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Collection « Les auteur(e)s classiques »
LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT.
Une anthologie de Marx-Engels sur La dictature du prolétariat.
Présentation

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Karl MARX et Friedrich ENGELS, LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT. Une anthologie de Marx-Engels sur : La dictature du prolétariat. Introduction, traduction et notes de Roger DANGEVILLE. (1979) Traduction inédite réalisée par Roger Dangeville, jamais publiée. Une publication originale des Classiques des sciences sociales avec l’autorisation des ayant-droits accordée le 1er septembre 2010.

PRÉSENTATION [1]

_______

par Roger DANGEVILLE, 1979.


« Pourquoi combattrions-nous pour la dictature du prolétariat, si le pouvoir politique était impuissant à intervenir dans l'économie ? La violence, c'est-à-dire la puissance de l'État, est aussi une force économique. »

Engels à Conrad Schmidt, 27-10-1890.


Double solution aux mêmes conditions historiques
Rôle spécifique de l'État prolétarien
Liaison entre pays arriérés et métropoles avancées
Défaillance bourgeoise dans les pays arriérés
Réformes bourgeoises et interventions despotiques du prolétariat
Praxis et théorisation des mesures de transition au communisme
Expérience d'hier, armes pour demain
Programme en vue de la conquête du pouvoir dans un pays arriéré
Dictature égale contrôle
Stades du socialisme et communisme de guerre


Double solution aux mêmes conditions historiques

Les superstructures, parce qu'elles représentent une domination de classe, divergent plus ou moins de la base économique : cette distorsion est faible aux périodes révolutionnaires qui font faire un pas en avant à l'humanité ; elle ne cesse de croître sous le capitalisme et de diminuer toujours davantage dans la phase inférieure du socialisme. Les révolutions successives, avec leurs interventions despotiques et leurs actions de force contre les superstructures surannées qui expriment le maximum d'antagonismes et de conflits de classe, s'avèrent donc nécessaires et inévitables.

L'action politique trouve sa raison d'être dans les contradictions, au sein de la base économique existante, entre les intérêts de la classe dominante et ceux de la classe dominée – et la politique disparaîtra quand il n'y aura plus ces oppositions. C'est la raison pour laquelle l'État et la dictature sont liés nécessairement à certains stades du complexe et difficile cheminement de l'humanité. Et le prolétariat lui-même, au soir de sa victoire, devra ériger son propre État de classe, parce que les antagonismes au sein de la base productive et donc aussi de la société ne s'effacent pas du jour au lendemain. Selon l'expression de Lénine, durant toute une longue phase encore subsistent des éléments, des parcelles, des morceaux et de capitalisme et de socialisme [2].

Dans les deux cas, l'État est synonyme d'oppression et d'iniquités, de violence et d'inhumanité, et il implique l'existence de conditions d'exploitation et d'inégalités, bien qu'un abîme sépare l'État bourgeois et l'État prolétarien, car le premier exprime la tendance à conserver le plus possible l'exploitation et l'oppression, voire à les aggraver, tandis que le second a la volonté politique farouche opposée d'en accélérer la destruction. Cette différence de nature est totale, non fractionnable : on ne peut la réaliser par morceaux, ni la couper en tranches.

 Le bond révolutionnaire de la conquête du pouvoir est qualitatif. La quantité de forces productives nouvelles, bloquées par le conservatisme des superstructures de contrainte surannées, a produit une qualité nouvelle de forces productives qui, avec la victoire de la révolution, prennent un essor quantitatif nouveau. Ces renversements complets d'orientation sont conditionnés dans les sociétés de classe par la révolution politique, acte dictatorial par excellence : ils s'appuient sur les superstructures de l'État nouveau qui déblaie la voie à la progression lente, graduelle de l'économie à partir d'un niveau supérieur. C'est parce que ce changement politique est total, fondamental, condition sine qua non d'un nouvel essor supérieur de l'humanité que les communistes sont totalitaires en politique, et ce n'est pas pour nous un terme offensant. Les bourgeois le sont tout autant que nous, et ils appliquent tous les jours le principe : mors tua vita mea, car dans la question du pouvoir, ce qui joue est le tout ou rien, l'inexorable ou bien toi ou bien moi - partout et toujours. C'est là que réside tout Marx, revendiqué par tout Lénine [3]. La question de l'État est centrale, et la conquête du pouvoir un impératif incontournable du parti communiste. Mais l'État n'est pas un fétiche pour Marx et la dictature n'est qu'un point de passage, car l'humanité progressera par évolutions successives lorsque seront abolies les différences de classes – et avec elles l'État et les superstructures politiques qui s'opposent à la société et au travail créateur.

Si la différence politique est complète, quelle est alors la différence économique ? C'est une bêtise grosse comme une montagne de répondre que, sous l'État bourgeois, tout est économie capitaliste, car c'est fermer les yeux sur les innombrables vestiges de modes de production précapitalistes ainsi que sur les rapports communistes déjà enfouis au sein du capitalisme. Et il en va de même sous l'État prolétarien qui implique même l'existence d'éléments communistes, capitalistes, etc., ces derniers devant être éliminés au fur et à mesure.


Rôle spécifique de l'État prolétarien

L'État de la dictature du prolétariat est lié à une phase tout à fait déterminée de l'évolution des forces productives, et c'est ce qui explique aussi bien sa nature que sa fonction qui sont toutes deux éminemment transitoires. Selon l'expression de Marx : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l'une en l'autre. À cette période correspond évidemment une phase de transition politique, où l'État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » (cf. la Critique du programme de Gotha).

Pour bien saisir la spécificité de l'État de la dictature du prolétariat, il faut considérer sa genèse. Il convient de parler, dans les pays capitalistes développés dans lesquels nous vivons, de conquête du pouvoir, pourvu qu'on l'entende comme conquête d'un État nouveau qui implique au préalable la destruction de l'État bourgeois. Le processus n'est donc ni légal, ni pacifique, mais violent, armé, révolutionnaire. Le marxisme ne considère pas l’État comme une nécessité éternelle pour relier les hommes entre eux, à l’opposé de la conception bourgeoise.  La conquête du pouvoir est en réalité un moyen pour amorcer une dynamique de la force et de la violence dirigées vers l'avenir en vue d'emporter les entraves et les obstacles des institutions qui s'opposent au développement ultérieur des forces productives. Il y aurait une double erreur à penser que la conquête du pouvoir puisse s'encadrer dans un événement parlementaire même accompagné de combats de rues et d'une guerre extérieure. En effet, 1/  cela conduirait au pire conservatisme, puisque la conquête du pouvoir ne serait pas révolutionnaire, c'est-à-dire apte à balayer par la violence les rapports bourgeois et à initier une dynamique violente de changements économiques ; 2/ cela reviendrait à admettre que l'État passe des mains d'une classe à l'autre, en étant une institution ouverte à des contenus sociaux opposés, donc qu'il est au-dessus des classes et de leurs luttes historiques – ce qui mène à un respect craintif de la légalité et à l'apologie vulgaire de l'ordre constitué.

L'extinction de l'État est au centre de la doctrine de la dictature du prolétariat, parce qu'il fait partie des superstructures de violence qui ne sont donc pas de façon directe, mais indirecte seulement – par leur effet – des facteurs économiques ; en un mot, il n'a plus de raison d'être quand la société n'a plus besoin de ce moyen qui est lié à la domination de classe. Sans la dictature du prolétariat, on ne pourrait abolir le salariat, les rapports de classe en général et le prolétariat lui-même. L'État qui organise la violence, la répression et intervient despotiquement dans les rapports de production, réduira progressivement par la force le domaine de l'économie privée, ce qui permettra d'en extirper les chaînes du salariat qui pèsent sur le travail ouvrier et celui-ci, du même coup, se développera en producteur communautaire librement associé. Pour être plus précis, disons qu'avant d'abolir ainsi le travail salarié, il a fallu le généraliser, de force encore, pour tous, en en diminuant la charge par tête d'ouvrier – ce qui est un premier pas vers la réduction du salariat avec la suppression des classes non productives (bourgeois, propriétaires fonciers, parasites, oisifs, improductifs, etc.) non pas physiquement, mais économiquement, en les contraignant à participer au travail productif.

La clé du révolutionnement économique est politique: dans le parti qui détient les principes et le but de la société sans classes du communisme, et dans l'État, violence organisée, comme moyen pour le parti d'imposer le révolutionnement économique. Le parti assure le changement qualitatif, totalitaire, d'orientation de la dynamique sociale vers le socialisme, avec la conquête du pouvoir qu'il prépare, organise et réalise lui-même en brisant d'abord l'État adverse, puis en prenant la tête du nouvel État de la dictature du prolétariat. Quant à l'État, il sert de moyen transitoire pour briser les entraves de l'économie privée, en tenant compte des rapports de force et du possible, car l'économie progresse graduellement.

Dans ces conditions, il saute aux yeux qu'aussi longtemps qu'existe l'État existent aussi des rapports bourgeois (cf. la référence au droit bourgeois du stade inférieur du socialisme, dont parle Marx dans le programme de Gotha). La concomitance économique (et non politique, domaine totalitaire et exclusif s'il en est) entre capitalisme et socialisme subsistera donc au cours d'une phase très longue de la dictature du prolétariat. Elle sera surtout prononcée aux débuts de son cours historique, où l'on se trouve dans un milieu heurté, divisé en « phases » hétérogènes, pouvant évoluer avec des petits pas, des pas plus grands en avant, et même parfois en arrière. Ce sont les infantiles anarchistes qui veulent que tout se fasse en un jour... et tout recommence – comme le montre l'expérience des révolutions qui lâchent le pouvoir au soir de sa conquête.

Le parti qui assure l'orientation de l'État prolétarien vers le socialisme, repose donc sur une théorie et des principes. Dans la période de transition, il défend l'immutabilité de la voie, mais non sa rectilignité ou son absence de hauts et de bas, d'avances et de reculs, voire de tournants difficiles. Ses lignes directrices ne naissent pas de la tête, des caprices du chef ou des assemblées suprêmes. Le chef du parti n'a pas dans ses mains un volant et devant soi l'arbitraire de la direction en vue: c'est le conducteur d'un train ou d'un tramway. Sa force est qu'il sait que la voie est déterminée, bien qu'elle ne soit pas du tout en ligne droite partout ; il sait par quelles stations (phases) il doit passer ainsi que le but où il va, avec des courbes, des hauts et des bas. Il lui arrive même, dans des conditions historiques particulièrement tragiques de la lutte des classes, de s'arrêter, voire de reculer sur ses rails sous la pression adverse, mais il garde en tête la direction et il repart de plus belle.

En termes mathématiques, on dira : de l'État bourgeois à l'État prolétarien, la dérivée du passage est infinie au plan politique, alors qu'au plan économique elle est finie et peut être nulle à un moment donné – il faut même avoir l'audace de dire négative.

Trotsky illustre par un exemple facile le fait que les motifs économiques ne coïncident pas avec les nécessités politiques. C'est une monstruosité de détruire des installations productives, mais il faut néanmoins le faire parfois pour des raisons politiques (militaires, par exemple). Si nous sommes menacés durant la guerre par le danger d'être encerclés et étouffés par des gardes blanches, je fais sauter le pont qui entretient les communications. Or, détruire des ponts, des routes et des chemins de fer signifie chuter ensuite à un niveau plus bas de forces productives.

Certains posent la même problématique en disant que la tactique est souple, et ils l'entendent au sens de libre, improvisable. Il n'en est absolument rien. Elle est liée aux principes, et elle-même est rigide. Face à ceux qui veulent que la tactique soit, disons, plastique, nous dirons qu'elle est dure comme l’acier. Un exemple : l'épée de Lénine, dans la lutte, pliait souvent, mais, quand elle se redressait, elle allait droit au cœur de l'ennemi, tandis que les partisans de la tactique souple et malléable sont comme le tas de merde qui tombe, et s'affaisse.

Ainsi Lénine, à une période où le parlementarisme était encore juvénile, mit en œuvre en Russie une tactique consistant à entrer dans la chambre des députés – non pas pour conquérir et grignoter de l'intérieur les institutions de l'État existant, voire pour arriver à quelque strapontin dans le gouvernement bourgeois, mais pour y faire entendre le son de la révolution, et préparer les masses à l'assaut contre l'État capitaliste et à la dissolution par la force de l'assemblée parlementaire [4]. Il en était de même pour le « principe » bourgeois (toujours bafoué par ses porte-parole) de l'autodétermination des nations : cette revendication vise à briser l'oppression impérialiste et à libérer l'initiative révolutionnaire des masses. Il en est ainsi encore pour l'utilisation de l'arme de l'État en général, arme qu'il faut manier sous la dictature du prolétariat de telle sorte que l'on puisse à la fin jeter l'État au rebut de l'histoire.

C'est ce principe qui est au centre du rapport entre État et parti. L'État est l'appareil de violence lié aux rapports de force entre socialisme et capitalisme, c'est une violence temporaire dans une société où se mêlent diverses « phases » historiques. Il est donc une force hétérogène, évoluant selon le développement des forces productives et les aléas de la lutte de classes : il est l'expression de la « conquête de la démocratie », c'est une force de compromis sous la direction du parti – et le compromis cesse avec la victoire du communisme et la fin de l'État. L'illustration en est, par exemple, l'alliance avec la paysannerie dans un État dirigé par la classe ouvrière. Le but en est double : ce n'est qu'avec cette masse numériquement la plus nombreuse dans la nation, qu'il est possible d'arriver au pouvoir, puis de régner, pour battre la contre-révolution intérieure et extérieure. Selon l'évolution historique, ou bien le prolétariat qui dispose de l'arme de l'État reprendra la lutte contre la paysannerie riche, moyenne et même les petits paysans propriétaires, ou bien le procès économique aura permis de hausser cette classe au niveau social du libre producteur associé, atteint par le prolétariat salarié de l'industrie et de l'agriculture [5].

