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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Parti de classe (1871), Tome 3: Questions d'organisation
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Friedrich Engels et de Karl Marx (1871), Le parti de classe. Tome 3: Questions d'organisation. Paris: François Maspero Éditeur, 1973, 180 pages. Collection: Petite collection Maspero, no 122. Introduction et notes de Roger Dangeville. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi.

Introduction

Organisation, action et principes 

Dans ce troisième volume, nous voyons Marx et Engels conduits par le développement des choses à affronter plus directement le problème de l'organisation, avec les conflits d'interprétation des statuts et règlements, l'admissibilité des intellectuels, la centralisation, la discipline, la hiérarchie, la lutte de tendances, les suspensions, les scissions, etc. À première vue, il peut sembler que c'est alors qu'ils sont au cœur du problème, mais c'est oublier que les ques­tions d'organisation ne sont que l'autre face du système des principes, ou mieux : leur prolongement, leur point de jonction avec l'activité pratique du parti. Aux yeux de Marx-Engels, elles ne sont donc jamais neutres, ni techniques. 

Le mode d'organisation doit rendre le parti capable de remplir son rôle : s'élever au-dessus des catégories particulières, rassembler les éléments qui proviennent des diverses couches prolétariennes et de la paysannerie, ou qui désertent la classe bourgeoise, etc., unifier toutes les poussées individuelles et collectives, suscitées par la base économique, et les encadrer en vue d'atteindre les objectifs qui, pour être communs à toute la classe ouvrière et situés au terme de toutes les luttes successives, dépassent, en les intégrant, les revendications immédiates et les intérêts des groupes particuliers. 

L'une des caractéristiques premières du parti est donc la centralisation. Son type d'organisation doit lui permettre de dépasser les catégories particulières et d'organiser, en une synthèse féconde, les éléments qui proviennent des diverses catégories de prolétaires. Ce qui caractérise, en revanche, les organisations opportunistes ou contre-révolu­tionnaires, c'est qu'elles entretiennent le fractionnement de la classe ouvrière en groupes professionnels distincts, et embrouillent ainsi la vision du but et des intérêts communs de la classe. Ce fractionnement subsiste à plein dans les organisations de type fédéraliste, dans lesquelles l'adhérent singulier n'est pas directement relié au « centre » ou l'est d'une manière différente des autres adhérents, puisqu'il dépend en premier d'un organisme ayant sa nature et son unité particulières. L'appartenance à tel organisme particulier classifie et distingue les adhérents de l'organisme général. Les syndicats qui regroupent les différents corps de métiers sont fédéralistes, parce qu'ils sont une association d'associations dont chacune a son caractère distinct : la profession des associés ou autre chose dans certains cas. Le Parti travailliste anglais est une organisation de type fédéraliste. Ce réseau apparemment lâche de libres organismes fédérés, dont chacun est autonome et isolé, se révèle dans la pratique comme une pépinière de bureaucrates irresponsables. C'est une serre chaude pour la dictature des bureaucrates, le centre ne faisant jamais face directement à la base. 

Un autre type de fédéralisme est celui des Jurassiens de la Ire Internationale ou encore de Gramsci, avec son système de conseils d'usine, dont le seul nom Ordino Nuovo (ordre nouveau) montre le caractère formel, quasi juridique et en tout cas artificiel. Celui-ci, à l'instar des utopistes, avait cru trouver une formule pratique et efficace d'organisation : les travailleurs dans leur ensemble s'organisant sans peine en conseils d'usine qui devenaient la panacée englobant à la fois le parti prolétarien et l'État ouvrier, l'action politique et la révolution économique. Tout était dans une seule forme. Cependant, tous ces éléments ou moments nécessaires de la révolution socialiste ne peuvent être dissociés et surmontés par un moyen artificiel : l'action économique ne peut être confondue avec l'action politique, celle-ci ne peut se substituer à celle-là. Mais il y a plus grave : le parti de classe n'est pas identifiable ou réductible à l'État de la dictature du prolétariat. Dans toutes les élucubrations de Gramsci, on retrouve l'utopisme antimarxiste qui consiste à affronter les problèmes en établissant une splendide constitution ou un plan d'organisation et de régulation. La réalité n'a que faire des projets codifiés sur papier. 

