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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Cours de philosophie dispensé au Lycée de Sens (1884)
A.
Notions préliminaires


Émile Durkheim, 1884. Cours de philosophie fait au Lycée de Sens. Paris. Manuscrit écrit. Bibliothèque de la Sorbonne, Manuscrit 2351. Notes prises en 1883-84 par le philosophe français, André Lalande. Document numérique réalisé par Professor Robert Alun Jones, Professor of Religious Studies, History and Sociology at the University of Illinois in Urbana-Champaign, working in conjunction with the British Centre for Durkheimian Studies at Oxford University and the Advanced Information Technologies Laboratory at the University of Illinois.

http://www.relst.uiuc.edu/durkheim/Texts/1884a/00.html

Avec l'autorisation du professeur Robert Alun Jones, je vais produire, dès que cele me sera possible, une version Word 2001, une version RTF et une version PDF de ce cours de philosophie de Durkheim. Cette version pourra être téléchargée directement à partir du site web de la bibliothèque virtuelle, Les Classiques des sciences sociales. Je suis reconnaissant au Professeur Jones de sa généreuse collaboration. Entretemps, si quelqu'un voulait se dévouer pour produire une version Word de ce cours disponible seulement en html, nous lui en serions tous reconnaissant, et moi aussi. Si cela tente quelqu'un(e), n'hésitez pas à communiquer avec moi à mon adresse de courrier électronique: jmt_sociologue@videotron.ca.

Texte bientôt disponible en version traitement de textes grâce à l'aide précieuse M. Daniel Banda, professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis et chargé de cours d'esthétique à Paris-I Sorbonne. (25 septembre 2002)


Cours de philosophie fait au Lycée de Sens dispensé en 1883-1884
A. NOTIONS PRÉLIMINAIRES

Leçon I. Objet et méthode de la philosophie
Leçon II. Objet et méthode de la philosophie (suite)
Leçon III. La science et la philosophie
Leçon IV. Divisions de la philosophie


Leçon 1 : Objet et méthode de la philosophie

Qu'est ce que la philosophie ? Le mot est fréquemment employé. Par cela même, il donne une idée grossière, mais simple de ce qu'il signifie. Philosopher, c'est réfléchir sur un ensemble de faits pour en tirer des généralités. Philosophie, en un mot, veut dire réflexion et généralisation. C'est ainsi que l'on dit : la philosophie de l'art, la philosophie de l'histoire.

En examinant la forme de la philosophie, le genre de réflexion qui lui convient, ce qu'on appelle : l'esprit philosophique, on voit qu'on peut le définir ainsi : il consiste dans le besoin de se rendre compte de toutes ses opinions, jointe à une force d'intelligence suffisante pour satisfaire plus ou moins ce besoin. La qualité caractéristique de l'esprit philosophique est la libre réflexion, le libre examen. Réfléchir librement, c'est se soustraire quand on réfléchit à toute influence étrangère à la logique. C'est raisonner en ne reconnaissant d'autres autorités que les règles de cette science et les lumières de la raison.

Les deux caractères principaux de l'esprit philosophique sont donc la tendance à réfléchir pour généraliser et la liberté dans la réflexion.

De cette dernière condition s'ensuit nécessairement qu'on ne saurait confondre la philosophie avec les religions. La religion admet, outre le témoignage de la raison, l'autorité de la tradition historique. La philosophie ne connaît que les questions et les solutions relevant de la seule raison. Leurs domaines sont donc nettement distincts.

En étudiant les divers systèmes des philosophes, on s'aperçoit que la réflexion philosophique a, suivant les temps et les circonstances, procédé de deux manières différentes. En d'autres termes, il y a deux formes d'esprit philosophique. Tantôt il procède par analyse ; il se rapproche alors de la méthode mathématique. Ce genre d'esprit consiste à prendre pour point de départ du système une idée évidente ou admise comme telle, et d'y rattacher toutes les idées secondaires de manière à former une série ininterrompue ; tirant de la première idée une seconde, de cette seconde une troisième, et ainsi de suite ; de telle sorte que la première étant admise, toutes les autres en sortent sans solution de continuité. C'est en cela, par exemple, que consiste l'esprit cartésien.