En somme, l'État suit toutes les vicissitudes de la lutte des classes alors que le Parti incarne le programme et les principes irréfragables, le fil ou radar entre passé, présent et avenir. Il est communiste dès sa naissance, et son caractère de classe lui vient de ce qu'il représente le prolétariat qui produit d'abord la base économique du communisme au sein de la société capitaliste, puis en est le fossoyeur, tandis qu'elle accouche du socialisme. Le parti accompagne – ou mieux – précède le prolétariat et son État dictatorial dans tout ce procès qui va de sa naissance à son abolition en passant par ses métamorphoses révolutionnaires.

Il importe de bien distinguer entre parti et État, ne serait-ce que pour avoir une idée claire du processus de transition économique au socialisme. L'État en est l'instrument, avec les mesures de transition économico-politiques qu'il impose. L'État de classe est – par « actualité » et non par « décision » - national, mieux, géographiquement déterminé [6]. Le parti, en revanche, est international – et ce fait détermine sa nature. Si l'État contingent s'éteindra, quand il n'y aura plus ni politique, ni classes, nous ne pourrons plus accoler au parti le terme de classe ou de politique. Mieux, du moment que l'État de la dictature aura aboli pour toujours les autres partis, il n'est pas exact non plus de l'appeler parti, parce que ce mot vient de part - et qu'une partie en suppose toujours une autre. Le parti survivra néanmoins, sous une autre forme, parce qu'il est communiste, c'est-à-dire anticipe la théorie, les principes et le but communistes – et ce, en plus et indépendamment du stade « actuel » de la lutte de classes mondiale.

C'est grâce au parti que l'État prolétarien peut s'éteindre, car les rapports communistes, défendus et élaborés par le parti, existent avant et après l'État de la dictature : ils déterminent le devenir de celui-ci. L'État est un instrument d'oppression des classes – en l'occurrence de la bourgeoisie surannée – et il s'éteint quand il a rempli ses fonctions, quand les classes n'existent plus. Ce n'est qu'à ce moment-là que le parti et le communisme triomphent. La discussion est tout autre qu'académique : c'est le parti à la tête de l'État prolétarien qui lui fixe le but et les principes du communisme qui feront qu'il sera aboli à la fin.

Voici un exemple historique, négatif certes mais clair : dans cette dualité entre le Parti (ou mieux l'Internationale) et l'État, Staline représentait l'État – et il a eu, hélas, le dessus sur le Parti. Soit dit cependant entre parenthèses, c'est le rapport des forces qui a évolué ainsi, après des défaites successives ; Staline n'est qu'un prête-nom, et le marxisme ne fait pas de la criminologie individuelle une explication historique. En Russie donc, l'État, au lieu de se dégonfler, n'a fait que se dilater monstrueusement. Ce simple fait, soixante ans après la révolution, suffirait à faire comprendre à ceux qui le voudraient que le socialisme est mort dans les institutions de ce pays : le parti qui permet à l'État de se dissoudre quand les rapports communistes se diffusent à la production et à la distribution, qui perdent de plus en plus leur caractère de classe, a été évincé de la direction du pays de la révolution d'Octobre.

Le parti qui naît avec le communisme, créé dans la base économique par le prolétariat et triomphant avec l'abolition des classes et de l'État, ne s'éteindra pas. Peut-être, dans ces temps lointains, ne s'appellera-t-il plus parti, mais il vivra comme l'organe unique, le « cerveau » d'une société libre de forces de classes, en simple organe de recherche et d'étude sociale coïncidant avec les grands organismes de recherche scientifique de la société nouvelle.


Liaison entre pays arriérés et métropoles avancées

S'il y a distorsion entre base économique et superstructures, c'est qu'une classe intervient dans les rapports de production et de distribution, en vue d'y faire prévaloir ses intérêts. Le moyen concentré de ces « interventions despotiques » est l'État, dont la forme change selon les besoins et les rapports de force d'une complexité extrême dans la société. Parce qu'instrument concret de la domination de classe, l'État n'a pas de forme unique qui corresponde à chaque mode de production – par exemple, la monarchie absolue pour le féodalisme, la république libérale pour le capitalisme. Ses formes fluctuent, au contraire, tout au long de la lutte des classes, de l'évolution économique (jeunesse, maturité, sénilité) du mode de production et selon les rapports impérialistes de dépendance des États etc.

Il est, par exemple, deux situations possibles : l'État capitaliste qui garantit la domination bourgeoise sur les ouvriers, alors que la base économique renferme déjà toutes les forces productives développées pour asseoir le socialisme (Angleterre dès le milieu du XIXe siècle, aux yeux de Marx) ; l'État de la dictature du prolétariat dans un pays encore largement précapitaliste, où il faut donc encore développer de larges secteurs du mode de production bourgeois.

Aussi, Marx n'hésitait-il pas à proposer aux communistes de conquérir le pouvoir en Allemagne, pays attardé en 1848, alors que le socialisme y était impossible au plan économique, puisque le capitalisme lui-même n'y était qu'à ses tout premiers débuts. En conséquence, son programme passait par des mesures essentiellement bourgeoises – développement du système monétaire et mercantile, du crédit, des banques, multiplication des fabriques, contrôle sur les capitalistes et les financiers, etc. - dans l'attente de la jonction du pays arriéré avec la révolution des pays avancés, la France et, plus encore, l'Angleterre. En effet, « ce n'est qu'au moment où les chartistes seront à la tête du gouvernement anglais que la révolution passera du domaine de l'utopie [de la politique] à celui de la réalité [économie] » [7]. En d'autres termes, par l'extension de la révolution à la forteresse anglaise, la révolution politique du prolétariat allemand aurait trouvé sa base économique pour passer au socialisme avec l'aide fraternelle en forces productives des ouvriers anglais. En effet, jusque vers la fin du siècle dernier, l'Angleterre était le seul pays européen à disposer d'une base économique capitaliste assez développée pour pouvoir passer au socialisme en économie : « Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège en Angleterre, par contrecoup, les conditions matérielles y sont aussi les plus mûres pour leur destruction » [8].

Un cas semblable à celui de l'Allemagne de 1847 a été la Russie de 1917, où le parti bolchévik a instauré la dictature du prolétariat, alors que l'économie, pour la plus grande partie féodale, ne connaissait que quelques points concentrés de capitalisme. De même, la bourgeoisie américaine a fait sa révolution capitaliste alors que l'impérialisme anglais avait diffusé, dans plus de la moitié du territoire – chez les Sudistes qui étaient les plus riches, les mieux armés et dominaient l'État central – l'esclavage qui correspond à un mode de production tout à fait archaïque, séparé de la révolution bourgeoise par tout un mode de production, le féodalisme. La révolution politique, avec la violence armée, s'était avéré là aussi un puissant agent de transformation économique, qui permit un « bond » historique formidable – en s'appuyant sur la base capitaliste. Bien qu'encore relativement peu développée au Nord, la bourgeoisie américaine parvint – grâce à sa révolution anti-impérialiste – à faire passer rapidement le Sud esclavagiste à son mode de production bourgeois [9].


Défaillance bourgeoise dans les pays arriérés

Le prolétariat et la bourgeoisie étant enfants des mêmes rapports de production, ils ont en commun des intérêts historiques contre les classes féodales qui freinent leur essor. Comme le notent Marx-Engels, la bourgeoisie doit prendre, au début de son règne, des mesures progressives pour toute la société moderne, y compris donc le prolétariat. Cependant, comme ils le soulignent aussitôt, la bourgeoisie, plutôt timorée, s'avère toujours plus défaillante dans la révolution – et le prolétariat juvénile doit asséner les coups les plus rudes aux puissances féodales, en se substituant parfois même directement aux bourgeois. Cela n'a rien d'étrange, puisque les capitalistes exploitent la classe ouvrière non seulement économiquement, mais encore politiquement et socialement : au soir de la victoire, ils s'emparent des fruits de la révolution, en assurant leur fonction de direction, très lacunaire par ailleurs.

Mais, comme le notait Engels de façon classique, il arrive un moment où la bourgeoisie ne cherche plus à jouer son rôle révolutionnaire dans les pays et continents précapitalistes. Et une question brûlante se pose depuis plus d'un siècle. Là où la classe bourgeoise est hors d'état d'être ce protagoniste de l'histoire qu'elle fut en Europe et dans certains des pays occupés par la race blanche, là où elle ne parvient pas à conduire les mémorables luttes sociales victorieuses, qui vont des libertés communales aux grandes révolutions nationales et aux guerres de systématisation de l'Europe, et furent comme en Amérique de véritables guerres civiles, créant le parterre mondial de l'ordre capitaliste – là où ce drame n'a pas été joué, qu'en sera-t-il du rôle historique de la classe ouvrière ?

Le prolétariat s'arrogera-t-il la mission colossale sans son prologue historique bourgeois qu'il haïra et aimera dès sa naissance, avec l'alternative atroce : je ne peux vivre ni avec toi, ni sans toi ? Je ne peux, ô bourgeoisie, avancer sur une autre route que celle du sillon fécond que tu as ouvert dans les guerres civiles qui ont déchiré le ventre de l'Europe ; je ne peux respirer sans ta culture et ta technique, mais je ne peux davantage vivre et parvenir à la vie véritable sans démasquer ta nature négrière, sans me convulser contre ton exploitation, et enfin renverser ton ordre et tes institutions, à l'avènement desquels tu sacrifias la vie de millions de combattants.

À cette angoissante question que pose Marx lui-même, il est une seule échappatoire: que la révolution socialiste triomphe dans les pays avancés et apporte son aide fraternelle aux pays arriérés sous la direction de leur prolétariat. Sinon, il faut passer sous les fourches caudines du capitalisme. Certes, le prolétariat révolutionnaire peut se substituer à la bourgeoisie en tant que classe physique : le tsar lui-même a fait construire le transsibérien avec du capital occidental ou a décrété la réforme agraire de 1861. Or, il ne peut passer au socialisme sans la base économique du capitalisme qu'il est obligé de développer lui-même, en se substituant à la bourgeoisie, MAIS sans sa domination politique et idéologique – avec des superstructures de contrainte différentes. Voilà la dure vérité qui ne cesse aujourd'hui d'être vérité révolutionnaire.

Parce que le socialisme est scientifique, et non pas utopique, il n'avait pas d'autre voie à proposer au prolétariat allemand et russe etc., et Marx dut lui-même, en tant que chef du parti communiste de l'Allemagne révolutionnaire de 1848-49, lutter physiquement dans ce but. Devant les défaillances répétées de la bourgeoisie allemande (1525, 1793, 1806, etc.), Marx proposa au prolétariat de la relayer le plus rapidement possible en 1848 (cf. les dernières pages du Manifeste) – et sa prévision ne fut pas démentie : la bourgeoisie allemande, assoiffée d'affaires, ne prospère vraiment qu'à l'ombre du bras séculier d'une autre classe qui règne pour elle : Bismarck, Hitler ou le protecteur américain, voire russe.

Les mesures qu'aurait dues prendre en 1848 le prolétariat allemand en l'absence de la bourgeoisie partagent dans une large mesure celles que l'histoire impose alors au capitalisme qui représente par rapport aux conditions prébourgeoises un pas en avant de l'humanité. Les superstructures de violence épousent alors étroitement l'évolution des forces productives pour soutenir leur essor – et, selon l'expression d'Engels, l'exploitation ne pèse guère alors aux yeux des prolétaires [10]. Les interventions despotiques balaient vigoureusement les entraves des corporations, du servage, etc. devant les manufactures et autres entreprises capitalistes : les masses petite-bourgeoises des campagnes sont le plus durement touchées. Les réformes sont alors révolutionnaires, et ce n'est qu'au fur et à mesure, bien après, que le cours de l'économie entre en contradiction de plus en plus criante avec les superstructures de la domination bourgeoise, celles-ci devenant de plus en plus conservatrices, et donc totalitaires. Le temps des réformes est passé, et les sociaux-démocrates qui continuent de les prôner deviennent des renégats et des traîtres à leur classe.

Pour un marxiste, le déterminisme économique n'est nullement contredit par le fait qu'un pouvoir politique socialiste s'appuie sur une économie non encore socialiste. Car si l'économie en était au niveau socialiste, c'est-à-dire était sortie des formes capitalistes et mercantiles, il n'y aurait plus d'État ni de structures politiques. Ils seraient exclus par l'essor économique lui-même. Celui qui se perdrait dans cette difficulté n'aurait rien compris à la notion d'État, de superstructures et de dictature. Le marxisme n'opposerait pas aux anarchistes que la violence et l'État dictatoriaux sont nécessaires après le renversement de l'État bourgeois, s'il n'était pas d'ores et déjà établi par toute une longue expérience historique, théorisée par Marx-Engels et Lénine que - pour une période toute autre que brève, même dans les pays ultra-industrialisés – le prolétariat sera la classe politique dominante au gouvernement, tandis qu'en économie il sera encore la classe ouvrière exploitée. Il produira encore longtemps du surtravail à la différence de son travail nécessaire : 1/ pour appuyer la révolution mondiale qui ne triomphera qu'à la seconde, voire troisième vague (dont chacune peut être séparée de l'autre par des décennies), lorsqu'aura été emportée la forteresse du capitalisme impérialiste, aujourd'hui les USA ; 2/ pour relever les ruines et aider le prolétariat des pays attardés, et 3/ pour préparer et ordonner les forces productives en vue d'assurer cette abondance qui permet de « donner à chacun selon ses besoins ».

