RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les auteur(e)s classiques »

De la division du travail social (1893)
Préface de la seconde édition


Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Émile Durkheim (1897), De la division du travail social. Paris: Les Presses universitaires de France, 8e édition, 1967, 416 pages. Collection: Bibliothèque de philosophie contemporaine. « Préface de la Seconde édition ».


Préface de la seconde édition
Quelques remarques sur les groupements professionnels



En rééditant cet ouvrage, nous nous sommes interdit d'en modifier l'économie première. Un livre a une individualité qu'il doit garder. Il convient de lui laisser la physionomie sous laquelle il s'est fait connaître (1).

Mais il est une idée, qui était restée dans la pénombre lors de la première édition, et qu'il nous paraît utile de dégager et de déterminer davantage, car elle éclairera certaines parties du présent travail et même de ceux que nous avons publiés depuis (2). Il s'agit du rôle que les groupements professionnels sont destinés à remplir dans l'organisation sociale des peuples contemporains. Si, primitivement, nous n'avions touché à ce problème que par voie d'allusions, c'est que nous comptions le reprendre et en faire une étude spéciale. Comme d'autres occupations sont survenues qui nous ont détourné de ce projet, et comme nous ne voyons pas quand il nous sera possible d'y donner suite, nous voudrions profiter de cette seconde édition pour montrer comment cette question se rattache au sujet traité dans la suite de l'ouvrage, pour indiquer en quels termes elle se pose, et surtout pour tâcher d'écarter les raisons qui empêchent encore trop d'esprits d'en bien comprendre l'urgence et la portée. Ce sera l'objet de cette nouvelle préface.

I

Nous insistons à plusieurs reprises, au cours de ce livre, sur l'état d'anomie juridique et morale où se trouve actuellement la vie économique. Dans cet ordre de fonctions, en effet, la morale professionnelle n'existe véritablement qu'à l'état rudimentaire. Il y a une morale professionnelle de l'avocat et du magistrat, du soldat et du professeur, du médecin et du prêtre, etc. Mais si l'on essayait de fixer en un langage un peu défini les idées en cours sur ce que doivent être les rapports de l'employeur avec l'employé, de l'ouvrier avec le chef d'entreprise, des industriels concurrents les uns avec les autres ou avec le publie, quelles formules indécises on obtiendrait ! Quelques généralités sans précision sur la fidélité et le dévouement que les salariés de toutes sortes doivent à ceux qui les emploient, sur la modération avec laquelle ces derniers doivent user de leur prépondérance économique, une certaine réprobation pour toute concurrence trop ouvertement déloyale, pour toute exploitation par trop criante du consommateur, voilà à peu près tout ce que contient la conscience morale de ces professions. De plus, la plupart de ces prescriptions sont dénuées de tout caractère juridique; elles ne sont sanctionnées que par l'opinion, non par la loi, et l'on sait combien l'opinion se montre indulgente pour la manière dont ces vagues obligations sont remplies. Les actes les plus blâmables sont si souvent absous par le succès que la limite entre ce qui est permis et ce qui est prohibé, ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, n'a plus rien de fixe, mais paraît pouvoir être déplacée presque arbitrairement par les individus.

Une morale aussi imprécise et aussi inconsistante ne saurait constituer une discipline. Il en résulte que toute cette sphère de la vie collective est, en grande partie, soustraite à l'action modératrice de la règle.

C'est à cet état d'anomie que doivent être attribués, comme nous le montrerons, les conflits sans cesse renaissants et les désordres de toutes sortes dont le monde économique nous donne le triste spectacle. Car, comme rien ne contient les forces en présence et ne leur assigne de bornes qu'elles soient tenues de respecter, elles tendent à se développer sans termes, et viennent se heurter les unes contre les autres pour se refouler et se réduire mutuellement. Sans doute, les plus intenses parviennent bien à écraser les plus faibles ou à se les subordonner. Mais si le vaincu peut se résigner pour un temps à une subordination qu'il est contraint de subir, il ne la consent pas, et, par conséquent, elle ne saurait constituer un équilibre stable (3). Des trêves imposées par la violence ne sont jamais que provisoires et ne pacifient pas les esprits. Les passions humaines ne s'arrêtent que devant une puissance morale qu'elles respectent. Si toute autorité de ce genre fait défaut, c'est la loi du plus fort qui règne, et, latent ou aigu, l'état de guerre est nécessairement chronique.

Qu'une telle anarchie soit un phénomène morbide, c'est ce qui est de toute évidence, puisqu'elle va contre le but même de toute société, qui est de supprimer ou, tout au moins, de modérer la guerre entre les hommes, en subordonnant la loi physique du plus fort à une loi plus haute. En vain, pour justifier cet état d'irréglementation, fait-on valoir qu'il favorise l'essor de la liberté individuelle. Rien n'est plus faux que cet antagonisme qu'on a trop souvent voulu établir entre l'autorité de la règle et la liberté de l'individu. Tout au contraire, la liberté (nous entendons la liberté juste, celle que la société a le devoir de faire respecter) est elle-même le produit d'une réglementation. Je ne puis être libre que dans la mesure où autrui est empêché de mettre à profit la supériorité physique, économique ou autre dont il dispose pour asservir ma liberté, et seule, la règle sociale peut mettre obstacle à ces abus de pouvoir. On sait maintenant quelle réglementation compliquée est nécessaire pour assurer aux individus l'indépendance économique sans laquelle leur liberté n'est que nominale.

Mais ce qui fait, aujourd'hui en particulier, la gravité exceptionnelle de cet état, c'est le développement, inconnu jusque-là, qu'ont pris, depuis deux siècles environ, les fonctions économiques. Tandis qu'elles ne jouaient jadis qu'un rôle secondaire, elles sont maintenant au premier rang. Nous sommes loin du temps où elles étaient dédaigneusement abandonnées aux classes inférieures. Devant elles, on voit de plus en plus reculer les fonctions militaires, administratives, religieuses. Seules, les fonctions scientifiques sont en état de leur disputer la place ; et encore la science actuellement n'a-t-elle guère de prestige que dans la mesure où elle peut servir à la pratique, c'est-à-dire en grande partie, aux professions économiques. C'est pourquoi on a pu, non sans quelque raison, dire de nos sociétés qu'elles sont ou tendent à être essentiellement industrielles. Une forme d'activité qui a pris une telle place dans l'ensemble de la vie sociale ne peut évidemment rester à ce point déréglée sans qu'il en résulte les troubles les plus profonds. C'est notamment une source de démora-lisation générale. Car, précisément parce que les fonctions économiques absorbent aujourd'hui le plus grand nombre des citoyens, il y a une multitude d'individus dont la vie se passe presque tout entière dans le milieu industriel et commercial ; d'où il suit que, comme ce milieu n'est que faiblement empreint de moralité, la plus grande partie de leur existence s'écoule en dehors de toute action morale. Or, pour que le sentiment du devoir se fixe fortement en nous, il faut que les circonstances mêmes dans lesquelles nous vivons le tiennent perpétuellement en éveil. Nous ne sommes pas naturellement enclins à nous gêner et à nous contraindre ; si donc nous ne sommes pas invités, à chaque instant, à exercer sur nous cette contrainte sans laquelle il n'y a pas de morale, comment en prendrions-nous l'habitude ? Si, dans les occupations qui remplissent presque tout notre temps, nous ne suivons d'autre règle que celle de notre intérêt bien entendu, comment prendrions-nous goût au désintéressement, à l'oubli de soi, au 'sacrifice ? Ainsi l'absence de toute discipline économique ne peut manquer d'étendre ses effets au-delà du monde économique lui-même et d'entraîner à sa suite un abaissement de la moralité publique.

Mais, le mal constaté, quelle en est la cause et quel en peut être le remède ?




Dans le corps de l'ouvrage, nous nous sommes surtout attaché à faire voir que la division du travail n'en saurait être rendue responsable, comme on l'en a parfois et injustement accusée ; qu'elle ne produit pas nécessairement la dispersion et l'incohérence, mais que les fonctions, quand elles sont suffisamment en contact les unes avec les autres, tendent d'elles-mêmes à s'équilibrer et à se régler. Mais cette explication est incomplète. Car s'il est vrai que les fonctions sociales cherchent spontanément à s'adapter les unes aux autres pourvu qu'elles soient régulièrement en rapports, d'un autre côté, ce mode d'adaptation ne devient une règle de conduite que si un groupe le consacre de son autorité. Une règle, en effet, n'est pas seulement une manière d'agir habituelle ; c'est, avant tout, une manière d'agir obligatoire, c'est-à-dire soustraite, en quelque mesure, à l'arbitraire individuel. Or, seule une société constituée jouit de la suprématie morale et matérielle qui est indispensable pour faire la loi aux individus ; car la seule personnalité morale qui soit au-dessus des personnalités particulières est celle que forme la collectivité. Seule aussi, elle a la continuité et même la pérennité nécessaires pour maintenir la règle par-delà les relations éphémères qui l'incarnent journellement. Il y a plus, son rôle ne se borne pas simple-ment à ériger en préceptes impératifs les résultats les plus généraux des contrats particuliers; mais elle intervient d'une manière active et positive dans la formation de toute règle. D'abord, elle est l'arbitre naturellement désigné pour départager les intérêts en conflit et pour assigner à chacun les bornes qui conviennent. Ensuite, elle est la première intéressée à ce que l'ordre et la paix règnent; si l'anomie est un mal, c'est avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité. Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule peut connaître ; elle repose sur un état d'opinion, et toute opinion est chose collective, produit d'une élaboration collective. Pour que l'anomie prenne fin, il faut donc qu'il existe ou qu'il se forme un groupe où se puisse constituer le système de règles qui fait actuellement défaut.

