le Nivernais, dès la dernière moitié du quinzième siècle, de La Rocque, ainsi que de Boutillac qui sont de leur parenté.

Il est remarquable que dans ces familles la dévolution des biens se fait fréquemment en ligne féminine, ce qui semblerait indiquer que ces biens constituaient la dot d'une héritière à l'occasion de son mariage avec un cadet de famille dont l'épée constituait le principal appoint. Il est aussi curieux de constater que ces La Rocque paraissent avoir détenu des fiefs sur divers points de toute cette frontière ou ligne de défense du nord. Ainsi Charlevoix, nous apprend que le roi François affectait de qualifier notre Jean-François de la Rocque de "Petit roi du Vimeu", comme si lui ou les siens avaient à un moment occupé une situation dominante dans ce petit pays à cheval entre Normandie et Picardie, mais situé tout à fait à l'embouchure de la Somme, c'est-à-dire assez loin du principal domaine de notre La Rocque, qui était à proximité de Compiègne.

[56]

D'autre part, dans son âge mur, Jean-François de la Rocque reçoit par héritage de ses cousins Bertrand et Guillaume de la Rocque, des fiefs situés dans cette même zone de défense septentrionale, mais beaucoup plus à l'est, dans le Réthelois. Il n'est pas jusqu'à la réapparition fréquente le long de cette zone, d'Abbeville à Sedan, des mêmes noms de fiefs ou de villages, comme Bacouel, Resson, Poix, etc., qui ne suggère une commune origine. On sait que les villes fortes de la Somme et de l'Oise, et notamment Amiens, Péronne, Beauvais, Roye, Compiègne, etc., ont joué un rôle important dans les guerres soutenues par la France depuis les règnes de Charles VII et de Louis XI et jusqu'aux jours anxieux de la Grande Guerre qui vient de prendre fin sous nos yeux.

Précisément, notre Jean-François de la Rocque avait établi son manoir sur les bords de l'Oise, à peu de distance de Compiègne, et au cœur de cette région constamment menacée qui barre la route sur Paris. Nous touchons ici au principal moyen d'existence du gentilhomme picard de la Renaissance : le service militaire aux gages du roi. Ce La Rocque a commencé par être écuyer d'écurie à la cour royale, et, en 1534, nous le trouvons homme d'armes du roi et porteur d'enseigne dans la compagnie du maréchal de La Marck. Il s'agit ici de Robert III de La Marck, seigneur de Fleurange, auteur des curieux mémoires cités précédemment. Compagnon d'enfance de François 1er, blessé en combattant à ses côtés à Marignan (1515), fait avec lui prisonnier lors du désastre de Pavie, il ne sépara jamais sa cause de celle du roi de France.

Très différent en cela de son père, Robert II de La Marck, seigneur de Sedan, duc de Bouillon, qui toujours, au contraire avait montré le plus grand esprit d'indépendance à l'égard du roi de France, que ce fût Louis XII ou François 1er, comme aussi à l'égard de l'empereur Charles-Quint. Et encore plus différent de l'ancêtre, Guillaume de La Marck, le Sanglier des Ardennes, qui opéra, pour le compte de Louis XI la cruelle répression de la révolte des Liégeois. Établis en situation stratégique à l'extrémité nord-est de la France, à cheval sur la frontière qui séparait ce royaume naissant des principautés turbulentes de l'Allemagne ; recrutant mercenaires ou cadets de famille dans les provinces françaises du Midi ou de l'Est, et notamment dans le Languedoc, ces La Marck sont bien représentatifs de l'aristocratie féodale de l'époque, chefs militaires en train de perdre leur indépendance au service de la monarchie.

Pendant trois générations successives aji moins, un Robert de La Marck a été le chef militaire hiérarchique des La Rocque, émigrés du Languedoc à leur demande sans doute, et devenus possesseurs de seigneuries dans les Ardennes, la Champagne et la Picardie. L'on peut bien se demander si ce n'est pas pour faire honneur à un de ces Robert de La Marck que le rameau des La Rocque fixé à proximité de Compiègne a donné à son principal domaine le nom de Robertval, ou Roberval.

Or ce premier moyen d'existence de la gentilhommerie française, la solde militaire, reste à l'époque de la Renaissance insuffisant, aléatoire pour dire le moins. C'est que, d'une part l'État n'a pas encore assez de prise sur les forces vives de la nation ; que l'organisation des finances publiques n'est encore ni assez régulière, ni assez complète. Et, d'autre part, l'imprévoyance et les habitudes de prodigalité des gentilshommes, de ceux de la cour surtout et du roi lui-même, compliquent singulièrement le problème. Et cependant, derrière cette insuffisance de la solde, il paraît bien y avoir une cause plus générale et plus profonde encore que la pénurie du trésor royal et la prodigalité du gentilhomme : c'est l'action de la crise [57] économique de la Renaissance, qui se traduit à la fois par la dépréciation des espèces monnayées et la hausse de la valeur des terres.

