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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de l'article de Robin George Collingwood, “Les limites de la connaissance historique.” Titre original en anglais: “The limits of historical knowledge”. Un article originalement publié dans la revue Journal of Philosophical Studies, vol. 3, no 10, avril 1928, pp. 213-222. Un article traduit de l'Anglais par Adrien Gretter, 2024. Traduction inédite publiée pour la première fois dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation du traducteur, Adrien Gretter, accordée le 6 mai 2024.

Robin George Collingwood
[1889-1943]

Philosophe anglais, historien et archéologue

Les limites de
la connaissance historique
.”

Un texte traduit de l’Anglais par Adrien GRETTER. Titre original : “The limits of historical knowledge”. Un article originalement publié dans la revue Journal of Philosophical Studies, vol. 3, no 10, avril 1928, pp. 213-222. The Royal Institute of Philosophy. Une traduction originale et inédite publiée dans Les Classiques des sciences sociales, 2024.

Traduit de l’Anglais par Adrien GRETTER


« Le récit douteux d'événements successifs » [1]. C'est avec cette phrase méprisante que Bernard Bosanquet balaya du revers de la main la prétention de l'histoire à être considérée comme une étude méritant l'attention d’esprits pénétrants. Insatisfaisante en sa forme, car elle ne se hisse jamais au-dessus de l'incertitude ; insatisfaisante en sa matière, car elle est toujours soucieuse du transitoire et du successif, du particulier par opposition à l'universel ; elle est une chronique de petite bière et, qui plus est, une chronique indigne de confiance. Bosanquet était pourtant bien versé en histoire : il l'avait enseignée dans sa jeunesse à Oxford, et son premier ouvrage publié fut une traduction d'un livre allemand récent portant sur la constitution athénienne ; il savait qu'une grande partie du génie mondial des cent dernières années avait été dévoué aux études historiques ; et lorsque, tard dans sa vie, il se demanda à quoi tout cela devait aboutir, ce fut tout ce qu'il trouva à dire.

Comme je l'ai souligné, deux points viennent constituer son réquisitoire contre la connaissance historique : son caractère douteux et le caractère transitoire de ses objets. Je me propose ici de ne considérer que le premier. Il ne s'agit en aucun cas d'une expression de méfiance isolée. Bien au contraire, nous sommes depuis longtemps familiers de l'idée selon laquelle l'histoire est incapable de parvenir à la certitude. Les épigrammes la décrivant comme une fable convenue, ou l'activité de l'historien comme celle de choisir, entre plusieurs mensonges, celui qui ressemble le plus à la vérité, nous reviennent à l'esprit et nous ramènent, en passant par l'illuminisme du dix-huitième siècle, à Descartes et à sa polémique contre l'histoire considérée comme type de pensée incapable de cette clarté et de cette distinction mathématiques qui seules révèlent la présence de l'indubitable vérité. En fait, cette accusation est un lieu commun de la pensée européenne depuis deux ou trois cents ans et, chose curieuse, ce furent précisément les années durant lesquelles les études historiques fleurirent considérablement, produisant les résultats les plus originaux et inattendus. L'on pourrait presque imaginer que la pensée historique, dans son incarnation la plus fructueuse et la plus vive, ainsi que le scepticisme historique – le doute portant sur la valeur de cette pensée –, soient jumeaux, comme Frère Date et Frère Dabitur. Il est vrai, en tout cas, que le scepticisme historique n'a en fait point été cause ou symptôme d'un quelconque déclin des études historiques. Il s'ensuit que l'esprit humain est ou bien d’un illogisme grotesque (la conclusion favorite des observateurs imprudents et des penseurs indolents), ou bien que la fonction du scepticisme historique n'est pas de nier la validité de la pensée historique, mais, d'une manière qui n'est pas pleinement définie, d'attirer l'attention sur ses limites.

Afin d'explorer la seconde alternative (la première ne vaut pas la peine d'être explorée car, si elle était vraie, l'exploration serait vaine), que l'on nous permette d'examiner les arguments en faveur du scepticisme historique.