Ni la société politique dans son ensemble, ni l'État ne peuvent évidemment s'acquitter de cette fonction ; la vie économique, parce qu'elle est très spéciale et qu'elle se spécialise chaque jour davantage, échappe à leur compétence et à leur action. L'activité d'une profession ne peut être réglementée efficacement que par un groupe assez proche de cette profession même pour en bien connaître le fonctionnement, pour en sentir tous les besoins et pouvoir suivre toutes leurs variations. Le seul qui réponde à ces conditions est celui que formeraient tous les agents d'une même industrie réunis et organisés en un même corps. C'est ce qu'on appelle la corporation ou le groupe professionnel.

Or, dans l'ordre économique, le groupe professionnel n'existe pas plus que la morale professionnelle. Depuis que, non sans raison, le siècle dernier a supprimé les anciennes corporations, il n'a guère été fait que des tentatives fragmentaires et incom-plètes pour les reconstituer sur des bases nouvelles. Sans doute, les individus qui s'adonnent à un même métier sont en relations les uns avec les autres par le fait de leurs occupations similaires. Leur concurrence même les met en rapports. Mais ces rapports n'ont rien de régulier ; ils dépendent du hasard des rencontres et ont, le plus souvent, un caractère tout à fait individuel. C'est tel industriel qui se trouve en contact avec tel autre ; ce n'est pas le corps industriel de telle ou telle spécialité qui se réunit pour agir en commun. Exceptionnellement, on voit bien tous les membres d'une même profession s'assembler en congrès pour traiter quelque question d'intérêt général ; mais ces congrès ne durent jamais qu'un temps ; ils ne survivent pas aux circonstances particulières qui les ont suscités, et, par suite, la vie collective dont ils ont été l'occasion s'éteint plus ou moins complètement avec eux.

Les seuls groupements qui aient une certaine permanence sont ce qu'on appelle aujourd'hui les syndicats soit de patrons, soit d'ouvriers. Assurément il y a là un commencement d'organisation professionnelle, mais encore bien informe et rudimentaire. Car, d'abord, un syndicat est une association privée, sans autorité légale, dépourvue, par conséquent, de tout pouvoir réglementaire. Le nombre en est théoriquement illimité, même à l'intérieur d'une même catégorie industrielle ; et comme chacun d'eux est indépendant des autres, s'ils ne se fédèrent et ne s'unifient, il n'y a rien en eux qui exprime l'unité de la profession dans son ensemble. Enfin, non seulement les syndicats de patrons et les syndicats d'employés sont distincts les uns des autres, ce qui est légitime et nécessaire, mais il n'y a pas entre eux de contacts réguliers. Il n'existe pas d'organisation commune qui les rapproche, sans leur faire perdre leur individualité, et où ils puissent élaborer en commun une réglementation qui, fixant leurs rapports mutuels, s'impose aux uns et aux autres avec la même autorité ; par suite, c'est toujours la loi du plus fort qui résout les conflits, et l'état de guerre subsiste tout entier. Sauf pour ceux de leurs actes qui relèvent de la morale commune, patrons et ouvriers sont, les uns par rapport aux autres, dans la même situation que deux États autonomes, mais de force inégale. Ils peuvent, comme le font les peuples par l'intermédiaire de leurs gouvernements, former entre eux des contrats. Mais ces contrats n'expriment que l'état respectif des forces économiques en présence, comme les traités que concluent deux belligérants ne font qu'exprimer l'état respectif de leurs forces militaires. Ils consacrent un état de fait; ils ne sauraient en faire un état de droit.

Pour qu'une morale et un droit professionnels puissent s'établir dans les différentes professions économiques, il faut donc que la corporation, au lieu de rester un agrégat confus et sans unité, devienne, ou plutôt redevienne un groupe défini, organisé, en un mot une institution publique. Mais tout projet de ce genre vient se heurter à un certain nombre de préjugés qu'il importe de prévenir ou de dissiper.





Et d'abord, la corporation a contre elle son passé historique. Elle passe, en effet, pour être étroitement solidaire de notre ancien régime politique, et, par conséquent, pour ne pouvoir lui survivre. Il semble que réclamer pour l'industrie et le commerce une organisation corporative, ce soit entreprendre de remonter le cours de l'histoire ; or, de telles régressions sont justement regardées ou comme impossibles ou comme anormales.

L'argument porterait si l'on proposait de ressusciter artificiellement la vieille corporation telle qu'elle existait au Moyen Age. Mais ce n'est pas ainsi que la question se pose. Il ne s'agit pas de savoir si l'institution médiévale peut convenir identiquement à nos sociétés contemporaines, mais si les besoins auxquels elle répondait ne sont pas de tous les temps, quoiqu'elle doive, pour y satisfaire, se transformer suivant les milieux.

Or, ce qui ne permet pas de voir dans les corporations une organisation temporaire, bonne seulement pour une époque et une civilisation déterminée, c'est, à la fois, leur haute antiquité et la manière dont elles se sont développées dans l'histoire. Si elles dataient uniquement du Moyen Age, on pourrait croire, en effet, que, nées avec un système politique, elles devaient nécessairement disparaître avec lui. Mais, en réalité, elles ont une bien plus ancienne origine. En général, elles apparaissent dès qu'il y a des métiers, c'est-à-dire dès que l'industrie cesse d'être purement agricole. Si elles semblent être restées inconnues de la Grèce, au moins jusqu'à l'époque de la conquête romaine, c'est que les métiers, y étant méprisés, étaient exercés presque exclusivement par des étrangers et se trouvaient par cela même en dehors de l'organisation légale de la cité (4). Mais à Rome, elles datent au moins des premiers temps de la République ; une tradition en attribuait même la création au roi Numa (5). Il est vrai que, pendant longtemps, elles durent mener une existence assez humble, car les historiens et les monuments n'en parlent que rarement ; aussi ne savons-nous que fort mal comment elles étaient organisées. Mais, dès l'époque de Cicéron, leur nombre était devenu considérable et elles commençaient à jouer un rôle. A ce moment, dit Waltzing, « toutes les classes de travailleurs semblent possédées du désir de multiplier les associations professionnelles ». Le mouvement ascensionnel continua ensuite, jusqu'à atteindre, sous l'Empire, « une extension qui n'a peut-être pas été dépassée depuis, si l'on tient compte des différences économiques (6). » Toutes les catégories d'ouvriers, qui étaient fort nombreuses, finirent, semble-t-il, par se constituer en collèges, et il en fut de même des gens qui vivaient du commerce. En même temps, le caractère de ces groupements se modifia; ils finirent par devenir de véritables rouages de l'administration. Ils remplissaient des fonctions officielles; chaque profession était regardée comme un service publie dont la corporation correspondante avait la charge et la responsabilité, envers l'État (7).

Ce fut la ruine de l'institution. Car cette dépendance vis-à-vis de l'État ne tarda pas à dégénérer en une servitude intolérable que les empereurs ne purent maintenir que par la contrainte. Toutes sortes de procédés furent employés pour empêcher les travailleurs de se dérober aux lourdes obligations qui résultaient pour eux de leur profession même : on alla jusqu'à recourir au recrutement et à l'enrôlement forcés. Un tel système ne pouvait évidemment durer qu'autant que le pouvoir politique était assez fort pour l'imposer. C'est pourquoi il ne survécut pas à la dissolution de l'Empire. D'ailleurs, les guerres civiles et les invasions avaient détruit le commerce et l'industrie ; les artisans profitèrent de ces circonstances pour fuir les villes et se disperser dans les campagnes. Ainsi les premiers siècles de notre ère virent se produire un phénomène qui devait se répéter identiquement à la fin du XVIIIe : la vie corporative s'éteignit presque complètement. C'est à peine s'il en subsista quelques traces, en Gaule et en Germanie, dans les villes d'origine romaine. Si donc un théoricien avait, à ce moment, pris conscience de la situation, il eût vraisemblablement conclu, comme le firent plus tard les économistes, que les corporations n'avaient pas, ou, du moins, n'avaient plus de raison d'être, qu'elles avaient disparu sans retour, et il aurait sans doute traité de rétrograde et d'irréalisable toute tentative pour les reconstituer. Mais les événements eussent tôt fait de démentir une telle prophétie.

