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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Catéchisme positiviste (1852):

Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Auguste Comte (1852), Catéchisme positiviste. Paris : Garnier-Flammarion, 1966, 315 pages. Chronologie, introduction et notes par Pierre Arnaud, assistant à la Sorbonne.


« Le dogmatisme est l'état normal de l'intelligence humaine » : en formulant cet axiome parmi ses « Considérations sur le pouvoir spirituel », le jeune Comte s'engageait à écrire, tôt ou tard, un catéchisme. Les précédents ne manquaient pas. La Révolution avait vu proliférer les « catéchismes du citoyen »; et la revue saint-simonienne dans laquel le Auguste Comte avait trouvé l'hospitalité pour sa première oeuvre d'envergure, le « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société », considéré plus tard comme l' « opuscule fondamental », ne s'intitulait-elle pas Catéchisme des industriels ? Ainsi, lorsqu'en août 1852 parut le Catéchisme positiviste, les religions établies avaient depuis longtemps perdu le monopole de cette sorte de publications, et le choix du titre, loin de provoquer par l'audace ou la nouveauté, risquait bien plutôt de paraître démodé. Mais Comte savait ce qu'il faisait. Il ne craignait pas le rapprochement avec les générations précédentes de catéchismes et de credo civiques ou philosophiques, qui n'avaient jamais prétendu être autre chose que des parodies métaphoriques. La Religion de l'Humanité, elle, était une authentique religion, « la religion universelle ».

Depuis ses premières méditations, et davantage encore ses premiers écrits, la construction intellectuelle de Comte n'avait tendu qu'à une fin, qui donne à sa carrière ce caractère de « longue persévérance dans une direction invariable » dont il se flatte dans la 46e leçon du Cours de philosophie positive : réaliser « le noble vœu d'une religion démontrée » qu'avait formé le dix-huitième siècle, et fermer ainsi l'abîme spirituel que la Révolution avait laissé béant. Car la Convention, si admirée pourtant de Comte, avait reconnu un impérieux besoin sans pouvoir le satisfaire en suscitant les mascarades du culte de la déesse Raison ou de l'Être suprême. Et il avait trop médité son échec pour que la Religion de l'Humanité fût une simple réédition de la Théophilanthropie. Quelles que soient donc les analogies formelles qu'il est trop facile de relever entre, par exemple, le calendrier positiviste et le calendrier révolutionnaire, dans lequel Comte enfant avait appris à dater les jours, quels que soient les héritages de mots, et parfois d'idées, que fait apparaître la comparaison des détails, ce serait méconnaître grandement le propos de Comte en publiant son Catéchisme positiviste que de le situer dans la tradition de la religiosité révolutionnaire. Sans doute Comte a-t-il trop le sens de la continuité histo-rique pour prétendre faire table rase du passé, et surtout d'un passé aussi décisif pour le présent que la crise révolutionnaire et le siècle philosophique qu'elle couronne. Loin de là, la synthèse positiviste ambitionne de retrouver en les raccordant au niveau supérieur de leur commune vérité fondamentale les tentatives unilatérales séparées et condamnées à s'ignorer mutuellement par le drame historique; et c'est ainsi que se côtoient évidemment dans le culte positiviste comme dans le « régime normal » les réminiscences catho-liques ou islamiques aussi bien que les détails empruntés aux cérémonies de masse dont la fête de la Fédération avait donné le goût aux patriotes. Mais le supérieur ne se réduit jamais à l'inférieur : comme les églises romanes construites avec les pierres des temples païens, la Religion de l'Humanité émerge du passé religieux de l'Humanité sans le répéter ni se borner à le résumer.