Toute histoire est le fruit d'une interprétation plus ou moins critique et scientifique d’indices probants [2]. Maintenant, il existe deux failles dans lesquelles peut s'engouffrer le scepticisme. Premièrement, il peut être avancé que l'interprétation n'est jamais aussi critique ou jamais aussi scientifique qu'elle peut l'être ; que les plus érudits et les plus prudents des historiens sont capables de commettre d'étonnants impairs dans leur traitement des indices probants, et que, conséquemment, nous ne pouvons jamais être certains de les avoir adéquatement interprétés. Mais il s'agit là d'une approche parfaitement générale du scepticisme, essentiellement dirigée non contre l'histoire mais contre toutes formes de pensée ; l'éternelle possibilité abstraite de ce genre d'erreur est identique au risque qu'un calcul, un argument ou une observation aient pu être ratés ; et, conséquemment, ce n'est en aucun cas un reproche spécifiquement adressé à la connaissance historique.

Deuxièmement, il peut être souligné que l'historien, à la différence du mathématicien, du philosophe ou du biologiste, a quelque chose à interpréter, chose que l'on nomme indice probant : ses documents, ses données, ses archives ou ses sources. Quels indices probants existe-t-il pour le théorème binomial ? Aucun, la question est absurde. Quels indices probants y'a-t-il pour la théorie des Idées de Platon ? Tout en est, si vous croyez en elle ; tout la contredit, si vous n'y croyez pas. En d'autres termes, la conception de l’indice probant n'entre pas en compte dans le processus de pensée par lequel elle est défendue ou attaquée. Quels indices probants existe-t-il en faveur ou en la défaveur de l'hérédité des caractères acquis ? Aucun. Si l’on peut parler lâchement d’indices probants en sa faveur, il serait plus adéquat de les décrire comme des cas attestés en sa faveur. Les expérimentations qui corroborent ou infirment une théorie biologique ne sont ni sources ni documents, précisément parce que, si elles sont réfutées, elles peuvent être répétées, réalisées à nouveau. Il n'est pas possible de « répéter » Hérodote, ou de le réécrire, si vous doutez d'un de ses dires ; ce qui montre qu'il est, au sens propre du terme, un indice probant.

Maintenant – et le scepticisme historique trouve là ses racines –, nous disposons d'une quantité strictement limitée d’indices probants concernant les questions historiques. L’indice probant est rarement dépourvu de défaut : il est généralement tendancieux, fragmentaire, muet là où il devrait être explicite, et détaillé là où il serait préférable qu'il soit silencieux. Même à son meilleur, il n'est jamais exempt de ces défauts ou de défauts similaires, et s'abstient seulement de s'imposer indécemment à notre attention. C'est pourquoi le meilleur peut être le pire, car il nous leurre avec un faux sentiment de sécurité et nous incite à prendre son incomplétude pour de la complétude, son caractère tendancieux pour de la sincérité, et à devenir d'innocents complices de sa propre duperie. En effet, l'inspiration poétique de la Muse Clio n'est jamais aussi nécessaire, et jamais aussi brillamment employée, que lors de l'exécution de la tâche consistant à endormir les facultés critiques de l'étudiant en histoire, pendant que le chant de la Sirène est adressé à son imagination. Mais s'il s'attache au mât et refuse de changer de cap, il cesse d'être dupe et devient sceptique. Il dira désormais, « Je sais mon indice probant incomplet. Je sais que je n'ai en ma possession qu'une insignifiante fraction de ce que j'aurais pu avoir si le sort s'était révélé plus clément ; si la bibliothèque d'Alexandrie avait survécu, si les humanistes avaient eu plus de chance ou avaient été soutenus davantage dans leur recherche de manuscrits, si un millier de choses qui ne sont pas advenues étaient advenues, j'aurais dû avoir un amas d’indices probants là où il ne m'en reste que des lambeaux. » La destruction complète de documents due à la Révolution Française, et l'holocauste de registres seigneuriaux ainsi que celui des titres de propriété ayant lieu en ce moment en Angleterre depuis l'adoption de la Law of Property Act de Lord Birkenhead – toutefois tempéré par les efforts des sociétés historiques et du Master of the Rolls – ont effacé de manière irremplaçable un large pourcentage des sources, autrefois existantes, de l'histoire médiévale française et anglaise ; ce qu'il en reste ne sera jamais rien de plus qu'un fragment, à jamais insuffisant pour former la base d'une histoire complète du Moyen-Âge. Quand bien même ces catastrophes ne seraient pas advenues, nos sources, bien que plus extensives, seraient restées incomplètes. Nous devrions avoir davantage à étudier, mais nos résultats n'en seraient pas plus certains, sauf dans le sens douteux où une quantité finie s'approche davantage de l'infini.