En effet, après une éclipse d'un temps, les corporations recommencèrent une nouvelle existence dans toutes les sociétés européennes. Elles durent renaître vers le XIe et le XIIe siècle. Dès ce moment, dit M. Levasseur, « les artisans commencent à sentir le besoin de s'unir et forment leurs premières associations (8) ». En tout cas, au XIIIe siècle, elles sont de nouveau florissantes, et elles se développent jusqu'au jour où commence Pour elles une nouvelle décadence. Une institution aussi persistante ne saurait dépendre d'une particularité contingente et accidentelle ; encore bien moins est-il possible d'admettre qu'elle ait été le produit de je ne sais quelle aberration collective. Si depuis les origines de la cité jusqu'à l'apogée de l'Empire, depuis l'aube des sociétés chrétiennes jusqu'aux temps modernes, elles ont été nécessaires, c'est qu'elles répondent à des besoins durables et profonds. Surtout le fait même qu'après avoir disparu une première fois, elles se sont reconstituées d'elles-mêmes et sous une forme nouvelle, ôte toute valeur à l'argument qui présente leur disparition violente à la fin du siècle dernier comme une preuve qu'elles ne sont plus en harmonie avec les nouvelles conditions de l'existence collective. Au reste, le besoin que ressentent aujourd'hui toutes les grandes sociétés civilisées de les rappeler à la vie est le symptôme le plus sûr que cette suppression radicale n'était pas un remède et que la réforme de Turgot en nécessitait une autre qui ne saurait être indéfiniment ajournée.


II


Mais si toute organisation corporative n'est pas nécessairement un anachronisme historique, est-on fondé à croire qu'elle soit appelée à jouer, dans nos sociétés contemporaines, le rôle considérable que nous lui attribuons ? Car si nous la jugeons indispensable, c'est à cause, non des services économiques qu'elle pourrait rendre, mais de l'influence morale qu'elle pourrait avoir. Ce que nous voyons avant tout dans le groupe professionnel, c'est un pouvoir moral capable de contenir les égoïsmes individuels, d'entretenir dans le cœur des travailleurs un plus vif sentiment de leur solidarité commune, d'empêcher la loi du plus fort de s'appliquer aussi brutalement aux relations industrielles et commerciales. Or il passe pour être impropre à un tel rôle. Parce qu'il est né à l'occasion d'intérêts temporels, il semble qu'il ne puisse servir qu'à des fins utilitaires, et les souvenirs laissés par les corporations de l'ancien régime ne font que confirmer cette impression. On se les représente volontiers dans l'avenir telles qu'elles étaient pendant les derniers temps de leur existence, occupées avant tout à maintenir ou à accroître leurs privilèges et leurs monopoles, et l'on ne voit pas comment des préoccupations aussi étroitement professionnelles pourraient avoir une action bien favorable sur la moralité du corps ou de ses membres.

Mais il faut se garder d'étendre à tout le régime corporatif ce qui a pu être vrai de certaines corporations et pendant un temps très court de leur développement. Bien loin qu'il soit atteint d'une sorte d'infirmité morale de par sa constitution même, c'est surtout un rôle moral qu'il a joué pendant la majeure partie de son histoire. C'est ce qui est particulièrement évident des corporations romaines. « Les corporations d'artisans, dit Waltzing, étaient loin d'avoir chez les Romains un caractère professionnel aussi prononcé qu'au moyen âge : on ne rencontre chez elles ni réglementation sur les méthodes, ni apprentissage imposé, ni monopole ; leur but n'était pas non plus de réunir les fonds nécessaires pour exploiter une industrie (9). » Sans doute, l'association leur donnait plus de forces pour sauvegarder au besoin leurs intérêts communs. Mais ce n'était là qu'un des contrecoups utiles que produisait l'institution ; ce n'en était pas la raison d'être, la fonction principale. Avant tout, la corporation était un collège religieux. Chacune d'elles avait son dieu particulier dont le culte, quand elle en avait les moyens, se célébrait dans un temple spécial. De même que chaque famille avait son Lar familiaris, chaque cité son Genius publicus, chaque collège avait son dieu tutélaire, Genius collegii. Naturellement, ce culte professionnel n'allait pas sans fêtes que l'on célébrait en commun par des sacrifices et des banquets. Toutes sortes de circonstances servaient, d'ailleurs, d'occasion à de joyeuses assemblées ; de plus, des distributions de vivres ou d'argent avaient souvent lieu aux frais de la communauté. On s'est demandé si la corporation avait une caisse de secours, si elle assistait régulièrement ceux de ses membres qui se trouvaient dans le besoin, et les avis sur ce point se sont partagés (10). Mais ce qui enlève à la discussion une partie de son intérêt et de sa portée, c'est que ces banquets communs, plus ou moins pério-diques, et les distributions qui les accompagnaient souvent tenaient lieu de secours et faisaient l'office d'une assistance indirecte. De toute manière, les malheureux savaient qu'ils pouvaient compter sur cette subvention dissimulée. Comme corollaire de ce caractère religieux, le collège d'artisans était, en même temps, un collège funéraire. Unis, comme les Gentiles, dans un même culte pendant leur vie, les membres de la corporation voulaient, comme eux aussi, dormir ensemble leur dernier sommeil. Toutes les corporations qui étaient assez riches avaient un columbarium collectif, où, quand le collège n'avait pas les moyens d'acheter une propriété funéraire, il assurait du moins à ses membres d'honorables funérailles aux frais de la caisse commune.

Un culte commun, des banquets communs, des fêtes communes, un cimetière commun, n'est-ce pas, réunis ensemble, tous les caractères distinctifs de l'organisation domestique chez les Romains ? Aussi a-t-on pu dire que la corporation romaine était une « grande famille ». « Aucun mot, dit Waltzing, n'indique mieux la nature des rapports qui unissaient les confrères, et bien des indices prouvent qu'une grande fraternité régnait dans leur sein (11). » La communauté des intérêts tenait lieu des liens du sang. « Les membres se regardaient si bien comme des frères que, parfois, ils se donnaient ce nom entre eux. » L'expression la plus ordinaire était, il est vrai, celle de sodales; mais ce mot même exprime une parenté spirituelle qui implique une étroite fraternité. Le protecteur et la protectrice du collège prenaient souvent le titre de père et de mère. « Une preuve du dévouement que les confrères avaient pour leur collège, ce sont les legs et les donations qu'ils lui font. Ce sont aussi ces monuments funéraires où nous lisons : Pius in collegio, il fut pieux envers son collège, comme on disait Pius in suos (12). » Cette vie familiale était même tellement développée que M. Boissier en fait le but principal de toutes les corporations romaines. « Même dans les corporations ouvrières, dit-il, on s'associait avant tout pour le plaisir de vivre ensemble, pour trouver hors de chez soi des distractions à ses fatigues et à ses ennuis, pour se faire une intimité moins restreinte que la famille, moins étendue que la cité, et se rendre ainsi la vie plus facile et plus agréable (13). »

Comme les sociétés chrétiennes appartiennent à un type social très différent de la cité, les corporations du Moyen Age ne ressemblaient pas exactement aux corpo-rations romaines. Mais elles aussi constituaient pour leurs membres des milieux moraux. « La corporation, dit M. Levasseur, unissait par des liens étroits les gens du même métier. Assez souvent, elle s'établissait dans la paroisse ou dans une chapelle particulière et se mettait sous l'invocation d'un saint qui devenait le patron de toute la communauté... C'était là qu'on s'assemblait, qu'on assistait en grande cérémonie à des messes solennelles après lesquelles les membres de la confrérie allaient, tous ensemble, terminer leur journée par un joyeux festin. Par ce côté, les corporations du Moyen Age ressemblaient beaucoup à celles de l'époque romaine (14). » La corporation, d'ailleurs, consacrait souvent une partie des fonds qui alimentaient son budget à des oeuvres de bienfaisance.

D'autre part, des règles précises fixaient, pour chaque métier, les devoirs respectifs des patrons et des ouvriers, aussi bien que les devoirs des patrons les uns envers les autres (15). Il y a, il est vrai, de ces règlements qui peuvent n'être pas d'accord avec nos idées actuelles ; mais c'est d'après la morale du temps qu'il les faut juger, puisque c'est elle qu'ils expriment. Ce qui est incontestable, c'est qu'ils sont tous inspirés par le souci, non de tels ou tels intérêts individuels mais de l'intérêt corporatif, bien ou mal compris, il n'importe. Or, la subordination de l'utilité privée à l'utilité commune quelle qu'elle soit a toujours un caractère moral, car elle implique nécessairement quelque esprit de sacrifice et d'abnégation. D'ailleurs, beaucoup de ces prescriptions procédaient de sentiments moraux qui sont encore les nôtres. Le valet était protégé contre les caprices du maître qui ne pouvait le renvoyer à volonté. Il est vrai que l'obligation était réciproque ; mais, outre que cette réciprocité est juste par elle-même, elle se justifie mieux encore par suite des importants privilèges dont jouissait alors l'ouvrier. C'est ainsi qu'il était défendu aux maîtres de le frustrer de son droit au travail en se faisant assister par leurs voisins ou même par leurs femmes. En un mot, dit M. Levasseur, « ces règlements sur les apprentis et les ouvriers sont loin d'être à dédaigner pour l'historien et pour l'économiste. Ils ne sont pas l'œuvre d'un siècle barbare. Ils portent le cachet d'un esprit de suite et d'un certain bon sens, qui sont, sans aucun doute, dignes de remarque (16) ». Enfin, toute une réglementation était destinée à garantir la probité professionnelle. Toutes sortes de précautions étaient prises pour empêcher le marchand ou l'artisan de tromper l'acheteur, pour les obliger à « faire oeuvre bonne et loyale (17) ». - Sans doute, un moment arriva où les règles devinrent inutilement tracassières, où les maîtres se préoccupèrent beaucoup plus de sauvegarder leurs privilèges que de veiller au bon renom de la profession et à l'honnêteté de ses membres. Mais il n'y a pas d'institution qui, à un moment donné, ne dégénère, soit qu'elle ne sache pas changer à temps, et s'immobilise, soit qu'elle se développe dans un sens unilatéral, en outrant certaines de ses propriétés : ce qui la rend malhabile à rendre les services mêmes dont elle a la charge. Ce peut être une raison pour chercher à la réformer, non pour la déclarer à tout jamais inutile et la détruire.

