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Collection « Les auteur(e)s classiques »
LE SYNDICALISME. TOME I: Théorie, organisation, activité. (1972)
Introduction

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Karl Marx et Friedrich Engels, LE SYNDICALISME. TOME I: Théorie, organisation, activité. Traduction et notes et introduction de Roger Dangeville. Paris: Petite collection Maspero, no 96, 1972, 221 pp. Une édition numérique réalisée par Jean Manaud, bénévole, professeur d'histoire à Toulouse, en France. [Ce livre est diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation des ayants droit du traducteur accordée le 20 octobre 2011 et réitérée le 17 mai 2013.]

[5]

LE SYNDICALISME
TOME I. Théorie, organisation, activité.

_______

par Roger DANGEVILLE, 1972.

Introduction

Syndicalisme et environnement

Selon Marx, on ne résout un problème qu'en empêchant qu'il se pose à nouveau. Pour cela, on doit agir sur les causes qui débordent le champ étroit où le problème se manifeste.

La conception bourgeoise suggère, elle, que plus un individu restreint sa sphère d'action et de connaissance en se spécialisant, plus il est efficace. C'est le cas de l'expert moderne qui limite sa compétence à son propre domaine et affirme ne rien connaître à celui du voisin, avec lequel il a passé implicitement le pacte suivant : nous devons empêcher à tout prix qu'on s'aperçoive que nous sommes gonflés du vide le plus complet, même dans nos secteurs respectifs.

Contrairement à l'expert, le syndicaliste doit être plus qu'un syndicaliste, car son domaine d'activité s'étend jusqu'aux conditions économiques et sociales du capitalisme et même du socialisme. En effet, le syndicalisme est par excellence le terrain où s'exerce ce que Marx appelait l'activité autonome du prolétariat, voulue et animée par les ouvriers eux-mêmes au niveau de leurs conditions réelles de vie et de travail pour leurs intérêts immédiats, aussi bien que futurs et généraux, de classe.

Le syndicalisme se relie à une phase déterminée de l'évolution des forces productives de l'humanité. Les luttes et revendications syndicales sont nées de l'exploitation capitaliste, et le syndicalisme ne se concevait pas avant l'existence du capital. La première condition en a donc été la séparation du producteur d'avec ses moyens de production, soit la condition préalable même de la production capitaliste. Le syndicalisme s'étend avec l'expropriation de plus en plus complète et générale des producteurs, lorsque celui-ci ne dispose plus que de sa force de travail, qu'il vend au capitaliste contre un salaire. Il ne lui reste plus alors qu'un seul moyen pour se défendre et s'affirmer : s'associer avec les autres salariés de la même condition [6] pour des actions communes de résistance en vue du but final : s'approprier de nouveau, à l'échelle collective, les moyens de production.

À l'intérieur de cet immense arc historique, le syndicalisme évolue considérablement. Au début du capitalisme, par exemple, les syndicats surgissaient directement des mouvements de protestation et de revendications locaux, partiels et momentanés : aussitôt après l'agitation, l'organisation se désagrégeait. Beaucoup plus tard, les syndicats prirent d'autres proportions, s'organisant en associations plus générales et complexes, durables. Les comités d'action, les organisations d'entraide et de solidarité, les sociétés de secours mutuel, les caisses de résistance, les chambres syndicales évoluèrent progressivement vers le syndicat de métier  celui-ci, à son tour, se transforma en fédération corporative, puis, sous l'effet du développement de la production, en syndicat d'industrie, et enfin en confédération (nationale ou internationale) de syndicats d'industrie, eux-mêmes rattachés au parti politique du prolétariat, voire à l'Internationale.

Au bout du cycle, après la conquête révolutionnaire du pouvoir politique par le travail, le syndicat se généralise au fur et à mesure de la réappropriation de la production par les ouvriers, et finit par se fondre dans l'organisation communautaire de la production et de la société, débarrassée des rapports mercantiles, de la division du travail, des classes et de l'État.