Est-ce à dire que l'État du prolétariat prendra les mêmes mesures que la bourgeoisie ? Il n'en est rien, parce que d'emblée, une différence qualitative intervient avec la nature nouvelle, prolétarienne, de l'État. Ne serait-ce que parce que les exploiteurs et les classes oisives sont écartés du pouvoir et des décisions économiques, toute l'orientation de l'économie change complètement.

Même si l'économie reste encore soumise, dans les pays économiquement attardés, aux lois mercantiles et monétaires, celles-ci sont transgressées si besoin est, parfois fondamentalement par le prolétariat au pouvoir, alors que ces mêmes lois poussent aveuglément les bourgeois vers la recherche du profit et l'accumulation maximale, liée à la paupérisation des larges masses qui se manifeste surtout dans les pays dépendants. Même si le point de départ, et donc aussi le niveau des forces productives, est extrêmement bas, de sorte qu'il faut – tant que la révolution reste isolée dans un seul pays – prendre des mesures de contenu essentiellement bourgeois, la dictature du prolétariat interviendra despotiquement pour satisfaire avant tout les besoins essentiels [11]. Les intérêts des producteurs prévaudront d'emblée sur ceux des classes oisives, rentières et improductives, qui absorbaient le produit d'industries entières et devront maintenant participer activement à la production. On infléchira donc, de façon très nette, les choix économiques et la distribution dans l'intérêt collectif des masses laborieuses – même si leur révolution prévaut, s'il le faut, sur leurs intérêts immédiats, non par choix délibéré mais par nécessité imposée par la lutte des classes.

Le premier acte révolutionnaire des ouvriers est déjà de faire sauter les superstructures qui entravent l'essor des forces productives. Par définition donc, la classe du travail a pris l'initiative dans la société et l'économie, et pousse vers des procédés productifs qui sortent paysans et petits bourgeois de leur quiétude et léthargie séculaires.


Réformes bourgeoises
et interventions despotiques du prolétariat

Avec les données que l'étude du capitalisme a pu fournir jusque vers 1890, on ne pouvait affirmer scientifiquement qu'il fallait exclure une interprétation d'évolution gradualiste et réformiste de la voie au socialisme, ni, dans la pratique politique, qu'il fallait considérer sans autre forme de procès comme traître celui qui soutenait qu'il était possible à la classe ouvrière d'arriver au pouvoir par la voie légalitaire (bien entendu avec les moyens et les méthodes classistes [12] et non possibilistes, c'est-à-dire d'entrée dans les gouvernements bourgeois). Marx et Engels eux-mêmes ont reconnu cette éventualité (mais avec des batailles avant, et plus encore après la prise du pouvoir, contre la réaction intérieure et extérieure de la bourgeoisie etc.) dans certains cas historiquement très circonscrits (quelques occasions en Angleterre, en Allemagne, aux USA par exemple, et jamais en France, etc. - sans parler de pays secondaires comme la Hollande qui étaient pratiquement hors du mouvement général) [13]. En témoigne leur position vis-à-vis du chartisme et de la social-démocratie allemande, etc. Cependant, pour leur part, ils rejetaient l'étiquette de social-démocrate  en s'en tenant à celle de communiste. Les marxistes de la tendance de gauche soutinrent, dès le début de l'étape impérialiste vers la fin du XIXe siècle, que la société capitaliste devait désormais subir le heurt révolutionnaire, et ne pouvait même plus être réformée par une législation limitant progressivement les privilèges patronaux [14]. Au reste, confirmant la thèse de Marx de 1852 [15], l'expérience de la Commune avait déjà démontré que ce heurt de la guerre civile devait conduire à la destruction préalable de l'État bourgeois et à la formation d'un État prolétarien, celui-ci constituant la force indispensable pour opprimer la bourgeoisie vaincue durant le long et complexe processus de son élimination sociale: cf. l'État et la Révolution de Lénine.

Marx aussi bien que Lénine ont expliqué que la mutation d'une structure productive ne saurait être instantanée, mais qu'elle s'effectuerait par une série de modifications graduelles ;  au début de celles-ci, ils ont placé la révolution politique. C'est sur cette vision scientifique que se fonde, chez Marx et Lénine, la doctrine de l'inévitabilité de la dictature de classe. Cet État, en une dynamique violente, interviendra par des mesures despotiques – plutôt que par des réformes – pour détruire tous les vestiges de la forme capitaliste – après avoir constaté son existence. C'est pour cela que le prolétariat conservera l'armée, l'État, la loi, sans lesquels il devrait recommencer à chaque instant la bataille.

Quand le capitalisme sera définitivement écrasé, la société ne procédera plus par révolutions, ni même par réformes légalement coactives. L'antithèse entre réforme et révolution est propre à l'histoire de l'économie privée mercantile, capitaliste. Qui parle de réforme accepte de vivre encore dans la préhistoire du capitalisme. Déclarer avoir déjà édifié le socialisme et projeter de grandes réformes d'État, est historiquement absurde. La force qui agit et dirige ce pouvoir n'a pour fonction ni de révolutionner ni de réformer le capitalisme, mais de le défendre, le servir et tenter de l'éterniser – c'est ce qui est le cas aujourd'hui en Russie, par exemple. L'horreur qu'il faut éprouver vis-à-vis de ces réformes est plus forte que celle que suscitèrent les réformistes du XIXe siècle: ceux-ci promirent de changer, à l'aide d'emplâtres, le visage de la société capitaliste, mais au moins n'essayèrent-ils pas de raconter qu'ils l'avaient changé – et ils n'invitèrent pas les révolutionnaires à lui faire risette.


Praxis et théorisation des mesures de transition
au communisme

Selon Engels, on ne saurait confondre réforme bourgeoise et mesure prolétarienne : « La différence est bel et bien centrale. Tant que les classes possédantes restent au pouvoir, toute étatisation, par exemple, est simple réaménagement formel du mode d'exploitation, et non son abolition » [16] - comme c'est le cas lorsque le prolétariat est à la tête de l'État.

Les mesures de transition du prolétariat se distinguent, par ailleurs, des réformes bourgeoises en ce qu'elles sont essentiellement fluides, dynamiques, destinées à pousser les masses et l'appareil économique dans le mouvement, alors que les réformes bourgeoises sont faites pour assurer – toujours, par un côté du moins – un avantage au capital, donc une assurance, ce qui gonfle les superstructures juridiques, administratives qui s'alourdissent au fur et à mesure, au point d'étouffer la vie économique et sociale – jusqu'à la crise qui en débloque une partie pour un cycle aboutissant à… une crise plus grave encore.

En somme, la bourgeoisie peut réformer dans deux situations historiques : 1/ au cours de la révolution, mais alors les interventions despotiques gênent bientôt la bourgeoisie qui arrête le processus pour éviter d'être débordée par des éléments plus avancés qu'elle et pour s'en approprier les fruits: sa révolution est partielle et elle dévore ses enfants, les trop audacieux Danton et Robespierre ; 2/ quand la bourgeoisie est installée au pouvoir, les réformes sont imposées de force par les ouvriers, et la bourgeoisie s'acharne à les contrecarrer - cf. par exemple, la réduction des heures de travail – ou elles vont grossir l'arsenal des lois dans l'intérêt monétaire ou, pire encore, politique bourgeois. De plus, une réforme appliquée par la bourgeoisie est autant que possible isolée et partielle, alors que les interventions prolétariennes s'intègrent dans un ensemble cohérent et systématique où l'une s'articule et s'appuie sur l'autre: leur mode d'application a un caractère organique – et les masses ne paient plus un lourd tribut aux classes dominantes qui sont obnubilées par leurs intérêts particuliers.

Au reste, Engels voit – sans doute à l'exemple de l'Allemagne à l'industrialisation impétueuse du dernier tiers du XIXe siècle – que les réformes bourgeoises s'imposent spontanément à la classe au pouvoir, en l'occurrence au hobereau semi-bourgeois Bismarck – et l'on a, à la fin, pour effet irrémédiable la ruine du mode de production capitaliste: « Dans la mesure où la révolution économique s'effectuera plus vite et de façon plus incisive, dans cette mesure s'imposeront aussi avec nécessité des interventions qui, apparemment destinées seulement à porter remède aux disparités devenues intolérables par leur ampleur même, mineront dans leurs effets les bases du mode de production actuel » [17]. Chez la bourgeoisie, ce mouvement est aveugle et infiniment sinueux: il s'effectue, selon l'expression de Marx, sous la pression d'une loi de la nature. C'est en partant de l'analyse rigoureusement scientifique de ces phénomènes que Marx en est arrivé à en déduire, au plan théorique, un système rationnel (durchdacht, imprégné de pensée, dirait-on en allemand) qui correspond à la loi pure de ces mouvements historiques, débarrassés de leurs éléments troubles et hétérogènes, de leurs méandres et sinuosités, bref de leurs impuretés qui compliquent le procès à l'extrême et le rendent infiniment douloureux aux masses.

Déjà au plan politique, le prolétariat, dès sa naissance, était contraint d'intervenir de manière plus ou moins consciente et systématique, anticipant encore la société communiste supérieure  où la production et la distribution seront réglées à l'avance par un plan collectif qui permettra à l'humanité de contrôler et de dominer son destin.

Marx s'est indubitablement appuyé sur les luttes de classe du prolétariat français au cours des années 1793 où celui-ci fut temporairement au pouvoir et systématisa ses interventions despotiques dans le sous-sol économique en un ensemble politique cohérent et organique [18]. Peu avant la révolution allemande et européenne de 1848, il en déduisait sa théorie de la révolution permanente qui commence dans les conditions attardées d'un pays pour déboucher, en liaison avec les autres pays révolutionnaires, dans le communisme.

C'est de cette synthèse que Marx-Engels tirèrent leur schéma stratégique qu'ils appliquèrent à la révolution européenne de 1848-49, en liant l'action du prolétariat attardé d'Allemagne et d'Europe centrale à celle des ouvriers avancés de Paris et de Londres [19].


« Le triomphe de la classe ouvrière ne dépend pas seulement de l'Angleterre [pays capitaliste le plus avancé]; il ne pourra être ASSURE [et c'est alors que se réalise en économie le socialisme du stade inférieur] que par la coopération au moins de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne » [20].


La révolution d'Octobre fut confrontée à des problèmes identiques, et le parti bolchévik leur apporta les mêmes solutions, comme Lénine le déclara lui-même. C'est dans cette continuité que se manifeste le parti communiste. En effet, cet organe n'aurait pas de raison historique d'exister s'il n'était pas possible de résoudre les questions avec des données de principe. Principe est une notion temporelle et signifie résoudre les problèmes de 1979 avec des solutions tirées des batailles de 1917, comme Lénine a résolu ceux de 1917 avec les données de 1848-1860 et, mieux, avec les données de toute l'histoire systématisées dans ces années en théorie de parti du prolétariat mondial. Dans ces conditions, le marxisme s'oppose directement à l'opportunisme. Celui-ci se définit au sens non pas moral mais encore temporel, car la faute opportuniste est toujours d'agir sous la suggestion des événements immédiats, actuels, modernes, c'est-à-dire qu'il veut résoudre la question avec des données de la dernière minute et sous leur pression – ce qui est diamétralement opposé à la solution de principe. Ce n'est pas par hasard qu'une société sénile et en dissolution fait proliférer les partis qui vivent sur le dernier événement de la nuit.

Mais, dira-t-on, cette stratégie de la révolution permanente, de la prise en charge par le prolétariat des tâches de la bourgeoisie, a fait faillite puisque finalement le prolétariat a été battu. Il n'en est rien, puisque sa volonté et son programme immédiat ont été exécutés par ceux-là mêmes qui les ont vaincus, et la base économique du socialisme s’est développée : « La révolution de 1848 a fait exécuter, en somme, la tâche de la bourgeoisie par des combattants prolétariens sous l'enseigne du prolétariat ». Et dans la phrase suivante, Engels explique que les bourgeois furent contraints, malgré eux, à exécuter la volonté des révolutionnaires qu'ils avaient pourtant battus à plate couture: « Elle a réalisé, par le truchement de Napoléon III et de Bismarck, ses exécuteurs testamentaires, l'indépendance de l'Italie, de l'Allemagne et de la Hongrie » (Préface polonaise de 1892 du Manifeste). Même si ce fut en sens bourgeois, l'histoire avait donc fait un pas en avant grâce au prolétariat révolutionnaire. Si la bourgeoisie ne l'avait pas réalisé à la fin, la révolution socialiste serait encore plus lointaine qu'elle ne l'est déjà. « Au cours de leur évolution, les hommes doivent commencer par produire eux-mêmes les conditions matérielles de la société nouvelle, et nul effort de l'esprit ni de la volonté ne peut les soustraire à cette destinée » [21].