L'autre forme de l'esprit philosophique est synthétique, et laisse une place bien plus grande à l'inspiration et a l'imagination. Sans avoir besoin d'ordre mathématique, les esprits de ce genre voient les faits dans leur ensemble, et s'y attachent spéciale-ment. Ils préfèrent les vastes hypothèses qui groupent les faits à l'analyse qui les dissèque. Au lieu de classer leur idées en séries, ils en font un ensemble qu'on puisse embrasser d'un coup d’œil. Tel, est par exemple, l'esprit platonicien. [In the margin of the entire paragraph : "non sens philosophiques"].

Nous connaissons maintenant la forme, l'extérieur de la philosophie. Reste à la définir par son objet. On a proposé diverses définitions.

Bossuet dit : "La philosophie est la science de l'homme et de Dieu." - Cicéron la définit : "La science des choses divines et humaines." - Aristote : "la science des premières causes et des premiers principes." - On a dit enfin : "La philosophie est la science de l'absolu."

On peut faire voir que toutes ces définitions reviennent au même. Il faut d'abord pour cela définir "absolu." On appelle absolu ce qui est par soi-même, ce qui ne dépend de rien, ce qui est sans relation aucune. L'absolu serait indépendant de l'espace et du temps.

Sachant cela, montrons que toutes ces définitions donnent pour objet à la philosophie l'absolu. En effet, la première cause c'est l'être ou les êtres d'où vient toute la réalité. Le premier principe, c'est la loi la plus générale qui a présidé à ce développement. Rechercher la première cause et le premier principe, c'est rechercher le primitif, l'absolu, tant dans le monde de la connaissance que dans celui de l'existence. Or, dans le premier, quel est l'absolu ? C'est l'esprit de l'homme. Dans le second ? C'est Dieu. Toutes ces définitions viennent donc à celle-ci : La philosophie est la science de l'absolu.

Voici maintenant à quelles objections cette définition est expose.

Elle assigne pour but à la philosophie ce qui n'en est que le dernier mot, la dernière hypothèse, nécessaire peut-être pour donner la raison de certains faits, mais qui ne saurait en tout cas être prise pour point de départ. L'absolu n'est évidemment pas ce que l'on recherche en commençant la philosophie, on n'a dès lors aucune raison de le faire figurer dans la définition de la philosophie.

Il y a d'ailleurs des systèmes philosophiques importants, le positivisme par exemple, qui n'admettent pas l'existence de l'absolu. On ne saurait exclure de la philosophie des systèmes qui agitent les mêmes questions que les autres et n'en diffèrent que par la manière de les résoudre. On ne saurait donner pour objet à la philosophie une chose dont l'existence même est en question.

Comment donc définir la philosophie ?

Quand on considère les faits dont s'occupe cette science, on voit que ce sont tous des phénomènes ayant trait à l'homme, et, dans l'homme, à ce qui n'a rien de physique, à ce que n'étudient en aucune façon les sciences positives. Le domaine de la philosophie est l'homme intérieur.

De quoi se compose l'homme intérieur ? De faits qui ne tombent point sous les sens, mais nous sont connus par une sorte de sens intime qu'on nomme conscience.

La perception de ces faits modifie la conscience comme la perception matérielle modifie les sens qui lui sont soumis. Aussi désigne-t-on ces faits sous le nom d'états de conscience.

La philosophie est donc la science des états de conscience.

Mais cela ne suffit pas. Les faits psychologiques qu'on appelle états de conscience sont relatifs, au moins par rapport au temps. Dès lors, la philosophie, par sa définition serait enfermée dans le domaine du relatif. L'étude de l'absolu en serait exclue. La métaphysique, imposée à tort par les définitions ci-dessus étudiées, serait, à tort également, interdite par celle-ci.

Il faut donc la modifier ainsi : "La philosophie est la science des états de con-science et de leurs conditions."

Cette définition convient à tous les systèmes. L'absolu est-il, n'est-il pas une des conditions des états de conscience ? La chose reste à étudier ultérieurement. Mais en tout cas, la définition que nous venons de donner autorise la philosophie à s'en occuper si elle juge cette hypothèse nécessaire.