C'est d'abord dans la perspective de tout le mouvement historique, donc du programme et du but suprême, que Marx-Engels ont toujours inséré chacune des règles d'organisation, et tout parti de classe doit faire de même. La fameuse formule de Marx selon laquelle « la révolution (ou le parti) n'est pas une question d'organisation » signifie qu'il n'existe aucun « principe » ou règle préjudicielle, dont il faudrait partir obligatoirement pour résoudre le problème. Une telle vision serait métaphysique, car elle utilise des idées a priori, sortes de moules sur lesquels se modèlerait la dynamique réelle. 

Dans la pratique, l'organisation fait charnière entre l'action et le but historique de la classe entière, celle-ci n'étant pas entendue comme la somme des volontés, intérêts ou besoins immédiats des individus qui la composent, mais comme une collectivité agissante, ayant une spécificité propre, des moyens d'action collectifs et un but historique déterminé par tout le cours de l'économie et de la société. Cette collectivité ou classe se définit le mieux comme un seul et même corps aux membres différenciés. L'organe indispensable de la classe révolutionnaire en est le parti politique, qui regroupe dans son sein la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, unifie les efforts des masses travailleuses qu'il amène de la lutte pour les intérêts de groupes ou les résultats partiels à la lutte pour l'émancipation complète du prolétariat, et du même coup de l'humanité. 

Le fait que le parti soit l'organe de conscience par excellence du prolétariat, et même qu'il en soit le centre de coordination et de direction, ne permet pas de l'assimiler au seul cerveau de la classe. Ce serait, en effet, limiter ses fonctions et son rôle à un plan trop théorique et subjectif, et oublier son action concrète, physique, par exemple dans l'insurrection et la lutte révolutionnaire. 

C'est seulement en pure logique abstraite qu'il y a opposition entre le fait que le parti ne soit qu'une mince fraction de la classe, une petite avant-garde, et qu'il assure l'unité, la conscience et l'action collective des masses innombrables qui forment cette classe. Dans la nature, de tels organes intégrateurs et moteurs sont légion. 

 

Règles d'organisation et synthèse des principes

 

Une organisation de parti solide et centralisée, ainsi que Marx-Engels la définissent, ne se réalise pas par des procédés artificiels, mais par la meilleure coïncidence entre principes et action, et par une politique originale de classe. Les organismes prolétariens agissent révolutionnairement sur les situations par des voies et des moyens que l'on ne peut assimiler à des règles d'encadrement organisatif, des recettes : syndicats, coopératives, conseils d'usine, cellules, comités d'ouvriers et de paysans, etc. Ce ne sont là que des formes. Or, ce qui importe, c'est le contenu des intérêts sociaux en jeu, les forces en lutte, la direction prise par le mouvement. Le parti prolétarien se distingue de tout autre parti par la classe dont il résulte, donc par le programme de sa lutte et par les méthodes de son action. Le caractère révolutionnaire du parti est déterminé par les rapports de forces sociales et par les processus politiques qui en découlent. 

Cette conception permet de comprendre la position pratique de Marx-Engels vis-à-vis du parti de classe à travers tout son devenir, et même dans les périodes où ils ont purement et simplement dissous l'organisation formelle du parti. 

Le parti doit établir ses règles d'organisation en sorte qu'elles permettent une liaison continue et efficace entre l'action au sein de la classe ou de la société en général, et la conception théorique ou communisme du prolétariat. La condition première est donc que toutes les règles organisationnelles expriment actuellement le but du mouvement tout entier, en vue d'assurer - selon l'expression du Manifeste - « le véritable résultat de la lutte, qui n'est pas le succès immédiat, mais l'union grandissante des ouvriers », gage de succès plus grands et décisifs. 