Le même argument réfute aussi la thèse de Kautsky qui prétendait que le parti bolchévik ne devait pas prendre le pouvoir en Russie en 1917 : s'il ne l'avait pas fait, il n'y aurait pas eu de développement de la grande industrie dans ce pays, donc pas de base économique du socialisme aujourd'hui, puisque la grande industrie ne se développe que lorsque les entraves féodales sont brisées, et depuis toujours c'est le prolétariat qui s'est chargé de le faire – sous l'égide ou non de la bourgeoisie [22]. On ne comprend rien au socialisme si l'on n'arrive pas à admettre que le prolétariat a besoin, autant que la bourgeoisie – sinon plus qu'elle – de l'économie capitaliste, parce que celle-ci engendre le communisme dans son sein. Cela explique que Marx a pu sans paradoxe affirmer au siècle dernier que la Russie féodale, arriérée, représente l'ennemi numéro un du prolétariat, derrière l'Angleterre. En attaquant la Russie tsariste, le prolétariat russe pouvait encore faire avancer ce pays d'un pas vers le socialisme, si l'économie bourgeoise s'y développait ; enfin, le rempart russe était la principale défense du capitalisme anglais et européen contre le prolétariat. Or donc, même battue aujourd'hui, la révolution prolétarienne de 1917 a bouleversé la Russie : « Ce capitalisme d'État actuel investit d'autant plus qu'il n'y a pas de bourgeoisie, comme personne physique, pour consommer. La plus-value produite n'a donc pas à aller en partie dans sa jouissance personnelle, en déduction des investissements nouveaux. Rien n'est prélevé pour les villas, les collections et fantaisies privées; tout est réinvesti. C'est la raison aussi pour laquelle le salaire et le niveau de vie des prolétaires russes restent rivés, sans bouger, à un bas niveau. Ce qui engloutit tout, c'est construire, armer, reconstruire, industrialiser. Dans les années héroïques, nous avons tué les bourgeois en Russie et ailleurs, mais non pour faire le socialisme (impossible dans la seule Russie arriérée au plan économique). Nous l'avons fait pour avoir le plus vite possible le capitalisme. L'histoire connaît ses voies. Si nous avions su que la révolution russe prendrait cette tournure dans son parcours ultérieur, nous nous serions battus tout autant pour elle, et nous l'aurions approuvée tout aussi chaudement » [23].

Quel a été ce résultat révolutionnaire bourgeois ? « Quand nous avons dénoncé les falsifications moscoutaires du léninisme et du marxisme, nous n'avons jamais oublié que Moscou travaille cependant en sens révolutionnaire - en ouvrant la porte au capitalisme jusqu'à l'Himalaya et aux Mers Jaunes » [24].

« La révolution triomphe, même si elle est battue » [25] - c'est ce que suggérait à Marx le déterminisme de l'évolution économique et sociale, puisque les révolutionnaires ne prennent jamais les armes pour des buts abstraits, fantaisistes, mais uniquement sous la pression de besoins irrépressibles qui les poussent dans la rue, les places et les actions illégales.

Si la révolution est contenue, différée ou retenue pendant toute une période, elle n'en éclatera ensuite que plus violemment encore – sur un espace géographique plus large. C'est parce qu'au cours de plus d'un siècle un autre 1848 n'est pas venu, malgré la puissante tentative de 1917-20 de révolution permanente à l'échelle internationale qui embrasa toute l'Europe, que nous sommes convaincus qu'un jour d'une époque non lointaine, maintenant que la crise historique prévue depuis des décennies a éclaté [26], cette même révolution ne gagnera pas seulement un continent, mais certainement – en tant que prime au retard – deux continents et plus.

Ceux qui ne comprennent pas que la Russie économiquement arriérée faisait un pas en avant essentiel vers la société communiste future en développant le capitalisme d'État n'entendent rien à Marx, ni à Lénine. Il fallait y prendre le pouvoir, en outre, pour amorcer la révolution internationale car la chaîne des États et des économies capitalistes rompt non pas à ses maillons centraux les plus puissants, mais aux « plus faibles », qui relancent et favorisent ensuite la révolution dans les autres pays. S'il est tout à fait possible de prendre le pouvoir dans un pays attardé, il serait en revanche tout à fait absurde de vouloir y instaurer le socialisme dans l'économie. La révolution y serait socialiste, parce que le prolétariat s'y érige en classe dominante et dirige l'État et la politique qui va au-delà de la République bourgeoise, étant l'avant-garde de la révolution internationale. En somme, dans un tel pays, le prolétariat s'appuie sur deux pieds – l'un, disons, politique, et l'autre économique. Le premier est celui du prolétariat de l'industrie, le second celui de l'écrasante majorité petite-bourgeoise paysanne de la population. Le premier campe dans le socialisme au plan politique, le second lui est extérieur. Le premier est politique grâce à deux conditions : la prise du pouvoir par le parti prolétarien et le contrôle de l'État sur la grande industrie qui est soit aux mains de capitalistes privés, soit de capitaux contrôlés par l'État, ou un mélange des deux.


Expérience d'hier, armes pour demain

Une fois que l'histoire a spontanément fait prendre aux prolétaires, même dans les révolutions bourgeoises, des mesures despotiques pour accélérer le processus révolutionnaire et la dynamique économique, Marx les théorise en un ensemble d'interventions cohérentes que le prolétariat d'autres pays à la veille de révolutions peut à son tour proposer comme programme avant même le feu des événements. Ainsi Engels parlait-il de « mesures qui PREPARENT LE CHAMP DE BATAILLE EN FAVEUR DU PROLETARIAT » [27].

Selon l'expression de Lénine: « Les Soviets de députés ouvriers et soldats doivent prendre le pouvoir, mais non pour créer une république bourgeoise du type habituel ou pour passer directement au socialisme. C'est impossible... Nous ne pouvons être partisans d' « introduire » le socialisme; ce serait la pire des absurdités. Nous devons préconiser le socialisme. La majorité de la population est formée en Russie de paysans qui ne peuvent en aucune façon désirer le socialisme. Mais que pourraient-ils objecter à la création dans chaque village d'une banque qui leur permettrait d'améliorer leur exploitation? » [28].

En somme, la stratégie révolutionnaire est d'une grande audace : les mesures de transition mercantiles et monétaires, c'est-à-dire bourgeoises, qui préparent les bases économiques du socialisme, peuvent servir de tremplin au prolétariat, d'abord pour conquérir le pouvoir et s'y maintenir, puis pour amorcer et favoriser la révolution internationale. C'est ainsi que la politique socialiste s'appuie sur l'industrie lourde, toute capitaliste qu'elle soit, pour assurer au pouvoir les armes de la guerre de classe et de la guerre civile face à la contre-révolution interne et externe. Ce que l'on pourrait tenir pour un « détour » par l'économie mercantile et monétaire devient un moyen de tenir bon et d'accélérer le processus de la révolution permanente à l'échelle mondiale [29]. La jonction économique se fera avec la victoire de la révolution dans un (ou un groupe de) pays avancés. Toute la stratégie de la révolution de 1848 était basée sur cette dialectique [30] - comme celle de 1917-1920 en Russie et en Allemagne.


Programme en vue de la conquête du pouvoir
dans un pays arriéré

L'une des revendications que le prolétariat peut avancer avant la révolution pour préparer l'assaut du pouvoir aussi bien que pour intervenir ensuite dans les rapports économiques pour les transformer est la nécessité du contrôle. Face à l'effondrement de l'économie qui échappe des mains des classes dirigeantes au cours de la crise révolutionnaire, le mot d'ordre du contrôle s'impose pour distinguer la nouvelle économie politique de l'ancienne qui fait faillite [31]. Ce mot d'ordre prépare le prolétariat à affronter les tâches économiques, en même temps qu'il initie les masses aux problèmes brûlants de la société. Ce qui commande en outre la possibilité d'intervenir despotiquement dans les rapports économiques et sociaux est le contrôle préalable de toutes les activités, le recensement de ce dont on dispose en capacités productives (force de travail, machines, installations etc.), en produits du travail ou de la terre susceptibles d'être distribués soit pour la consommation, soit pour la production. Au cours de la révolution, la nécessité du contrôle s'impose impérieusement aux forces révolutionnaires, et tout d'abord pour survivre et se défendre contre les forces ennemies, sous forme militaire qui est la plus contraignante, urgente et concentrée, avec une hiérarchie de priorités, où choix, décision et action ne sont pas séparées – comme en philosophie.

Le contrôle, né des besoins immédiats, est fondamental pour le prolétariat qui défend les intérêts des larges masses plus paupérisées que jamais au cours des guerres et crises sociales, et auxquelles il faut assurer l'essentiel – ce qui implique un système de répartition plus juste que celui qui s'opère par l'argent, et amorce un changement dans le mode de distribution et donc aussi de production.

Dans la Catastrophe imminente etc. [32], Lénine décrit comment la bourgeoisie est elle-même contrainte périodiquement, aux moments de graves catastrophes et crises, d'instaurer un « communisme de guerre » (rationnement et contrôle strict, voire égalitaire). De cette base matérielle, il fait le tremplin pour renverser cette même bourgeoisie, et instaurer un contrôle du peuple tout entier sur la distribution et la production, en vue de lancer la révolution. Il note d'abord que les bourgeois ont bonne mine de critiquer notre « communisme de caserne », eux qui aboutissent périodiquement à de longues périodes de rationnement franc et ouvert, qui ponctuent le rationnement permanent des masses pauvres par le « détour » de l'argent.

La critique de ce « communisme de guerre bourgeois » permet enfin à Lénine de distinguer ce qui sépare ce système borné du contrôle prolétarien pour préparer le communisme. Le rationnement bourgeois porte sur les produits, peu nombreux, de consommation indispensable et conserve le rationnement, plus odieux encore, au moyen de l'argent. Le maximum de consommation n'existe que pour le pain, le sucre, l'huile, la viande, les cigarettes, il n'est pas fixé pour tous les produits, tant s'en faut. On ne touche pas aux objets de « luxe », puisque « de toute façon il y en a peu », et ils sont hors de portée des bourses populaires. Ainsi, en Allemagne, le pain blanc ne figurait pas dans le rationnement, et les riches dérogent constamment aux « normes » de consommation. Dans les villes d'eaux, le pain blanc est donné à volonté aux malades ou aux riches qui font leur cure, sans parler des denrées de choix, rares et raffinées. L'État capitaliste procède, en outre, à un rationnement bureaucratique : il craint de développer l'initiative des ouvriers et d'« attiser » leurs exigences. L'état de siège pèse autant sur eux que sur l'ennemi, les rouspéteurs étant assimilés à la cinquième colonne. En somme, le peuple est soumis à une surveillance féroce, et les bourgeois, avec leurs profits de guerre, échappent à tout contrôle. La réglementation de la « vie économique » est limitée au maximum, sous le despotisme renforcé de la bureaucratie, car le risque est grand qu'avec les ravages croissants de la guerre et la famine, le peuple réclame une distribution plus juste, voire exige que la production soit adaptée à la satisfaction des besoins fondamentaux.

Dans les guerres, « ces mères des révolutions modernes », l'idée de planification non monétaire ni mercantile s'impose donc non seulement aux esprits, mais dans les faits – comme nécessité économique et sociale. Aussi Lénine proposait-il la réglementation de la consommation non pas comme mesure socialiste, mais comme levier pour conquérir le pouvoir. Le mot d'ordre en était : en présence des calamités inouïes qui accablent les masses, il ne suffit pas d'instaurer la carte de pain. Ce qu'il faudrait d'abord, c'est le groupement forcé de la population entière en des sociétés de consommation. Ce serait une sorte de conquête de la « démocratie » [33], avec l'initiative des masses qui permet la liquidation de l'oligarchie au pouvoir et de l'oppression des profiteurs et exploiteurs, car c'est le seul moyen de réaliser intégralement le contrôle de la consommation.

Or, « celui-ci a pour corollaire, d'abord, le service de travail pour les riches, qui seraient tenus de remplir gratuitement, dans ces sociétés de consommation, des fonctions de secrétaires ou tout autre emploi analogue ; ensuite, le partage égal des produits de consommation, afin que les charges de la guerre soient réparties d'une façon vraiment égale ; enfin, l'organisation du contrôle pour que les classes pauvres contrôlent la consommation des riches » - ce contrôle a, en somme, pour conséquence la révolution.

Puisque Lénine évoque ici la question de l'obligation pour tous de travailler, qui est aussi contenue dans les programmes de transition de 1848 etc. de Marx-Engels, il faut dissiper de graves équivoques à son sujet. En fait, cette mesure n'est pas du communisme, mais constitue seulement un pas, une transition nécessaire, vers lui. Ici encore les bourgeois ont bonne mine de critiquer ce qui est au fond une mesure capitaliste, comme il ressort clairement du fait qu'ils contraignent les masses à travailler ou... à crever de faim, sans parler de ce qu'ils extraient leurs profits de ce travail toujours plus généralisé d'autrui. Dans un programme ouvrier, cette obligation est d'abord édictée pour tous sans exception, bourgeois et rentiers y compris – ce qui explique leur rage. Ensuite, elle est conçue dans l'intérêt de la classe ouvrière – et non à la gloire du travail – en vue de réduire les heures de travail pour tous, puisque la production dispose de plus de bras. Certes, l'économie de ce pays arriéré a toujours besoin de beaucoup de main-d’œuvre, mais elle est moins exploitée individuellement qu'auparavant. Sans cette réduction de la peine, on tourne le dos au socialisme et on retourne vers le capitalisme : au lieu des samedis communistes de Lénine, on a le stakhanovisme à la Staline [34].

L'obligation de travail pour tous n'est pas un moyen de gonfler la production, comme dans le capitalisme ; elle permet d'introduire un début de réglementation de la vie et de la production sociales d'après un certain plan d'ensemble qui est toujours moins oppresseur – même si l'économie reste encore enserrée dans le carcan mercantile et monétaire – que l'anarchie et la jungle du libéralisme, où le gaspillage, le mépris du travail qui échappe à toute réglementation, atteignent leur comble.