Leçon 2 : Objet et méthode de la philosophie
(suite)




Le but de la philosophie est maintenant déterminé : c'est l'étude des états de con-science et de leurs conditions. Mais comment la philosophie procédera-t-elle à cette étude ? En un mot, quelle sera sa méthode ? Cela reste encore à déterminer.

Les différents systèmes ont fait à cette question différentes réponses. De nos jours s'est formée une école, l'école éclectique, qui soutient que la meilleure méthode serait de concilier les différents systèmes. Cette école, qui sans être encore organisée, avait été déjà représentée dans l'antiquité par la Nouvelle-Académie et par Cicéron, dans les temps modernes par Leibniz qui en recommande souvent le procédé principal, cette école n'est arrivée à une organisation définitive qu'avec Victor Cousin. Ce célèbre philosophe en a donné les principes et la méthode, qui d'ailleurs n'a jamais encore été employée d'une manière suivie.

Voici en quoi consiste la théorie éclectique.

Suivant Cousin, la vérité n'est plus à chercher. Elle est trouvée. Seulement, elle est disséminée dans les différents systèmes philosophiques parus jusqu'à présent. Il n'y a donc qu'à extraire de partout où ils se trouvent, ces fragments de vérité épars et mêlés à l'erreur, et à les réunir pour en former un système dont les doctrines seront la vérité même.

Mais où trouver le critérium permettant de distinguer la vérité de l'erreur ? Selon Cousin, les systèmes n'ont tous pêché que par étroitesse d'esprit, par trop grand exclusivisme. Quand ils affirment, ils disent vrai. Quand ils nient, ils se trompent. Les idéalistes disent que l'esprit est l'unique agent de la connaissance. Les sensualistes affirment qu'elle vient uniquement de la sensation. Ce sont seulement, pensent les éclectiques, les mots : unique, uniquement qui font l'erreur. La connaissance provient à la fois des sens et de l'esprit.

Ce système, qui semble se recommander au premier abord, par la largeur de ses vues, est soumis à bien des objections : sans compter que, par son principe même, il nie le progrès futur de la science philosophique, le critérium proposé est vague ; où placer la limite exacte qui séparé dans les systèmes l'affirmation de la négation ? Il y a bien des cas où cette division ne pourrait être faite qu'arbitrairement. Aussi les éclectiques proposent-ils un second critérium, le sens commun. Ce critérium, de leur propre aveu, dérive du premier : si les solutions du sens commun sont supérieures à celles de la philosophie, c'est, disent-ils, parce qu'elles sont plus larges : "Si le sens commun," dit Jouffroy, "n'adopte pas les systèmes des philosophes, ce n'est pas quel les systèmes disent une chose et le sens commun une autre, c'est que les systèmes disent moins et le sens commun davantage. Pénétrez au fond de toutes les opinions philosophiques, vous y découvriez toujours un élément 'positif' que le sens commun adopte et par lequel elles se rallient à la conscience du genre humain." [Jouffroy, [rest of note cut off at the bottom of the page]]. On peut remarquer dans ce passage le mot positif, qui marque bien les rapports des deux critériums proposés.

Cette méthode soumet donc entièrement la philosophie au sens commun. Or, le sens commun n'a aucune rigueur philosophique. Il ne s'est pas formé d'après les règles de la logique ; il se compose des opinions qui se sont développés sous les mille influences du caractère du climat, de l'éducation, de l'hérédité, de l'habitude. Le sens commun est inconscient : le sens commun n'est donc qu'un ensemble de préjugés.

L'opinion de sens commun est nécessaire à l'homme pour se guider dans les circonstances ordinaires de la vie. C'est même là ce qui le distingue surtout de la philosophie : le sens commun est avant tout pratique, le propre de la philosophie au contraire est la spéculation. Par là même, le sens commun est sans cesse cause d'erreur : à Galilée affirmant le mouvement propre de la terre où objectait le sens commun qui en reconnaissait l'immobilité. Donc comme critérium philosophique, le sens commun doit être absolument rejeté.