Quoi qu'il en soit de ce point, les faits qui précèdent suffisent à prouver que le groupe professionnel n'est nullement incapable d'exercer une action morale. La place si considérable que la religion tenait dans sa vie, tant à Rome qu'au Moyen Age, met tout particulièrement en évidence la nature véritable de ses fonctions ; car toute communauté religieuse constituait alors un milieu moral, de même que toute disci-pline morale tendait forcément à prendre une forme religieuse. Et d'ailleurs ce caractère de l'organisation corporative est dû à l'action de causes très générales, que l'on peut voir agir dans d'autres circonstances. Du moment que, au sein d'une société politique, un certain nombre d'individus se trouvent avoir en commun des idées, des intérêts, des sentiments, des occupations que le reste de la population ne partage pas avec eux, il est inévitable que, sous l'influence de ces similitudes, ils soient attirés les uns vers les autres, qu'ils se recherchent, entrent en relations, s'associent, et qu'ainsi se forme peu à peu un groupe restreint, ayant sa physionomie spéciale, au sein de la société générale. Mais une fois que le groupe est formé, il s'en dégage une vie morale qui porte naturellement la marque des conditions particulières dans lesquelles elle s'est élaborée. Car il est impossible que des hommes vivent ensemble, soient régulièrement en commerce sans qu'ils prennent le sentiment du tout qu'ils forment par leur union, sans qu'ils s'attachent à ce tout, se préoccupent de ses intérêts et en tiennent compte dans leur conduite. Or, cet attachement à quelque chose qui dépasse l'individu, cette subordination des intérêts particuliers à l'intérêt général est la source même de toute activité morale. Que ce sentiment se précise et se détermine, qu'en s'appliquant aux circonstances les plus ordinaires et les plus importantes de la vie il se traduise en formules définies, et voilà un corps de règles morales en train de se constituer.

En même temps que ce résultat se produit de lui-même et par la force des choses, il est utile et le sentiment de son utilité contribue à le confirmer. La société n'est même pas seule intéressée à ce que ces groupes spéciaux se forment pour régler l'activité qui se développe en eux et qui, autrement, deviendrait anarchique ; l'individu, de son côté, y trouve une source de joies. Car l'anarchie lui est douloureuse à lui-même. Lui aussi, il souffre des tiraillements et des désordres qui se produisent toutes les fois que les rapports inter-individuels ne sont soumis à aucune influence régulatrice. Il n'est pas bon pour l'homme de vivre ainsi sur le pied de guerre au milieu de ses compagnons immédiats. Cette sensation d'une hostilité générale, la défiance mutuelle qui en résulte, la tension qu'elle nécessite sont des états pénibles quand ils sont chroniques ; si nous aimons la guerre, nous aimons aussi les joies de la paix, et ces dernières ont d'autant plus de prix pour les hommes qu'ils sont plus profondément socialisés, c'est-à-dire (car les deux mots sont équivalents) plus profondément civilisés. La vie commune est attrayante, en même temps que coercitive. Sans doute, la contrainte est nécessaire pour amener l'homme à se dépasser lui-même, à surajouter à sa nature physique une autre nature ; mais, à mesure qu'il apprend à goûter les charmes de cette existence nouvelle, il en contracte le besoin, et il n'est point d'ordre d'activité où il ne les recherche passionnément. Voilà pourquoi, quand des individus qui se trouvent avoir des intérêts communs s'associent, ce n'est pas seulement pour défendre ces intérêts, c'est pour s'associer, pour ne plus se sentir perdus au milieu d'adversaires, pour avoir le plaisir de communier, de ne faire qu'un avec plusieurs, c'est-à-dire, en définitive, pour mener ensemble une même vie morale.

La morale domestique ne s'est pas formée autrement. A cause du prestige que la famille garde à nos yeux, il nous semble que si elle a été et si elle est toujours une école de dévouement et d'abnégation, le foyer par excellence de la moralité, c'est en vertu de caractères tout particuliers dont elle aurait le privilège et qui ne se retrouve-raient ailleurs à aucun degré. On se plaît à croire qu'il y a dans la consanguinité une cause exceptionnellement puissante de rapprochement moral. Mais nous avons eu souvent l'occasion de montrer (18) que la consanguinité n'a nullement l'efficacité extraordinaire qu'on lui attribue. La preuve en est que, dans une multitude de sociétés, les non-consanguins se trouvent en nombre au sein de la famille : la parenté dite artificielle se contracte alors avec une très grande facilité, et elle a tous les effets de la parenté naturelle. Inversement, il arrive très souvent que des consanguins très proches sont, moralement ou juridiquement, des étrangers les uns pour les autres : c'est, par exemple, le cas des cognats dans la famille romaine. La famille ne doit donc pas ses vertus à l'unité de descendance : c'est tout simplement un groupe d'individus qui se trouvent avoir été rapprochés les uns des autres, au sein de la société politique, par une communauté plus particulièrement étroite d'idées, de sentiments et d'intérêts. La consanguinité a pu faciliter cette concentration ; car elle a naturellement pour effet d'incliner les consciences les unes vers les autres. Mais bien d'autres facteurs sont intervenus : le voisinage matériel, la solidarité des intérêts, le besoin de s'unir pour lutter contre un danger commun, ou simplement pour s'unir, ont été des causes autrement puissantes de rapprochement.

Or, elles ne sont pas spéciales à la famille, mais elles se retrouvent, quoique sous d'autres formes, dans la corporation. Si donc le premier de ces groupes a joué un rôle si considérable dans l'histoire morale de l'humanité, pourquoi le second en serait-il incapable ? Sans doute, il y aura toujours entre eux cette différence que les membres de la famille mettent en commun la totalité de leur existence, les membres de la corporation leurs seules préoccupations professionnelles. La famille est une sorte de société complète dont l'action s'étend aussi bien sur notre activité économique que sur notre activité religieuse, politique, scientifique, etc. Tout ce que nous faisons d'un peu important, même en dehors de la maison, y fait écho et y provoque des réactions appropriées. La sphère d'influence de la corporation est, en un sens, plus restreinte. Encore ne faut-il pas perdre de vue la place toujours plus importante que la profession prend dans la vie à mesure que le travail se divise davantage ; car le champ de chaque activité individuelle tend de plus en plus à se renfermer dans les limites marquées par les fonctions dont l'individu est spécialement chargé. De plus, si l'action de la famille s'étend à tout, elle ne peut être que très générale ; le détail lui échappe. Enfin et surtout la famille, en perdant son unité et son indivisibilité d'autrefois, a perdu du même coup une grande partie de son efficacité. Comme elle se disperse aujourd'hui à chaque génération, l'homme passe une notable partie de son existence loin de toute influence domestique (19). La corporation n'a pas de ces intermittences, elle est continue comme la vie. L'infériorité qu'elle peut présenter à certains égards par rapport à la famille n'est donc pas sans compensation.

Si nous avons cru devoir rapprocher ainsi la famille et la corporation, ce n'est pas simplement pour établir entre elles un parallèle instructif, mais c'est que ces deux institutions ne sont pas sans quelques rapports de parenté. C'est ce que montre notamment l'histoire des corporations romaines. Nous avons vu, en effet, qu'elles se sont formées sur le modèle de la société domestique dont elles ne furent d'abord qu'une forme nouvelle et agrandie. Or, le groupe professionnel ne rappellerait pas à ce point le groupe familial s'il n'y avait entre eux quelque lien de filiation. Et en effet, la corporation a été, en un sens, l'héritière de la famille. Tant que l'industrie est exclusivement agricole, elle a dans la famille et dans le village, qui n'est lui-même qu'une sorte de grande famille, son organe immédiat, et elle n'en a pas besoin d'autre. Comme l'échange n'est pas ou est peu développé, la vie de l'agriculteur ne le tire pas hors du cercle familial. L'activité économique n'ayant pas de contrecoup en dehors de la maison, la famille suffit à la régler et sert ainsi elle-même de groupe professionnel. Mais il n'en est plus de même une fois qu'il existe des métiers. Car pour vivre d'un métier il faut des clients, et il faut sortir de la maison pour les trouver ; il faut en sortir aussi pour entrer en rapports avec les concurrents, lutter contre eux, s'entendre avec eux. Au reste, les métiers supposent plus ou moins directement les villes, et les villes se sont toujours formées et recrutées principalement au moyen d'immigrants, c'est-à-dire d'individus qui ont quitté leur milieu natal. Une forme nouvelle d'activité était donc ainsi constituée qui débordait du vieux cadre familial. Pour qu'elle ne restât pas à l'état inorganisé, il fallait qu'elle se créât un cadre nouveau, qui lui fût propre ; autrement dit, il était nécessaire qu'un groupe secondaire, d'un genre nouveau, se formât. C'est ainsi que la corporation prit naissance : elle se substitua à la famille dans l'exercice d'une fonction qui avait d'abord été domestique, mais qui ne pouvait plus garder ce caractère. Une telle origine ne permet pas de lui attribuer cette espèce d'amoralité constitutionnelle qu'on lui prête gratuitement. De même que la famille a été le milieu au sein duquel se sont élaborés la morale et le droit domestiques, la corporation est le milieu naturel au sein duquel doivent s'élaborer la morale et le droit professionnels.