Dire cela peut sembler revenir à renoncer totalement à la certitude historique. Il faut pourtant le dire. Ce n'est qu'en fermant nos yeux devant les faits les plus familiers et évidents que nous échouons à voir que l’indice probant auquel nous faisons toujours référence lorsque nous débattons d'un point historique n'est qu'un fragment de ce que nous aurions pu avoir, si notre chance avait été meilleure. Combien les Lettres de Paston sont vitales pour notre connaissance du quinzième siècle. Ce n'est pourtant que par chance que nous les avons, et si notre chance avait été différente, nous aurions pu disposer non pas d’une seule collection, mais d’une douzaine, nous donnant ainsi, dans l'ensemble, une image fort différente de la période. Nous suons sang et eau pour obtenir la dernière once de connaissance inférentielle à partir des sources que nous possédons, tandis que si nous pouvions en acquérir quelques-unes de plus, nos inférences seraient confirmées ou infirmées par un simple coup d'œil porté sur de nouveaux documents. Ce n'est que l'expérience réelle ou, à défaut, une étude minutieuse de l'histoire de la recherche, qui peut nous montrer à quel point l'historien est à la merci de ses sources et à quel point une addition à ses sources peut altérer ses conclusions. Sans doute que le scientifique ne sera pas moins profondément affecté par une nouvelle expérience, mais cela ne lui donne aucun profond sentiment d'impuissance ou de futilité, parce que c'est à lui d'inventer l'expérimentation cruciale, et c'est à lui que revient la faute s'il ne le fait pas ; tandis que l'historien, aussi acharné qu'il soit dans son travail dédié à la découverte des sources, dépend à long terme de la chance que quelqu'un n'ait pas démoli le Monumentum Ancyranum pour le brûler dans un four à chaux, ou allumé le feu de cuisine avec les Lettres de Paston.

Et c’est peut-être là que se situe la raison du scepticisme historique. Le doute est une maladie endémique dans la pensée humaine – si l’histoire est douteuse, la science l’est aussi, et la philosophie l'est aussi –, dans chaque département de la connaissance. Tout est douteux avant d'avoir été arrangé de manière satisfaisante, et redevient même douteux à moins que le douteur puisse à nouveau arranger la chose par lui-même. En mathématiques, nous ne sommes pas affligés de théorèmes au caractère douteux, car si nous sommes mécontents de l'axiome des parallèles, nous pouvons le penser par nous-mêmes et arriver à une opinion indépendante ; en physique, si nous doutons de la conception admise de la chute des corps, nous pouvons escalader une tour et les tester. Mais les sources historiques sont à prendre ou à laisser. Elles ne sont pas des résultats ou des processus que nous pouvons répéter par nous-mêmes, comme des théorèmes scientifiques ou philosophiques ; ce sont des résultats, mais des résultats issus de processus que nous ne pouvons répéter ; ce sont ainsi de solides obstacles à la pensée, un mur de « données » contre lequel notre marge de manœuvre réside dans la construction d’hangars d'inférence en appentis, sans savoir quelle charge ils sont capables de supporter. Le caractère particulièrement et désastreusement douteux de l’histoire ne réside pas dans le fait que tout y est douteux, mais dans le fait que ces doutes ne peuvent être levés. Partout ailleurs, semble-t-il, la connaissance se développe par une saine oscillation entre le doute et la certitude : il est permis de douter autant que l'on veut, il est permis de dire, comme Hobbes ayant affaire pour la première fois à Euclide : « Par Dieu, c'est impossible ! », car c'est en affrontant et en répondant à ces doutes que l'on acquiert des connaissances ; mais en histoire, il ne faut pas douter ; nous n'osons pas douter ; nous devons supposer que nos indices probants sont adéquats, même si nous savons qu'ils sont inadéquats, et supposer qu’ils sont dignes de confiance, même si nous savons qu'ils sont entachés, car si nous ne le faisions pas, notre métier d'historien disparaîtrait. Le mieux que nous puissions faire est de découvrir et de rassembler, avec une peine infinie, les sources qui existent encore et qui portent sur certains types de problèmes ; publier de vastes recueils de chartes, de chroniques, d'inscriptions, et ainsi de suite, dont le volume même intimide l'imagination et nous fait rougir de honte lorsque nous suggérons qu'ils sont peut-être trop étroits pour contenir toute la vérité, même lorsque cette dernière porte sur une petite chose. Nous nous soutenons à l'aide de la masse considérable des connaissances à notre disposition, lorsque la maladie dont nous souffrons ne demande plus rien qui soit douteux, mais demande un peu, même si peu, qui soit certain – un seul fait qui puisse être vérifiable par nous-mêmes, non pas un nombre toujours croissant de faits invérifiables. Car ce que, dans l’histoire, nous appelons vérifier une proposition, ce n’est pas vraiment la vérifier ; il s'agit simplement de comparer une proposition avec une autre.