Est-ce à dire qu'il n'en faille pas tenir compte ? Du tout. Le sens commun doit être respecté comme un fait, qui a ses raisons d'exister. On peut se mettre en contradiction avec lui, mais à la condition expresse de démontrer comment s'est formée et s'est répandue l'erreur commune. Si le sens commun contredit une hypothèse, c'est qu'il y a des raisons à cela ; et fut elle très solidement établie sur tous les autres faits cette hypothèse gardera un certain manque de fermeté, si elle ne peut expliquer ces raisons qui ont égaré l'opinion du vulgaire.

Il y a contre l'éclectisme une seconde objection. Le sens commun est large. Il pourra fort bien, dans différents systèmes admettre comme ne lui répugnant pas, des solutions contradictoires, et alors qui décidera en dernier ressort ? Et quand même cela ne se produisait pas, comment des pièces, des lambeaux de philosophie déchirés ça et là, pourrait-on faire un système un, solide, et bien ajusté ? Les différentes théories qui le composeront n'étaient pas faites les unes pour les autres : ce sera donc encore tout un travail que de les réunir, travail pour lequel la méthode n'est même pas encore fixée. L'éclectisme ne saurait donc être un système bien construit, sur un plan fixe : et la preuve en est dans ce fait même que ses critériums ont bien pu servir à trancher des questions particulières mais que Cousin lui-même n'a jamais tenté de bâtir avec eux une philosophie complète.

Puisque l'éclectisme ne donne pas la vraie méthode de la philosophie, où la trouverons-nous donc ?

Une autre école, l'école idéaliste, propose la méthode déductive ou a priori. Il faut chercher, dit-elle, l'idée la plus générale, l'idée première d'où dépendent toutes les autres, et de même que des définitions qu'il fait accepter en commençant, le mathématicien déduit tout le reste, en faisant voir que tout est contenu dans la définition primordiale, de même de cette idée première le philosophe doit tirer toutes les autres, qui y sont contenues. - Spinoza a donné l'exemple le plus frappant de cette méthode. Son ouvrage est écrit avec tout l'appareil mathématique : définitions, théorèmes, corollaires, etc. La méthode a été reprise depuis par Fichte, Schelling, Hegel. Mais ces divers philosophes n'ont plus employé la forme mathématique de Spinoza.

Cette méthode a un grave défaut. C'est de mettre l'expérience absolument en dehors de la méthode philosophique. Dans les sciences, il faut expliquer des faits donnés, non inventer une série d'idées se déroulant et se déduisant les unes des autres sans s'inquiéter si elles cadrent avec la réalité.

La méthode déductive peut convenir au mathématicien, qui travaille sur des figures idéales qui peuvent indifféremment avoir ou n'avoir point d'existence en dehors de l'esprit. Mais c'est de toute autre façon que travaille le philosophe. Il étudie des états de conscience qui sont des faits. Les faits ne s'inventent pas. Il faut les observer et les étudier. La méthode idéaliste qui prétend supprimer les faits et raisonner à leur propos, mais sans se soucier de les étudier, doit donc être écartée comme trop exclusive.

La critique de la méthode déductive nous montre que l'étude des faits eux-mêmes est nécessaire à la philosophie. Mais fait elle toute la philosophie ? La méthode qui prétendrait que toute connaissance provient des sens serait elle plus légitime que celle qui fait provenir toute connaissance de l'esprit ?

L'école empirique le croit. La philosophie, selon elle, doit se contenter d'observer les phénomènes, de les classer, et de les généraliser. Elle doit se confiner dans cette étude et dégager seulement les lois générales qui régissent les phénomènes.

On ne saurait admettre des conclusions aussi absolues. La philosophie est une science, et il n'est pas de vraie science, cherchant à expliquer son objet, qui puisse vivre uniquement d'observation. Ce procédé par lui même est, sinon absolument stérile, du moins peu fécond. L'observation n'est que la constatation des faits : la généralisation qui en est le complément nécessaire ne fait que dégager des phénomènes leur caractère commun. Encore faut-il que ces caractères soient très apparents, et [phrase unclear] des lois très simples. L'observation montre que les corps sont pesants, mais elle ne saurait donner la loi de la gravitation. Sitôt que les faits deviennent tant soit peu complexes, l'observation ne peut plus suffire à trouver la loi. Il faut donc que l'esprit intervienne et fasse pour la trouver ce qu'on appelle une hypothèse.