En conséquence, toute la conception de l'histoire et de l'économie, avec leurs phases d'avance et de recul, leurs hauts et leurs bas, nie, par exemple, l'idée qu'il faudrait organiser le parti, en sorte que, dans n'importe quelle situation, il doive être une organisation de masse, c'est-à-dire posséder toujours des effectifs très nombreux et une très large influence sur le prolétariat - au moins égale, sinon supérieure, à celle des autres partis soi-disant ouvriers. Ce qui ne contredit en rien le fait nécessaire que, pour conquérir effectivement le pouvoir, il ne suffit pas d'avoir un véritable parti de classe ; il faut encore qu'il soit numériquement puissant et ait acquis une influence prédominante sur le prolétariat. Il est des situations objectivement défavorables à la révolution, où le rapport des forces est loin de lui être propice (bien qu'elles ne soient pas forcément éloignées de situations favorables, puisque l'histoire évolue à des vitesses très différentes, comme l'enseigne le marxisme). Vouloir alors à tout prix un parti de masse, un parti majoritaire, vouloir exercer une influence politique prédominante, ce serait, comme Marx-Engels l'ont répété cent fois, notamment aux dirigeants de la social-démocratie, renoncer aux principes et aux buts du mouvement au profit d'une politique petite-bourgeoise. Il faut dire hautement que, dans certaines situations du passé, du présent et sans doute de l'avenir, le prolétariat ou une fraction de celui-ci a été, est et sera sur une position non révolutionnaire, d'inaction ou de collaboration avec l'ennemi, selon les cas, et qu'il n'en reste pas moins, partout et toujours, la classe potentiellement révolutionnaire, dans la mesure où, dans son sein, le parti - sans jamais renoncer à la moindre possibilité de se manifester et de s'affirmer avec cohérence - sait ne pas s'engager dans la voie apparemment facile de la popularité immédiate qui le détournerait de sa tâche et priverait le prolétariat d'un point d'appui indispensable, non seulement à son action, mais encore à son existence comme classe autonome. Certes, on a dit que précisément quand le parti est solide sur les principes et possède une organisation saine, il peut se permettre toutes les acrobaties dans les manœuvres politiques. Mais c'est oublier, d'une part, que le parti est à la fois un facteur et un produit du développement historique et, d'autre part, que le prolétariat est encore plus étroitement modelé par l'histoire. 

L'expérience historique a montré qu'il ne suffit pas au parti de revendiquer les buts finaux du communisme, il faut encore qu'il applique une politique concrète qui soit en cohérence avec eux, voire les prépare. C'est une condition de son existence : même si la majorité du prolétariat - et, comme nous l'avons vu, Marx dit même tout le prolétariat - refuse de le suivre, il ne saurait y renoncer sans dégénérer, se dissoudre et trahir ce qu'il doit être. Le parti ne s'identifie donc, en gros ou en moyenne, que sur le terrain révolutionnaire à ce que fait ou pense le prolétariat. 

Du point de vue organisateur, ce n'est pas au sens immédiat le parti des seuls salariés, des seuls producteurs ou des seuls ouvriers. Ce n'est pas un parti labouriste. Le critère de recrutement n'est pas économique, mais politique, contrairement à ce qui se passe pour les syndicats auxquels on n'adhère que si l'on est salarié dans telle branche et qui n'exigent pas de doctrine politique (religieuse ou philosophique) particulière. La liaison entre syndicat ouvrier et parti révolutionnaire assure à ce dernier la base prolétarienne immédiate, au sens économique. D'où la nécessité du travail des militants politiques dans les syndicats, et l'importance des revendications immédiates des masses ouvrières. Pour préserver cette base de classe, le parti du prolétariat peut et doit refuser de se lier à certains syndicats qui, d'une part, sont ceux de classes différentes, d'autre part, défendent ouvertement des intérêts économiques et politiques diamétralement opposés et, il faut bien l'admettre, inconciliables avec ceux du prolétariat dans son ensemble. 

Tout le sens de la polémique de Lénine contre les partis ouvriers communistes ou contre ceux qui prétendaient substituer l'économie à la politique est inscrit dans la lutte contre les proudhoniens français et les social-démocrates allemands. Marx-Engels ont démontré que la dictature des chefs petits-bourgeois sur les masses se fonde aussi bien sur l'ouvriérisme et la bureaucratie syndicale qui encadre les ouvriers que sur le mécanisme démocratique, l'appareil élu, qui prétend dicter ses idées et ses intérêts, au mépris des conceptions générales et historiques du prolétariat. Dans le premier cas, l'erreur - typique en France -c'est de créer, en réaction aux syndicats dominés par les jaunes, des syndicats purs, sortes de partis auxquels adhèrent les seuls ouvriers révolutionnaires. Cet expédient est également faux du point de vue théorique. C'est confondre parti et syndicat, et sacrifier l'un et l'autre, que d'accueillir ceux qui réunissent certaines conditions économiques, de par leur participation à la production, sans exiger d'eux des convictions politiques et parfois des obligations d'activité qui ne peuvent être que celles d'un parti politique. En s'attachant au « producteur », on ne réussit pas à dépasser les limites du corps de métier et les intérêts matériels (ou on les gâche en les confondant de manière immédiate avec les tâches politiques). 