Ce sentiment selon lequel, dans les études historiques, l'esprit est lié par un acte d'assentiment irrationnel, là où, en science et en philosophie, il est libre de tout remettre en question, de rejeter tout ce qui ne peut être justifié, et de ne rien affirmer qui ne soit accepté par l'autorité de sa propre pensée – voilà, semble-t-il, ce que Bosanquet exprimait dans la phrase citée en entame. Maintenant, il est facile de répondre qu’il s’agit là d’une critique excessive, que de tels doutes n’affectent pas les vrais historiens dans le cours réel de leur travail, mais seulement les spectateurs pointilleux qui éprouvent une certaine hostilité envers ce travail, et qu'en fait, bien loin qu'il soit vrai que l'histoire est incapable de supporter l'examen, elle est constamment révisée par un grand nombre de gens intelligents, qui en réalité arrivent tous à peu près aux mêmes conclusions – que Charles Ier a été décapité, que Charles II était un homme à femmes, que Jacques II a fui le pays, et ainsi de suite à travers un catalogue qui peut être ou non de la petite bière mais qui, au moins, n'est pas mis en doute par quiconque prend la peine de s'en enquérir.

Une telle réponse, je dois l’avouer, apporte un vent de fraîcheur à un débat qui commençait à sentir le renfermé. C'est toujours avec un certain soulagement qu'après avoir eu la langue bien pendue, nous sortons mettre les mains dans le cambouis. « Hypercritique » est sans aucun doute le terme approprié pour un argument qui avance que l'histoire, ou la religion, ou la politique, est une quête impossible ou idiote, alors que nous sommes toujours conscients que beaucoup de gens intelligents la poursuivent dans un esprit tout aussi intelligent. Mais on ne peut pas écarter l'argument en le qualifiant d’hypercritique. Si votre âne possède quatre pattes visibles et que vous pouvez prouver qu'il devrait en avoir trois, la discordance est une raison, non pas pour cesser de réfléchir à l'anatomie de l'âne, mais pour y réfléchir à nouveau : pour réviser – et pas simplement ignorer – l'argument initial. Il est important de reconnaître ce principe dans l’intérêt de toute recherche philosophique saine. Les gens sont souvent tentés d'argumenter ainsi : « Tel ou tel point de vue, à terme, conduit au scepticisme. Or, le scepticisme est une position qui se contredit elle-même, car il prétend matériellement posséder la connaissance qu'il nie formellement ; par conséquent, le scepticisme conduit à l'auto-contradiction, c'est une position erronée. C'est une réfutation suffisante de tel ou tel point de vue, qui ne fera donc pas l'objet d'un examen plus approfondi. » Ce type de réfutation, bien qu'il soit logiquement valable, est toujours insatisfaisant, car il appartient à « l'éristique », pour reprendre la distinction de Platon, et non à la « dialectique ». Le critique a fait valoir un argument controversé contre le point de vue en question, laissant son défenseur réduit au silence sans qu'il soit pour autant convaincu, conscient que son argument n'a guère reçu justice : il a simplement été matraqué et momentanément soumis. La matraque du rude bon sens est un élément fort nécessaire de l'arsenal du philosophe ; de la même manière que l'homme disant la vérité doit savoir comment ψεύδω λέγειν ὡς δεῖ, le philosophe doit savoir comment être stupide ὡς δεῖ, et être capable de répondre à un argument – un argument qui peut être parfaitement valable – « qu'il s’agit simplement d’un exercice d’ingéniosité logique ; les faits sont comme ceci et comme cela ». Mais si l'on se décide à être stupide de manière permanente, comme ceux qui enseignent à leurs disciples (tout en se réservant d'autres armes pour leur usage personnel) l'usage exclusif de la matraque du bon sens voudraient que nous le fassions, nous nous condamnons simplement à ne rien apprendre. Ayant battu à mort le sceptique pour le faire taire, sortez votre scalpel et disséquez-le : vous pourrez peut-être utiliser son cerveau en vue de quelque fin.