Ceci nous amène à la véritable méthode philosophique : cette loi que l'observation ne pouvait trouver, l'esprit l'invente, en fait une hypothèse. Cette hypothèse faite, pour lui donner force de loi, il faut la vérifier : c'est là que se produit l'opération caractéristique de cette méthode : l'expérimentation. Expérimenter, c'est observer pour contrôler une idée préconçue, s'assurer si les faits confirment ou non la supposition de l'esprit. Si oui, si les faits se produisent tous comme ils le doivent faire dans l'hypothèse étudiée, si surtout elle fait découvrir de nouveaux faits encore inconnus, elle voit sans cesse diminuer son caractère hypothétique [phrase unclear]. Mais elle ne perd jamais entièrement ce caractère : il est clair en effet que tous les phénomènes qui s'y rapportent ne sont pas observés, et il suffirait qu'un seul contredit l'hypothèse pour nécessiter son changement. - Au reste, toutes les science qui expliquent leur objet précédent ainsi, et ce sont les hypothèses qui ont fait faire à la sciences les plus grands pas (hypothèse de la gravitation, des fluides électriques, etc.).

La véritable méthode philosophique est donc la méthode expérimentale qui comprend trois parties :

1. observation, classement et généralisation des faits
2. invention d'hypothèses
3. vérification par l'expérimentation des hypothèses inventées

Cette méthode tient le milieu entre les méthodes déductive et empirique. D'après les idéalistes, l'esprit est tout. D'après les empiriques, l'observation est tout. La méthode expérimentale, contrairement aux idéalistes, commence par observer. Contrairement aux empiriques, elle invente ensuite une loi que l'esprit tire de lui même, et qu'elle vérifie ensuite encore une fois par les faits. A ceux-ci appartiennent donc le premier et le dernier mot, mais l'esprit est l'âme de la méthode. C'est l'esprit qui crée, qui invente, mais à condition de toujours respecter les faits.


Leçon 3 : La science et la philosophie


On a souvent agité la question de savoir si la philosophie était une science, dans quelle mesure elle en était une, et quels étaient ses rapports avec les autres sciences. Pour en trouver la solution, il faut d'abord définir la science. Au premier coup d'œil la science nous apparaît comme un système de connaissances. Mais ce système a un ordre spécial qu'il faut déterminer. Pour y arriver, voyons quel est le but de la science. Elle a un double but : D'une part elle doit satisfaire un besoin de l'esprit ; de l'autre, elle est destinée à faciliter et à améliorer la pratique. Ce besoin de l'esprit c'est l'instinct de curiosité, la passion de savoir. Enfin la science a toujours sinon pour but, du moins pour résultat, d'améliorer les conditions matérielles de l'existence, par cela même qu'elle facilite et amélioré la pratique en expliquant la théorie.

Elle atteint ce double but par un seul moyen, l'explication. En expliquant les cho-ses, la raison satisfait de la manière la plus complet et la plus parfaite possible l'instinct de curiosité. Savoir que les faits existent est un premier plaisir, mais savoir pourquoi ils existent, les comprendre, c'est là une satisfaction d'ordre supérieur. On peut se représenter la science comme une lutte entre l'intelligence et les choses. Suivant que l'intelligence est victorieuse ou vaincue, elle est satisfaite ou elle souffre. Elle est surtout heureuse quand elle peut saisir tout entière la chose qu'elle examine, la comprendre, la faire sienne pour ainsi dire. C'est là l'idéal de l'explication. Ainsi expliquer est le meilleur moyen de satisfaire l'instinct de curiosité. C'est aussi le meilleur moyen d'atteindre le second but de la science en rendant les choses plus facilement utilisables. Quand nous connaissons une chose à fond, nous pouvons beaucoup mieux et beaucoup plus utilement nous en servir que si nous connaissons uniquement son existence. Par cela même que la chose expliquée et comprise est devenue [word unclear] nous nous en servons beaucoup mieux que d'une chose étrangère. Tandis que la chaleur, par exemple, dont on connaît bien les lois, a donné naissance aux applications les plus utiles, on ne retire que peu d'utilité de l'électricité dont on ne connaît ni la nature ni les véritables lois et dont l'emploi est presque entièrement empirique.