L'évolution de la nature et des fonctions des syndicats est étroitement liée au développement de la production, et l'économie ne procède pas par sauts. Contrairement à ce qui se passe en politique, qui est le domaine des superstructures d'organisation où se heurtent les forces organisées ou non, légales ou non, coiffées par l'État, violence concentrée, l'économie ne procède pas par bonds. Sur le plan économique, l'extension des forces productives ou d'une entreprise dépend uniquement d'un travail suivi, et lui est proportionnelle.

Dans le domaine syndical, les revendications et les formes d'organisation sont, plus que partout ailleurs, évolutives, se développant sur de terrain solide des réalités matérielles. Cependant, elles sont confrontées à toutes les contradictions du capitalisme dont le développement est au plus haut point inégal. Même dans les pays les plus avancés, on voit en effet subsister des secteurs entiers de travail [7] encore semi-capitalistes, à côté des formes les plus socialisées. Il est donc inévitable que les syndicats d'industrie - ceux de la métallurgie, de la chimie, du bâtiment et de l'alimentation, par exemple - prennent le pas sur les syndicats de métier de type corporatif - ceux des charpentiers, couvreurs, verriers, par exemple - qui correspondent à un développement caractérisé non par la spécialité productive du capital, mais par la qualification du travail humain.

Cependant, la coordination des divers types de syndicats ouvriers ne s'effectue pas à l'image capitaliste. Les bourgeois, eux, surmontent la division du travail à la façon des capitaux, ceux des secteurs de pointe prédominant sur tous les autres, grâce à l'énorme concentration des forces productives qu'ils représentent. La liaison se fait ensuite par le réseau des banques d'affaires et d'investissement et par l'État avec sa force organisée. Il s'ensuit une coordination spécifique de classe qui évolue en liaison étroite avec les forces les plus concentrées et les plus dynamiques : l'ordre hiérarchique de la société civile bourgeoise se retrouve accentué dans l'organisation de la classe dominante en oligarchie toute-puissante et despotique.

Dans une page vibrante du Capital, synthèse de l'expérience tirée des luttes acharnées du prolétariat anglais pour des conditions de vie meilleures et marquées par des conquêtes sociales remarquables, Marx définit les conditions non pas de la coordination, mais de l'unité du prolétariat : « Il faut que les ouvriers ne fassent qu'une seule tête et un seul cœur. » Cette union des forces engagées dans le procès de production social se réalise de manière élémentaire dans les luttes économiques et les mouvements syndicaux. Elle implique, selon Marx, l'opposition la plus catégorique au monde bourgeois, l'abolition de la concurrence des ouvriers entre eux, la lutte contre les hiérarchies et le particularisme corporatif. Enfin, grâce à la généralisation des mots d'ordre et des actions, la fusion des revendications économiques et politiques, l'association internationale des travailleurs s'emparera du pouvoir politique, expropriera les expropriateurs capitalistes et instaurera le règne du travail sur la production et la société.

C'est tout cet ensemble qui constitue l'environnement et la trame des syndicats, et détermine leurs rôles et leurs fonctions multiples.

[8]

Syndicalisme et revendications

Contrairement à ce que suggèrent les conditions actuelles de triomphe arrogant du capitalisme, l'activité syndicaliste n'est pas un éternel recommencement, l'acquis d'hier se défaisant au cours de la nuit et tout étant chaque fois à recommencer. Marx a toujours combattu cette conception du syndicalisme, en prévenant qu'on y cédait lorsque les syndicats limitaient leur action et leurs revendications au seul plan économique.

Si l'on s'y enferme, les mécanismes du capitalisme obligent les syndicats à un véritable travail de Sisyphe : le développement général de la production capitaliste implique qu'une conquête acquise, même si elle n'est pas bientôt remise en question purement et simplement, ne constitue même plus un minimum supportable aux ouvriers au bout de quelques années.