Les assertions du scepticisme historique – pour prendre le scalpel – ne sont en aucun cas le simple produit d’une inspection inintelligente du travail historique depuis l’extérieur. Dans les paragraphes précédents, l’auteur les a exposées dans leur ensemble comme le fruit de sa propre expérience en matière de recherche historique, et il pourrait élargir considérablement le sujet sans cesser un instant de donner une description précise de cette expérience dans l’un de ses aspects les plus proéminents. En lisant des livres d'histoire et en mémorisant leur contenu, et même en enseignant l'histoire aux étudiants, cette caractéristique disparaît en arrière-plan et peut être complètement perdue de vue. Mais lorsque nous nous lançons dans l’étude d’une question historique difficile et encore irrésolue, et que nous entrons avec des adversaires honnêtes et bien équipés dans la concordia discords d’une controverse savante, il est une chose qu’on ne peut manquer d’observer. Il s'agit de l’existence de ce que j'appelle les règles du jeu. L'une des premières règles est la suivante : « Rien ne doit être dit, aussi vraie que soit la chose dite, tant que vous ne pouvez pas en produire d’indices probants. » La partie n’est pas gagnée par le joueur capable de reconstituer ce qui s’est réellement passé, mais par celui qui peut montrer que sa conception de ce qu'il s’est passé est celle que les indices probants accessibles à tous les joueurs, lorsqu’ils sont jusqu’au bout soumis à la critique, soutiennent. Supposons qu'un point de vue donné soit en fait le point de vue correct, et supposons (admettons que cela soit possible) que tous les indices probants existants, interprétés avec le plus haut degré d'habileté, conduisent à un point de vue différent, aucun indice probant ne soutenant le point de vue correct : dans ce cas, le détenteur de l'opinion correcte perdrait la partie, le détenteur de l'autre la gagnerait. Non seulement cette règle est-elle acceptée par tous ceux qui participent au jeu, sans protestation ni question, mais tout le monde peut la considérer comme raisonnable. Car il n’y a aucun moyen de savoir quelle opinion est « correcte », sauf en trouvant ce que les indices probants, interprétés de manière critique, prouvent. Une opinion qualifiée de « correcte, mais non étayée par des indices probants » est une opinion par définition inconnaissable, incapable de constituer le but de la recherche de l’historien. Et en même temps, tout historien réellement engagé dans un tel travail reconnaît parfaitement le caractère limité de ses sources, et sait très bien qu'il n'est pas davantage en son pouvoir d'y ajouter quoique ce soit qu'il n'est dans le pouvoir d'un joueur d'échecs d'invoquer un troisième fou. Il doit jouer le jeu avec les pièces en sa possession ; et s'il parvient à trouver une nouvelle pièce – une source d'information jusqu'ici inexploitée – il doit commencer une nouvelle partie, après l'avoir mise sur la table pour que son adversaire ainsi que lui-même puissent l'utiliser. Quiconque ayant une quelconque expérience directe de la recherche historique, en particulier sous la forme aiguisée de la controverse historique, est donc parfaitement familier de tous les sujets relatifs au scepticisme historique, et n'est nullement perturbé par eux. En fait, l'expérience montre que ceux qui en ont peur ne sont jamais les historiens avertis – qui les acceptent comme une évidence – mais les philosophes d'école attachés à des théories qu'ils semblent, à tort ou à raison, contredire.