La même erreur se retrouve chez certains courants trotskystes de nos jours, à savoir l'illusion de trouver la masse ou les ouvriers directement prêts à la révolution. Il suffirait alors de lier la satisfaction immédiate des poussées économiques avec le résultat final du renversement du système capitaliste, comme si la voie révolutionnaire était rectiligne, et il n'y avait pas de saut qualitatif en passant de l'économique au politique, du syndicat au parti, des revendications économiques immédiates à celles de la révolution et du socialisme. Il suffirait de trouver une formule de propagande ou d'agitation, voire d'organisation, qui relie directement les conquêtes limitées et partielles à la réalisation maximum du programme révolutionnaire. 

En fait, le parti du prolétariat est politique et communiste, et les intérêts immédiats, s'ils sont directs, tendent à se réaliser dans l'économie et la société capitalistes. Le renversement des intérêts immédiats en intérêts plus lointains, socialistes, tend à se réaliser au sein des masses lorsque la société capitaliste ne peut manifestement pas satisfaire les besoins élémentaires des masses, à savoir dans les couches surexploitées ou sacrifiées et dans les périodes de crise et de guerre. Il est vain de chercher une recette organisatrice permettant de lier l'inconciliable : il faut bien plutôt relier au socialisme les poussées qui s'opposent au capitalisme et tendent au-delà de l'actuelle forme de production et de société. Au reste, la propagande révolutionnaire, voire anticapitaliste, échoue partout ailleurs, sinon le jour même, du moins dans ses résultats du lendemain. 

Les règles d'adhésion au parti de classe ne sont pas économiques, mais au contraire spécifiquement politiques, parce que les critères politiques définissent actuellement l'appartenance à la classe. Dans les conditions économiques du capital et du salariat, seul le mode politique peut affirmer la réalité sociale, anticapitaliste, du prolétariat, ainsi que son action et son but historiques, autrement dit ses intérêts généraux et collectifs. 

 

Transfuges d'autres classes et intégration

 

Toute règle d'organisation est une synthèse de toute la théorie du mouvement. Les conditions d'adhésion au parti de classe ne peuvent donc être que politiques. Marx-Engels considèrent que tout individu, de quelque classe qu'il provienne, peut adhérer au communisme, et ce non seulement au début du capitalisme, lorsque le prolétariat tire ses « éléments de culture » de l'apport d'autres classes, mais encore « au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, où le procès de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, qui porte en elle l'avenir. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et notamment cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés à l'intelligence du mouvement général de l'histoire [1]. En soi, la question des intellectuels et du rôle qu'ils peuvent jouer est secondaire, comme l'est, au niveau politique, la question de la provenance économique des individus. L'essentiel, c'est l'adhésion ferme au programme politique et social du prolétariat, ainsi que l'établissement des conditions du rapprochement et de la fusion complète entre les éléments « ouvriers » des divers métiers et catégories [2]. C’est une toute petite minorité d'intellectuels qui participe à cette association pour des raisons exceptionnelles, et le prolétariat l'utilise dans le sens indiqué par Marx. Toute l'expérience est là pour avertir que le prolétariat doit se méfier, par des garanties organisationnelles d'ordre tactique, du danger toujours présent que ces éléments intellectuels, et avec eux d'ailleurs les ouvriers élevés au rang de chefs du mouvement, se transforment en agents de la bourgeoisie dans les rangs ouvriers. 