On ne peut en effet comprendre la Religion de l'Humanité qu'en la replaçant dans l'ensemble de la carrière spirituelle du fondateur du positivisme dont elle révèle le sens ultime en la couronnant. Faute de saisir ce lien, on s'expose, comme ce fut d'ailleurs trop souvent le cas, à un double malentendu. Le premier porte sur l'évolu-tion originale du système comtien, à travers ce que le Grand Prêtre de l'Humanité a lui-même nommé ses deux carrières. Parce que Comte a reproduit dans son évolution personnelle la tendance qui selon lui caractérise toute l'histoire humaine (« l'homme devient de plus en plus religieux ») on a pu se demander si en devenant une religion sa philosophie ne s'était pas reniée. Mais la réponse - négative - était chez l'auteur du Système de politique positive, et il suffit de s'y reporter pour savoir que « la Religion de l'Humanité a d'abord surgi comme une simple philosophie destinée seulement à instituer une har-mo-nie réelle et durable entre toutes nos saines conceptions logiques et scientifiques ». Le passage de la philosophie à la religion n'est qu'un nouveau surgissement, qui dépasse sans abolir. Et en effet qu'est-ce que les trois entretiens sur le dogme qui composent la première partie du Catéchisme, sinon le résumé parfaitement fidèle de la Philosophie positive exposée dans le Cours de 183o à 1842, c'est-à-dire incontes-tablement pendant la « première vie » intellectuelle d'Auguste Comte ? Il est donc avéré que la philosophie des sciences, la théorie de la connaissance, la « philosophie première », dont la sociologie devait prendre le relais en devenant la « science de l'esprit », sont et restent partie intégrante du dogme de la nouvelle religion au même titre que le tableau du devenir humain ordonné autour de la Loi des trois états : bien plus, elles sont tout ce dogme, comme il convient à une « religion démontrée » qui ne demande pas la foi aveugle mais, tout au plus, lorsque l'assen-timent en connaissance de cause est impossible, faute d'instruction spéciale, la confiance fondée sur la com-pé-tence. Mais ce ne serait pas assez dire que de constater que le fondateur de religion conserve et confirme les déductions du philosophe. Il faut suivre le jugement rétrospectif que Comte a imperturbablement porté sur sa propre carrière en admettant sans réserve que la philosophie positive postulait dès le départ une religion, et que le Discours sur l'esprit positif ne rendait pas superflu un catéchisme.

Le positivisme est, en effet, par essence, une philosophie de l'action, comme son auteur est par nature, et malgré tant d'apparentes naïvetés, un penseur qui pense en homme d'action. Dès le début de sa carrière, il sait que sa mission consistera à édifier, au sens le plus pleinement religieux du terme. Le but de la construction positiviste est d'opérer une conversion spirituelle, où la réforme intellectuelle n'est que le prélude de la réforme morale, comme les travaux scientifiques dont il trace le plan à vingt-quatre ans ne sont que la base de la réorganisation de la société, que le moyen de mettre fin à son anarchie mentale et morale. Aussi l'apparition de la Morale comme ultime degré de l'échelle encyclopédique ne peut-elle être une surprise que pour le lecteur du Catéchisme qui aurait lu à contresens le Cours, où Comte, justement dans la préface personnelle de 1842, proclamait « la nécessité et la possibilité de rendre enfin la morale pleinement indépendante de toute croyance religieuse », en la faisant entrer dans le savoir positif Mais, voici l'autre aspect du double malentendu signalé plus haut: savoir positif ne signifie jamais chez Comte spéculation intellectuelle, et c'est faute d'avoir relevé les multiples déclarations du Cours comme du Discours contre l'intellectualisme qu'on a pu imaginer de toutes pièces au cœur du positivisme un conflit entre le savoir et la foi. C'est en effet parce qu'il n'y a et ne peut y avoir aux yeux de Comte, et cela d'un bout à l'autre de son oeuvre et de sa carrière, de science que pour l'action, action sur le monde extérieur certes, mais aussi et surtout sur le monde humain, société et individu, que la connaissance positive se coule spontanément dans le moule religieux qui la consacre en l'incorporant a la spiritualité.

C'est à bon droit que Comte a défini le positivisme religieux comme un « nouveau spiritualisme » : ce faisant, il indique, croyons-nous, l'approche la plus sûre pour carac-tériser dans son originalité et son authentique essor la Religion de l'Humanité, en examinant sa double et apparemment contradictoire prétention à être une religion sans mysticisme, également étrangère à la métaphysique déiste et à la théologie. Pour saisir ce que la Religion de l'Humanité a de spécifique et de spécifiquement religieux, il faut discer-ner des nuances que Comte, Si soucieux de définitions fixes et précises, considère comme indispensables. Ainsi, qu'est-ce pour lui qu'une religion ? Ce n'est nécessairement ni une théologie, ni une cosmogonie, pas plus que le surnaturel n'en constitue la caractéristique essentielle. En définissant la religion dans sa triple fonc-tion de dogme, de culte et de régime comme le facteur spirituel de l'unité sociale, satisfaction globale et existen-tielle de l’ « instinct de liaison universelle » qui caractérise l'esprit humain, Comte échappe au dilemme du déisme et de l'athéisme en même temps qu'il transpose le pro-blème que le dix-huitième siècle, à la timide exception de Rousseau peut-être, maintenait sur le plan de l'ontologie spéculative et de l'existence objective, sur le plan de l'exis-tence humaine et de ses impératifs sociaux aussi bien qu'affectifs. Dès lors la religion ne saurait se réduire au rituel, ni se limiter, dans une optique voltairienne, à une fonction d'ordre social. En proclamant le principe suprême de l'utilité sociale, et en consacrant ce principe par l'affirmation du caractère religieux non seulement du lien social, ce qui ne dépasserait pas le plan d'une religion civile, mais de l'Être social, Comte dépasse le pragmatisme et loin d'asservir le spirituel à des fins pratiques, restaure sa prééminence incontestée.