On me dira cependant que je n'ai que trop franchement réduit l’histoire à un jeu. J’ai privé ses récits de toute valeur objective et les ai réduits à un simple exercice d’interprétation de corps d’indices probants arbitrairement sélectionnés – chacun de ces corps, incapable de prouver la vérité, étant sélectionné par l'opération du hasard.

Il est temps d'abandonner la métaphore du jeu. Les prétendues règles du jeu sont en réalité la définition de ce qu’est la pensée historique ; le gagnant du jeu est l’historien proprement dit – la personne qui pense historiquement, dont la pensée répond à l’idéal de la vérité historique. Car la pensée historique ne signifie rien d’autre que l’interprétation de tous les indices probants disponibles avec le maximum de compétence critique. Il ne s’agit pas de découvrir ce qui s’est réellement passé – si l'on suppose que « ce qui s’est réellement passé » signifie autre chose que « ce qu’indiquent les indices probants ». S’il s’est produit un événement dont aucun indice probant ne subsiste aujourd’hui, cet événement ne fait partie de l’univers d’aucun historien, ce n'est pas le rôle de l'historien de le découvrir, il ne s'agit en rien d'une lacune dans les connaissances d'un historien s'il ne le connaît pas. S'il en avait quelque idée, ce serait une révélation surnaturelle, une fantaisie poétique ou une conjecture infondée ; elle ne ferait aucunement partie de sa pensée historique. En ce sens, « ce qui s'est réellement passé », c'est simplement la chose en soi, la chose définie hors de toute relation avec celui qui la connaît : non seulement inconnue mais inconnaissable, non seulement inconnaissable mais inexistante.

Le scepticisme historique peut désormais être perçu dans sa fonction propre, comme versant négatif de la définition de la connaissance historique. Il existe une tendance permanente dans toute pensée – on l'appelle parfois réalisme de l'homme ordinaire – à considérer l'objet comme une « chose en soi », une chose sans rapport avec la connaissance que l'on en a, une chose qui existe en soi et par elle-même. De ce point de vue, l’objet de l’histoire apparaît simplement comme « le passé », la somme totale des événements survenus ; et le but de l'historien apparaît comme la découverte du passé, la découverte de ce qui s'est passé. Mais dans la pratique réelle de la pensée historique, l’historien découvre qu’il ne peut faire un pas vers la réalisation de cet objectif sans avoir recours à l’indice probant ; et l’indice probant est une chose présente, une chose qui existe maintenant, considérée comme une relique ou une trace laissée par le passé. Si le passé n’avait laissé aucune trace, l'historien n'aurait jamais pu le connaître ; et si le passé a, pour ainsi dire, inextricablement rendu confuses ses propres traces, la seule chose que l'historien puisse faire est de les démêler jusque dans les limites de ses propres forces. Le passé simplement entendu en tant que passé est totalement inconnaissable ; c'est le passé en tant qu'il est résiduellement préservé dans le présent qui seul est connaissable. La découverte de l'inconnaissabilité du passé en tant que tel, c'est le scepticisme, qui lui-même est la contrepartie permanente et nécessaire du réalisme de l'homme ordinaire. C'est sa contrepartie, car il affirme exactement le contraire ; l’un affirme que le passé en tant que tel peut être connu, et qu'il est connu par l’histoire, l’autre affirme qu’il n’est pas connu par l’histoire et ne peut pas être connu. C'est une contrepartie permanente, car partout où la réflexion historique est réellement à l'œuvre, la découverte qui est à la base du scepticisme historique est invariablement réalisée. Date et Dabitur sont vraiment jumeaux. C’est une nécessaire contrepartie, car sans qualification par le scepticisme historique, le réalisme historique est totalement faux et doit conduire à des conceptions absurdes et erronées sur les limites de la connaissance historique.