La règle de l'adhésion individuelle au parti, chaque individu acceptant le programme politique sur la base de ses opinions, présente, entre autres avantages, celui de favoriser la lutte contre l'esprit particulariste, qui est le plus vivace et le plus dangereux chez les groupes et catégories, et est suscité par les conditions économiques du capitalisme et « la concurrence qui renaît sans cesse entre les travailleurs » (Manifeste). Elle place les individus isolés en face du parti et de son programme, et les met tous sur un même pied, sans distinction ni particularité. En outre, cette règle fait ressortir clairement que chaque ouvrier est communiste, parce qu'il lutte pour le résultat final, la victoire de sa classe et la fondation d'une société sans classe, et non simplement pour l'amélioration de sa propre condition ou celle de sa catégorie, voire celle du prolétariat, dans le cadre de la présente société. Par ailleurs, l'utilité d'intellectuels se manifeste dans le simple fait qu'il est impossible de se passer de l'aide de théoriciens, d'écrivains et de propagandistes, étant donné les conditions actuelles qui donnent à la classe bourgeoise le monopole de la culture. 

L'expérience a montré que les chefs d'origine ouvrière se sont révélés au moins aussi capables que les intellectuels d'opportunisme et de trahison, et en général plus susceptibles d'être absorbés par les influences bourgeoises. 

Nous en venons ainsi au problème des « chefs », dont le point le plus délicat ne réside pas tant dans leur origine, prolétarienne ou non, mais dans leur rôle dans l'organisation, par exemple leur qualité de fonctionnaire du parti. C'est cette dernière qui les prédispose d'abord à s'endormir dans la « routine » bureaucratique, puis à se désolidariser progressivement des intérêts révolutionnaires des ouvriers, dont la vie est autrement précaire et menacée. Ce qui favorise au maximum le développement néfaste de la bureaucratie de parti et de syndicat, c'est l'ambiance pacifique et démocratique, qui multiplie et encourage les contacts et les compromis avec l'État existant. En Russie, sous le tsarisme, par exemple, les « révolutionnaires professionnels » étaient pourchassés par le régime et sa police. Le problème se posait autrement que dans les pays bourgeois développés et dans la social-démocratie allemande de la dernière période de la vie de Marx-Engels par exemple. L'erreur fatale dans ce domaine, c'est de donner un statut particulier, voire une autonomie, formelle ou réelle, à un corps de fonctionnaires ou au cercle des parlementaires dans ce qu'il faut alors appeler l'appareil du parti. 

Nous arrivons ainsi à la question de l'autorité et de la discipline dans le parti, donc aussi des fractions et des scissions. 

 

Moyens de surmonter les crises internes

 

Au départ, il faut encore rappeler que le parti est une organisation à adhésion volontaire. C'est un fait inhérent à la nature historique des partis, et nullement la reconnaissance d'un quelconque « principe » ou « modèle », comme le montre d'ailleurs l'exemple de la 1re Internationale qui admettait des sociétés ouvrières, à ses débuts notamment. De fait, on ne peut obliger personne à prendre la carte du parti, pas plus qu'on ne peut instaurer un système de conscription pour une, levée de communistes, ni même exercer une sanction contre celui qui ne se conforme pas à la discipline interne. 

Il n'est pas question de dire par là qu'il est désirable ou non qu'il en soit ainsi : c'est un fait, et il n'y a pas de moyens susceptibles de le changer. En conséquence, il n'est pas possible d'adopter la formule, certes riche en avantages, de l'obéissance absolue dans l'exécution des ordres venus d'en haut. 

Le stalinisme, hybride de parti et d'État - ce qui explique ces phénomènes -, a tenté d'introduire une discipline mécanique, et a faussé dans l'actuelle génération l'idée de discipline et même de parti en introduisant dans son sein des mécanismes terroristes. Marx-Engels, quoique partisans de la discipline, de l'autorité et de la hiérarchie (pour des raisons de centralisation de l'action et de la doctrine de la collectivité du parti), sont étrangers à l'idée d'utiliser des méthodes de terreur idéologique ou physique dans le parti. Engels, par exemple, trouve la chose absurde : « Une dictature présuppose toujours que le dictateur ait entre ses mains une puissance matérielle pour faire exécuter ses ordres dictatoriaux. Maintenant, tous ces journalistes nous obligeraient s'ils voulaient bien nous dire où le Conseil général a son arsenal de baïonnettes et de mitrailleuses [3]. » Marx-Engels ont établi la règle selon laquelle l'Internationale représente les intérêts généraux et historiques du prolétariat de tous les pays et, de ce fait, commande à l'État de la dictature du prolétariat de tel ou tel pays. L'inverse est une perversion de la nature, du rôle et des tâches du parti de classe. 