III


Mais, pour dissiper toutes les préventions, pour bien montrer que le système corporatif n'est pas seulement une institution du passé, il serait nécessaire de faire voir quelles transformations il doit et peut subir pour s'adapter aux sociétés modernes ; car il est évident qu'il ne peut pas être aujourd'hui ce qu'il était au Moyen Âge.

Pour pouvoir traiter cette question avec méthode, il faudrait avoir établi au préa-lable de quelle manière le régime corporatif a évolué dans le passé et quelles sont les causes qui ont déterminé les principales variations qu'il a subies. On pourrait alors préjuger avec quelque certitude ce qu'il est appelé à devenir, étant donné les conditions dans lesquelles les sociétés européennes se trouvent actuellement placées. Mais, pour cela, des études comparatives seraient nécessaires qui ne sont pas faites et que nous ne pouvons faire chemin faisant. Peut-être, pourtant, n'est-il pas impossible d'apercevoir dès maintenant, mais seulement dans ses lignes les plus générales, ce qu'a été ce développement.

De ce qui précède il ressort déjà que la corporation ne fut pas à Rome ce qu'elle devint plus tard dans les sociétés chrétiennes. Elle n'en diffère pas seulement par son caractère plus religieux et moins professionnel, mais par la place qu'elle occupait dans la société. Elle fut, en effet, au moins à l'origine, une institution extra-sociale. L'historien qui entreprend de résoudre en ses éléments l'organisation politique des Romains, ne rencontre, au cours de son analyse, aucun fait qui puisse l'avertir de l'existence des corporations. Elles n'entraient pas, en qualité d'unités définies et reconnues, dans la constitution romaine. Dans aucune des assemblées électorales, dans aucune des réunions de l'armée, les artisans ne s'assemblaient par collèges : nulle part le groupe professionnel ne prenait part, comme tel, à la vie publique, soit en corps, soit par l'intermédiaire de représentants réguliers. Tout au plus la question peut-elle se poser à propos de trois ou quatre collèges que l'on a cru pouvoir identifier avec certaines des centuries constituées par Servius Tullius (tignarii, aerarii, tibicines, cornicines) ; encore le fait est-il mal établi (20). Et quant aux autres corporations, elles étaient certainement en dehors de l'organisation officielle du peuple romain (21).

Cette situation excentrique, en quelque sorte, s'explique par les conditions mêmes dans lesquelles elles s'étaient formées. Elles apparaissent au moment où les métiers commencent à se développer. Or, pendant longtemps, les métiers ne furent qu'une forme accessoire et secondaire de l'activité sociale des Romains. Rome était essentiellement une société agricole et guerrière. Comme société agricole, elle était divisée en gentes et en curies ; l'assemblée par centuries reflétait plutôt l'organisation militaire. Quant aux fonctions industrielles, elles étaient trop rudimentaires pour affecter la structure politique de la cité (22). D'ailleurs, jusqu'à un moment très avancé de l'histoire romaine, les métiers sont restés frappés d'un discrédit moral qui ne leur permettait pas d'occuper une place régulière dans l'État. Sans doute, il vint un temps où leur condition sociale s'améliora.


Mais la manière dont fut obtenue cette amélioration est elle-même significative. Pour arriver à faire respecter leurs intérêts et à jouer un rôle dans la vie publique, les artisans durent recourir à des procédés irréguliers et extra-légaux. Ils ne triomphèrent du mépris dont ils étaient l'objet qu'au moyen d'intrigues, de complots, d'agitation clandestine (23). C'est là meilleure preuve que, d'elle-même, la société romaine ne leur était pas ouverte. Et si, plus tard, ils finirent par être intégrés dans l'État pour devenir des rouages de la machine administrative, cette situation ne fut pas pour eux une conquête glorieuse, mais une pénible dépendance ; s'ils entrèrent alors dans l'État, ce ne fut pas pour y occuper la place à laquelle leurs services sociaux pouvaient leur donner droit, mais simplement pour pouvoir être plus adroitement surveillés par le pouvoir gouvernemental. « La corporation, dit Levasseur, devint la chaîne qui les rendit captifs et que la main impériale serra d'autant plus que leur travail était plus pénible ou plus nécessaire à l'État (24). » Tout autre est leur place dans les sociétés du Moyen Âge. D'emblée, dès que la corporation apparaît, elle se présente comme le cadre normal de cette partie de la population qui était appelée à jouer dans l'État un rôle si considérable : la bourgeoisie ou le tiers-état. En effet, pendant longtemps, bourgeois et gens de métier ne font qu'un. « La bourgeoisie au XIIIe siècle, dit Levasseur, était exclusivement composée de gens de métier. La classe des magistrats et des légistes commençait à peine à se former ; les hommes d'étude appartenaient encore au clergé ; le nombre des rentiers était très restreint, parce que la propriété territoriale était alors presque toute aux mains des nobles ; il ne restait aux roturiers que le travail de l'atelier et du comptoir, et c'était par l'industrie ou par le commerce qu'ils avaient conquis un rang dans le royaume (25). » Il en fut de même en Allemagne.


Bourgeois et citadin étaient des termes synonymes, et, d'un autre côté, nous savons que les villes allemandes se sont formées autour de marchés permanents, ouverts par un seigneur sur un point de son domaine (26). La population qui venait se grouper autour de ces marchés, et qui devint la population urbaine, était donc presque exclusivement faite d'artisans et de marchands. Aussi les mots de forenses ou de mercatores servaient-ils indifféremment à désigner les habitants des villes, et le jus civile ou droit urbain est très souvent appelé jus fori ou droit du marché. L'organisation des métiers et du commerce semble donc bien avoir été l'organisation primitive de la bourgeoisie européenne.

Aussi, quand les villes s'affranchirent de la tutelle seigneuriale, quand la commune se forma, le corps de métiers, qui avait devancé et préparé ce mouvement, devint la base de la constitution communale. En effet, « dans presque toutes les communes, le système politique et l'élection des magistrats sont fondés sur la division des citoyens en corps de métiers (27) ». Très souvent on votait par corps de métiers, et l'on choisissait en même temps les chefs de la corporation et ceux de la commune. « A Amiens, par exemple, les artisans se réunissaient tous les ans pour élire les maires de chaque corporation ou bannière ; les maires élus nommaient ensuite douze échevins qui en nommaient douze autres et l'échevinage présentait à son tour aux maires des bannières trois personnes parmi lesquelles ils choisissaient le maire de la commune... Dans quelques cités, le mode d'élection était encore plus compliqué, mais, dans toutes, l'organisation politique et municipale était étroitement liée à l'organisation du travail (28). » Inversement, de même que la commune était un agrégat de corps de métiers, le corps de métiers était une commune au petit pied, par cela même qu'il avait été le modèle dont l'institution communale était la forme agrandie et développée.

Or, on sait ce qu'a été la commune dans l'histoire de nos sociétés, dont elle est devenue, avec le temps, la pierre angulaire. Par conséquent, puisqu'elle était une réunion de corporations et qu'elle s'est formée sur le type de la corporation, c'est celle-ci, en dernière analyse, qui a servi de base à tout le système politique qui est issu du mouvement communal. On voit que, chemin faisant, elle a singulièrement crû en importance et en dignité. Tandis qu'à Rome elle a commencé par être presque en dehors des cadres normaux, elle a, au contraire, servi de cadre élémentaire à nos sociétés actuelles. C'est une raison nouvelle pour que nous nous refusions à y voir une sorte d'institution archaïque, destinée à disparaître de l'histoire. Car si, dans le passé, le rôle qu'elle joue est devenu plus vital à mesure que le commerce et que l'industrie se développaient, il est tout à fait invraisemblable que des progrès économiques nouveaux puissent avoir pour effet de lui retirer toute raison d'être. L'hypothèse contraire paraîtrait plus justifiée (29).

Mais d'autres enseignements se dégagent du rapide tableau qui vient d'être tracé.