Ainsi donc, le meilleur moyen d'arriver à son but pour la science étant d'expliquer, on peut dire : l'objet de la science est d'expliquer.

Mais il y a deux formes de sciences et deux manières d'expliquer. Les mathématiques expliquent en démontrant, c'est à dire en faisant voir que le théorème à prouver est compris dans un autre déjà prouvé, qu'énoncer l'un, c'est énoncer l'autre, que l'un, en un mot, est identique à l'autre. De montrer mathématiquement, c'est donc établir une identité entre le connu et le cherché. Donc, les mathématiques expliquent au moyen de rapports d'identité. Comment démontre-t-on que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits ? En faisant voir que dire :

1. que les angles alternés, internes et correspondants sont égaux et ;
2. que la somme des angles faits autour d'un point du même côté d'une droite, valent deux droits ; et
3. dire que la somme des angles d'un triangle vaut deux droits, c'est la même chose.


Or, les deux premières propositions étant vraies, il s'ensuit nécessairement que la troisième, qui leur est identique, est vraie aussi.

Les sciences physiques expliquent autrement : ce ne sont plus des rapports d'identité, mais des rapport de causalité qu'elles établissent. Tant qu'on ne voit pas la cause d'un fait, il est inexpliqué, et l'esprit n'est pas satisfait. On en fait voir la cause, et aussitôt l'esprit est satisfait le fait est expliqué.

On peut donc généraliser et dire : l'objet de la science est d'établir des rapports rationnels - rapports d'identité ou de causalité - puisque nous avons établi qu'elle avait pour but d'expliquer, et qu'expliquer, c'était établir entre les choses des rapports d'identité ou de causalité.

Connaissant tout cela, voyons quelles conditions doit remplir un système de connaissances pour mériter d'être appelé science.

Il faut avant tout qu'il ait un objet propre à expliquer, que cet objet ne se confonde avec celui d'aucune autre science, et qu'il soit bien déterminé. Comment expliquer, alors que la chose à expliquer n'est pas définie ?

En second lieu, il faut que cet objet soit soumis soit à la loi d'identité, soit à celle de causalité, sans quoi il n'y a pas d'explication possible et par conséquent, pas de science.

Mais ces deux premières conditions ne suffisent pas : en effet, pour pouvoir expliquer un objet, il faut qu'il nous soit accessible de quelque façon. S'il nous était inaccessible, nous ne pourrions en faire la science. Le ou les moyens dont doit dis-poser l'esprit pour pouvoir aborder l'étude de cet objet composent la méthode. La troisième condition à remplir pour une science c'est donc d'avoir une méthode pour étudier l'objet.

Au moyens de ces principes, examinons maintenant si la philosophie est une science.

Elle a un objet propre, bien défini et dont ne s'occupe aucune autre science : les états de conscience. La première condition est donc remplie. - Les faits qui constituent son objet sont soumis à des rapports rationnels : l'on ne saurait prétendre que les états de conscience échappent à la loi de la causalité. La seconde condition est donc également remplie. - Enfin, la philosophie a sa méthode, la méthode expérimentale : elle remplit donc les trois conditions nécessaires à obtenir le titre de science et peut-être à juste titre regardée comme une science.

La philosophie étant reconnue pour une science, quels sont les rapports avec les autres sciences ?

A l'origine de la spéculation, les philosophes, par excès de confiance, ont cru que cette science comprenait toutes les autres, que la philosophie, à elle seule, menait à la connaissance universelle. Les sciences ne seraient dès lors que des parties, des chapitres de la philosophie.

La définition de la philosophie et la preuve de ses droits au titre de science distincte suffisent à montrer que cette théorie ne saurait être admise.

De nos jours s'est produite une autre idée : on a soutenu que la philosophie n'avait pas d'existence propre et n'était que le dernier chapitre des sciences positives, la synthèse de leurs principes les plus généraux : telle était, par exemple, la pensé d'Auguste Comte.