Le réalisme historique, en soi, implique que tout ce qui est inclus dans la somme totale des événements survenus est un objet possible et légitime de connaissance historique : une chose que tous les historiens peuvent et, par conséquent (en tant qu’historiens), doivent savoir. Tout historien en tant que tel doit connaître la totalité du passé. Cela étant impossible en raison de la faiblesse humaine, le meilleur historien est celui qui connaît la plus grande portion de passé ; et plus il acquiert d’informations, meilleur historien il devient. Cela conduit à d’innombrables absurdités. Tout historien sait que pour être historien, il faut être spécialiste, et que l’historien qui cherche à tout savoir ne sait rien. Mais le réalisme historique impliquerait le contraire. Il impliquerait que la connaissance historique doit être évaluée à l'aune de la quantité de faits auxquels la connaissance s'est frottée, et que le plus grand des écrivains de l'histoire est celui qui a écrit la plus longue histoire du monde. Une fois encore, tout historien sait qu'il existe des questions – plutôt des pseudo-questions – dans lesquelles il n'est pas de son ressort de s'investir, car il n'est aucun indice probant qui l'oriente vers leurs réponses, et qu'il n'est pas pour lui honteux d'ignorer de quel nom Achille répondait lorsqu'il était déguisé en jeune fille. Mais le réalisme historique impliquerait que cela est incorrect, qu'il n'y a aucune limite à la connaissance historique à l'exception des limites du passé en tant que passé, et que, par conséquent, savoir ce que Jules César a mangé au petit-déjeuner le jour où il a vaincu les Nerviens est un problème aussi authentiquement historique que la question de savoir s'il se proposait de devenir roi de Rome. Une fois encore, le réalisme historique implique l’absurdité de penser le passé comme une chose qui existe encore par elle-même en un νοητὸς τόπος qui lui est propre ; un monde où le corps de Galilée continue de tomber, où la fumée de la Rome de Néron remplit encore l'air intelligible, et où l'homme interglaciaire est encore en train d'apprendre laborieusement à tailler des silex.

Ces limbes, où se poursuivent encore des événements qui ont fini de se produire, sont familières de tous ; c'est la pièce du conte de fées, où toutes les vieilles lunes sont gardées derrière la porte ; c'est la réponse au refrain du poète : Mais où sont les neiges d'antan ? C'est la terre à l'est du soleil et à l'ouest de la lune. Son nom en prose est Nulle Part.

Un événement qui a fini de se produire n’est rien. Il n’existe pas, de quelque manière que ce soit. Le passé est tout simplement inexistant, et tout historien le ressent lorsqu’il a affaire à lui. Avant de le ressentir avec fermeté et habitude, sa technique historiale est instable. Les philosophes réalistes qui tentent de l'équiper d'un passé réel pour en faire un objet de sa pensée se trompent grandement sur ses exigences. Il n'a guère envie d'un passé réel ; ou plutôt, il ne le veut que dans ses moments de grossier réalisme. Dans ses moments de scepticisme, il découvre qu'il ne le possède pas, et la réflexion montre qu'il s'accommode très bien de son absence.

Ce que veut l'historien, c'est un présent réel. Il veut un monde réel autour de lui (non pas, bien sûr, un monde de choses en soi, inconnues et inconnaissables, mais un monde de choses vues et entendues, ressenties et décrites) ; et il veut être capable de voir ce monde comme le successeur vivant d’un passé irréel, mort : un passé qui a péri. Il veut reconstruire dans son esprit le processus par lequel son monde – le monde dans ses aspects qui, à ce moment particulier, s'impriment en lui – est devenu ce qu'il est. Ce n'est pas un processus qui se déroule en ce moment. L’explication réaliste de la connaissance, comme appréhension d’un objet existant indépendamment, ne s’applique pas à sa connaissance de cet objet. L'objet n’existe pas du tout, et il ne l’appréhende pas – dans le sens naturel du terme. Si « imaginer » est notre seul terme pour désigner « l'appréhension » d'un objet inexistant, il l'imagine ; mais cela ne convient pas non plus, car imaginer ne permet pas de différencier la vérité et l'erreur, et il fait de son mieux pour éviter l'erreur et atteindre la vérité. L'historien essaie de connaître le passé ; non pas le passé tel qu'il était en soi – non seulement inexistant mais inconnaissable, par-dessus le marché – mais le passé tel qu'il apparaît à partir de ses traces dans ce présent : le passé de son monde, ou son passé, le passé qui est l'objet approprié à ses recherches historiques, aussi spécialisées que doivent l'être toutes les recherches historiques, provenant directement du monde qu'il perçoit autour de lui, comme doivent le faire toutes les recherches historiques.