L'inscription au parti étant volontaire, même après la prise du pouvoir, on ne peut considérer comme une juste application du centralisme organique le maintien de la discipline à l'aide de mesures violentes. Celles-ci ne peuvent qu'être copiées, jusque dans le langage, sur des pratiques constitutionnelles bourgeoises, comme par exemple la démocratie (dictature de la majorité) ou le droit du pouvoir exécutif de dissoudre et de reconstituer les assemblées élues. Il en va de même de l’odieuse autocritique ; non seulement elle est humiliante et dégradante pour les militants et l’honneur du parti, mais encore elle est inefficace : le fait de se repentir et d'avouer ses péchés n’a jamais eu pour effet ou but, même dans les religions, d'empêcher la répétition des errements du pécheur. Apprendre de ses erreurs, comme l'enseignaient Luxemburg et Lénine, après Marx-Engels, n’a rien de commun avec l'autocritique. 

Il faut le dire et le répéter - d'autant que le marxisme est profondément étranger aux fétiches de la liberté et du libre arbitre, issus historiquement de la révolution bourgeoise -, le parti n’est pas une armée, pas plus qu’un mécanisme d’État, car dans ces organismes la part d'autorité dérivant de la structure hiérarchique est tout, celle qui provient de l'adhésion volontaire n'est rien. Cela étant, il reste toujours au militant un moyen de ne pas exécuter les ordres, un moyen auquel on ne peut opposer aucune sanction matérielle : il lui suffit d'abandonner le parti. 

Cela nous amène au règlement des conflits surgis dans le parti. Il n’est pas de discipline mécanique, susceptible d’appliquer n'importe quel ordre ou directive. C’est un ensemble cohérent d'ordres et de directives, répondant au but réel du mouvement, qui est susceptible de garantir le maximum de discipline, c'est-à-dire une action unitaire de tout l'organisme. En fait, certaines directives émanant du centre peuvent compromettre la discipline et la solidité organisationnelle : pour cela, il suffit quelles ne soient pas cohérentes. L’expérience montre que les conflits surgissent essentiellement aux « tournants » que prend le parti. 

L’expérience montre que le critère de la discipline pour la discipline est adopté, dans des situations données, par les contre-révolutionnaires et sert d'obstacle à la formation d'un véritable parti révolutionnaire de classe, comme Marx-Engels n’ont cessé de le répéter, notamment aux dirigeants social-démocrates. Il n’ont cessé de leur donner des leçons sur la façon dont ils méprisaient toutes les mesures formelles de contrainte dictées par l’appareil du parti qui, au reste, violait à chaque fois un principe. Lénine a été cent fois attaqué comme désagrégateur, violateur des devoirs envers le parti, mais n’en poursuivit pas moins sa route imperturbablement. À l'inverse, l'exemple le plus malheureux de l'application formaliste et bureaucratique de la discipline est celui de Karl Liebknecht qui s’estima contraint, le 14 août 1914, de voter en faveur des crédits de guerre pour obéir à la fraction parlementaire. 

Il ne fait pas de doute qu’à certains moments et dans certaines situations, dont il faut examiner au mieux la possibilité de se reproduire à l'avenir, l'orientation révolutionnaire s'affirme en rompant la discipline et le centralisme hiérarchique de l'organisation antérieure. Le fil conducteur qui relie au but révolutionnaire ne peut donc jamais être trouvé - sur ce point comme sur les autres -dans le respect formel et constant des chefs officiellement investis. Ici comme ailleurs, le seul critère c'est la cohérence avec le programme d'ensemble. 