Pour me servir de l'expression du philosophe sociologue, M. Wilbois, théoricien génial de la causalité en science sociale, le fait déclenchant de la crise économique de la Renaissance, c'est l'apport subit en Europe par les découvreurs de l'Amérique de quantités énormes d'or et d'argent. L'effet est de déprécier proportionnellement la circulation monétaire et de produire rapidement une hausse des prix. Il se dessine dès lors une situation de plus en plus difficile pour toute classe à revenu fixe, et notamment pour la gentilhommerie qui vit en partie d'appointements établis pour un service déterminé et en partie de la rente des terres. Sans doute, la valeur commerciale des terres suit la marche ascendante des prix et accuse une hausse proportionnelle. Mais cette hausse ne profite guère en général à la gentilhommerie ; car il y a beau jour qu'elle s'est désintéressée de l'exploitation directe et qu'elle cède ses terres à bail au paysan ou à un intermédiaire moyennant une rente fixe.

"La bourgeoisie terrienne, écrit M. Picard, dans une étude très documentée publiée dans la revue la Science Sociale (Paris, 1915), "a émergé de la classe des laboureurs aux XlVe et XVe siècles... Les seigneurs ont donné leurs terres à louage ; mais les conditions de bail ont ruiné les propriétaires et enrichi les fermiers... Le bail à cens constituait un abandon éternel et irrévocable de la terre, moyennant un loyer annuel... La part du fermier augmenta tandis que celle du seigneur restait fixée par le contrat de louage... La terre, outre sa valeur foncière dont le cens représentait la rémunération, acquit au moyen âge une valeur "commerciale", que son détenteur put vendre ou céder à bail... Les cours de la terre ont suivi une progression presque continue du IXe à la fin du XVIe siècle. Cette progression, brusque et rapide de 1050 à 1250, plus lente de 1250 à 1480, est de nouveau rapide et brusque de 1480 à 1580."

Ces brèves indications semblent éclairer d'un jour très vif la situation financière du seigneur de Roberval entre 1520 et 1550, que nous laisse entrevoir la contribution récente de M. Biggar.  À partir de 1520 (Jean-François de la Rocque était alors âgé de quelque vingt-quatre ans, les terres de Roberval et de Bacouel, attenantes au manoir, font l'objet de multiples transactions. Déjà le jeune seigneur avait vendu à Pierre Belut, procureur en parlement, son fief de Bacouel, avec ses appartenances et dépendances. Il les reprend à bail pour trois ans. Au cours des trente années suivantes, c'est une suite de concessions, de ventes, de constitutions de rentes, tant sur les bords de l'Oise que dans les seigneuries d'Acy et de Poix en Réthe-lois, dont il hérite vers 1530.

Dans ce volume de M. Biggar, les indications biographiques relatives à Roberval sont en singulier contraste avec celles relatives à Cartier. Chaque fois, peut-on dire, que celui-ci s'inscrit pour quelque parrainage ou autre survenance de la vie familiale ou religieuse, Roberval figure dans un ou plusieurs actes judiciaires ou notariés, sommations en justice ou exploits d'huissier. Et de ces longs démêlés du seigneur de Roberval avec celui de Ruys, ou de son interminable procès de succession avec les Boutillac, legs des générations précédentes, se dégage vivement pour nous l'impression d'incurables embarras financiers qui devront aboutir tôt ou tard à la ruine. Il semble bien que l'entreprise d'Amérique ait été pour Roberval le dernier expédient d'un homme qui sentait le sol se dérober sous lui.

Aussi bien, cette entreprise de colonisation qui se déroule dans le décor enchanteur de la Renaissance, sous la brillante égide du Roi Chevalier et de sa cour, et notamment de Philippe de Chabot et du seigneur de Roberval, [58] aura-t-elle tout le brio et tout le romanesque parfois qu'on attendrait de pareils hommes opérant en pareille occurrence. Mais aussi aura-t-elle ses points sombres faisant tache au tableau. La nouvelle des armements et préparatifs de départ de Cartier et de Roberval ne tarde pas à s'ébruiter et, sous le couvert de l'espionnage, à se répandre au loin. En Espagne, au Portugal, en Angleterre, elle produit un émoi dont on ne se fait guère une idée aujourd'hui. Nombreuses sont les lettres échangées à ce sujet entre Charles-Quint, par exemple, et Sarmiento, son ambassadeur à Lisbonne, ou Juan de Tavera, cardinal de Tolède, président de son conseil d'État, et Christoval de Haro, riche marchand portugais passé au service de l'Espagne, etc.