C'est encore Lénine qui explique le sens de cette mesure de transition du gouvernement ouvrier en l'opposant à la politique bourgeoise. Aux périodes de haute prospérité, les pays capitalistes même les plus privilégiés poussent tout le monde au travail, les jeunes et les femmes sont plus nombreux que jamais dans les fabriques. Au cours de la guerre, les forces valides sont enrôlées obligatoirement dans la production ou les forces armées militaires ou paramilitaires – en Allemagne hitlérienne aussi bien qu'en Angleterre churchillienne, sans parler de la France pétainiste qui retourne d'abord aux travaux champêtres, et imite ensuite ses deux voisins, « ami » et « ennemi ». Nous ne parlons pas des périodes de chômage qui sont les pires pour les... travailleurs : « Les junkers (grands propriétaires fonciers) et les capitalistes instituent en Allemagne le service de travail obligatoire qui devient fatalement un bagne militaire pour les ouvriers. Mais considérez la même institution, et réfléchissez à la portée qu'elle aurait dans un État démocratique révolutionnaire [démocratique pour Lénine n'est pas communiste, mais correspond à un stade inférieur de coexistence de plusieurs classes dans l'évolution. N.d.Tr.]. Le service de travail obligatoire institué, réglé et dirigé par les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ce n'est pas encore le socialisme, mais ce n'est déjà plus le capitalisme » (l.c. p.391). Si l'on n'est plus dans le capitalisme dans le cas évoqué par Lénine, ce n'est pas que l'on soit déjà dans le communisme ou le socialisme au plan économique, bien que la différence qualitative (des orientations sociales) soit déjà complète par rapport au capitalisme, puisque le prolétariat exerce sa dictature avec une politique visant à l'abolition des privilèges de classes.


Dictature égale contrôle

Pour autant que la valeur d'échange, l'argent et le marché reculent dans l'État ouvrier, le contrôle sur les valeurs d'usage gagne en importance. Or, le contrôle est lié à l'institution politique qui l'exerce [35]. Tout gouvernement révolutionnaire prolétarien met au premier plan le contrôle, parce qu'il anticipe d'emblée et de très loin déjà le mode de répartition du communisme supérieur au sens où la distribution – et aussi la production – s'effectue non plus selon les critères de rentabilité, de marché, d'argent et de profit, de la démente production pour la production, mais selon les besoins humains, les plus essentiels d'abord, et plus raffinés ensuite.

Le contrôle, pour être efficace au plan économique, a deux présuppositions essentielles : 1/ il faut que le pays où il s'effectue ait déjà atteint un certain niveau de développement économique et social qui permette un inventaire des biens et produise un excédent appréciable par rapport aux besoins immédiats des producteurs, qui, au niveau économique le plus bas de satisfaction des besoins élémentaires de l'homme, sont parcellaires, dispersés et autosuffisants ; 2/ que le « contrôleur » dispose des armes, c'est-à-dire du pouvoir. Lénine fait remarquer que ceux qui l'oublieraient sombrent dans le ridicule – ce que le contrôlé lui-même met en évidence en disant : « Contrôle-moi à ton aise, pendant que je garde les canons. Gave-toi de contrôle! » [36]

Dès lors que le capital, qui commande péremptoirement tout le travail, les services et le produit d'autrui dans l'infecte société mercantile et monétaire, a cessé d'imposer sa loi, parce que l'économie s'est effondrée, soit dans la guerre, soit dans la crise révolutionnaire, il ne reste plus qu'un facteur pour réagir contre la jungle de l'arbitraire et du chaos – la discipline. Et l'histoire d'un pays traversé par les pires catastrophes sociales cycliques qu'est l'Allemagne a démontré que ce facteur permet de surmonter la pénurie et les désastres mieux que l'individualisme obtus des pays latins, par exemple. Lénine l'explique d'un mot : « Cette discipline ne tombe pas du ciel, elle n'est pas le fruit de vœux pieux: elle découle des conditions matérielles de la grande production, ET UNIQUEMENT DE CES CONDITIONS » [37].

Et cette discipline n'étant plus mercantile, Lénine l'appelle « communiste » : « L'organisation communiste du travail social, dont le socialisme constitue le premier pas, repose et reposera de plus sur la discipline consciente et librement consentie des travailleurs eux-mêmes qui ont secoué le joug des grands propriétaires fonciers ainsi que des capitalistes » (ibid.).

Mais au moment de la révolution nous sommes encore loin de l'homme du communisme supérieur qui n'a plus besoin d'être discipliné par les moyens matériels extérieurs de l'économie, l'argent, qui fait que le travailleur vend lui-même sa force de travail et se soumet au procès de production dictatorial du capital, puis au marchand qui lui vend sa pitance, enfin au flic et au juriste qui maintiennent cet ordre infâme, sans parler du curé et du député, etc. qui lui expliquent que c'est ce qu'il a choisi librement, le meilleur des mondes possibles. Lénine a déjà dans les yeux cet homme nouveau du communisme, issu de la dictature non mercantile du prolétariat : « Discipline des producteurs conscients et unis, sur lesquels ne pèse aucun joug et qui ne connaissent aucun autre pouvoir que celui de leur propre union, de leur propre avant-garde plus consciente, audacieuse, unie, révolutionnaire et ferme » (ibid., p.427).

Comme le notait justement Lénine, la discipline est fille de la grande industrie, et non de la morale ou de la coercition brutale. Et son jugement est plus que confirmé aujourd'hui par l'industrie surdéveloppée : l'homme, coupé de tous ses liens avec l'espèce, se retrouve seul, mutilé, sans force ni initiative, solitaire dans la foule et la concurrence ; socialement, il est discipliné, même s'il se veut sottement original alors qu'il est fabriqué à un bon milliard d'exemplaires, réglé comme du papier à musique, robotisé, mécanisé et manipulé par la grande production en série et les usines de psychologie modernes, made in USA, qui inondent le monde entier de leur merde.


Stades du socialisme et communisme de guerre

Il reste un point à considérer – celui du communisme de guerre, qu'il faut distinguer nettement des stades successifs de la révolution permanente dans un pays attardé ou du premier stade du socialisme dans un pays avancé. C'est d'autant plus nécessaire que le communisme de guerre a de fortes chances de s'imposer à l'avenir encore. Déjà la Commune de Paris a connu ces terribles épreuves, mais celles-ci risquent d'être le sort de toutes les révolutions futures, puisque le capitalisme impose des destructions toujours pires à mesure qu'il vieillit – ce qui confirme encore la thèse marxiste du capitalisme catastrophique.

En principe, les mesures de transition au socialisme, prônées par Marx ou Engels de 1848 à 1875 et même 1891, s'appliquent à une économie qui a surmonté les troubles de la guerre civile et évolue « rationnellement », c'est-à-dire selon les normes économiques et non les exigences politiques de la défense prioritaire du pouvoir. Le communisme de guerre, lui, correspond à une phase où il s'agit avant tout de survivre et de défendre la révolution. Les dispositions prises dans ces circonstances n'ont rien à voir avec les mesures de transition au socialisme, voire avec le programme de préparation de la révolution. Il faut donc les distinguer soigneusement – et ce d'autant plus que rares ont été ceux qui ont compris que, par rapport à la situation de communisme de guerre, la Nouvelle politique économique (NEP) de Lénine n'a pas vraiment constitué un pas en arrière. Leur étonnement vient de ce qu'ils ont un point de vue anarchiste : ils croient que la révolution introduit aussitôt le socialisme, alors qu'en réalité le socialisme, en économie, dépend du niveau de production réel atteint par le pays de la révolution.

L'homme véritablement social et épanoui ne peut être que le fruit de la révolution sociale engendrée par un très haut niveau des forces productives. Si celles-ci font défaut ou si elles sont ruinées à l'échelle d'un pays ou d'un continent et que les rapports mercantiles et monétaires sont éliminés, tout ce que l'on peut réaliser, c'est le communisme de guerre. Le pouvoir d'État n'est pas un deus ex machina : il agit à partir de la base de l'économie qu'il influence en retour. Il ne construit pas le socialisme, mais balaie les rapports sociaux devant la progression des forces productives.

Dans un pays arriéré, par exemple, où le prolétariat est au pouvoir, il y a deux phases en général où la distribution s'effectue de manière égalitaire : 1/ celle du communisme de guerre, né de la catastrophe de la guerre, des destructions de la guerre civile, etc., mais cette phase n'est pas nécessaire pour parvenir au communisme ; 2/ celle du socialisme inférieur où l'argent est aboli et remplacé par le système des bons de travail.

Il importe de faire nettement la différence, ne serait-ce que pour expliquer que le temps n'est pas encore venu alors d'introduire la distribution égalitaire du socialisme inférieur, faute d'une base économique adéquate, celle où le capital et la rente foncière sont déjà évincés et où il ne faut plus rémunérer qu'un seul facteur de la production, le travail humain – ce qui implique le plus haut développement auquel puisse parvenir le mode de production bourgeois [38].

Pour mieux éclaircir ce point particulièrement difficile des mesures de transition au communisme, nous prendrons un exemple historique qui met en évidence les différences spécifiques des phases successives de la révolution permanente dans un pays arriéré – celui de la Russie des glorieuses années 20.

L'ensemble des mesures intitulées communisme de guerre– et elles portent bien ce nom – s'explique par le contexte historique, politique et militaire. Mais, si l'on veut les considérer sous l'aspect économique, elles relèvent du stade du communisme non pas inférieur mais supérieur. C'était en Russie de 1920, pour employer une formule moderne, un « pont aérien » lancé vers l'onde de la révolution de l'Occident développé, vers un futur qui refluera à la suite de la défaite de la révolution en Europe centrale.

Il faut donc expliquer ce point économiquement, en sachant qu'une forme de production et de société peut apparaître avant ou après son temps comme phase précaire ; par exemple, de nos jours un régime esclavagiste de la part d'une bande de forbans, ou un régime de rationnement socialiste à partir de calculs mathématiques dans une cité médiévale ou bourgeoise assiégée – Arras ou Paris.

Considérons donc le pain que l'on distribue sans demander de l'argent en échange à Moscou, ou le tramway où chacun monte et descend comme il veut. Lorsqu'on répartit la ration de pain dans les quartiers, on ne demande pas à celui qui la reçoit s'il a travaillé ou s'il peut en fournir la preuve, voire s'il a un ticket – ce qui n'est pas possible dans les moments difficiles. On voit qu'il a faim, et on lui donne sa ration – comme au soldat en service -, et il est libre de s'en aller ensuite. La délivrance du pain est un acte qui se déroule entre la société et l'individu, et elle ne s'établit pas autrement que pour l'usage de l'énergie électrique du tramway : on ne compte pas les voyages effectués dans la journée, pas plus qu'on n'en demande la raison. Mettre sur pied une organisation pour cela serait trop difficile dans une situation tendue à l'extrême. L'individu que l'on vient de transporter ou de rassasier dans ces conditions peut généralement décider lui-même – sans qu'il y ait de liens avec ce qui précède ou ce qui suivra - s'il va s'en aller au travail, creuser une tranchée à la périphérie de la ville ou ramasser l'arme de quelqu'un qui vient d'être tué pour continuer la lutte contre les Blancs.

Toutefois, ce système qui a surmonté toute mesure mercantile au plan individuel aussi bien que social, s'il répond économiquement à la forme du communisme supérieur - « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités » - n'est possible qu'au moyen de mécanismes de coercition et d'oppression à la tête desquels se trouvent la dictature, la terreur rouge, la guerre civile en permanence, organisées par l'avant-garde des ouvriers, le parti communiste. La farine pour le pain est là, parce que les détachements d'ouvriers armés de la ville sont allés à la campagne pour la prendre de force aux paysans qui en ont de trop par rapport à la pénurie qui règne dans l'armée et la ville. S'il est possible d'éviter qu'un chacal accapare des rations de pain ou abuse d'une façon ou d'une autre des services sociaux non payés ni contrôlés, c'est que la première patrouille venue d'ouvriers armés peut l'arrêter, le juger sommairement et le punir sur place, sans autre forme de procès. Ce n'est pas une habitude historique (que l'on a coutume d'appeler conscience) formée au cours des générations, qui limite les besoins et exalte les capacités, mais la force révolutionnaire en explosion immédiate qui n'a pas le loisir de calculer les pourcentages d'erreurs et les préjudices supportés par le fantasme de la personne humaine.

Le système du bon de travail est beaucoup plus complexe et il implique une organisation sociale qui – comme Marx l'a expliqué – doit évoluer de façon pacifique et sans effusion de sang, même s'il s'agit d'une société tout juste sortie du sein capitaliste. Il implique donc une ultime application du droit de distribution, c'est-à-dire de droit bourgeois. Or, cela était très en avance sur les possibilités d'une économie telle que la russe, où en 1921 prévalaient encore des formes sociales d'une échelle plus basse non seulement que le capitalisme d'État, mais encore le capitalisme privé lui-même, voire la petite production mercantile : le simple contrôle statistique était alors encore du domaine du rêve [39].

Dans le système des « bons de travail », tous les produits vont directement à la société et ne font pas l'objet d'un échange ni entre producteurs, ni entre individus particuliers ou associés. Cependant, la société calcule combien de temps-travail ils représentent (ce dont on ne se préoccupera plus du tout dans le stade supérieur du communisme, comme on ne s'en préoccupait pas non plus dans la glorieuse période des Communes assiégées de Paris ou de Russie). Elle en fait le total qu'elle met en concordance avec la somme des heures de travail que chacun a donné à la production. Pour chaque heure de travail, l'individu pourra retirer une partie équivalente du produit social, après déduction des aliquotes pour les frais sociaux, etc.