L'action et la tâche des organes dirigeants doivent donc être bien délimitées. Ici encore, ce n'est que toute l'organisation et le programme qui doivent le faire, non dans le sens banal et parlementaire d'un droit de consultation sur le « mandat » à conférer aux chefs élus dans les limites de celui-ci, mais au sens dialectique qui considère la tradition, la préparation, la continuité réelle de pensée et d'action du mouvement. Les ordres que donnent les hiérarchies centrales ne sont pas le point de départ, mais le résultat du programme et du mouvement tout entier fonctionnant comme une collectivité. Cela n'est pas dit dans le sens platement juridique ou démocratique, mais dans le sens réel et historique. C'est en sachant agir dans le domaine tactique, sur l'extérieur, et en s'interdisant, au moyen de normes d'action précises et respectées, d'emprunter des voies de traverse, et jamais par de simples credo théoriques ou des sanctions disciplinaires, que l'on assure le maximum de discipline et d'efficacité. 

L'étude et la compréhension des situations doivent donc être les éléments nécessaires des décisions tactiques, non pour donner lieu, selon le caprice des chefs, à de surprenantes « improvisations », mais pour que le mouvement sache que l'heure est venue de passer à telle action prévue. Nier la possibilité et la nécessité de prévoir les grandes lignes de la tactique, c'est-à-dire nier que l'on puisse prévoir l'action à exercer dans les différentes hypothèses possibles sur le développement des situations objectives, c'est renoncer aux tâches du parti, c'est éliminer la seule garantie que l'on puisse donner d'une exécution des ordres du centre dirigeant par les militants du parti et les masses. 

La tactique juste est donc celle dont l'application - au tournant des situations, lorsque le centre dirigeant n'a pas le temps de consulter le parti et moins encore les masses -n'entraîne ni dans celles-ci ni dans celui-là de répercussions inattendues pouvant entraver la stratégie révolutionnaire. L'art de prévoir comment le parti réagira aux ordres qu'il reçoit et quels ordres entraîneront une juste réaction, voilà l'art de la tactique révolutionnaire. Elle ne peut se former que par l'utilisation collective des expériences de l'action passée, condensées en règles d'action claires. En s'en remettant aux dirigeants pour les exécuter, les militants s'assurent que ceux-ci ne trahiront pas leur charge, tout en s'engageant eux-mêmes à exécuter totalement, d'une manière féconde et décidée, les ordres qu'ils recevront du mouvement. Le parti étant perfectible et non parfait, il faut sacrifier beaucoup à la clarté, au pouvoir de persuasion des règles tactiques, même si cela entraîne une certaine schématisation. L'expérience a montré que si le mouvement subit un échec dans l'affrontement, l'éclectisme, l'improvisation et l'opportunisme ne sont pas capables, au contraire, de le faire sortir de ce mauvais pas. Seul le peut un nouvel effort d'adaptation tactique - plus rigoureux - aux tâches du parti. 

Un bon parti ne suffit pas à produire une bonne tactique, c'est au contraire la bonne tactique qui engendre le bon parti, et la bonne tactique est celle que tous ont comprise et choisie à partir des lignes fondamentales du programme. 

Au lieu de s'en prendre aux hommes ou aux règles formelles, lorsque les choses ne vont pas, la dialectique marxiste montre que si les crises disciplinaires se multiplient au point de devenir la règle, c'est que quelque chose ne va pas dans le fonctionnement réel du parti, et très certainement dans l'application de son programme de principes. 

Comme nous l'avons vu, les causes de conflit étaient inscrites dans l'organisation même de la Ire Internationale et avaient alors leur justification historique. Marx lui-même avait admis les sociétés ouvrières les plus diverses et donc reconnu la formation de tendances et de fractions qui étaient des partis dans le parti, et ce pour mieux les dissoudre. La discipline et les scissions, avec les méthodes de consultation démocratique pour se compter, étaient tout normalement la conséquence de cette situation. Avec le renforcement même de l'Internationale, du point de vue théorique aussi bien que pratique, la lutte devait donc s'accroître en son sein, et c'est ce qui arriva avec la, lutte contre l'anarchisme et l'exclusion de cette tendance. 

Mais la constitution de fractions ne saurait être une recette, négative ou positive, à l'évolution du parti. Dans ce point d'organisation, comme dans tous les autres, on ne peut juger qu'en fonction de la synthèse, du programme général. Si la fraction est un moyen effectif de sauvegarder l'intégrité de tout le programme, c'est un moyen devant lequel il ne faut pas reculer, et de fait elle conduit à la constitution du parti de classe seul et unique. Ce cas s'est présenté aux « gauches » de la IIe Internationale, qui se sont groupées ensuite pour former la IIIe Internationale. Lors de la dégénérescence, le même problème s'est posé de, nouveau [4]. 