À Saint-Malo et à Honfleur, où se poursuivent les préparatifs de l'expédition, nous voyons arriver, dès le mois de mai 154.1, Roberval et sa suite de jeunes gentilshommes de la cour qui doivent l'accompagner en Canada. Ces écuyers d'écurie, ces fils de famille ne sont pas tous, comme on dit chez nous, "de la Croix de Saint Louis", quelques-uns même ont acquis une notoriété peu enviable. Mais ils valent probablement mieux que d'autres qui les ont précédés à Saint-Malo, ou les y suivent de près : je veux dire les repris de justice "cueillis" dans les prisons du royaume, et en grand nombre dans celles du midi de la France.

Voici maintenant que le "noble et puissant Seigneur" de Roberval, comme le désignent pompeusement les tabellions de Honfleur, reçoit au dernier moment la visite assez importune, sans doute, d'un de ses créanciers de Paris, Coiffart, fils, avocat en parlement, qui se présente en personne, tandis que Coiffart, père, aussi avocat en parlement, se fait représenter par un serviteur ; désireux, le père comme le fils, d'obtenir de bonnes garanties de leur débiteur qui va lever le pied. On songe involontairement à Bridoie, à Grippe-Minaud et aux Chats-Fourrés que Rabelais a si bien portraiturés dans son Pantagruel.

Enfin, un peu plus tard, nous découvrirons Roberval en compagnie plus suspecte encore, lorsque, à la suite de Pierre de Bidoulx, seigneur de Lartigue, vice-amiral de Bretagne, mais aussi pirate renommé, il s'attardera sur les côtes de la péninsule bretonne à mettre à la rançon navires français et étrangers. Les marchands anglais victimes du procédé protesteront, l'ambassadeur Paget fera part à François 1er du mécontentement de son maître Henri VIII et François 1er fera une belle colère contre ce mécréant de Roberval, qu'il se promet bien de faire pendre dès qu'il pourra mettre la main dessus. Mais Roberval est au large de Saint-Malo et ne se laisse pas prendre.

Roberval, que Jacques Cartier, las d'attendre sans doute, et peu soucieux de naviguer en pareille compagnie, avait précédé en Canada, quitta enfin les côtes de France en avril 1542, avec trois grands navires pourvus aux dépens du roi et deux cents colons, la plupart repris de justice. Dès le départ, on put se rendre compte du fond qu'on pouvait faire sur la valeur morale d'une telle recrue. Dans la rade de Landévénec, à proximité de Brest, Laurent Barbot ayant mis pied à terre malgré les défenses, le capitaine Paul d'Aussillon, au cours de l'altercation, le tua d'un coup de poignard. Ce fut le signal d'une mutinerie qui coûta la vie à plusieurs. En Canada, les choses ne changèrent pas, et la relation de Roberval nous apprend que le bon ordre ne put être maintenu dans la colonie que par le recours fréquent au fouet, au cachot et à la potence.

L'entreprise échoua sur toute la ligne : elle ne donna rien de ce qu'on en attendait ou de ce qu'on aurait dû en attendre. Ni Cartier ni Roberval ne découvrirent de trésors cachés ou de métaux précieux, ce qui [59] était le grand mobile de l'entreprise du roi de France. Les prétendus diamants rapportés par le capitaine malouin n'étaient que des pyrites de fer ou de cuivre sans valeur. Les mines d'or et d'argent restèrent à l'état de mythes perdus dans les neiges et les glaces du nord.

Loin d'établir une colonie agricole stable et prospère, les colons de Roberval ne cultivèrent et ne récoltèrent pas suffisamment pour se garantir contre la famine et durent vivre quelque temps aux crochets des tribus nomades des bords du Saint-Laurent. Certes, l'événement le plus heureux dans l'histoire de cette tentative, au point de vue des colons eux-mêmes et surtout au point de vue du futur peuple canadien, ce fut l'ordre envoyé par François 1er à Roberval de revenir en France avec tout son monde "pour servir le roi par deça", suivant l'expression même de Lescarbot.