De ce point de vue, de nombreux problèmes concernant les objets, visées et méthodes adaptées à la pensée historique trouvent leur solution. Ce n’est pas le lieu de démontrer la véracité de cette affirmation ; j'espère le faire en détail ailleurs. Il est pour l'instant suffisant d'avoir énoncé la thèse générale selon laquelle toute pensée historique est l'interprétation historique du présent, et que sa question centrale est « Comment le monde tel qu'il existe aujourd'hui est-il devenu ce qu'il est ? » et que c'est pour cette raison que le passé n'intéresse l'historien que dans la mesure où il a conduit au présent. En menant au présent, il a laissé ses marques sur le présent ; et, ce faisant, il a fourni à l'historien les indices probants qui lui serviront de point départ dans les investigations qui portent sur lui. L’historien ne pense pas d’abord à un problème pour ensuite rechercher des indices probants qui s’y rapportent ; c'est sa possession d’indices probants portant sur un problème qui, à elle seule, rend le problème réel.

Il apparaît donc que l’histoire n'est pas du tout douteuse. Elle paraissait pour le moins douteuse tant que l'on imaginait que son objet était le passé en tant que passé ; mais bien que la question « que s'est-il réellement passé » (en supposant distinctes les questions « ce qui s'est passé » et « que les indices probants prouvent-ils ? ») soit nécessairement douteuse, la question « que les indices probants prouvent-ils ? » ne l'est pas. Sous condition de formation en méthodes historiques et sous condition d'érudition historique, sans lesquelles personne ne peut se prononcer justement, il est possible de considérer un problème particulier, d'étudier la solution à ce problème comme elle est avancée par un historien particulier à partir d'un examen particulier d’indices probants et, dans les limites de ce même problème, comme énoncé, de soulever la question de savoir s'il a ou non prouvé ce qu'il avance. Un chercheur compétent peut répondre à cette question sans soulever davantage de doute que n'importe quelle réponse proposée par quiconque par rapport à n'importe quelle question posée dans n'importe quel domaine de la connaissance. Et c’est dans la certitude de cette réponse que réside la dignité formelle, le mérite logique, la valeur scientifique, au sens le plus haut du terme, des études historiques [3].

R.G. Collingwood

Traduit de l’anglais par Adrien Gretter

adrien.gretter@gmail.com



[1] The Principle of Individuality and Value, p.75.

[2] Nous traduisons ici l'anglais evidence par indice probant et non par indice ou preuve, comme il est de coutume de le faire, car Collingwood utilise aussi les termes clue et proof. Indice probant nous semble rendre correctement le statut intermédiaire d'evidence, entre l'incertitude de l'indice et la certitude absolue de la preuve. (N.d.T)

[3] Il peut être utile de souligner que, pour un critique peu familier avec le sujet en question, même un argument historique fermement convaincant semble toujours contenir des failles permettant de douter. Par exemple, un lecteur qui ne connaît pas suffisamment la numismatique pour savoir quelles sont les alternatives possibles dans un cas donné, ne peut pas juger de la solidité de l'analyse d'un numismate expert sur ce cas, car il verra que certaines alternatives sont tacitement exclues sans savoir pourquoi. Si le numismate avait écrit pour des débutants, il aurait dû expliquer pourquoi, et pas autrement. On aurait pu supposer que la logique d’un argument historique peut être jugée par quelqu’un qui ne connaît pas le sujet sur lequel il porte. Ce n'est pas le cas. Mais je ne dois pas m'étendre là-dessus ici.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 13 mai 2024 16:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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