Tout d'abord, il permet d'entrevoir comment la corporation est tombée provisoirement en discrédit depuis environ deux siècles, et, par suite, ce qu'elle doit devenir pour pouvoir reprendre son rang parmi nos institutions publiques. On vient de voir, en effet, que, sous la forme qu'elle avait au Moyen Âge, elle était étroitement liée à l'organisation de la commune. Cette solidarité fut sans inconvénients, tant que les métiers eux-mêmes eurent un caractère communal. Tant que, en principe, artisans et marchands eurent plus ou moins exclusivement pour clients les seuls habitants de la ville ou des environs immédiats, c'est-à-dire tant que le marché fut principalement local, le corps de métiers, avec son organisation municipale, suffit à tous les besoins. Mais il n'en fut plus de même une fois que la grande industrie fut née ; comme elle n'a rien de spécialement urbain, elle ne pouvait se plier à un système qui n'avait pas été fait pour elle. D'abord, elle n'a pas nécessairement son siège dans une ville ; elle peut même s'établir en dehors de toute agglomération, rurale ou urbaine, préexistante ; elle recherche seulement le point du territoire où elle peut le mieux s'alimenter et d'où elle peut rayonner le plus facilement possible. Ensuite, son champ d'action ne se limite à aucune région déterminée, sa clientèle se recrute partout. Une institution, aussi entièrement engagée dans la commune que l'était la vieille corporation, ne pouvait donc servir à encadrer et à régler une forme d'activité collective qui était aussi complète-ment étrangère à la vie communale.

Et en effet, dès que la grande industrie apparut, elle se trouva tout naturellement en dehors du régime corporatif, et c'est ce qui fit, d'ailleurs, que les corps de métiers s'efforcèrent par tous les moyens d'en empêcher les progrès. Cependant, elle ne fut pas pour cela affranchie de toute réglementation : pendant les premiers temps, l'État joua directement pour elle un rôle analogue à celui que les corporations jouaient pour le petit commerce et pour les métiers urbains. En même temps que le pouvoir royal accordait aux manufactures certains privilèges, en retour, il les soumettait à son contrôle, et c'est ce qu'indique le titre même de manufactures royales qui leur était accordé. Mais on sait combien l'État est impropre à cette fonction ; cette tutelle directe ne pouvait donc manquer de devenir compressive. Elle fut même à peu près impossible à partir du moment où la grande industrie eut atteint un certain degré de développement et de diversité ; c'est pourquoi les économistes classiques en récla-mèrent, et à bon droit, la suppression. Mais si la corporation, telle qu'elle existait alors, ne pouvait s'adapter à cette forme nouvelle de l'industrie, et si l'État ne pouvait remplacer l'ancienne discipline corporative, il ne s'ensuivait pas que toute discipline se trouvât désormais inutile ; il restait seulement que l'ancienne corporation devait se transformer, pour continuer à remplir son rôle dans les nouvelles conditions de la vie économique. Malheureusement, elle n'eut pas assez de souplesse pour se réformer à temps ; c'est pourquoi elle fut brisée. Parce qu'elle ne sut pas s'assimiler la vie nouvelle qui se dégageait, la vie se retira d'elle, et elle devint ainsi ce qu'elle était à la veille de la Révolution, une sorte de substance morte, de corps étranger qui ne se maintenait plus dans l'organisme social que par une force d'inertie. Il n'est donc pas surprenant qu'un moment soit venu où elle en ait été violemment expulsée. Mais la détruire n'était pas un moyen de donner satisfaction aux besoins qu'elle n'avait pas su satisfaire. Et c'est ainsi que la question reste encore devant nous, rendue seulement plus aiguë par un siècle de tâtonnements et d'expériences infructueuses.





L’œuvre du sociologue n'est pas celle de l'homme d'État. Nous n'avons donc pas à exposer en détail ce que devrait être cette réforme. Il nous suffira d'en indiquer les principes généraux tels qu'ils paraissent ressortir des faits qui précèdent.

Ce que démontre avant tout l'expérience du passé, c'est que les cadres du groupe professionnel doivent toujours être en rapport avec les cadres de la vie économique : c'est pour avoir manqué à cette condition que le régime corporatif a disparu. Puisque donc le marché, de municipal qu'il était, est devenu national et international, la corporation doit prendre la même extension. Au lieu d'être limitée aux seuls artisans d'une ville, elle doit s'agrandir de manière à comprendre tous les membres de la profession, dispersés sur toute l'étendue du territoire (30) ; car, en quelque région qu'ils se trouvent, qu'ils habitent la ville ou la campagne, ils sont tous solidaires les uns des autres et participent à une vie commune. Puisque cette vie commune est, à certains égards, indépendante de toute détermination territoriale, il faut qu'un organe approprié se crée, qui l'exprime et qui en régularise le fonctionnement. En raison de ses dimensions, un tel organe serait nécessairement en contact et en rapports directs avec l'organe central de la vie collective, car les événements assez importants pour intéresser toute une catégorie d'entreprises industrielles dans un pays ont nécessairement des répercussions très générales dont l'État ne peut pas ne pas avoir le sentiment ; ce qui l'amène à intervenir. Aussi n'est-ce pas sans fondement que le pouvoir royal tendit instinctivement à ne pas laisser en dehors de son action la grande industrie dès qu'elle apparut. Il était impossible qu'il se désintéressât d'une forme d'activité qui, par sa nature même, est toujours susceptible d'affecter l'ensemble de la société. Mais cette action régulatrice, si elle est nécessaire, ne doit pas dégénérer en une étroite subordination, comme il arriva au XVIIe et au XVIIIe siècle. Les deux organes en rapport doivent rester distincts et autonomes : chacun d'eux a ses fonctions dont il peut seul s'acquitter. Si c'est aux assemblées gouvernementales qu'il appartient de poser les principes généraux de la législation industrielle, elles sont incapables de les diversifier suivant les différentes sortes d'industrie. C'est cette diversification qui constitue la tâche propre de la corporation (31). Cette organisation unitaire pour l'ensemble d'un même pays n'exclut d'ailleurs aucunement la formation d'organes secondaires, comprenant les travailleurs similaires d'une même région ou d'une même localité, et dont le rôle serait de spécialiser encore davantage la réglementation professionnelle suivant les nécessités locales ou régionales. La vie économique pourrait ainsi se régler et se déterminer sans rien perdre de sa diversité.

Par cela même, le régime corporatif serait protégé contre ce penchant à l'immobilisme qu'on lui a souvent et justement reproché dans le passé ; car c'est un défaut qui tenait au caractère étroitement communal de la corporation. Tant qu'elle était limitée à l'enceinte même de la ville, il était inévitable qu'elle devînt prisonnière de la tradition, comme la ville elle-même. Comme, dans un groupe aussi restreint, les conditions de la vie sont à peu près invariables, l'habitude y exerce sur les gens et sur les choses un empire sans contrepoids, et les nouveautés finissent même par y être redoutées. Le traditionalisme des corporations n'était donc qu'un aspect du traditionalisme communal, et il avait les mêmes raisons d'être. Puis, une fois qu'il se fut invétéré dans les mœurs, il survécut aux causes qui lui avaient donné naissance et qui le justifiaient primitivement. C'est pourquoi, quand la concentration matérielle et morale du pays et la grande industrie qui en fut la conséquence eurent ouvert les esprits à de nouveaux désirs, éveillé de nouveaux besoins, introduit dans les goûts et dans les modes une mobilité jusqu'alors inconnue, la corporation, obstinément attachée à ses vieilles coutumes, fut hors d'état de répondre à ces nouvelles exigences.

Mais des corporations nationales, en raison même de leur dimension et de leur complexité, ne seraient pas exposées à ce danger. Trop d'esprits différents y seraient en activité pour qu'une uniformité stationnaire pût s'y établir. Dans un groupe formé d'éléments nombreux et divers, il se produit sans cesse des réarrangements, qui sont autant de sources de nouveautés (32). L'équilibre d'une telle organisation n'aurait donc rien de rigide, et, par suite, se trouverait naturellement en harmonie avec l'équilibre mobile des besoins et des idées.

Il faut, d'ailleurs, se garder de croire que tout le rôle de la corporation doive consister à établir des règles et à les appliquer. Sans doute, partout où il se forme un groupe, se forme aussi une discipline morale. Mais l'institution de cette discipline n'est qu'une des nombreuses manières par lesquelles se manifeste toute activité collective. Un groupe n'est pas seulement une autorité morale qui régente la vie de ses membres, c'est aussi une source de vie sui generis. De lui se dégage une chaleur qui échauffe ou ranime les cœurs, qui les ouvre à la sympathie, qui fait fondre les égoïsmes. Ainsi, la famille a été dans le passé la législatrice d'un droit et d'une morale, dont la sévérité est souvent allée jusqu'à l'extrême rudesse, en même temps que le milieu où les hommes ont appris, pour la première fois, à goûter les effusions du sentiment. Nous avons vu de même comment la corporation, tant à Rome qu'au Moyen Âge, éveillait ces mêmes besoins et cherchait à y satisfaire. Les corporations de l'avenir auront une complexité d'attributions encore plus grande, en raison de leur ampleur accrue. Autour de leurs fonctions proprement professionnelles viendront s'en grouper d'autres qui reviennent actuellement aux communes ou à des sociétés privées. Telles sont les fonctions d'assistance qui, pour être bien remplies, supposent entre assistants et assistés des sentiments de solidarité, une certaine homogénéité intellectuelle et morale comme en produit aisément la pratique d'une même profession.