Supposons que l'on applique le système des bons de travail en donnant du pain, par exemple, sans violer le principe du travail égal en fonction du temps. On pourra établir que dans la journée – mettons de six heures – le pain représente une heure. Si le bon de la journée a donc six marques, le pain correspondra à l'une de ces six marques. L'organisation de ce système suppose que la société sache combien il y a de kilos de pain et combien il y a d'heures de travail pour établir quel est le rapport entre ces deux quantités, une fois que l'on a écarté les nombreuses autres incidences qui entrent en jeu. Au préalable, tout cela implique, on le voit, qu'il n'y ait plus de marché du pain, ni de pain revendable comme marchandise, ni de monnaie échangée contre du temps de travail, c'est-à-dire de salariat.

Cela, on ne l'a jamais vu en Russie, et rien ne le laissait entrevoir non plus, tout le travail étant exprimé en monnaie, et toute cette monnaie étant exprimée dans sa forme capital. Aussi dans les années 1920, durant le communisme de guerre, n'a-t-on jamais posé la question du stade inférieur du communisme (c'est-à-dire de la consommation égale pour un temps de travail égal sur la base d'une économie hautement productive), parce qu'on avait affaire à des marxistes, et non à des fous enivrés par le feu et les flammes du mouvement historique révolutionnaire. Or donc, le rapport entre « tant de droit à du pain pour tant de devoir de travail » sera sanctionné par un État prolétarien faisant encore usage de l'obligation bourgeoise du droit et du devoir que, dans les programmes de Gotha et d'Erfurt, Marx et Engels tinrent à opposer à la bourde lassaléenne du droit au fruit intégral de son propre travail, l'égalité de devoir de pair avec l'égalité de droit, comment poser ce rapport de l'égalité entre tant de pain contre tant de travail, quand la majorité de la population – pour ne pas parler de tout le reste – produisait le pain et le mangeait avant même qu'il soit pesé [40] ?

La question de la comptabilité n'est pas simplement formelle. Elle évolue selon le développement économique atteint par la société. Dans le livre II du Capital [41], Marx explique qu'elle aura une importance accrue dans le communisme supérieur, cependant pour des raisons totalement contraires à ce que suggère la pratique capitaliste où elle envahit tout à la suite de l'argent qui a besoin de mesurer même des choses qui n'ont aucune utilité pratique. Au fond, cette comptabilité communiste n'a que le nom en commun avec la capitaliste, car c'est le prolongement – de qualité nouvelle – du contrôle de la dictature du prolétariat qui s'est lui-même substitué à la dictature de l'argent, des banques et de la finance. Elle n'a rien à voir non plus avec ce qu'elle était dans les sociétés mercantiles, car elle ne porte plus sur l'argent.

Soit dit en passant, cela constituera une énorme diminution des faux frais de production. En effet, comme le dit Marx, sous le capitalisme tout produit doit exister doublement pour être marchandise, c'est-à-dire article conforme à ses règles de distribution : une fois sous forme de produit (valeur d'usage), une autre sous celle de la marchandise (valeur d'échange). Ce n'est pas la fabrication de monnaie (extraction des métaux précieux, frappe, etc.) qui constitue la plus grande part des faux frais de ce système monétaire, car pour fonctionner jour après jour on dilapide des masses inouïes de forces productives, de main-d'œuvre, d'installations immobilières, de machines les plus sophistiquées, etc., avec le réseau bancaire, financier, etc. qui enserre jusqu'au dernier hameau.

On sait que, de nos jours, les frais de circulation mercantile dépassent les coûts de production des denrées. C'est dire que, du simple fait de l'élimination du système de comptabilité monétaire, les heures de travail de la société pourraient être réduites de plus de la moitié dans la société non mercantile du communisme, et ce, sans dommage – au contraire.

Pourquoi, cependant, la comptabilité gagnera-t-elle encore en importance sous le communisme ? Répondre à cette question permet, en opposition aux conditions actuelles, de mieux définir les caractéristiques de l'économie communiste – si l'on peut encore parler alors d'économie, car il s'agit plutôt d'un métabolisme, échange naturel entre l'espèce humaine et la nature en un rapport qui accroît et multiplie les forces et possibilités de l'une comme de l'autre [42]. Or donc, bien que son poids et son efficacité y seront multipliés, la comptabilité y sera réduite à un minimum technique dérisoire : on ne comptera plus qu'en grandeurs physiques les matières premières et auxiliaires, le nombre de producteurs et de consommateurs, d'enfants, de vieillards, ainsi que les produits, la brosse à chaussures par exemple, dont il n'y aura plus cent variétés différentes, celle qui fait le meilleur usage s'imposant aussi bien à l'un qu'à l'autre, dès lors que les hommes ne mettent plus leur point d'honneur à se distinguer... par leurs objets personnels, si l'on peut dire. En somme, il n'y aura plus que des chiffres de mètres cubes, de tonnes, de calories, de kilowatts et autres grandeurs et unités ayant un clair sens physique accessible à tous. Bref, au lieu d'être monétaire, la comptabilité sera physique. Le cancer bureaucratique et ses effets néfastes, liés pour ce qui est de leurs causes non tant à l'État qu'au mercantilisme qui exaspère les intérêts individuels et les oppose entre eux et à la société, seront purement et simplement éliminés.


[1] Ce recueil sur la Dictature du prolétariat précède la publication des textes de Marx-Engels sur la Société communiste qui se développe déjà au sein de la base économique du capitalisme et sert de levier pour les efforts révolutionnaires du prolétariat et de point de référence pour les mesures de transition au communisme. Du point de vue méthodologique, nous commençons, dans cette Présentation, par déterminer quel est le rapport entre la lutte politique révolutionnaire et l'œuvre économique du travail ouvrier au sein de la base productive, afin de définir quelle est la marge de jeu et l'efficacité en retour de l'action ou de la violence politique sur les rapports communistes enfouis dans le giron du mode de production capitaliste. On pourra établir ainsi quel peut être l'effet des mesures de transition décrétées par le Parti communiste à la tête de l'État de la dictature du prolétariat, et quelle en est la base de classe.

[2] Lénine, en dialecticien éminent  à l'audace inouïe, allait jusqu'à dire que le socialisme n'existait qu'au plan politique en Russie et au plan économique en Allemagne : « Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d'après le dernier mot de la science moderne... L'histoire a suivi des chemins si particuliers qu'elle a donné naissance, en 1918, à deux moitiés de socialisme, séparées et voisines comme deux futurs poussins sous la coquille commune de l'impérialisme international. L'Allemagne et la Russie incarnent en 1918, avec une évidence particulière la réalisation matérielle des CONDITIONS du socialisme – des conditions  productives, économiques et sociales, d'une part, et des conditions politiques, D'AUTRE PART » (Cf. L'Impôt en Nature, in Œuvres, t. 32, p.354 et 355).

[3] Ce recueil de Marx-Engels sur la dictature du prolétariat ne surgit pas ex novo. Il arrive, au contraire, après des débats historiques sur ce sujet par définition brûlant. Il ne s'agit donc pas d'être complet, mais plutôt d'ajouter ces textes parfois inédits aux notions fondamentales. Nous renvoyons par ailleurs aux textes classiques de Marx-Engels sur les Luttes de classes (1848-49 et 1871), à l'Antidühring, aux dernières pages de la Misère de la Philosophie, ainsi qu’aux recueils sur le Mouvement ouvrier français, sur les Utopistes et l'Utopisme et Communauté de l'avenir, pour ce qui est de la société communiste que se fixe comme but la dictature du prolétariat. Par ailleurs, nous ne produisons pas les passages sur l'État et la Commune de Paris que commente brillamment Lénine dans l'État et la Révolution (Œuvres, t. 25, p.413-531). On ne peut dire mieux que lui – et nous le tenons donc pour un acquis auquel on ne peut que renvoyer le lecteur soucieux de ces problèmes vitaux. On trouvera, en outre, une étude, dans le prolongement marxiste le plus strict, sur la question de la violence révolutionnaire dans l'opuscule intitulé Force, violence et dictature dans la lutte de classe, traduction française Ed. Programme communiste.

[4] Autre exemple : Marx et Engels pouvaient justifier en Allemagne une politique ou tactique social-démocrate aussi longtemps que le démocratisme bourgeois était encore progressif. Dans les pays attardés, Marx parle ainsi du « prolétariat démocrate », parce qu'il faut passer nécessairement par l'étape bourgeoise tant que l'attaque contre le capitalisme ne peut s'effectuer de manière frontale. La voie est encore longue avant le point d'abolition de la démocratie qui correspond au communisme sans institutions politiques, ni État. Ici encore, le train ou tramway fait un long tournant, mais le terme en est clair.

[5] Cf. infra la Commune et ses rapports avec la paysannerie, ainsi que Dialogue avec les Morts, chapitre les « Vingt ans » de bons rapports de Lénine avec la paysannerie, p.133-135. Selon la formule de Lénine, ces bons rapports devaient permettre de tenir jusqu'à la victoire des partis prolétariens dans les pays plus développés. Le détour est immense, mais les compromis économiques - deux pas en avant, un en arrière, etc. - auraient permis de tenir l'essentiel – la victoire politique de la révolution mondiale au maillon le plus faible de la chaîne bourgeoise, avec l'orientation socialiste de l'Octobre russe.

[6] Il est évident que les nations disparaîtront toutes à la fin, lorsque l'humanité sera unifiée en un seul ensemble. C'est une utopie de croire que le capitalisme puisse surmonter les nations, ne serait-ce qu'en créant des ensembles plus vastes, la petite Europe par exemple, parce que le capital est jungle des nationalismes et de l'impérialisme. Il ne s'agit donc pas de faire un chapitre nouveau du programme de parti sur le thème de la systématisation à partir de zéro de tous les peuples homogènes en un nouvel ordre politique, géographique, d'États, organisé par la violence ou le consensus mutuel. L'unification de toute l'humanité ne peut se faire que sous le socialisme, avec l'abolition de l'État géographiquement circonscrit et limité, c'est-à-dire avec l'extinction de toute violence et limitation étatique. Il est donc erroné de penser que ce sera l'État socialiste qui unifiera l'humanité en un seul ensemble : l'État, aussi longtemps qu'il existe, est synonyme, au contraire, de limitations et d'entraves. En somme, le mot d'ordre « À bas les frontières » n'a de sens qu'à partir du moment où le socialisme (sans État) est une réalité : ce n'est pas une méthode d'organisation de l'humanité par les institutions politiques, car celles-ci présupposent des frontières.

Les mots d'ordre d’autodétermination des peuples de Lénine ne sont donc nullement des formules d'organisation définitive. Et il en est de même de celles sur la paix sans annexions, le droit d'une nation de se séparer de l'hégémonie de l'autre. Ce sont des moyens de libérer les masses de l'emprise de l'impérialisme et du colonialisme, de leur rendre l'initiative, pour les amener à une révolution socialiste qui transforme effectivement les rapports économiques et sociaux qui les enserrent. Ainsi, Lénine écrivait-il, par exemple sur les propositions à tous les peuples d'une paix démocratique, fondée sur le renoncement complet à toute espèce d'annexions et de contributions, qu'elles « créeraient entre les ouvriers des pays belligérants une entière confiance réciproque et amèneraient inévitablement des soulèvements du prolétariat contre les gouvernements impérialistes qui s'opposeraient à la paix proposée » (LENINE, la 7ème Conférence de Russie du POSD(b)R, in Œuvres, t.24, p.275).

[7] Cf. MARX, le Mouvement révolutionnaire, 1-1-1849, in Werke, t. 6, p.150.

[8] Cf. MARX, Circulaire du Conseil général de l'A.I.T. au Conseil fédéral de la Suisse romande, 1-1-1870, in Werke, t. 16, p.386. Marx répète, 30 ans après la révolution de 1848-49, que « l'Angleterre seule peut servir de levier à une révolution sérieuse dans l'économie, si l'initiative révolutionnaire partait cette fois de la France » (ibid.).

[9] Cf. MARX-ENGELS, la Guerre civile aux États-Unis, Ed. 10/18. On trouvera le parallèle entre le bond américain et la révolution double de Russie en 1917 dans le texte Dialogue avec les Morts, chapitre sur les Révolutions qui ont à remplir des tâches que leur a léguées le passé (en langue italienne : Dialogato coi Morti, Ed. Filo del Tempo, p.II-XVIII et 196-199). Marx a établi – pour la Russie, dont une énorme fraction de l'économie et de la population se trouvait dans des rapports de production proches du communisme archaïque – l'hypothèse d'un bond par-dessus le capitalisme, si la révolution prolétarienne de Russie effectuait sa jonction avec celle d'Europe centrale, et notamment d'Allemagne. Nous ne faisons que citer ici pour mémoire cette hypothèse qui pouvait se réaliser seulement dans des conditions de temps strictement déterminées en Russie, et renvoyons le lecteur au recueil de MARX-ENGELS, la Russie, Ed. 10/18, p.236-278. Le texte central en est les trois projets de lettre de Marx à Véra Zassoulitch, écrits en français et reproduits in l'Homme et la Société, n°5, p.165-179. Pour ce qui est de la même solution en ce qui concerne les pays coloniaux, cf. MARX-ENGELS, la Chine, section II, Bond par-dessus le capitalisme, p.61-141, Ed. 10/18, 1973. La Troisième Internationale en a fait son programme du Congrès de Bakou qui tenta de faire la jonction entre la Russie soviétique, le prolétariat des métropoles avancées et les peuples de couleur, cf. Manifestes, Thèses et résolutions des 4 premiers Congrès mondiaux de l'Internationale Communiste, Réimpression F. Maspero, 1969, p.60.