Marx en donne un exemple dans Le Capital : « Pendant trente ans, les concessions que la classe ouvrière arracha restèrent purement nominales. De 1802 à 1833, le Parlement émit trois lois sur le travail, mais il eut bien soin de ne pas voter un centime pour les faire exécuter [1]. » Marx poursuit en disant que les ouvriers anglais n'avaient cependant pas lutté en vain, puisque la journée de travail normale passait de 15-16 heures à 12 (loi de 1833) et à 10 (loi de 1847). Et de remarquer aussitôt que le développement technique de l'industrie rendait bientôt cette nouvelle journée de travail intolérable, car, dans l'intervalle, le capital avait introduit le machinisme à une grande échelle et intensifié le rythme de travail au point d'extorquer davantage de plus-value en dix heures qu'en quinze ou seize auparavant [2]. Les ouvriers anglais furent donc contraints, simplement pour défendre leur intégrité physique, à revendiquer la journée de huit heures, revendication que Marx et Engels n'estiment pas particulièrement exagérée en 1865.

Loin de s'arrêter, les luttes ne font donc que s'intensifier [9] avec le développement du capitalisme et gagner des secteurs de contestation ignorés au début de l'ère industrielle. Tant que le capital n'est pas renversé, chaque conquête, au lieu d'amenuiser les contradictions sociales ou de diminuer les causes de la lutte de classe, ne fait que multiplier les fronts de bataille, fournissant un mobile permanent à une lutte plus âpre et plus décisive. Dès que les travailleurs salariés forment la grande majorité de la population, leurs revendications dépassent de loin le plan économique des conditions de travail immédiates au sein de l'entreprise et la fixation du niveau entre plus-value et salaires.

La classe ouvrière s'aperçut en effet que « les maîtres de la terre et les capitalistes utilisent leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques [3] ». Elle commença donc à exiger que l’État promulgue des lois réglant la journée de travail et impose, de manière coercitive, leur respect aux capitalistes assoiffés de surtravail aussi bien qu'aux ouvriers récalcitrants qui ne voient qu'un moyen de gagner un peu plus : prolonger leur journée de travail, déprimant ainsi les salaires de la grande masse des travailleurs de leur catégorie [4].

[10]

Bientôt, la classe ouvrière devait réclamer également une part du pouvoir politique (chartisme), car composant maintenant la force principale (et la seule productive) de la population, elle ne pouvait plus admettre que les forces de l'Ordre intervinssent systématiquement contre elle, au moindre appel de n'importe quel patron ou juge à la solde du capitaliste local, pour briser une grève, en invoquant la « liberté du travail ». Elle ne pouvait supporter plus longtemps que les ouvriers ne pussent se réunir et s'associer pour débattre de leurs intérêts et des meilleurs moyens pour les réaliser, ni que les ouvriers soient tenus à l'écart de l'école, en étant privés du plus élémentaire des moyens de communication intellectuels. Il devenait inadmissible que les ouvriers ne pussent s'exercer au métier des armes pour défendre leur cause avec les moyens adéquats, cependant que le patron était le maître absolu, non seulement dans son usine, mais encore dans les quartiers ouvriers, où maisons et magasins lui appartenaient, etc. Mieux, on s'aperçut que la vie de l'ouvrier ne se déroulait pas seulement au milieu des machines de l'entreprise, mais qu'elle était conditionnée par toute l'organisation politique et sociale qui le maintient de force dans son statut de travailleur salarié.

En accord avec le développement social réel, la conception marxiste du syndicalisme ne peut être qu'historique et économique. C'est pourquoi, même du point de vue de la forme, Marx et Engels n'ont jamais traité à part la question syndicale. Aussi, pour rassembler les textes sur cette question, avons-nous dû choisir dans toute leur œuvre les passages, études, articles, manifestes et résolutions relatifs au syndicalisme [5]. Il ne faudrait pas en conclure que le [11] marxisme ne s'en soit pas véritablement préoccupé. Au contraire, ce n'est qu'en procédant de la sorte qu'il a traité cette question à fond et avec sérieux.