Bien des œuvres éducatives (enseignements techniques, enseignements d'adultes, etc.) semblent également devoir trouver dans la corporation leur milieu naturel. Il en est de même d'une certaine vie esthétique ; car il paraît conforme à la nature des choses que cette forme noble du jeu et de la récréation se développe côte à côte avec la vie sérieuse à laquelle elle doit servir de contrepoids et de réparation. En fait, on voit dès à présent des syndicats qui sont en même temps des sociétés de secours mutuels, d'autres qui fondent des maisons communes où l'on organise des cours, des concerts, des représentations dramatiques. L'activité corporative peut donc s'exercer sous les formes les plus variées.

Même il y a lieu de supposer que la corporation est appelée à devenir la base ou une des bases essentielles de notre organisation politique. Nous avons vu, en effet, que si elle commence d'abord par être extérieure au système social, elle tend à s'y engager de plus en plus profondément à mesure que la vie économique se développe. Tout permet donc de prévoir que, le progrès continuant à se faire dans le même sens, elle devra prendre dans la société une place toujours plus centrale et plus prépondérante. Elle fut jadis la division élémentaire de l'organisation communale. Maintenant que la commune, d'organisme autonome qu'elle était autrefois, est venue se perdre dans l'État comme le marché municipal dans le marché national, n'est-il pas légitime de penser que la corporation devrait, elle aussi, subir une transformation correspondante et devenir la division élémentaire de l'État, l'unité politique fonda-mentale ? La société, au lieu de rester ce qu'elle est encore aujourd'hui, un agrégat de districts territoriaux juxtaposés, deviendrait un vaste système de corporations nationales. On demande de divers côtés que les collèges électoraux soient formés par professions et non par circonscriptions territoriales, et il est certain que, de cette façon, les assemblées politiques exprimeraient plus exactement la diversité des intérêts sociaux et leurs rapports ; elles seraient un résumé plus fidèle de la vie sociale dans son ensemble. Mais dire que le pays, pour prendre conscience de lui-même, doit se grouper par professions, n'est-ce pas reconnaître que la profession organisée ou la corporation devrait être l'organe essentiel de la vie publique ?

Ainsi serait comblée la grave lacune que nous signalons plus loin dans la structure des sociétés européennes, de la nôtre en particulier. On verra, en effet, comment, à mesure qu'on avance dans l'histoire, l'organisation qui a pour base des groupements territoriaux (village ou ville, district, province, etc.) va de plus en plus en s'effaçant. Sans doute, chacun de nous appartient à une commune, à un département, mais les liens qui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragiles et plus lâches. Ces divisions géographiques sont, pour la plupart, artificielles et n'éveillent plus en nous de sentiments profonds. L'esprit provincial a disparu sans retour ; le patriotisme de clocher est devenu un archaïsme que l'on ne peut pas restaurer à volonté. Les affaires municipales ou départementales ne nous touchent et ne nous passionnent plus guère que dans la mesure où elles coïncident avec nos affaires professionnelles. Notre activité s'étend bien au-delà de ces groupes trop étroits pour elle, et, d'autre part, une bonne partie de ce qui s'y passe nous laisse indifférents. Il s'est produit ainsi comme un affaissement spontané de la vieille structure sociale. Or, il n'est pas possible que cette organisation interne disparaisse sans que rien ne la remplace. Une société composée d'une poussière infinie d'individus inorganisés, qu'un État hypertrophié s'efforce d'enserrer et de retenir, constitue une véritable monstruosité sociologique. Car l'activité collective est toujours trop complexe pour pouvoir être exprimée par le seul et unique organe de l'État ; de plus, l'État est trop loin des individus, il a avec eux des rapports trop extérieurs et trop intermittents pour qu'il lui soit possible de pénétrer bien avant dans les consciences individuelles et de les socialiser intérieurement. C'est pourquoi, là où il est le seul milieu où les hommes se puissent former à la pratique de la vie commune, il est inévitable qu'ils s'en déprennent, qu'ils se détachent les uns des autres et que, dans la même mesure, la société se désagrège. Une nation ne peut se maintenir que si, entre l'État et les particuliers, s'intercale toute une série de groupes secondaires qui soient assez proches des individus pour les attirer fortement dans leur sphère d'action et les entraîner ainsi dans le torrent général de la vie sociale. Nous venons de montrer comment les groupes professionnels sont aptes à remplir ce rôle, et que tout même les y destine. On conçoit dès lors combien il importe que, surtout dans l'ordre économique, ils sortent de cet état d'inconsistance et d'inorganisation où ils sont restés depuis un siècle, étant donné que les professions de cette sorte absorbent aujourd'hui la majeure partie des forces collectives (33).

Peut-être sera-t-on mieux en état de s'expliquer maintenant les conclusions auxquelles nous sommes arrivé à la fin de notre livre sur Le suicide (34). Nous y présentions déjà une forte organisation corporative comme un moyen de remédier au malaise dont les progrès du suicide, joints d'ailleurs à bien d'autres symptômes, attestent l'existence. Certains critiques ont trouvé que le remède n'était pas proportionné à l'étendue du mal. Mais c'est qu'ils se sont mépris sur la nature véritable de la corporation, sur la place qui lui revient dans l'ensemble de notre vie collective, et sur la grave anomalie qui résulte de sa disparition. Ils n'y ont vu qu'une association utilitaire, dont tout l'effet serait de mieux aménager les intérêts économiques, alors qu'en réalité elle devrait être l'élément essentiel de notre structure sociale. L'absence de toute institution corporative crée donc, dans l'organisation d'un peuple comme le nôtre, un vide dont il est difficile d'exagérer l'importance. C'est tout un système d'organes nécessaires au fonctionnement normal de la vie commune qui nous fait défaut. Un tel vice de constitution n'est évidemment pas un mal local, limité à une région de la société ; c'est une maladie totius substantiae qui affecte tout l'organisme, et, par conséquent, l'entreprise qui aura pour objet d'y mettre un terme ne peut manquer de produire les conséquences les plus étendues. C'est la santé générale du corps social qui y est intéressée.

Ce n'est pas à dire toutefois que la corporation soit une sorte de panacée qui puisse servir à tout. La crise dont nous souffrons ne tient pas à une seule et unique cause. Pour qu'elle cesse, il ne suffit pas qu'une réglementation quelconque s'établisse là où elle est nécessaire ; il faut, de plus, qu'elle soit ce qu'elle doit être, c'est-à-dire juste. Or, ainsi que nous le dirons plus loin, « tant qu'il y aura des riches et des pauvres de naissance, il ne saurait y avoir de contrat juste », ni une juste répartition des conditions sociales (35). Mais si la réforme corporative ne dispense pas des autres, elle est la condition première de leur efficacité. Imaginons, en effet, que soit enfin réalisée la condition primordiale de la justice idéale, supposons que les hommes entrent dans la vie dans un état de parfaite égalité économique, c'est-à-dire que la richesse ait entièrement cessé d'être héréditaire. Les problèmes au milieu desquels nous nous débattons ne seraient pas résolus pour cela. En effet, il y aura toujours un appareil économique et des agents divers qui collaboreront à son fonctionnement ; il faudra donc déterminer leurs droits et leurs devoirs, et cela pour chaque forme d'industrie. Il faudra que, dans chaque profession, un corps de règles se constitue, qui fixe la quantité du travail, la rémunération juste des différents fonctionnaires, leur devoir vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis de la communauté, etc. On sera donc, non moins qu'actuellement, en présence d'une table rase. Parce que la richesse ne se transmettra plus d'après les mêmes principes qu'aujourd'hui, l'état d'anarchie n'aura pas disparu, car il ne tient pas seulement à ce que les choses sont ici plutôt que là, dans telles mains plutôt que dans telles autres, mais à ce que l'activité dont ces choses sont l'occasion ou l'instrument n'est pas réglée ; et elle ne se réglementera pas par enchantement dès que ce sera utile, si les forces nécessaires pour instituer cette réglementation n'ont pas été préalablement suscitées et organisées.