[10] Cf. MARX-ENGELS, les Utopistes, PCM (Petite collection Maspero), p.13 : « Tant que le mode de production se trouve dans le cours ascendant de son développement, il est acclamé même par ceux qui sont désavantagés par le mode de distribution existant. Cela a été le cas des ouvriers anglais lors de l'apparition de la grande industrie » (ENGELS, Antidühring). Pour ce qui est de l'Angleterre, Engels fait coïncider cette époque avec l'action d'Owen et l'essor du chartisme où les ouvriers anglais arrachèrent diverses améliorations sociales et luttèrent plus que jamais: « applaudir » n'est pas, pour lui, assister aux événements en spectateur ébahi.

[11] L'État de la dictature n'en prônera pas pour autant un « socialisme romantique » ou « capitalisme populaire », en opérant un transfert du profit aux masses populaires. Ce serait contraire à l'intérêt de classe du prolétariat, ainsi qu'au développement même des forces productives. Une économie qui mange tout le profit périclite au niveau petit-bourgeois, alors qu'une économie où domine le prolétariat produit une plus-value pléthorique au bénéfice de la société – ce qui ne signifie pas qu'il faut rechercher le taux d'investissement maximal, mais que l'on élimine, autant que possible, les points arriérés de l'économie, en les haussant rapidement à un niveau supérieur par les mesures de transition adéquates. Il ne s'agit pas de tirer encore plus de la carcasse des ouvriers, mais de hausser les catégories précapitalistes de travailleurs au niveau des ouvriers modernes ou de leur productivité, en étendant à une fraction toujours croissante de la population les procédés et rapports modernes de production. La pire solution est toujours populaire, celle qui laisse stagner la masse de la population dans son arriération et pèse uniquement sur les prolétaires des quelques branches qui elles-mêmes ne peuvent pas avancer. La classe révolutionnaire utilisera franchement le mode de production moderne du capitalisme dans les pays attardés, plutôt que les moyens petit-bourgeois de la production.

Ainsi, les ouvriers russes d'aujourd'hui sont-ils mal fournis, non pas à cause de leurs conditions propres et de leur productivité élevée due à l'utilisation franche du capitalisme, mais des conditions précapitalistes de l'agriculture kolkhozienne avec ses méthodes « populaires » petite-bourgeoises, qui font stagner les forces productives dans les parcellaires travaux des lopins et jardins privés. Ces porcs de kolkhoziens mangent eux-mêmes les moyens de subsistance plutôt que de les envoyer à la ville, mais n'hésitent pas à éponger une part énorme de la plus-value des ouvriers industriels, en se faisant construire des routes, des écoles, des relais de télévision, des lignes de chemin de fer, etc.

[12] Ainsi, à l'époque du chartisme qui se proposait la conquête légale du pouvoir, les ouvriers appuyèrent les réformes démocratiques par des grèves et des manifestations violentes, et Engels était sceptique sur l'efficacité des moyens de conquête pacifique : « La seule idée qui animait à la fois les ouvriers et les chartistes était celle d'une révolution pacifique par la voie légale, ce qui représente une contradiction dans les termes, une impossibilité pratique : ils échouèrent à vouloir l'exécuter. Et, de fait, la première mesure qui leur était commune à tous – l'arrêt de travail dans les fabriques – était déjà violente et illégale », cf. ENGELS, les Crises anglaises, in la Gazette rhénane, 9-12-1842. Cf. également Fil du Temps, n°11, sur la Crise actuelle et la stratégie révolutionnaire, p.142-146, sur le Chartisme et la violence dans l'étape « pacifique ».

[13] Pour ce qui est de l'hypothèse de Marx-Engels applicable à l'Angleterre, etc. dans les conditions du siècle dernier en ce qui concerne la violence et l'État, cf. LENINE, l'État et la révolution, in Œuvres, t. 25, p.449, et pour ce qui est de la tactique SOCIAL-DEMOCRATE au sein du capitalisme jeune, cf. MARX-ENGELS, la Social-démocratie allemande, Ed. 10/18, 1975, p.20-27, 301-339. En ce qui concerne les petits pays séparés du reste du monde par la muraille de Chine de leurs frontières datant d'autres temps ou artificiellement créées par la contre-révolution, cf. MARX-ENGELS, la Belgique, Editions Fil du Temps, 1977, p.164-165 (note) et chapitre sur les Petits pays, entraves à la révolution, p.261-267.

[14] Ainsi, Rosa Luxemburg affirmait-elle le point de vue de Marx-Engels face au révisionnisme et réformisme de Bernstein : « Les institutions démocratiques (...) ont terminé leur rôle dans le développement de la société bourgeoise (…). On peut faire les mêmes remarques à propos de toute la machine politique et administrative de l'État (…). Cette transformation, historiquement inséparable du développement de la démocratie, est aujourd'hui si complètement achevée que les composantes purement démocratiques de la société, le suffrage universel, le régime républicain, pourraient être supprimées sans que l'administration, les finances, l'organisation militaire eussent besoin de revenir aux formes antérieures à la Révolution de Mars 1848 en Allemagne ». Cf. Réforme sociale ou révolution?, in Œuvres, t. I, PCM, p.68.

[15] Cf. MARX-ENGELS, la Commune de 1871, Ed. 10/18, p.217-249.

[16] Cf. Engels à M. Oppenheim, 24-3-1891.

[17] Ibid.

[18] « Dans les périodes inévitables de pénurie provoquée par la crise révolutionnaire à l'intérieur, ainsi que par la guerre aux frontières et même dans les provinces du pays, il n'était pas possible d'assurer la nourriture et les fournitures par le mécanisme de l'argent, cher aux bourgeois. Il fallait couvrir les besoins essentiels en premier : ravitaillement et fourniture de l'armée et de la population. Seuls les coups de force du parti plébéien et des bras nus pouvaient permettre d'assurer les conditions de survie aux masses exploitées les plus pauvres, et du même coup ils défendaient les intérêts de toute la nation. Sous cette pression, la bourgeoisie s'aperçut qu'il était possible d'agir sur les prix par une contrainte de plus en plus sévère, et l'action directe des faubouriens força l'Assemblée à faire exécuter ces lois. » Le lecteur trouvera un exposé détaillé de ces mesures dans le chapitre intitulé Terreur et transformations économiques et sociales, in le Marxisme et la question militaire, Fil du Temps n°10, p.182-194.

[19] Cf. MARX-ENGELS, Écrits militaires, Ed. de l'Herne, chap. la Révolution de 1848-49, p.191-321.

[20] Cf. ENGELS, le Socialisme utopique etc., in Werke, t. 19, p.544. Cf. également MARX-ENGELS, le Mouvement ouvrier français, PCM, 1974, tome 1, chapitres sur la Révolution permanente en France et la Révolution permanente à l'échelle internationale, p.26-36.

[21] Cf. MARX, la Critique moralisante et la morale criticisante, in Werke, t. 4, p.339.

[22] « Dans le meilleur des cas, la bourgeoisie est une classe qui n’a rien d’héroïque. Même ses conquêtes les plus éclatantes, en Angleterre du XVIIe siècle et en France du XVIIIe siècle, elle ne les a pas arrachées de haute lutte ; c’est la masse du peuple – les ouvriers et les paysans – qui a combattu pour elle » (Cf. ENGELS, La « Crise » en Prusse, in Werke, t. 18, p. 291).

[23] Cf. Struttura economica e sociale della Russia, §26,  Ed. Programma Comunista.

[24] Cf. Lénine et la Question agraire, traduction française in Fil du Temps, n°7.

[25] Cf. MARX, la Politique britannique, 8-3-1853, in Werke, t. 8, p.528.

[26] Cf. MARX-ENGELS, la Crise, Ed. 10/18, p.397 note 29 : « Cette prévision de la crise – ou du tournant historique – de 1975 est le fait de tout le courant communiste resté fidèle à la vision selon laquelle on ne change pas le capitalisme sans la classique révolution internationale. On peut la relier à certaines intuitions de Lénine parlant, par exemple, de « plusieurs générations enchaînées » au cas où la révolution russe et européenne serait battue, puis à la polémique de 1926 contre Staline.  Trotsky y parlait de la possibilité de tenir 50 ans même si la révolution était battue : « Trotsky parlait à ce sujet de 50 ans, ce qui nous aurait conduit à 1976, date approximative de la prochaine grande crise générale du système capitaliste que nous prévoyons ». (Dialogue avec les morts, Ed. Il Programma Comunista, p. 132.) Un travail collectif intense de parti sur le Cours historique du capitalisme mondial dans les années 1957-1962 accumula des données statistiques sur les courbes de production des capitalismes dominants, afin de corroborer économiquement l’intuition politique, née de la lutte de classe ainsi que du pronostic fait en 1945, à savoir qu’une longue période d’essor capitaliste allait suivre la seconde guerre impérialiste. Tout le mouvement anti-impérialiste des peuples de couleur fut évalué dans la perspective selon laquelle « les cinquante ans perdus par nous, Blancs, battus dans les années 1920, pourraient être compensés grâce au mouvement d’accélération de la crise décisive par nos frères jaunes et noirs » (cf. Sur le texte de Lénine, « la Maladie infantile du communisme » Ed. Programme Communiste, p. 21) ».

[27] Cf. Engels à J.Weydemeyer, 12-4-1853.

Il importe de distinguer entre programme proposé avant et après la conquête du pouvoir, non parce que le contenu en est autre – au contraire –, mais parce que ce programme lancé bien avant l'assaut au pouvoir peut accélérer la victoire, voire en être la condition (ce qui met encore en évidence le rôle primordial du parti comme facteur révolutionnaire). C'est Marx qui soulignait l'importance fondamentale des rapports entre la Commune ouvrière de Paris et la paysannerie pour l'extension de la révolution de 1871 à l'ensemble du pays, et c'est Lénine qui, en défendant les mêmes thèses, s'attacha la paysannerie et rendit possible le renversement du tsarisme. Si nous avons mis en évidence les « mesures de transition » du programme ouvrier avant la conquête du pouvoir, ce n'est donc pas par académisme.

[28] Cf. LENINE, la 7ème conférence etc., in Œuvres, t. 24, p.240-241.

Le marxisme tient le plus grand compte de l'évolution réelle pour ses mesures de contrôle et d'interventions dans l'économie pays arriérés : la nationalisation des banques y joue un rôle important, décisif, mais le prolétariat lui-même ne peut l'utiliser qu'aussi longtemps que cette arme est révolutionnaire. Il n'a pas le pouvoir magique – contrairement à ce que pensait Staline – de rendre progressif et socialiste tout ce qu'il touche. Au contraire, les mesures de transition tendent, pour Marx, à se dépasser elles-mêmes en suscitant des formes nouvelles, obtenues à partir des premiers résultats.

On peut donc se poser la question : où commence l'économie socialiste (ou première phase du communisme) et où finissent les mesures bourgeoises (révolutionnaires dans les conditions arriérées, et elles seules) que peut et doit prendre le prolétariat dans des circonstances bien déterminées ? Le stade inférieur du communisme commence, le prolétariat ayant conquis l'État, au niveau dont le capitalisme le plus avancé s'est rapproché. La Russie d'aujourd'hui éclaire cette définition a contrario : le programme réel des plans quinquennaux des Républiques Soviétiques consistant à rattraper l'Europe et l'Amérique, donc à suivre le modèle capitaliste le plus développé, la Russie ne se trouve par conséquent pas dans le socialisme, mais est lancée dans l'édification d'un capitalisme développé – ce que confirme l'essor croissant de l'argent, du salariat, du marché, des échanges « fructueux » avec les autres pays capitalistes, et la politique strictement bourgeoise et impérialiste de l'État russe. La même chose s'applique à la Chine qui souffre d'un retard économique par rapport à la Russie – simple différence quantitative.

[29] Ce détour immense par le capitalisme (l'économie monétaire et mercantile) est au fond une alliance avec le diable... bourgeois. Politique léniniste ? Absolument pas. Marx lui-même écrivait on ne peut plus clairement : « En politique, on peut s'allier avec le diable lui-même pour atteindre un but déterminé – seulement, il faut être certain qu'on roule le diable et non l'inverse » (Cf. MARX, Kossuth, Mazzini et Louis-Napoléon, in New York Tribune, 1-12-1852).

[30] Cf. MARX-ENGELS, Ecrits militaires, L'Herne, p.185-298.

[31] Au moment de la création de l'Internationale, avant la vague révolutionnaire qui devait aboutir à la systématisation des nations modernes en Europe occidentale, méridionale et centrale, ainsi qu'à la Commune de Paris, Marx prépara un formulaire d'enquête statistique d'une dizaine de pages adressé à tous les ouvriers organisés des pays modernes. Marx, dans ses explications introductives, écrit qu'il s'agit de l'« œuvre première qui s'impose à la démocratie socialiste pour PREPARER LA RENOVATION SOCIALE ». Ces questions orientaient les masses et les travailleurs eux-mêmes sur les problèmes de la production, de l'économie et de la société, en leur demandant des comptes précis sur la qualité, la grandeur, la situation de leur entreprise, avec la description minutieuse des procédés de travail, du produit, de l'emploi et du genre de la main-d’œuvre, des locaux, des machines, des services de sécurité, des contrats de travail et de rémunération, des formes d'organisation des travailleurs, des grèves, des liaisons avec les autres entreprises, etc., l'Internationale étant chargée de faire le recensement général. La révolution devait disposer de la sorte d'une comptabilité complète des ressources, forces productives, etc. en valeur d'usage, dont elle pouvait disposer dans les divers pays et régions. Nous avons reproduit in extenso cette Statistique ouvrière dans MARX-ENGELS, le Syndicalisme, tome 2, p.181-190.

[32] Cf. Œuvres, t. 25, p.376-379.