La colonie entière repassa en France. Roberval y reprit sa vie de militaire et de courtisan. Durant tout le règne de Henri II, qui succéda à François 1er, il fut l'objet de grandes faveurs de la part du souverain, et surtout, comme il convenait, semble-t-il, dans les circonstances, à titre de surintendant et d'exploitant de mines et minières sur divers points du royaume. Et comme pour ajouter un dernier élément de tragique à cette tragique existence, Roberval, à ce qu'assure Thévet, aurait été assassiné, en 1561, près du cimetière des Innocents, de sinistre mémoire.

Dans les pages qui précèdent, je me suis appliqué à réunir et rattacher à leurs causes sociales les faits historiques relatifs à la première tentative de colonisation française en Amérique. Deux directives principales s'en dégagent. La première est de caractère positif et d'ordre nettement économique : c'est la découverte de l'or et de l'argent en Amérique et la réaction que cette découverte a eue sur les valeurs et les échanges en Europe. La deuxième, de caractère négatif et d'ordre social : c'est l'absence ou l'insuffisance d'un élément agricole supérieur dans la conduite et l'exécution de l'œuvre de la colonisation, et qui a déterminé sa ruine rapide et complète.

Les conservateurs des Archives canadiennes, MM. Doughty et Lanctôt, et ceux de la bibliothèque du Parlement, et entre ces derniers M. Soulières que j'ai particulièrement mis à contribution, ont droit à tous mes remerciements pour l'obligeance avec laquelle ils ont mis leurs trésors à ma disposition en vue de la préparation de cette étude.

Principaux ouvrages consultés

Histoire des choses mémorables des règnes de Louis XII et de François 1er, Robert de la Marck, éd. Petitot, Paris, 1826.

The Diplomatic History of America, by Henry Harrisse, Londres, Stevens, 1897.

Sismondi, Histoire des Français, t. XIV, XV, XVI, Paris Treuttel et Wurtz, 1833.

Paul Gaffarel, Les découvreurs français, Paris, Challemel, 1888.

Hauser et Renaudet, Les débuts de l'âge moderne, Paris, Alcan, 1929.

H. P. Biggar, The Voyages of Cartier, Ottawa, Archives publiques.

H. P. Biggar, Collection of Documents relating to Jacques Cartier and Roberval, Ottawa, Archives publiques, 1930.

Jacques Cartier, Navigation es îles du Canada, etc., Paris, Tross, 1863.

Joüon des Longrais, Jacques Cartier, documents nouveaux, Paris, Picard, 1888.

Michelant et Ramé, Jacques Cartier, relation originale, Paris, Tross, 1867.

Charles de la Roncière, Jacques Cartier, Paris, Plon, 1831.

Guiffrey, Cronique du roy Francoys, Paris, 1860.

[60]

Discours du siège de Beauvais par Charles Duc de Bourgogne, 1472.

Edith Sichel, Women and men of the French Renaissance, Westminster, Constable, 1902.

Ernest Picard, Le développement de la bourgeoisie au XVIe siècle, Paris, La Science sociale, 1915.

J. Wilbois, La logique du chef d'entreprise, Paris, Alcan, 1931.

Extraits des Archives du château de Roberval déposés à Ottawa, Liasses 1-13 (1466-1564).

André Thevet, Cosmographie universelle, Paris, 1575.

Rabelais (Œuvres de), éd. variorum, Paris, Dalibon, 1823.

Marc Lescarbot, Hist. Nlle-Fr. (1609). Paris, Tross, 1866.

Sixte Le Tac, Hist. Chronol. Nlle-Fr. (1689), Paris, Réveillaud, 1888.

Charlevoix (F.-X.) Hist. Nlle-Fr. 1744.

Ed. Demolins, Le Type breton, dans les Français d'aujourd'hui, Paris, Firmin Didot, 1898.

 Ch. de calan, Le type languedocien, Mouvt social, Paris 1898.

Barron, Nouv. voy. de France, Bretagne, Tours, Marne, 1899.

L. Gallouédec, La Bretagne, Hachette, 1916.

Séraphin Marion, Relations des Voyageurs fr. en Nlle-France au XVIIe siècle, Paris, Presses univ. 1823.

Louis Batiffol, Le siècle de la Renaissance, Hachette 1924.

A. Beaugrand-Champagne, Le chemin d'Hochelaga, Ottawa, Soc. Roy. 1923.

Gustave Lanctôt, L'itinéraire de Cartier à Hochelaga, Ottawa, Soc. Roy. 1930.



Retour au texte de l'auteur: Léon Gérin Dernière mise à jour de cette page le jeudi 8 février 2018 13:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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