Syndicalisme et politique

Par définition, l'économie a toujours été jusqu'ici politique : n'importe quel acte productif implique un certain système de rapports sociaux (politiques dans les sociétés de classe) et a un effet politique de conservation, de renforcement ou de bouleversement des rapports sociaux établis. Cependant, au début du capitalisme, l'action économique ou revendicative du prolétariat n'avait pas - et ne pouvait pas avoir - d'effet politique de caractère directement prolétarien. Cet effet ne pouvait être qu'indirect, restant enfermé dans les limites de l'ordre économique, politique et social du capitalisme, du moins tant que son mode de production restait progressif pour l'humanité et constituait une phase de développement nécessaire de la société. Dans ces conditions, les capitalistes s'appropriaient non seulement le produit du travail ouvrier, mais encore les résultats politiques des luttes ouvrières, déformant et maltraitant, au niveau des institutions, la volonté et les aspirations des masses au point de les retourner finalement contre elles, ce qui ne manquait pas de susciter un certain apolitisme au sein de la classe ouvrière, apolitisme hélas tenace au niveau syndical.

Ce n'est qu'à un stade de développement plus avancé du capitalisme et de l'organisation du prolétariat que Marx-Engels insisteront avant tout sur le caractère politique des [12] luttes revendicatives, concentrant tous leurs efforts pour démontrer que le prolétariat doit arracher à la bourgeoisie le monopole de la politique, grâce auquel elle règne sans conteste non seulement sur la production, mais encore sur la société tout entière. Ils expliqueront en outre que, pour le prolétariat, l'économie ne devient politique qu'à un certain niveau quantitatif de l'action : par exemple, lorsqu'une grève est générale ou pose des revendications sociales intéressant toute la classe ouvrière. C'est dire qu'ils demandent aux ouvriers de dépasser les actions et revendications purement catégorielles et partielles pour généraliser leur champ de lutte et de programme, s'ils ne veulent pas être réabsorbés par la politique et l'économie bourgeoises : cf. infra, p. 99-100.

Marx-Engels ont ainsi centré toute leur lutte, d'abord en Angleterre, puis dans les pays devenus pleinement capitalistes en Europe occidentale après 1871, sur la nécessité de la lutte politique, d'où leurs attaques violentes contre l'apolitisme des anarchistes et la politique réformiste d'une large fraction social-démocrate.

À première vue, il semble paradoxal que le réformisme, qui fleurit surtout dans le domaine politique et plus particulièrement au Parlement, rejoigne la position de l'anarchisme qui rejette toute action politique. En fait, les deux courants ont en commun qu'ils nient la nécessité, réelle et actuelle, d'une politique indépendante et antibourgeoise du prolétariat.

D'emblée, les anarchistes nient la nécessité d'une politique, abandonnant la sphère politique à la bourgeoisie. Quant aux réformistes, ils la nient, en pratiquant une politique en dernière analyse bourgeoise, puisqu'ils ne défendent qu'une politique du possible dans le cadre des institutions bourgeoises et, s'ils revendiquent les buts finaux du socialisme ou du communisme, ce n'est jamais qu'en paroles, puisque pour eux seules comptent les réalisations immédiates. En somme, en politique, l'anarchisme s'identifie au réformisme en général  mieux, il le complète là où ne sévit pas le réformisme, par exemple dans l'action syndicale, à côté des grands syndicats passés au réformisme. Tous deux, quoique de manière opposée, sabotent, consciemment ou non, l'action révolutionnaire du prolétariat, en niant la nécessité de ce parti politique par lequel, selon Marx, le prolétariat se constitue en classe autonome et distincte de toutes les autres classes de la société bourgeoise, [13] il fixe pour but à toutes ses actions le renversement du capitalisme et l'instauration du socialisme, faute de quoi le prolétariat n'est qu'une classe enfoncée et perdue dans la société bourgeoise.

Cependant, si le parti de classe doit exercer une influence politique et révolutionnaire sur le mouvement économique du prolétariat, le mouvement économique du prolétariat doit constituer la base vitale du parti politique de classe.