[33] Dans les Principes du Communisme de 1847, où Engels prévoit le programme du parti communiste pour les principaux pays d’Europe, il définit, répondant à la question 18, ce qu'est la dictature du prolétariat dans les conditions de maturité inégale  du capitalisme des années 1840. Dans les pays arriérés,  cette dictature est démocratique (liée avec la classe paysanne), c'est-à-dire exigera sans doute une seconde lutte pour assurer la victoire complète et unique au prolétariat pur : cf. Manifeste du Parti communiste, Ed. Sociales, Classiques du marxisme, p.217-19.

Dans les Luttes de classes en France, Marx confronte cette vision de 1847, sur cette dictature SOCIALE-DEMOCRATE de la République rouge, avec les événements de 1848-49 : « Seule, la chute du capital peut promouvoir le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste, prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation sociale. La République constitutionnelle, c'est la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République socialiste, la République rouge, c'est la dictature de ses alliés » (Ed. Sociales, 1970,  p.140).

[34] Les samedis communistes étaient réservés aux camarades du parti qui donnaient gratuitement quelques heures de leur travail pour aider la révolution en danger, et ils n'ont rien en commun avec l'odieux système stakhanoviste de Staline qui rétribue grassement les ouvriers avides de stimulants matériels.

Précisons ici, à l'occasion, le sens du terme émulation qui a eu un triste destin après Lénine. Celui-ci part de la réfutation de la thèse ultra-banale qui fait dire aux bourgeois de tous les pays et de tous les temps que la production socialiste est une utopie, car disent-ils : « Supprimez l'intérêt individuel, l'appât du gain, l'envie d'améliorer son sort par rapport à celui de son prochain – et la production s'arrêtera ; personne ne voudra plus travailler, car la société vit grâce à la compétition, la concurrence, l'émulation entre ses membres – ce que les communistes veulent supprimer précisément ». En vérité, la réponse est simple : dans la société actuelle, 95% des hommes se crèvent à travailler, non parce qu'ils peuvent espérer améliorer leur condition, mais parce que, réellement, s'ils ne le faisaient pas, leur condition EMPIRERAIT ENCORE, et ils tomberaient au bas de l'échelle économique au point de crever de faim.

La stimulation et l'émulation naissent du besoin, de la misère, de l'angoisse, et non pas de l'envie du voisin ou du désir d'entrer en compétition avec lui. De toutes manières, s'il y a compétition, c'est pour rouler l'autre et non pour faire mieux que lui dans un but... social. Lénine faisait observer que l'émulation était un fait social en Russie arriérée où les masses étaient tirées d'une léthargie séculaire qui confinait à l'indolence complète, et qu'en les portant au feu des expériences sociales, la révolution agissait comme un stimulant, et non comme un narcotique, de l'activité laborieuse. En outre, il s'agissait de passer non pas à une économie privée (avec des intérêts particuliers privés) mais à une économie associée – et c'est pourquoi Lénine n'a jamais parlé de récompenses en argent données par l'État, ou d'autres avantages et honneurs excitants. Cf. LENINE, les Tâches immédiates du pouvoir des Soviets, in Œuvres, t. 27, p.243-287, ainsi que Struttura economica e sociale della Russia d'oggi, Ed. Il Programma Comunista, p.370-371.

[35] Les banques ne sont pas seulement de puissants moyens de centralisation et de direction de l'économie, en sens révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Elles permettent à l'État de contrôler tous les mouvements de capitaux et de valeurs – sans enlever, le cas échéant, un sou à aucun propriétaire ou déposant. La nationalisation des banques permet d'organiser le contrôle de toute la vie économique, de la production et de la répartition des principaux produits : cf. LENINE, la Catastrophe imminente, p.356-67. La comptabilité serait ainsi simplifiée et unifiée ; les directeurs qui résisteraient perdraient leurs sinécures et l'occasion de se livrer à des opérations malhonnêtes.

Premier avantage : éliminer les spéculations et profits personnels ; second avantage : l'État obtiendrait pour l'industrie et sa défense les milliards nécessaires sans payer grassement les parasites privés pour le « service rendu ». Ce serait un premier pas vers l'élimination des profiteurs individuels ; un second (qui est le prolongement du premier, mais implique le prolétariat à la tête de l'État pour être mené à terme) serait la transformation de tous les banquiers, financiers et autres opérateurs économiques en employés qui travailleraient et seraient salariés par les ouvriers qui les contrôleraient. Ce dernier pas romprait avec l'économie de l'intérêt privé opposé à l'intérêt général. L'oligarchie financière aurait cessé de piller l'État et les masses. C'est avec la concentration bancaire que les pays bourgeois très développés réalisent leur pleine domination de classe : ils réglementent la vie économique de façon à créer un bagne totalitaire pour les ouvriers (et en partie pour les paysans), et un paradis pour les banquiers et les capitalistes.

En somme, la concentration et la centralisation du système monétaire peut être le fait de la classe dominante capitaliste – et Lénine le signalait dès 1917 en Allemagne et aux États-Unis -, ou bien un point de transition pour le prolétariat révolutionnaire. Qui plus est, dans un pays arriéré, elle peut être revendiquée avant la conquête du pouvoir comme moyen d’attaquer l’oligarchie dominante et servir de tremplin au prolétariat ; comme après la conquête du pouvoir pour élaborer une sorte de capitalisme monopoliste d’État, et effectuer « un pas, ou des pas en avant VERS le socialisme ».

[36] Cf. LENINE, la 7ème Conférence etc., in Œuvres, t. 24, p.230.

Toujours dans la Catastrophe imminente etc., Lénine souligne que la nationalisation des banques par le prolétariat dans un pays arriéré implique et suscite d'autres mesures pour jouer son rôle efficacement et se développer elle-même dans un sens toujours plus révolutionnaire. La nationalisation de la terre va de pair avec celle des banques, car il serait oiseux de « dominer le sol sans dominer les banques ». Ensuite, si les rapports monétaires et mercantiles doivent non seulement subsister, étant le faible développement économique du pays, mais encore être développés, cette mesure va de pair avec la cartellisation forcée des industries et syndicats patronaux (charbon, fer, pétrole, sucre, etc.), avec le contrôle ouvrier, la suppression du secret commercial et l'organisation des masses en sociétés de consommation (p.358-391).

Les assurances doivent être nationalisées en même temps que les banques, après leur fusion en une seule et leur mise sous contrôle de l'État. Déjà, tout le travail y est fait par des employés. La cartellisation forcée permet de résoudre la question du contrôle et du pouvoir : qui est le contrôleur et qui est le contrôlé, c'est-à-dire quelle classe exerce le contrôle et quelle classe le subit ? Elle constitue un moyen pour l'État de stimuler l'essor du capitalisme qui mène toujours et partout à l'organisation de la lutte des classes sur une base rationnelle.

[37] Cf. LENINE, la Grande Initiative, in Œuvres, t. 29, p.424.

[38] Dans un pays arriéré, la révolution politique est d'autant plus « facile » que la révolution économique est complexe et difficile.

Dans un tel pays – par exemple la Russie de 1917 – la centralisation politique étant très poussée, voire concentrée en un lieu et quelques mains, il suffit de l'attaquer au cœur pour que tout le pays tombe politiquement aux mains du prolétariat et de son parti. Cependant, ce pays échappe totalement à la centralisation économique des activités productives quotidiennes : le marché lui-même n'y est qu'embryonnaire, et les échanges ne s'effectuent pas entre toutes les régions de la nation. Qui plus est, le pays lui-même n'est rattaché à l'économie mondiale que par des liens économiques sporadiques, fortuits, dictés davantage par des raisons politiques et militaires qu'économiques. Cet isolement favorise certes le processus révolutionnaire initial, la conquête du pouvoir politique, mais crée à terme un rapport de forces très difficile pour le parti ouvrier au pouvoir : « Après la première révolution socialiste du prolétariat qui a renversé la bourgeoisie dans un seul pays, arriéré, le prolétariat même de ce pays reste encore longtemps plus faible que la bourgeoisie – d'abord simplement à cause des relations internationales étendues de cette dernière, ensuite à cause du renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises au sein même du pays qui a renversé sa bourgeoisie » (cf. la Maladie infantile etc., in Œuvres, t. 31, p.66).

Au reste, comment aboutir au socialisme qui suppose l'épanouissement de l'homme, si les conditions matérielles épanouies n'existent pas encore ; si l'écrasante majorité de la population vit dans l'isolement barbare autosuffisant? Comme Marx, Lénine pose l'homme socialiste sur une solide base industrielle : « Le capitalisme laisse nécessairement en héritage au socialisme, d'une part les vieilles distinctions professionnelles et corporatives, qui se sont établies durant des siècles entre travailleurs, et d'autre part des syndicats qui ne peuvent se développer et n'évolueront que très lentement, pendant des années et des années, en des syndicats d'industrie plus larges, moins corporatifs, s'étendant à des industries entières, et non pas simplement à des corporations, des corps de métiers et des professions. Par l'intermédiaire de ces syndicats d'industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes : on passera à l'éducation, à l'instruction et à la formation d'hommes universellement développés, universellement préparés et sachant tout faire » (ibid., p.44-45).  Cf. MARX-ENGELS, le Syndicalisme, PCM, 1972, tome I, p.108-110.

[39] Aucun contrôle, ni direction centrale, ni donc planification n'est possible pour une économie de petits producteurs parcellaires tant que ceux-ci forment la masse écrasante de la nation. Au reste, cette économie est pratiquement autosuffisante et ne jette pour ainsi dire aucun excédent ou surproduit sur le marché, sauf occasionnellement, localement et saisonnièrement, car il ne s'y fait pas de production de plus-value. On ne saurait socialiser pareilles conditions de production et de vie, car comment contrôler des millions et des millions d'îlots économiques épars et clos qui ne pratiquent eux-mêmes aucun compte monétaire et mercantile? Il n'y a là rien à socialiser. Tout ce qu'il y a à faire, c'est de hausser lentement et graduellement cette économie parcellaire atomisée à un niveau moléculaire où peut commencer un lien et une structuration économiques élémentaires. Car, comme le dit Lénine : « La petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, chaque heure, d'une manière spontanée et dans de vastes proportions » (la Maladie infantile du communisme, p.18). Le seul moyen pour commencer à la centraliser, c'est le marché, puisqu'il n'est pas question de supprimer la masse des petits producteurs, inclassables et incontrôlables économiquement : « il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer – mais seulement par un travail d'organisation très long, très lent et très prudent. Qui plus est, ils entourent de toute part le prolétariat d'une ambiance petite-bourgeoise ; ils l'en pénètrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite bourgeoisie – manque de caractère, dispersion, individualisme, alternance d'enthousiasme et d'abattement ». Et Lénine de tirer la conclusion suivante : s'il est relativement facile de conquérir le pouvoir dans un tel pays, il est infiniment difficile d'y poursuivre la révolution socialiste et de la mener à son terme au plan de l'économie (ibid. p.59).

«  Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions et les millions de petits propriétaires, car ceux-ci – de par leur activité économique quotidienne, traditionnelle, invisible, insaisissable et dissolvante – suscitent précisément les conditions propices à la bourgeoisie, qui restaurent la bourgeoisie » (ibid., p.39).

[40] Le bon de travail naît quand meurt la monnaie qui peut s'accumuler. Or, au moment de l'Impôt en Nature, qui justifia la NEP, il y avait le marché, l'échange de produits possédés par des particuliers, et ce, en tant que formes progressives, tandis que les premières formes de communisme supérieur achevaient leur course lumineuse, puisque la production se serait éteinte si l'on n'avait pas clos la phase historique de la guerre civile locale menée en permanence, avec ses réquisitions, la mise au mur des spéculateurs livrés à la vindicte du peuple. Et c'est ainsi que – comme Lénine l'a prôné en maître insurpassé – la Russie est montée, et non descendue, dans l'échelle des formes économiques de la seule façon historiquement possible, en l'absence de l'incendie révolutionnaire en Europe développée.

[41] Cf. MARX, le Capital II, Ed. Sociales, tome I, p.124.

[42] Sous le communisme, la comptabilité, ayant perdu tout caractère mercantile, n'aura plus de caractère intéressé, inquisiteur, pointilleux post festum, puisqu'elle ne sera plus faite en liaison avec un organisme de pression et d'oppression, l'État et les comptes de surveillance et de contrôle ayant disparu, et, auparavant, l'exécutif n'étant plus séparé depuis longtemps déjà de l'organe qui décide. Etant désormais directement attachée à la valeur d'usage, la comptabilité se fondra avec la science en général ou, mieux, avec les mathématiques. En effet, celles-ci ayant elles-mêmes conquis une valeur d'usage physique, chimique, biologique, etc. avec l'unification de la science, exprimeront le langage sous sa forme dialectique rigoureuse qui mêle logique et poésie, nous dirions presque magie scientifique, pour fournir la clé du monde en devenir et en création: cf. le chapitre intitulé très suggestivement la FECONDITE du nombre, sur la fusion de la technique, de l'art et des mathématiques, in le Fil du Temps n°13 consacré au Marxisme et la Question philosophique. Pythagore avait une intuition plus juste de ces mathématiques que nos savants d'aujourd'hui, lorsqu'il les comparait à la musique dont une note (un chiffre pour les mathématiques) fournit la clé pour reproduire tous les chants et en créer de nouveaux.  Cf. MARX, Manuscrits mathématiques,  (à paraître). Ces mathématiques expriment chez Marx la dialectique de vie de cette société supérieure, débarrassée du moteur et du critère de toutes choses qu'était la valeur dans les sociétés mercantiles et monétaires.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 octobre 2010 9:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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