Il y a plus : des difficultés nouvelles surgiraient alors, qui resteraient insolubles sans une organisation corporative. Jusqu'à présent, en effet, c'était la famille qui, soit par l'institution de la propriété collective, soit par l'institution de l'héritage, assurait la continuité de la vie économique : ou bien elle possédait et exploitait les biens d'une manière indivise, ou bien, à partir du moment où le vieux communisme familial fut ébranlé, c'était elle qui les recevait, représentée par les parents les plus proches à la mort du propriétaire (36). Dans le premier cas, il n'y avait même pas de mutation par décès et les rapports des choses aux personnes restaient ce qu'ils étaient sans même être modifiés par le renouvellement des générations ; dans le second, la mutation se faisait automatiquement, et il n'y avait pas de moment perceptible où les biens restassent vacants, sans mains pour les utiliser. Mais si la société domestique ne doit plus jouer ce rôle il faut bien qu'un autre organe social la remplace dans l'exercice de cette fonction nécessaire. Car il n'y a qu'un moyen pour empêcher le fonctionnement des choses d'être périodiquement suspendu, c'est qu'un groupe, perpétuel comme la famille, ou les possède et les exploite lui-même, ou les reçoive à chaque décès pour les remettre, s'il y a lieu, à quelque autre détenteur individuel qui les mette en valeur. Mais nous avons dit et nous redirons combien l'État est peu fait pour ces tâches économiques, trop spéciales pour lui. Il n'y a donc que le groupe professionnel qui puisse s'en acquitter utilement. Il répond, en effet, aux deux conditions nécessaires : il est intéressé de trop près à la vie économique pour n'en pas sentir tous les besoins, en même temps qu'il a une pérennité au moins égale à celle de la famille. Mais pour tenir cet office, encore faut-il qu'il existe et qu'il ait même pris assez de consistance et de maturité pour être à la hauteur du rôle nouveau et complexe qui lui incomberait.

Si donc le problème de la corporation n'est pas le seul qui s'impose à l'attention publique, il n'en est certainement pas qui soit plus urgent : car les autres ne pourront être abordés que quand il sera résolu. Aucune modification un peu importante ne pourra être introduite dans l'ordre juridique, si l'on ne commence par créer l'organe nécessaire a l'institution du droit nouveau. C'est pourquoi il est même vain de s'attarder à rechercher, avec trop de précision, ce que devra être ce droit ; car, dans l'état actuel de nos connaissances scientifiques, nous ne pouvons l'anticiper que par de grossières et toujours douteuses approximations. Combien plus il importe de se mettre tout de suite à l’œuvre en constituant les forces morales qui, seules, pourront le déterminer en le réalisant!

Notes:

(1) Nous nous sommes borné à supprimer dans l'ancienne Introduction une trentaine de pages qui, aujourd'hui, nous ont paru inutiles. Nous nous expliquons, d'ailleurs, sur cette suppression à l'endroit même où elle a été opérée.
(2) Voir Le suicide, conclusion.
(3) Voir liv. III, chap. 1er, § III.
(4) Voir HERRMANN, Lehrbuch des griechischen Antiquitäten, 4te B., 3e éd., p. 398. Parfois, l'artisan était même, en vertu de sa profession, privé du droit de cité (ibid., p. 392). - Reste à savoir si, à défaut d'une organisation légale et officielle, il n'y en avait pas de clandestine. Ce qui est certain, c'est qu'il y avait des corporations de commerçants (Voir FRANCOTTE, L'industrie dans la Grèce antique, t. II, p. 204 et suiv.).
(5) PLUTARQUE, Numa, XVII ; PLINE, Hist. nat., XXXIV. Ce n'est sans doute qu'une légende, mais elle prouve que les Romains voyaient dans leurs corporations une de leurs plus anciennes institutions.
(6) Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, t. I, pp. 56-57.
(7) Certains historiens croient que, dès le principe, les corporations furent en rapports avec l'État. Mais il est bien certain, en tout cas, que leur caractère officiel fut autrement développé sous l'Empire.
(8) Les classes ouvrières en France jusqu'à la Révolution, 1, 194.
(9) Op. cit., I, 194.
(10) Le plus grand nombre des historiens estime que certains collèges tout au moins étaient des sociétés de secours mutuels.
(11) Op. cit., I, p. 330.
(12) Op. cit., I, p. 331.
(13) La religion romaine, II, p. 287-288.
(14) Op. cit., I, pp. 217-218.
(15) Op. cit., I, p. 221. - Voir sur le même caractère moral de la corporation, pour l'Allemagne, GIERKE, Das Deutsche Genossenschaftswesen, I, 384 ; pour l'Angleterre, ASHLEY, Hist. des doctrines économiques, I, p. 101.
(16) Op. cit., p. 238.
(17) Op. cit., pp. 240-261.
(18) Voir notamment Année sociologique, 1, p. 313 et suiv.
(19) Nous avons développé celte idée dans Le suicide, p. 433.
(20) Il paraît plus vraisemblable que les centuries ainsi dénommées ne contenaient pas tous les charpentiers, tous les forgerons, mais ceux-là seulement qui fabriquaient ou réparaient les armes et les machines de guerre. Denys d'Halicarnasse nous dit formellement que les ouvriers ainsi groupés avaient une fonction purement militaire [en grec dans le texte] ; ce n'était donc pas des collèges proprement dits, mais des divisions de l'armée.
(21) Tout ce que nous disons sur la situation des corporations laisse entière la question controversée de savoir si l'État, dès le début, est intervenu dans leur formation. Alors même qu'elles auraient été, dès le principe, sous la dépendance de l'État (ce qui ne paraît pas vraisemblable), il reste qu'elles n'affectaient pas la structure politique. C'est ce qui nous importe.
(22) Si l'on descend d'un degré l'évolution, leur situation est encore plus excentrique. A Athènes, elles ne sont pas seulement extra-sociales, mais presque extra-légales.
(23) WALTZING, op. cit., I, p. 85 et suiv.
(24) Op. cit., I, p. 31.
(25) Op. cit., I, p. 191.
(26) Voir RIETSCHEL, Markt und Stadt in threm rechtlichen Verhältniss, Leipzig, 1897, passim, et tous les travaux de Sohm sur ce point.
(27) Op. cit., I, 193.
(28) Ibid., I, p. 183.
(29) Il est vrai que, quand les métiers s'organisent en castes, il leur arrive de prendre très tôt une place apparente dans la constitution sociale ; c'est le cas des sociétés de l'Inde. Mais la caste n'est pas la corporation. C'est essentiellement un groupe familial et religieux, non pas un groupe professionnel. Chacune a son degré de religiosité propre. Et, comme la société est organisée religieusement, cette religiosité, qui dépend de causes diverses, assigne à chaque caste un rang déterminé dans l'ensemble du système social. Mais son rôle économique n'est pour rien dans cette situation officielle (cf. BOUGLÉ, Remarques sur le régime des castes, Année sociologique, IV).
(30) Nous n'avons pas à parler de l'organisation internationale qui, par suite du caractère international du marché, se développerait nécessairement par-dessus cette organisation nationale; car, seule, celle-ci peut constituer actuellement une institution juridique. La première, dans l'état présent du droit européen, ne peut résulter que de libres arrangements conclus entre corporations nationales.
(31) Cette spécialisation ne pourrait se faire qu'à l'aide d'assemblées élues, chargées de représenter la corporation. Dans l'état actuel de l'industrie, ces assemblées, ainsi que les tribunaux chargés d'appliquer la réglementation professionnelle, devraient évidemment comprendre des représentants des employés et des représentants des employeurs, comme c'est déjà le cas dans les tribunaux de prud'hommes ; cela suivant des proportions correspondantes à l'importance respective attribuée par l'opinion à ces deux facteurs de la production. Mais s'il est nécessaire que les uns et les autres se rencontrent dans les conseils directeurs de la corporation, il n'est pas moins indispensable qu'à la base de l'organisation corporative ils forment des groupes distincts et indépendants, car leurs intérêts sont trop souvent rivaux et antagonistes. Pour qu'ils puissent prendre conscience librement, il faut qu'ils en prennent conscience séparément. Les deux groupements ainsi constitués pourraient ensuite désigner leurs représentants aux assemblées communes.
(32) Voir plus bas, liv. II, chap. III, § IV.
(33) Nous ne voulons pas dire, d'ailleurs, que les circonscriptions territoriales sont destinées à disparaître complètement, mais seulement qu'elles passeront au second plan. Les institutions anciennes ne s'évanouissent jamais devant les institutions nouvelles, au point de ne plus laisser de traces d'elles-mêmes. Elles persistent, non pas seulement par survivance, mais parce qu'il persiste aussi quelque chose des besoins auxquels elles répondaient. Le voisinage matériel constituera toujours un lien entre les hommes ; par conséquent, l'organisation politique et sociale à base territoriale subsistera certainement. Seulement, elle n'aura plus son actuelle prépondérance, précisément parce que ce lien perd de sa force. Au reste, nous avons montré plus haut que, même à la base de la corporation, on trouvera toujours des divisions géographiques. De plus, entre les diverses corporations d'une même localité ou d'une même région, il y aura nécessairement des relations spéciales de solidarité qui réclameront, de tout temps, une organisation appropriée.
(34) Le suicide, p. 434 et suiv.
(35) Voir plus bas, liv. III, chap. III.
(36) Il est vrai que, là où le testament existe, le propriétaire peut déterminer lui-même la transmission de ses biens. Mais le testament n'est que la faculté de déroger à la règle du droit successoral ; c'est cette règle qui est la norme d'après laquelle se font ces transmissions. Ces dérogations, d'ailleurs, sont très généralement limitées et sont toujours l'exception.

Retour à l'auteur: Émile Durkheim Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 16 octobre 2002 18:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref