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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Première lettre sur l'Algérie (1837), Première lettre d'Alexis de Tocqueville, en date du 23 juin 1837, sur l'Algérie, lettre quasi-introuvable, transmise par Jean-Louis Benoît, spécialiste de Tocqueville.

Alexis de Tocqueville

philosophe politique, homme politique, historien et écrivain français
[1805-1859]

Première lettre sur l’Algérie

(23 juin 1837)

Lettre quasi-introuvable transmise par Jean-Louis Benoît en juin 2013.


En 1837, Tocqueville entreprend de se lancer dans la carrière politique, il lui faut choisir une circonscription pour les élections. Le scrutin laissant la possibilité de candidatures multiples, Tocqueville envisage de se présenter soit à Cherbourg, pour les raisons énoncées précédemment, soit à Versailles, parce que son père y a été préfet et qu’il pourrait peut-être compter sur les voix des légitimistes,  soit dans le Xe arrondissement de Paris de l’époque.

Il tient à prouver à ses électeurs potentiels sa capacité à traiter des problèmes nouveaux qui se poseront à terme à la société française et à proposer des solutions pertinentes. Dès 1835, il a présenté à la Société royale académique de Cherbourg son premier Mémoire sur le paupérisme. Quelques mois plus tard, le 23 juin et le 22 août 1837, il publie de deux Lettres sur l’Algérie dans La Presse de Seine-et-Oise parce qu’il entend montrer aux électeurs de cette circonscription potentielle qu’il est capable d’analyser sérieusement la question de l’Algérie et de proposer les grandes lignes d’une politique. La démarche est comparable dans les deux cas : aux deux mémoires correspondent deux lettres. Voici le texte de la première.



PREMIÈRE LETTRE
SUR L'ALGÉRIE
(23 JUIN 1837)


De grands événements viennent de se passer en Algérie ; on peut croire que d'autres s'y préparent encore, ce n'est donc pas mal choisir mon temps, Monsieur, pour me rendre à votre désir et vous dire ce que je sais d'Alger. Je le fais d'autant plus volontiers que, quoiqu'on ait beaucoup discuté sur ce pays, il me semble qu'on ne le connaît guère.

M. Desjobert, dans un livre d'ailleurs fort estimable publié récemment sur notre nouvelle colonie, assure que, pour parler convenablement d'une contrée étrangère, il est bon de n'y avoir point été. C'est là un avantage que je partage avec lui, mais je ne m'en glorifie point. Je pense au contraire avec le vulgaire que pour bien faire connaître une chose aux autres (a), il est utile de la connaître soi-même et que, pour la bien connaître, il n'est pas sans utilité de l'avoir vue. Je ne me glorifierai donc point de n'avoir pas été en Afrique, mais je tâcherai de mettre à profit les récits de plusieurs de mes amis qui y ont longtemps séjourné, et de faire qu'on s'aperçoive le moins possible que je n'ai point été témoin par moi-même de ce que je cherche à peindre.

Je crois qu'avant de parler des habitants, il est bon de vous dire un mot du pays lui-même. Ces deux choses se tiennent et s'expliquent l'une par l'autre.

Vous n'ignorez pas, Monsieur, que l'Algérie s'étend presque en droite ligne de l'ouest à l'est, durant un espace de... lieues. Parallèlement à la mer s'élève une chaîne de hautes montagnes qu'on nomme l'Atlas. Tantôt l'Atlas se recule brusquement vers le midi et ouvre de longues et larges plaines ; dans d'autres moments, il se rapproche tout à coup du rivage et vient baigner ses derniers chaînons dans les flots. De temps en temps il se replie sur lui-même et enveloppe de profondes vallées dans ses contours.

Mille petits ruisseaux coulent de tous côtés sur ses flancs. Mais nulle part l'Atlas ne consent à s'abaisser même pour un moment jusqu'au niveau des plaines et à laisser passage à un grand fleuve qui porterait aisément les armes et les arts de l'Europe jusqu'au fond des déserts.

Dans l'Atlas habitent les Cabyles, dans les vallées les Arabes. Toutes les fois que vous apercevez une montagne, vous pouvez tenir pour certain qu'elle cache dans ses sinuosités une tribu cabyle et dès que vous apercevez une plaine, il faut vous attendre que le camp de l'Arabe va bientôt paraître à l'horizon. Les deux races sont donc sans cesse entremêlées, mais jamais elles ne se confondent.

Vous me demanderez sans doute, Monsieur, quelle est l'origine de ces Cabyles si singulièrement mêlés aux Arabes et toujours distincts d'eux. L'Institut doute encore. Je vous laisse à juger si je puis me permettre une conjecture. Les uns prétendent que ce sont des Ibères et croient reconnaître des analogies entre leur langue et le gascon. D'autres pensent que ce sont des Arabes venus très anciennement des frontières de la Judée. Il en est qui s'imaginent retrouver en eux les descendants des Vandales. Tenez-vous pour assuré, Monsieur, que jusqu'à présent personne n'en sait absolument rien. Mais à vrai dire, ceci n'importe guère. Ce sont les Cabyles de nos jours qu'il faut connaître et non leurs aïeux.

Les Cabyles ont une langue entièrement différente de celle des Arabes, et leurs mœurs ne se ressemblent pas. Le seul point de contact entre les deux races c'est la religion.

Les Cabyles sont toujours sédentaires, ils cultivent le sol, bâtissent des maisons et ont conservé ou acquis quelques-uns des arts les plus nécessaires. On exploite chez eux des mines de fer ; on y fabrique de la poudre ; on y forge des armes de toute espèce et l'on y tisse de grossières étoffes. N'allez pas vous figurer, Monsieur, que tous ces Cabyles forment un grand peuple soumis à un même gouvernement. Ils sont encore divisés en petites tribus, comme au premier âge du monde. Ces tribus n'ont aucun pouvoir les unes sur les autres ni même aucun lien entre elles, elles vivent séparées et souvent en guerre, chacune d'elles a son petit gouvernement indépendant qu'elle établit elle-même et sa législation peu compliquée. Si Rousseau avait connu les Cabyles, Monsieur, il ne nous aurait pas débité tant de folies sur les Caraïbes et autres Indiens de l'Amérique : il eût cherché dans, l'Atlas ses modèles ; c'est là qu'il aurait trouvé des hommes soumis à une sorte de police sociale et cependant presque aussi libres que l'individu isolé qui jouit de sa sauvage indépendance au fond des bois ; des hommes qui ne sont ni riches ni pauvres, ni serviteurs ni maîtres ; qui nomment eux-mêmes leurs chefs, et s'aperçoivent à peine qu'ils ont des chefs, qui sont contents de leur état et s'y tiennent.

Mais il y a quelques axiomes de la politique de ces Cabyles que peut-être Rousseau n'eût point autant approuvés. Ces gens-là ont pour maxime fondamentale qu'il ni faut pas qu'un étranger mette le pied sur leur territoire. Ils n’entendent pas raison sur ce point. Ils viennent vendre leurs denrées sur nos marchés, ils descendent dans les plaines louer leurs services, ils s'enrôlent volontiers dans nos armées, mais s'il vous plaisait, Monsieur, de vouloir aller, par réciprocité, les visiter dans leurs montagnes, y vinssiez-vous dans les meilleures intentions du monde, n'eussiez-vous pour but que de parler morale, civilisation, beaux-arts, économie politique ou philosophie, ils vous couperaient la tête assurément. C'est un principe de gouvernement, dont ils s'obstinent \a ne se point départir.

On m'assure que les Cabyles ont la religion fort tiède ; que c'est une race prosaïque et intéressée qui s'inquiète beaucoup plus de ce monde que de l'autre, et qu'il sera plus facile de les vaincre avec notre luxe et nos arts qu'avec nos canons.

J'aurais beaucoup plus de choses à vous dire sur les Arabes; mais je dois me borner. Les limites du journal m'y obligent.

On se figure en général en Europe que tous les Arabes sont pasteurs et on se les représente volontiers passant leur vie à conduire de nombreux troupeaux dans d'immenses pâturages qui ne sont la propriété de personne ou qui, du moins, n'appartiennent qu'à la tribu tout entière. C'est ainsi qu'ils étaient en effet il y a trois mille ans, c'est ainsi qu'on les rencontre encore de nos jours dans les déserts du Yemen. Mais ce n'est point ainsi qu'ils se font voir le long de l'Atlas. Figurez-vous, Monsieur, qu'il n'y a pas un pouce de terre aux environs d'Alger qui n'ait un propriétaire connu, et qu'il n'y a pas plus de terrain vacant dans la plaine de la Mitidja que dans celle d'Argenteuil. Chaque possesseur est muni d'un titre rédigé en bonne forme par-devant un officier public. Voilà vous l'avouerez de singuliers sauvages. Que leur manque-t-il, s'il vous plaît, pour ressembler entièrement à des hommes civilisés que de se disputer tous les jours sur les limites indiquées à leurs contrats ? Mais c'est ce qu'ils ne font guère par la raison que je vais vous dire : si les Arabes ne sont pas restés complètement pasteurs et nomades, ils ne sont pas devenus tout à fait sédentaires et agriculteurs. Ils sont alternativement l'un et l'autre. Un petit nombre d'entre eux ont des maisons, la grande majorité a conservé l'usage de vivre sous la tente. Tous les ans, ils ensemencent quelques-uns de leurs champs et font paître de grands troupeaux sur tous les autres. Chaque tribu a donc un territoire très vaste dont la majeure partie reste toujours inculte et dont l'autre est cultivée avec peu d'art. Tant qu'un champ est laissé en friche, chacun des membres de la tribu peut y mener paître son bétail; mais du moment [où] le propriétaire se présente et ensemence, les fruits appartiennent à lui seul.

Vous voyez, Monsieur, que les Arabes de la côte d'Afrique se montrent tout à la fois cultivateurs et pasteurs. La plupart d'entre eux changent sans cesse de place, mais ils ne dépassent jamais un certain rayon. Ils en sont arrivés à cette époque de transition où, placés entre la vie nomade et la vie sédentaire, n'étant pas encore attachés fortement à l'une, ne tenant plus solidement à l'autre, ils peuvent être fixés définitivement par des circonstances fortuites dans l'une ou l'autre. Je vous ferai comprendre plus tard le parti que nous pouvons tirer de cet état de choses.

À mesure qu'on s'enfonce vers le Midi, on rencontre moins de champs cultivés et plus de troupeaux; les tentes se multiplient, les maisons disparaissent ; les habitudes de la population deviennent de moins en moins sédentaires; la vie nomade reprend le dessus. On arrive ainsi jusqu'au grand désert qui se trouve de l'autre côté de l'Atlas. C'est là qu'on retrouve, dit-on, les Arabes de la Bible et des Patriarches. Là, plus de limites, plus de bornes aux champs, plus de titres à la possession de la terre, mais une solitude immense où les tribus errent sans cesse dans l'entière et pleine liberté du désert, traînant à leur suite un nombre prodigieux de chameaux, de cavales et de moutons.

À l'époque où les successeurs de Mahomet envahirent l'Égypte et la Numidie, les Arabes les suivirent par tribus. Ces Arabes ont vaincu tout ce qu'ils ont rencontré jusqu'au pied des Pyrénées et, dans tous les pays où ils se sont établis, ils ont conservé la même forme de société. Les Arabes de la côte d'Afrique sont encore de nos jours divisés en petites peuplades à peu près indépendantes les unes des autres, comme ils l'étaient, il y a 1200 ans, en Arabie, lorsque leur grande passion religieuse les poussa tous à la fois vers l'Occident.

Chacune de ces petites sociétés élit ses chefs qu'on nomme cheiks et discute ses propres affaires en commun. Toutes ces tribus ne font cependant à vrai dire qu'un même peuple. Elles ont toutes la même origine, les mêmes souvenirs, les mêmes opinions, les mêmes mœurs, elles ont formé jadis une seule nation, et ont été naguère encore sinon gouvernées, du moins régies en quelques points par un seul gouvernement.

On ne voit point régner dans les tribus arabes une égalité aussi complète qu'au sein des peuplades cabyles ; on y découvre au contraire des inégalités fort grandes. Il se rencontre dans chaque tribu un certain nombre de familles, la plupart anciennes, qui possèdent de vastes domaines, de grands troupeaux et de nombreux serviteurs. Les chefs de ces familles ont de beaux chevaux qu'ils montent sans cesse, de belles et bonnes armes qu'on leur voit tous les jours dans les mains ; ils forment une sorte d'aristocratie militaire qui, par un consentement tacite du reste de la population, dirige plus ou moins toutes les affaires.

Mais la principale aristocratie arabe tire, son origine de la religion. Ecoutez bien ceci, je vous prie, Monsieur, car la chose est tout à la fois importante et singulière. Il y a des hommes qui jadis par leur piété et leur savoir se sont acquis une réputation de sainteté extraordinaire. Ces hommes qu'on nomme marabouts ont été environnés du respect public pendant leur vie et ont en général exercé une grande influence sur l'esprit des populations environnantes ; et ce qu'il y a de particulier, c'est qu'ils ont transmis tout cela à leurs descendants. Dans chaque famille de marabout, il ne manque point de naître à chaque génération nouvelle un homme saint et érudit, qui maintient la bonne renommée et le pouvoir de ses prédécesseurs. Il n'y a guère de tribus où l'on ne rencontre un ou plusieurs marabouts qui habitent en général près du tombeau de leur plus célèbre ancêtre et y donnent fort généreusement l'hospitalité à ceux qui viennent y faire des pèlerinages, car, en général, ils sont riches. Ces marabouts sont des hommes de religion et de science, qui sentent ou affectent un grand éloignement pour les occupations tumultueuses et menteuses de ce monde. Tandis que l'aristocratie militaire est toujours à cheval, le yatagan ou le fusil à la main, le marabout monte un âne, et traverse sans armes et chétivement vêtu la foule des hommes de guerre qui s'empresse d'ouvrir ses rangs à son passage et de lui baiser la main. Malgré cette pauvre apparence, les marabouts n'en doivent pas moins être considérés comme les membres les plus influents de la société arabe. Ils sont l'intelligence de ce grand corps dont l'aristocratie militaire forme le cœur et les membres. Ce sont en général les marabouts qui rétablissent la paix entre les tribus et qui dirigent en secret les principaux ressorts de leur politique.

Notez bien, Monsieur, qu'Abd-el-Kader, dont vous avez tant entendu parler, appartient à l'une des premières familles de marabouts de la Régence et qu'il est marabout lui-même. Ceci explique bien des choses (a).

Quant aux traits généraux du caractère arabe, ils sont connus depuis bien des siècles. Et ils se retrouvent en Algérie comme partout ailleurs. On remarque chez les Arabes de la côte d'Afrique l'imagination brillante et sensuelle, l'esprit délié, sagace, le courage et l'inconstance qui se faisaient voir chez leurs pères. Comme eux, ils appartiennent à cette race mobile et indomptable qui adore les jouissances physiques, mais qui place la liberté au-dessus de tous les plaisirs et qui sait fuir dans les sables du désert plutôt que de végéter sous un maître.

Les Arabes de la côte d'Afrique ont de plus un foule de vices et de vertus qui ne leur sont pas propres mais qui appartiennent à la période de civilisation dans laquelle ils se trouvent. Semblables à tous les peuples à moitié sauvages, ils honorent avant toutes choses la puissance et la force. Tenant peu à la vie des hommes et méprisant le négoce et les arts, comme ceux-ci, ils aiment surtout la guerre, la pompe et le bruit ; défiants et crédules, livrés tantôt à un enthousiasme irréfléchi et tantôt à un abattement exagéré, ils tombent et se relèvent sans peine, souvent excessifs dans leurs actes et toujours mieux disposés à sentir qu'à penser.

Après vous avoir parlé des deux races principales qui peuplent l'Algérie, il est bon, Monsieur, de finir par vous dire un mot d'une troisième qui n'y existe plus, mais qui pendant trois siècles y a obtenu une puissance prépondérante, je veux parler des Turcs.

Lorsque les Espagnols eurent chassé les Arabes de la péninsule ibérique, ils ne tardèrent pas à les suivre jusque sur les côtes de l'Algérie. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Turcs alors à l'apogée de leur puissance et de leur gloire, qui, après avoir vaincu les chrétiens et s'être emparés d'Alger, se déclarèrent les maîtres de ceux qu'ils étaient venus défendre.

Ne vous imaginez pas, Monsieur, que les Turcs, conquérants d'Alger et d'une partie de la Régence, aient voulu y fonder un empire pour leurs descendants. Nullement. Ces Turcs étaient si fiers d'eux-mêmes et de leur pays qu'ils méprisaient leurs propres enfants, qui étaient nés de femmes arabes. Préférant leur race à leur famille, ils ne voulurent donc point se recruter parmi leurs fils. Mais tous les ans ils envoyèrent en Turquie chercher de nouveaux soldats. Les choses ainsi établies se continuèrent. Il en était encore de même en 1830. Chaque année, la race dominante allait se recruter sur la côte d'Asie, laissant tomber dans l'obscurité et dans l'impuissance ses propres enfants.

Il faut, Monsieur, vous dire quels étaient les principes et les moyens de gouvernement de ces Turcs. Cela est nécessaire pour comprendre tout ce qui est arrivé depuis que nous avons pris leur place.

Les Turcs, dont le plus grand nombre habitait Alger, y formaient une milice peu nombreuse, mais très brave et fort turbulente à laquelle appartenait le droit de choisir le chef du gouvernement. C'est dans son sein qu'étaient pris la plupart des fonctionnaires civils et tous les fonctionnaires militaires.

Ces Turcs formaient donc un corps aristocratique et ils faisaient voir les défauts et les qualités de toutes les aristocraties. Pleins d'un immense orgueil, ils montraient en même temps un certain respect pour eux-mêmes qui les faisait parler et presque toujours agir avec noblesse. Du reste, ils ne s'inquiétaient guère que des intérêts de leur corps, méprisant fort tout ce qui lui était étranger.

Quant à ce qu'ils appelaient leur gouvernement, voici en quoi il consistait :

Les Turcs essayèrent de réduire les tribus cabyles. Mais ils ne parvinrent à faire reconnaître que par un très petit nombre leur souveraineté. Toutes les autres se retranchèrent dans leurs montagnes et y restèrent inaccessibles.

Je présume que c'est le voisinage continuel de ces Turcs qui a fait adopter aux Cabyles cette maxime fondamentale dont je parlais plus haut en vertu de laquelle on coupe la tête à tous les étrangers qui viennent se promener sur les penchants de l'Atlas.

La domination turque s'établit plus aisément sur les Arabes qui, comme je vous l'ai dit, vivent dans des plaines ouvertes. Voici comment ils s'y prirent : cinq à six mille Turcs renfermés dans Alger n'auraient pu seuls réduire ces tribus mobiles qui fuient à l'approche de la main qui veut les saisir. Mais il ne se serait jamais établi de tyrannies si les oppresseurs ne trouvaient point parmi les opprimés leurs instruments. Les Turcs distinguèrent certaines tribus auxquelles ils concédèrent des privilèges et une grande indépendance à la condition de les aider à asservir les autres. De plus, dans les tribus mêmes sur lesquelles s'appesantit leur joug, ils s'attachèrent par des moyens analogues, surtout par l'exemption de l'impôt, la plupart des membres de cette aristocratie militaire dont je vous ai entretenu plus haut. De cette manière ils purent se servir des Arabes pour dominer les Arabes. Mais ces Arabes auxiliaires étaient toujours commandés par des Turcs. Chaque année donc, un officier turc sortait d'Alger suivi de quelques soldats de sa nation à laquelle se joignaient ce qu'on appelait les cavaliers du Marzem. C'étaient les cavaliers arabes dont j'ai parlé. On parcourait le pays dans cet équipage; on percevait paisiblement l'impôt ou on le levait violemment sur les tribus qui se refusaient à le payer. C'était là le fond du gouvernement turc. Il ne faut pas croire, Monsieur, que l'argent levé de cette manière servît, ainsi que cela se pratique ou du moins semble se pratiquer chez toutes les nations civilisées, à assurer la tranquillité et la prospérité de ceux qui le payaient. La presque totalité entrait dans les coffres du Dey ou revenait à ses soldats.

Les Turcs avaient cependant fait quelques tentatives fort incomplètes pour établir au sein des Arabes quelque chose qui ressemblât à une administration publique.

Ils avaient divisé le pays, surtout aux environs des villes, en districts appelés outans dans lesquels habitaient plusieurs tribus. A la tête de cette population ils plaçaient un officier turc nommé caïd et quelques soldats de la même nation auxquels s'adjoignaient, au besoin, les cavaliers du Marzem. Cet officier avait pour devoir d'exercer la justice criminelle, d'assurer la paix publique et la sûreté des routes, devoir dont il s'acquittait fort peu. Car les tribus malgré ses soins étaient sans cesse en guerre les unes contre les autres et souvent elles entraînaient à leur tête le caïd lui-même qui, pour conserver quelque autorité sur elles, était obligé de partager leurs passions et d'embrasser leurs querelles.

Les Turcs avaient employé un autre moyen pour s'assurer des villes. Ils y entretenaient une garnison qu'ils avaient soin de renouveler souvent. Les soldats ainsi détachés se mariaient avec des femmes arabes et ils en avaient des enfants. Les enfants qui naissaient en Algérie d'unions de Turcs et d'Arabes avaient un nom particulier, ils s'appelaient coulouglis et formaient une race distincte des deux autres. Les Turcs, sans accorder aux coulouglis une part dans le gouvernement ni une place dans leur milice, leur assuraient cependant par des privilèges une position prépondérante qui les attachait au gouvernement et séparait leurs intérêts de celui du reste des gouvernés. Ces coulouglis formaient donc dans les villes où ils avaient pris naissance une population amie, sur laquelle on pouvait compter, et qui se défendait aisément pour peu qu'on ne l'abandonnât pas entièrement à elle-même.

Ainsi donc, dans les montagnes, étaient des Cabyles à peu près indépendants ; dans les plaines, des Arabes fort incomplètement soumis ; dans les villes, des Turcs et des coulouglis et une population mêlée et sans caractère arrêté dont je vais dire un mot en finissant.

Vous en savez déjà assez pour voir, Monsieur, que ce prétendu gouvernement turc n'était point à vrai dire un gouvernement mais une continuation de conquête, une exploitation violente du vaincu par le vainqueur. Non seulement les Turcs s'étaient établis sur les côtes d'Afrique en étrangers, mais ils avaient résolu ce difficile problème d'habiter [1] pendant trois cents ans un pays où ils étaient toujours étrangers et où ils paraissaient sans cesse comme des nouveaux venus qui arrivent dans le but de faire leurs affaires particulières et non point pour administrer le peuple conquis.

Je vous ai dit comment les choses se passaient dans le district d'Alger. On procédait d'une manière analogue dans les trois Beyliks qui reconnaissaient l'autorité du Dey. Les Turcs avaient divisé l'Algérie en trois gouvernements : l'un à l'est dont Constantine était la capitale, l'autre au sud qu'on nommait Beylik de Tittery et le troisième à l'ouest qui formait la province d'Oran.

Ces trois Beys étaient nommés par le Dey. Ils se fixaient dans la principale ville de la province comme celui-ci dans Alger et y gouvernaient par les mêmes moyens. Mais en général leur pouvoir y était encore plus borné que le sien et plus contesté.

J'ai promis de ne point finir, Monsieur, sans vous dire un mot de cette partie de la population des villes qui n'était ni turque ni coulouglie. Elle se composait de Juifs, sur lesquels vous en savez autant que moi car ils sont là ce qu'on les voit partout, et des Maures. Ces Maures appartiennent à diverses races ; mais le plus grand nombre d'entre eux sont des Arabes que leurs goûts sédentaires, le désir de jouir en paix de leur richesse ou d'en acquérir par le négoce, a fixés dans les villes. C'est une race spirituelle, douce, intelligente et fort amie de l'ordre. Les Arabes de la plaine qui couchent [2] à la belle étoile, le sabre au poing, et qui sont nécessairement livrés aux douleurs et aux joies d'une existence aventureuse, professent le plus superbe dédain pour cette portion paisible et industrieuse de leurs compatriotes. Dans leur mépris ils donnent à ces Maures un nom qui signifie en arabe vendeurs de poivre, ce qui ne saurait se traduire en français que par épiciers. Vous vous figuriez, je gage, Monsieur, que cette épithète si répétée de nos jours avait pris naissance au milieu de nos émeutes. Vous voyez qu'elle vient de loin et je la crois même fort vénérable par son. antiquité. Les Orientaux ne changent guère leurs bons mots non plus que leurs croyances, je ne serais pas étonné que celui-ci ne remontât aux premiers âges du monde. J'ajoute qu'il ne me paraît pas meilleur pour être ancien.

Je viens de vous montrer en raccourci, Monsieur, ce qu'était l'Algérie avant notre conquête. Dans la prochaine lettre je tâcherai de faire rapidement connaître ce que nous avons fait, et j'essaierai d'indiquer de mon mieux ce qui reste à faire.



[1] Var. : de gouverner.

[2] vivent



Retour à l'auteur: Alexis de Tocqueville Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 octobre 2013 17:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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