Le simple bon sens suggère qu'il ne devrait pas exister de séparation entre revendications immédiates et revendications finales ou, si l'on veut, entre action directe et révolution. Il est absurde, en effet, de supposer qu'un communiste (ou un socialiste) puisse ne pas être révolutionnaire, puisque, être communiste (ou socialiste) veut dire reconnaître par définition que l'ordre social actuel doit subir une profonde révolution. Pourtant cette division existe, et elle repose sur la plus ou moins grande importance que l'on attribue soit aux revendications immédiates – réformes - qui sont le levier, soit à la révolution communiste, qui est le but. L'antagonisme entre le travail quotidien, pratique, et les aspirations révolutionnaires, finales, du prolétariat n'existe que dans l'esprit de ceux qui se méprennent sur le mouvement socialiste ou le déforment. Les révolutionnaires accordent donc la plus grande importance au but final, sans négliger pour autant les conquêtes quotidiennes du prolétariat. Les réformistes, eux, accordent en pratique toute leur attention aux réalisations immédiates, mais négligent tout ce qui se rattache au but final, ce qui n'est d'ailleurs pas sans résultat sur l'issue des luttes immédiates elles-mêmes.

On ne répétera donc jamais assez qu'il faut donner une énorme importance à toutes les manifestations de la lutte de classe du prolétariat, y compris, bien entendu, à celles qui visent à des améliorations immédiates, c'est-à-dire à celles qui servent à préparer la conscience révolutionnaire des masses [6]. Mais, en même temps, il ne faut cesser de répéter que toutes les améliorations que le prolétariat [14] conquiert au sein de la société capitaliste sont tôt ou tard remises en question par une réaction bourgeoise ou par un développement ultérieur de la production, de sorte que le prolétariat doit prendre une conscience toujours plus profonde de l'antagonisme de classe et se préparer à des combats plus décisifs. Comme dit le Manifeste : « Parfois les ouvriers sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leur lutte, ce n'est pas le succès immédiat, mais l'union grandissante des ouvriers [7]. » Dans ces conditions, l'erreur impardonnable des réformistes ou opportunistes réside dans le fait qu'ils font croire aux ouvriers que les améliorations, toujours minimes et limitées, représentent quelque chose de stable, un acquis définitif, bref une fin.

Le parti révolutionnaire ne suscite pas les luttes des ouvriers : l'origine et la cause de la lutte de classe se trouvent spontanément dans les contradictions économiques et sociales du mode de production et de distribution capitaliste. En revanche, le succès de ces luttes est conditionné essentiellement par l'organisation de la classe surgie du sein même de ces luttes, c'est-à-dire par le niveau de conscience et les directives politiques, tactiques et sociales. Que le parti du prolétariat soit révolutionnaire ou non, c'est ce qui déterminera le résultat final des luttes de classe « spontanées ». En d'autres termes, les luttes du prolétariat ne suivent pas une impulsion accidentelle, intemporelle et irrationnelle  elles obéissent à des facteurs à la fois économiques et politiques, des facteurs productifs autant que des facteurs de conscience, de méthode et d'organisation, que le parti politique concentre et assure au maximum.

À côté de la lutte pour les améliorations immédiates et pour la constitution de noyaux organisés de résistance, ce [15] parti doit donc entretenir chez les ouvriers la conscience du caractère relatif de tout ce qu'ils peuvent conquérir dans les limites imposées par l'économie bourgeoise. Il doit leur rappeler avec insistance les grandes difficultés, les multiples luttes, les conflits qui attendent la société avant que puisse être instauré un système social meilleur. Il doit leur faire comprendre que, tout en défendant leurs intérêts et leurs idéaux propres, il faut qu'ils soutiennent le prolétariat d'autres régions et pays dans son assaut contre la société bourgeoise. Il doit profiter de chacune de leurs tentatives d'améliorer leur sort pour leur montrer comment - même quand ils l'auraient amélioré - ils demeurent, selon l'expression d'Engels, des esclaves salariés, des déshérités, des objets de dérision, des ouvriers produisant la richesse pour toutes les autres classes de la société, qui sont et demeurent privilégiées, matériellement, culturellement, politiquement et socialement. Il doit leur montrer comment la société qui les présente maintenant, eux aussi, comme des « privilégiés », réserve à leurs enfants un avenir d'insécurité économique et d'humiliations sociales et politiques. Il doit rappeler que le succès limité des revendications économiques - par exemple, la semaine des quarante heures en 1936 - ne résout pas les problèmes politiques de la société, à savoir la guerre qui détruit non seulement un capital productif gigantesque, mais encore et surtout des travailleurs par millions et paupérise des pays et continents entiers [8].