Il n'y a qu'à invoquer - encore la définition de la philosophie pour réfuter cette théorie. La philosophie à son objet propre, les états de conscience, objet indépendant de celui de toutes les autres sciences. Là, elle est chez elle, elle est indépendante, et si pour expliquer son objet elle peut emprunter aux autres sciences, elle ne se confond en tout cas avec aucune d'elles et n'en reste pas moins une science distincte au milieu des autres sciences.

Quels sont donc les rapports de la philosophie avec ces autres sciences ? - Il y en a de deux espèces : les rapports généraux, qui sont les mêmes avec toutes les sciences ; les rapports particuliers, qui sont différents pour chaque science particulière.

Examinons d'abord les rapports généraux. Les objets qu'étudient les différentes sciences positives n'existent pour nous qu'en tant qu'ils sont connus. Or, la science qui étudie les lois de la connaissance, c'est la philosophie. Elle se trouve donc ainsi placer au centre auquel viennent converger toutes les sciences, parce que l'esprit lui-même est placée au centre du monde de la connaissance. Supposons par exemple que la philosophie décide que l'esprit humain, comme le pensait Kant, n'a pas de valeur objective, c'est à dire ne peut pas atteindre les objets réel, voilà toutes les sciences condamnées par là même a être uniquement subjectives.

Passons aux rapports particuliers. Ils sont de deux sortes : la philosophie reçoit des autres sciences et leur donne.

La philosophie emprunte aux autres sciences un grand nombre de faits sur lesquels elle réfléchit et qui servent à faciliter l'explication de son objet. Par exemple, il est impossible de faire de la psychologie sans avoir recours aux enseignements de la physiologie. Quand on spécule sur les phénomènes extérieurs il faut bien prendre pour base des raisonnements que l'on fait les données de la physique et de la chimie.

D'autre part, pour se fonder et se construire les différentes sciences emploient différents moyens, suivant ce qu'elles ont à expliquer : les mathématiques ont la déduction ; la physique, l'induction ; l'histoire naturelle, la classification. Mais qui étudie ces procédés ? C'est la philosophie. Elle en fait la théorie, elle voit a quelles conditions ils doivent être soumis pour donner des résultats justes. Dès lors, elle se demande comment ces différents procédés doivent être différemment combinés pour étudier les différents objets des différents sciences. Elle cherche en un mot quelle est la meilleure méthode pour chaque science particulière. C'est même la le sujet d'une importante partie de la logique qu'on appelle Méthodologie.

Tels sont les rapports de la philosophie et des différentes sciences qui l'avoisinent.


Leçon 4 : Divisions de la philosophie




Connaissant l'objet de la philosophie, nous prévoyons facilement que cet objet sera complexe : les états de conscience représentent des phénomènes de genres bien différents les uns des autres : pour en étudier l'ensemble il faudra donc plusieurs divisions de la science philosophique, plusieurs sciences particulières qu'il faut distinguer et classer.

Ces divisions ont beaucoup varié avec les différents systèmes, et c'est bien naturel, car elles dépendent très étroitement de l'esprit général du système. A l'origine de la spéculation grecque, la philosophie n'est pas divisée. Elle est l'ensemble des connaissances humaines intérieures et extérieures. Elle se confond avec la physique et jusqu'à Socrate, tous les traités philosophiques portent le titre : [Greek phrase] On ne sait si Socrate divisait la philosophie, ni comment il la divisait. Platon, qui nous a surtout fait connaître la philosophie de son maître, ne divise pas. Il est donc peu probable que Socrate le fit. La philosophie est synthétique. Il n'expose pas une partie bien distincte de son système dans chaque dialogue : ces œuvres contiennent l'étude de questions diverses, qui semblent n'avoir d'autre liaison que les hasards de la conversation.

Aristote le premier a nettement divisé la philosophie : Il y voit trois sciences bien distinctes : "Toute l'activité humaine, dit-il, se manifeste sous trois formes différentes, savoir, agir, faire [écrit au-dessus du mot "faire" est écrit le mot "créer." Il suit trois mots grecs.] De là trois sciences : La théorétique qui a pour objet la spéculation ; la pratique, qui se définit par son nom même ; elle équivaut à ce qu'on appelle aujourd'hui la morale ; enfin la poétique, qui a l'art pour objet."