On trouve là un exemple décisif de la consubstantialité de la méthode subjective à la synthèse positiviste. Car c'est la distinction de l'objectif et du subjectif qui permet à Comte de rendre concevable une religion sans surnaturel ni mysticisme mais capable de susciter les élans d'un sentiment authentiquement religieux. En distinguant dans tout rapport possible de l'esprit humain à un objet un aspect objectif et un aspect subjectif comme, respectivement, la position d'une existence indépendante de nous, et en quelque sorte matérielle, et, d'autre part, la finalité de cette représentation par rapport à notre propre existence, Comte libère décidément le sentiment religieux de toute obsession objectiviste et propose à l'adoration des hommes un Être qui peut être immatériel sans cesser d'être non seulement réel, mais encore « le plus réel des êtres connus ». La même conversion spirituelle permet de soustraire l'exigence si profondément ressentie par l'homme de la survie personnelle à la dialectique désespérante des métaphysiciens, en produisant le dogme de l'immortalité subjective, pièce maîtresse du culte intime aussi bien que de la commémoration sociale. La méthode objective conduisait à se demander comment et où, sous quelle forme substantielle en quelque sorte, les âmes pouvaient survivre à la mort irréfutable du corps. Acculés aux limites de l'expérience, tous les métaphysiciens qui ne s'étaient pas contentés de traiter le problème par omission, avaient dû recourir au surnaturel, ou dans les meil-leurs cas, comme Platon, au mythe. En déliant de l'affirmation objective et absolue d'une existence substantielle pour laquelle notre esprit ne dispose d'aucun moyen d'appréhension spéculative, le sentiment de la présence réelle dans le souvenir, c'est-à-dire dans la substance même de notre esprit, des êtres disparus de l'expérience des sens externes, Comte donne à la croyance traditionnelle à l'immortalité de l'âme un fondement pour une fois, et pour la première fois, purement spirituel, en même temps qu'il ouvre à la morale des perspectives immenses par la formule : vivre pour autrui, afin de survivre par et dans autrui.

Cette affirmation d'une présence réelle, qu'elle soit celle du Grand Être ou celle du moindre de ses membres, et d'une présence révélée par le sentiment interne est la clef du « spiritualisme positif ». Mais là encore, il faut se garder de confondre réel et objectif. Comte en effet rejette tout mysticisme compris comme objectivation d'un être dont la réalité ne nous est sensible que subjectivement. On retrouve d'ailleurs ici l'application de ce principe premier du positivisme, formulé dès les premiers écrits, selon lequel : « Tout est relatif, voilà la seule chose absolue ». Et ce principe s'appli-que d'abord à l'existence, et permet à Comte de renvoyer dos à dos ceux qui, faisant dépendre le sentiment religieux de la matérialité d'un être objectivement transcendant ou niant la possibilité pour l'objet du sentiment religieux de l'humanité d'être autre chose qu'une abstraction, donc une illusion, méconnaissent également le caractère exemplaire de l'existence humaine comme Être social, être qui situant tout par rapport à lui, est pour ses membres l'Absolument réel, sinon l'Absolu. La présence réelle du Grand-Être est donc renforcée par son immatérialité qui permet à la tension spiri-tuelle de l'humanité d'être son fon-dement: unique, exclusif de tout recours à l'expé-rience des sens externes et de toute déduction naturaliste. Car il est, comme l'écrit Comte dans le Système de politique positive, « formé d'éléments séparables, dont chacun peut sentir sa propre coopération, et par suite la vouloir, ou même la refuser ». Le Grand Être est donc non seulement réel mais vivant; il est non seulement le donné, à partir duquel chaque existence individuelle s'alimente et se développe; mais il est encore le projet que se propose chaque individu en se dépassant, en participant de façon croissante, à mesure de son progrès dans l'altru-isme, à la divinité. C'est pour-quoi le Grand Être peut être considéré comme Providence, car s'il se compose de plus de morts que de vivants, l'enrichissement croissant de l'héri-tage humain, pourvu qu'il soit scrupuleusement conservé et amoureusement accru, joue le rôle pour les généra-tions futures d'une Providence sans cesse plus généreuse. Ainsi se consolide des morts aux vivants un lien de dévouement et de bonté que double, des vivants aux morts, le lien de vénération de l'immortalité subjective.