[16]

En somme, il doit susciter et entretenir, non pas un illusoire sentiment de satisfaction, mais, au contraire, un vif sentiment de révolte qui pousse à la solidarité de tous les exploités et de tous les opprimés et représente le premier ressort de la pensée et de l'action socialistes. Tout cela les réformistes négligent de le faire, non seulement parmi les couches sociales non ouvrières qu'ils prétendent conquérir et qui sont difficiles à convertir au socialisme même s'il s'agit d'intellectuels, mais encore et surtout parmi les ouvriers auxquels ils appliquent les critères de la mesquine quiétude petite-bourgeoise.

Ce n'est pas la méthode marxiste de la lutte de classe qui a fait faillite dans la politique réformiste, c'est cette méthode qui y est déformée. Telle est l'origine du malaise et de la faillite des réformistes de tous les temps.

Pour être révolutionnaire, le parti marxiste n'a pas besoin de tricher avec la réalité. Contrairement à la méthode réformiste, la méthode marxiste nourrit sa propagande et l'action des masses de la réalité des choses, car c'est justement la réalité - les antagonismes de classe existants - qui rend les masses révolutionnaires. Aujourd'hui, l'action directe des larges masses non encore organisées et les innombrables grèves sauvages qui débordent régulièrement et partout les garde-fous des directions syndicales portent témoignage de ce que l'environnement social n'est pas toujours de couleur jaune ou rose.



[1] Cf. Le Capital, 1. 1, Éditions sociales, t. 1, p. 272.

[2] Dans Le Capital, Marx cite le témoignage d'un capitaliste lui-même qui, dès 1836, déclarait : « Comparé à celui d'autrefois, le travail à exécuter dans les fabriques est aujourd'hui considérablement accru, par suite de l'attention et de l'activité supérieures que la vitesse très augmentée des machines exige de l'ouvrier. » (Ed. soc., t. 2, p. 95.)

[3] Cf. Marx, Adresse inaugurale de l'Association Internationale des travailleurs, rédigée en septembre 1864.

[4] « Quant à la législation de fabriques, en tant que première condition pour que la classe ouvrière ait les coudées franches afin de se développer et agir, je demande qu'elle soit faite par l'État, sous la forme de lois coercitives, dirigées non seulement contre les fabricants, mais aussi contre les ouvriers. » Voir Le Capital, livre I [Éditions sociales, Paris 1948, t. 1, p. 225, note 3, où Marx fait allusion à la résistance des tisseuses et dévideuses empressées de faire des heures supplémentaires]. Cf. Marx à Kugelmann, le 17 mars 1868.

Chaque revendication s'inscrit dans un contexte historique et économique bien déterminé. On ne saurait trouver dans cette citation la prémisse de l'intégration des syndicats dans l'État totalitaire du capitalisme développé. En effet, Marx insiste sur le fait que la législation de fabrique est une première condition pour que le prolétariat ait les coudées franches pour agir. Elle ne lie donc pas les mains, comme cela se passe avec les contrats et conventions collectives signées catégorie par catégorie ou par branches d'industrie avec le patronat.

Historiquement, la législation de fabrique est une mesure de la bourgeoisie qui unifie objectivement le prolétariat. Elle appartient « à ce stade où les ouvriers forment une masse disséminée à travers le pays et divisée par la concurrence. Parfois, ils se rapprochent pour former un seul bloc. Cette action n'est cependant pas encore le résultat de leur propre union, mais de l'union de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et est encore capable de le faire. A ce stade, les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais, tout au contraire, les ennemis de leurs ennemis, les résidus de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non industriels, les petits bourgeois. Tout le mouvement est ainsi concentré entre les mains de la bourgeoisie  toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie  ». (Manifeste de 1848, chap. 1, « Bourgeois et prolétaires »: nous n'avons pas voulu reprendre tout ce passage dans notre recueil, étant donné qu'il est bien connu et facilement accessible. Sa place serait parmi les textes qui font la transition, dans notre première partie, entre l'histoire et la théorie du syndicalisme.)