Après Aristote, cette division tombe en désuétude. A mesure qu'elle tend à disparaître, elle est remplacée par une autre qu'acceptent également les deux grandes écoles philosophiques d'alors, l’épicurisme et le stoïcisme. Voici cette division ; elle comprend comme l'autre, trois parties. La physique science de la nature extérieure ; la logique science des lois de l'esprit et de la connaissance ; l'éthique ou morale.

Descartes, dans ces ouvrages, n'a jamais suivi de division bien stricte de la philosophie. Il y a pourtant chez lui une tentative de division, division plutôt de l'ensemble des connaissances humaines que de la seule philosophie : "Toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique. Le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales : la médecine, la mécanique et la morale."

Toutes ces divisions ne peuvent cadrer avec la définition de la philosophie que nous avons établie, car elles embrassent un champs plus vaste que celui de la philosophie.

Depuis V. Cousin, une nouvelle division s'est établie qui a prévalu et qui divise la philosophie en quatre parties : Psychologie. Logique. Morale. Métaphysique. Cette division est de toutes la plus simple ; c'est aussi la meilleure, et nous l'adopterons.

En effet, la définition de la philosophie comprend deux parties : les états de conscience et leurs conditions. Il faudra donc au moins déjà une division de la philosophie correspondant à chacune d'elles.

Mais les états de conscience ne peuvent être étudiés par une seule science. Il est nécessaire d'abord d'en déterminer les types importants, de connaître les espèces et les propriétés de chacun d'eux. Il y a donc d'abord place au commencement de la philosophie, pour une étude descriptive des états de conscience, science ayant pour but de les énumérer et de les réduire à leurs types principaux.

Cet inventaire fait, il faut étudier les états de conscience à un autre point de vue. Il en est une espèce, qui constitue la vie intellectuelle ou intelligence. Cette intelligence est faite pour aller à la vérité. Les règles auxquelles elle doit se soumettre pour ne pas se tromper forment la seconde partie de la philosophie, qu'on appelle la logique. La logique se distingue de la psychologie en ce qu'elle étudie non tous les états de conscience, mais quelques-uns et que, tandis que la psychologie ne fait que décrire, la logique explique les lois de la connaissance.

Il y a une autre catégorie de faits, qui ont entré eux des caractères communs de diverses sortes, et dont l'ensemble constitue l'activité. Il y aura lieu de se poser la question : Comment, à quelles conditions, l'activité fera ce qu'elle doit faire ? Quelles sont les lois auxquelles elle doit être soumise ?

C'est l'objet de la morale. Cette science, par son objet, est bien distincte de la logique et de la psychologie.

Restent enfin les conditions des états de conscience. Ces conditions font l'objet de la métaphysique.

Ces diverses parties de la philosophie devront être traitées dans l'ordre où nous venons de les exposer. Il est bien clair qu'avant d'étudier les états de conscience en détail, il faut en voir l'ensemble, et les décrire avant de les expliquer. La psychologie doit donc nécessairement être étudiée la première.

De même la métaphysique doit être étudiée la dernière : pour pouvoir examiner les conditions des états de conscience il faut les connaître entièrement, ce qui est l'objet des trois autres divisions de la philosophie.

Quant à la logique, qui reste encore, elle doit être placée avant la morale. En effet, elle traite les questions les plus importantes de toutes, et l'on ne peut bien raisonner qu'en connaissant les lois du raisonnement. Aussi faudrait-il, si possible, la placer la première de toutes. Mais comme on ne peut le faire, la psychologie ayant nécessairement la première place, il faut au moins lui donner la place la plus rapprochée possible de la première, et pour cela par conséquent la placer avant la morale.


Nous avons donc à étudier quatre sciences dans la philosophie :

1. la psychologie
2. la logique
3. la morale
4. la métaphysique


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Pour plus d'informations, vous pouvez communiquer avec le professeur Robert Alun Jones: rajones@uiuc.edu.

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Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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