Si l'adoration religieuse est l'essence même de l'existence humaine, il n'est pas surprenant que la société normale ou Sociocratie apparaisse de l'extérieur, pour reprendre l'expression de Félix Pécaut, comme « une vaste théocratie ». Mais de l'extérieur seulement, car si Comte ne dédaigne pas de rapprocher la régénération universelle pro-jetée par le positivisme de « l'empire général que Mahomet promit aux vrais croyants » ou du « règne des saints annoncé par Cromwell », il ne faut jamais oublier que la sociocratie, dans la mesure où elle est une sociolâtrie, exclut toute analogie de fond avec la théocratie biblique, islamique, puritaine ou ultramontaine. Sans doute le régime public institué par la Religion universelle édifie-t-il la société comme une pyramide de classes au sommet de laquelle se trouve la classe des nouveaux prêtres positifs que sont les sociologues, ou spécialistes des idées générales et détenteurs des vérités universelles du monde extérieur comme de l'ordre humain. Mais si Comte ne cesse de réclamer et de proclamer la prééminence de ce Pouvoir spirituel, il n'en souligne pas moins, tout au long de son oeuvre, que l'esprit n'est pas fait pour régner et que la direction des affaires temporelles appartient au Pouvoir temporel sans partage, à cette classe des dirigeants de la production, aristocratie de la compétence et de la fortune, à laquelle le prolétariat doit l'obéissance passive, le Pouvoir moral ne pouvant que la conseiller sans jamais la contraindre, ni conspirer contre son autorité fondée en nature, en histoire, et en raison. Sans doute Comte oppose-t-il constamment aux socialistes le préalable d'une révolution spirituelle, intellectuelle et morale, avant toute entreprise de réorganisation temporelle de l'économique et du social. Mais il considère l'Appel aux conservateurs de 1855 comme le « complément nécessaire du Catéchisme positiviste » et la transition politique du « nouveau gouvernement révolutionnaire » comme indispensable pour garantir à la diffusion du positivisme ses conditions optimales. Le « spiritualisme positif » ne s'enferme donc pas plus dans le sectarisme d'une théocratie qu'il ne se perd dans un idéalisme dédaigneux des conditions concrètes de l'action. Et se retrouve ici une fois de plus le principe permanent de la théorie positiviste de la connaissance selon lequel, si le supérieur ne peut être jamais réduit purement et simplement à l'inférieur, il ne peut pas davantage oublier qu'il repose sur lui et ne se développe qu'à partir de lui. Une analogie souvent répétée par Comte fixera définitivement la place exacte du Pouvoir spirituel dans la Sociocratie. Comte, en effet, pour faire comprendre le rôle et l'autorité de la femme-mère dans la famille, la compare au Pouvoir spirituel dans la Cité : n'est-ce pas dire que, de même que la femme vis-à-vis du mari, l'influence du Pouvoir spirituel ne peut aller au-delà des remontrances et de l'ascendant moral, sans jamais prétendre à l'exercice direct de l'autorité temporelle et à l'emploi de la force publique ?

Car si l'esprit de Comte a toujours été tendu vers l'action, le philosophe et le Grand Prêtre se sont toujours également et aussi sévèrement interdit ce qui leur paraissait un des péchés capitaux de l'intelligence moderne: l'ambition temporelle. En se réservant, d'ailleurs, le domaine exclusif des opinions et des sentiments et en repoussant tout autre moyen d'action que spirituel, Comte avait conscience de se réserver la meilleure part. Son âme, à l'opposé des autocrates avides d'imposer leur tyrannie, qu'elle soit intellectuelle ou matérielle, ou des théocrates fondateurs de religions charnelles, n'éprouvait plus depuis longtemps, lorsque s'édifiait le positivisme religieux, que de l'amour. C'est alors qu'il écrivait : « le positivisme religieux com-men-ça réellement quand mon cœur prononça la sentence caractéristique : on ne peut pas toujours penser, mais on peut toujours aimer». Une femme avait opéré cette révolution, qui n'était qu'une révélation dans la sensibilité longtemps comprimée du polytechnicien de l'Empire. Même si la postérité ne peut avaliser tout le crédit que le Grand Prêtre ouvrit à son souvenir dans l'élaboration de la nouvelle religion, il demeure vrai, comme l'écrit Comte, qu' « on ne peut convenablement écrire ou parler sur l'ensemble du positivisme sans avoir suffisamment subi l'influence féminine », et l'influence qu'eut sur lui Clotilde de Vaux est à cet égard exemplaire. Et la prenant comme interlocutrice dans le Catéchisme, car elle est reconnaissable à plus d'une précision psychologique ou biographique sous l'anonymat de « la femme », tout comme « le prêtre » ne prétend même pas dissimuler Comte en personne, le fondateur de la Religion de l'Humanité amorce seulement l'hommage à sa sainte compagne subjec-tive, qui culminera dans une véritable hypostase, subjective encore, ne l'oublions pas, situant la « déesse morte » à un degré d'adoration et de ferveur qui ne sera guère dépassé par le culte marial. Si cette idéalisation fantastique a pu faire douter, dans les dernières années de sa carrière, de la santé mentale du Grand Prêtre de l'Huma-nité que la mort allait d'ailleurs surprendre en prière au pied du fauteuil sacré où Clotilde s'était assise lors d'une visite unique, pendant l' « année sans pareille », c'est cependant à la même source que le positivisme religieux doit d'être une authentique religion, et que Comte lui-même a pu découvrir, comme le dit son meilleur interprète, Henri Gouhier, « une approche concrète de ce qui est spécifiquement religieux dans la religion », évitant ainsi également l'impasse d'un «nouveau christianisme » ou d' « un catholicisme moins le christianisme » qui étaient dans l'air à son époque.

Mais Comte n'entendait pas fonder seulement une religion. Il jetait également les bases d'une Église. Et sur ce point l'avenir a cruellement démenti ses espoirs. Non seulement la mort prématurée ne lui a pas permis de prêcher le dogme nouveau au Panthéon, « qui m'appartient » écrivait-il superbement la dernière année de sa vie, ni même à Notre-Dame, mais la Religion de l'Humanité n'a jamais dépassé l'envergure d'une secte et les temples de l'Humanité, à la seule et relative exception du Brésil, n'ont jamais été que des chapelles. Et encore n'abritent-elles plus, comme celle qui fut amé-nagée rue Payenne, dans la maison où mourut Clotilde, que des causeries, à défaut de culte et de véritables fidèles. Tout pourtant, ou presque, avait été prévu par le premier Grand Prêtre de la nouvelle religion dont les rites, les fastes, les édifices et le clergé devaient être, avec la minutie habituelle à Comte, réglés dans les moindres détails. Et le fondateur qui avait bien avant sa mort commencé à célébrer mariages, baptêmes et incorporations, s'il fut surpris par le temps, ne douta pas un instant en désignant ses exécuteurs testamentaires que de nouveaux apôtres étaient lancés sur le monde par un nouveau saint Paul. La qualité des fidèles n'a pourtant pas manqué; si la Religion uni-verselle n'a pas suscité d'éclatantes conversions, elle a recruté ses rares adeptes parmi une élite intellectuelle et morale, à qui l'on doit, à défaut des mouvements de masse que lui interdisait son nombre restreint, des études et des travaux dont le rayonnement a été certain. La Revue occidentale, dont Pierre Laffitte fut l'animateur et qui publia de très nombreux inédits du Maître, les éditions de l'Apostolat positiviste du Brésil, entre autres celle du Catéchisme, à laquelle la présente édition emprunte dans ses notes de précieux renseignements, en témoignent de façon durable. Il n'en demeure pas moins que la nouvelle religion n'a pas provoqué l'adhésion massive et progressive qu'escomptait son fondateur et que le sentiment authentiquement religieux qu'il éprouva en faisant le don total de soi à l'Humanité et en s'incorporant spirituellement mais réellement au Grand Être ne s'est transmis à ses successeurs, plus disciples que fidèles, que sous les espèces de la piété et de la commémoration. Et le Catéchisme positiviste a trouvé et trouvera pour le lire moins de catéchumènes que de philosophes. Si les premiers, de l'aveu même de Comte, pour qui le vrai catéchisme ne pourrait jamais être écrit que par une femme, risquaient en effet d'être pris au dépourvu par un texte aussi dense et systématique-ment construit comme une petite encyclopédie positiviste, les seconds au moins ne seront pas déçus par une oeuvre où un très grand philosophe, qui l'était resté en se muant en prophète et en pontife, s'est mis tout entier.

Pierre ARNAULD.

Retour à l'auteur: Aucuste Comte Dernière mise à jour de cette page le Mardi 09 avril 2002 21:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
 



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