Lorsque, plus tard, le parti se forme au départ sur les positions du communisme marxiste, l'apparition et le développement de fractions ne peut plus être que l'indice d'une aberrante maladie générale du parti, et le symptôme d'un manque de liaison et d'accord des fonctions vitales du parti avec ses buts finaux. On combat le mieux cette situation en s'efforçant de déterminer la cause de la maladie afin de pouvoir l'éliminer. Autrement dit, il faut éviter l'abus des mesures disciplinaires qui ne peuvent résoudre la situation que d'une manière formelle et provisoire. L'unique moyen pour éliminer les conditions qui donnent vie aux fractions et pour garantir une discipline ferme mais consciente, c'est d'adopter un maximum de clarté et de franchise dans le programme et les conditions d'adhésion au mouvement. Il faut donc éviter les manœuvres organisationnelles qui ont trait aux doubles appartenances de parti, fusions, constitution de fractions au sein d'autres partis, etc. Qu'on le veuille ou non, elles brisent la continuité rationnelle de développement du parti et minent les règles mêmes de sa vie et de son fonctionnement, autrement dit, ce à quoi se relie pour l'essentiel la discipline. 

Certes, Marx-Engels ont donné leur bénédiction à la fusion de leurs partisans d'Eisenach avec les éléments lassalléens. Mais la question n'en reste pas moins : était-ce parce que cela correspondait à leurs principes et volontés propres, ou parce qu'ils ratifiaient simplement le fait accompli ? En tout cas, avant l'opération, Engels écrivait à Bebel : « D'après notre conception confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques-uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti. » Et de conclure : « Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups. » (Engels à Bebel, 20 juin 1873). 

L'une des conclusions, non formellement écrite par Marx et Engels, mais qui ressort de toute leur façon d'agir profonde et s'applique pour l'organisation de parti moderne, fondée sur des principes pleinement communistes, c'est que l'absence d'élections ou de vote de thèses nouvelles qui bouleversent ou changent les thèses primitives et fondamentales doit conduire tout naturellement à la suppression des radiations, des expulsions ou des dissolutions de groupes locaux, et donc de tout l'arsenal du démocratisme. Si l'évolution du parti est bonne, ces procédés doivent devenir toujours plus rares au sein du parti pour finalement disparaître. Si c'est le contraire qui se produit, cela signifie que le centre n'a pas correctement rempli ses fonctions, qu'il a perdu toute influence réelle et qu'il peut d'autant moins obtenir la discipline de la base qu'il l'exige plus sévèrement. À plus forte raison est-ce le cas quand, au lieu de servir à sauver les principes sains et révolutionnaires, ces questions disciplinaires servent à imposer les positions conscientes ou inconscientes de l'opportunisme. 

Une dernière remarque : tous les textes suivants décrivent l'activité de parti à l'époque où la bourgeoisie - en Europe occidentale du moins - est parvenue au pouvoir. Dès lors, le prolétariat se multiplie dans la production et devient la classe la plus nombreuse et décisive de la société. La lutte du parti se déplace alors : comme l'ont fait d'abord Marx-Engels, puis Lénine, il faut alors lutter d'abord au sein de la classe ouvrière contre les déviations, l'opportunisme et les influences bourgeois, avant de pouvoir passer à l'assaut du pouvoir bourgeois.


[1] Manifeste du parti communiste, chap. « Bourgeois et prolétaires ».

[2] Il est possible, par exemple, d'adopter la règle recommandée par le Conseil général pour la composition des sections américaines en 1872, à savoir qu'elles comprennent deux tiers d'ouvriers salariés.

[3] Engels à Lafargue, 19 janvier 1872.

[4] La gauche communiste italienne a posé le problème des fractions exactement en ces termes dans la IIIe Internationale elle-même. Cf. Fil du temps, no 8, octobre 1971, « Sur le parti communiste. Thèses, discours et résolutions de la gauche communiste d'Italie. 1re partie (1917-1925) », par exemple dans l'article sur « Le Péril opportuniste de l'Internationale » de 1927, pp. 170-181.


Retour au texte de Marx et Engels Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 mai 2007 9:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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