La question de l'intégration des syndicats dans l'État est traitée dans la dernière notice du second volume dans le contexte du capitalisme développé qui hypertrophie les fonctions de la machine d'État.

[5] Ce n'est que pour des raisons d'édition et d'ordre de présentation que nous publions les textes que nous avons recueillis - il en existe bien d'autres - en deux volumes séparés. Le premier traite de la théorie et de l'organisation des syndicats en liaison avec l'activité syndicale de Marx-Engels, notamment au sein de la 1e Internationale. Le second volume porte plus spécialement sur le contenu et la portée des revendications syndicales.

Nous avons été obligé de multiplier les notes et les introductions afin de tenir compte des nombreux textes, déjà publiés ou non, que nous n'avons pu reprendre. Nous renvoyons autant que possible aux textes que nous avons écartés, même parfois si la traduction française n'en existe pas encore.

Nous avons multiplié les références aux situations actuelles, parce que nos préoccupations actuelles sont toujours plus ou moins influencées par le marxisme, ce « guide de l'action prolétarienne ».

Dans l'introduction du second volume, au chapitre « Actualité des textes de Marx-Engels », nous avons exposé plus longuement la liaison objective entre les écrits de Marx-Engels d'il y a un siècle et les revendications d'aujourd'hui.

[6] « Sans revendications économiques, sans amélioration directe et immédiate de sa situation, la masse des travailleurs ne consentira jamais à se représenter un « progrès » général du pays. La masse participe de plus en plus au mouvement, y prend énergiquement part, l'apprécie hautement et développe des qualités d'héroïsme, d'abnégation, d'endurance et de fidélité à une grande cause dans le seul cas où la situation économique du travailleur s'améliore. » Cf. LÉNINE, Grève économique et grève politique, Œuvres, t. 18, p. 82.

[7] Dès 1847, Marx affirmait : « Plus que de son pain, le prolétariat a besoin de son courage, de sa confiance en soi, de sa fierté et de son esprit d'indépendance. » Cette formule rend compte de la situation historique en général de la « classe la plus nombreuse et la plus déshéritée de la société », mais ne néglige pas - au contraire - les revendications économiques pour des conditions de vie meilleures. En effet, pour obtenir de « hauts » salaires comme pour défendre le minimum vital, les ouvriers doivent mener une lutte acharnée, autrement dit, mettre le courage et les sacrifices au service de la conquête du pain.

Ce n'est pas le résultat immédiat, même s'il est positif, des luttes revendicatives qui est le plus sûr gage d'un avenir meilleur, mais la capacité de faire prévaloir ses intérêts, c'est-à-dire la plus grande organisation possible des ouvriers, la force unie du grand nombre.

[8] « L'apolitisme des « syndicalistes-révolutionnaires » ne veut considérer les ouvriers que comme producteurs et comme syndiqués. Si cela signifiait seulement que, comme électeurs, ils ne peuvent que se faire rouler par la bourgeoisie, ce serait fort bien. Mais c'est oublier que les manifestations politiques suprêmes ne sont nullement [...] les élections (comme le proclament les réformistes), mais les guerres et les révolutions. Le plus bel « apolitisme » du monde s'écroule devant ce simple fait que ce sont principalement les ouvriers qui fournissent les effectifs des armées impérialistes et que ce sont eux qui font les révolutions. Les cinquante dernières années se résument vite : une guerre impérialiste mondiale  une révolution ouvrière dans le pays le plus arriéré d'Europe  une tentative des ouvriers des autres pays d'étendre cette révolution, qui s'exprime dans la constitution de la IIIe Internationale  l'échec de cette tentative  une seconde guerre impérialiste mondiale.

« Qu'est-ce que ces événements formidables pouvaient bien laisser debout du tranquille schéma sorélien du XIXe siècle : renforcement croissant de la puissance ouvrière par et dans le syndicat, et affaiblissement croissant de la puissance économique et politique de la bourgeoisie sous la pression de l'activité syndicale ? »

(Cf. Critique du syndicalisme révolutionnaire, Programme communiste, oct.-déc. 1960, N°13, p.54).


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 4 avril 2018 19:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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