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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Nicolas Berdiaeff [1874-1948], Esprit et liberté. Essai de philosophie chrétienne. (1933)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Nicolas Berdiaeff [1874-1948], Esprit et liberté. Essai de philosophie chrétienne. Traduit du Russe par I.P. et H.M. Paris: Les Éditions «Je sers», 1933, 379 pp. Collection: “Écrivains religieux étrangers.” Une édition numérique réalisée par un bénévole qui souhaite conserver l'anonymat sous le pseudonyme “Antisthène”, un ingénieur à la retraite de Villeneuve sur Cher, en France.

[13]

ESPRIT ET LIBERTÉ
Essai de philosophie chrétienne
.

Introduction


Dans son livre Le Pèlerin de l’Absolu, Léon Bloy dit : « Souffrir passe, avoir souffert ne passe jamais. » Il faut donner à ce remarquable aphorisme le sens le plus large. On peut surmonter l’expérience de la vie, mais l’expérience vécue reste à jamais l’apanage de l’homme et la réalité agrandie de sa vie spirituelle. Il n’y a aucune possibilité d’effacer le fait vécu. Ce qui a été continue à exister sous une forme transfigurée. L’homme n’est pas un être absolument fini, il se forme et se crée dans l’expérience de la vie, dans la lutte de l’esprit, dans les épreuves de sa destinée. L’homme n’est que le dessein de Dieu.

Le passé est surmontable et peut être vaincu, il peut être racheté et pardonné, le christianisme nous l’enseigne ; la naissance à une nouvelle vie est possible. Mais dans toute nouvelle vie transfigurée rentrent les expériences, qui ne peuvent disparaître sans laisser de traces. Une souffrance peut être surmontée et la joie et le bonheur peuvent renaître, mais dans toute nouvelle joie, dans tout nouveau bonheur entrera mystérieusement la souffrance vécue ; la joie et le bonheur seront désormais différents. Les doutes torturants peuvent être dominés, mais dans la foi acquise se révélera la profondeur de ces incertitudes. Une foi semblable sera d’une qualité tout autre que celle des hommes n’ayant pas eu ces doutes et qui crurent par « héritage », par naissance ou par tradition. L’homme qui a beaucoup voyagé dans les mondes spirituels, qui a passé par des épreuves au cours de ses recherches et de ses pérégrinations, aura une autre formation spirituelle que l’homme sédentaire, pour lequel ces mondes sont restés inconnus. L’homme est lié à sa destinée et il n’est pas maître d’y renoncer. Ma destinée est toujours particulière, elle ne se renouvelle pas, elle est une et unique. Dans l’expérience de ma vie, [14] dans mes épreuves et mes recherches, se crée la formation de mon esprit. Tout ce qui a été vécu par moi fait partie des plus hautes acquisitions de ma vie spirituelle, de ma foi, de ma Vérité, je suis enrichi par mon expérience, même si elle a été torturante et terrible, même si, pour franchir ce gouffre, j’ai dû faire appel à d’autres forces que les forces humaines.

Quand l’homme revient à Dieu après une expérience d’apostasie, il connaît dans ses relations avec Lui une liberté qu’ignore celui qui a passé sa vie dans une foi paisible et traditionnelle, qui a vécu dans un « héritage patrimonial ». La souffrance passe, mais avoir souffert ne passe jamais. Cette vérité est exacte, par rapport à l’individu en particulier et par rapport aux sociétés humaines. Nous vivons dans une époque transitoire de crise spirituelle, où beaucoup de pèlerins errants reviennent au christianisme, à la foi de leurs pères, à l’Église, à l’orthodoxie. Ces hommes reviennent, ayant passé par l’épreuve de la nouvelle histoire, dont ils ont atteint les limites extrêmes. Ces âmes de la fin du XIXe et du commencement du XXe siècles sont des âmes tragiques. Ce sont de nouvelles âmes, dans lesquelles on ne peut déraciner les conséquences de l’expérience vécue.

Comment reçoit-on ces voyageurs revenant à la Maison du Père ? Trop souvent autrement que ne fût accueilli le fils prodigue de la Parabole. La voix du fils aîné, qui se glorifie d’être resté auprès du Père et de l’avoir servi, se fait par trop entendre. Cependant, parmi ces pèlerins de l’esprit, il n’y a pas seulement des hommes dépravés, il y a aussi des affamés, des assoiffés de Vérité ; et ils seront plus justifiés devant Dieu que d’innombrables « chrétiens bourgeois », qui s’enorgueillissent de leur pharisaïsme et s’estiment « grands propriétaires » dans la vie religieuse.

L’âme humaine est devenue tout autre qu’elle n’était quand elle reçut à l’origine le christianisme, alors qu’enseignaient les grands docteurs de l’Église, que dogmatisaient les conciles œcuméniques, que se formait l’état monastique, que dominait le régime théocratique et se forgeait la religiosité médiévale et byzantine. Cette transformation et cette épuration de la psyché se sont produites avant tout sous l’influence de l’action mystérieuse, souvent invisible et profonde, du christianisme même, qui triomphait intérieurement [15] de la barbarie et de la rudesse de l’âme en éduquant l’homme.

Nous ne trouvons pas de réponse aux angoissantes questions de Nietzsche dans les catéchismes et les enseignements des « startzi » [1], elles demandent dans le christianisme un complément créateur. Tout notre mouvement de philosophie religieuse russe des dernières décades, est passé par une expérience ineffaçable qui ne peut pas ne pas enrichir le christianisme. Elle ne résulte pas d’un processus de perfectionnement individuel ou d’une acquisition de sainteté. Toutefois, l’esprit ecclésiastique réactionnaire (non pas l’Église) s’oppose à la pensée créatrice de la philosophie religieuse et la renie. Le monde orthodoxe, d’esprit traditionnel, ne comprend pas encore que le christianisme cesse d’être, par excellence, la religion des simples d’esprit et qu’il doit se tourner vers des âmes plus complexes et découvrir une spiritualité plus profonde.

Ceux qui ont connu une liberté d’esprit illimitée et qui sont revenus en liberté à la foi chrétienne, ne peuvent effacer de leur âme cette expérience, ou en renier l’existence. La liberté, avec sa dialectique intérieure, la destinée tragique qu’elle porte en elle, est une expérience d’un ordre particulier, inhérente au christianisme même. Celui qui a surmonté d’une façon définitive les séductions et les tentations de l’humanisme, qui a découvert le néant de la divination de l’homme par l’homme, ne peut plus jamais renoncer à la liberté qui l’a mené à Dieu, à cette expérience définitive qui l’a libéré du Mal. On ne peut maintenir sur un terrain abstrait la question de la liberté religieuse et la traiter d’un point de vue statique. Je suis venu au Christ par la liberté, par l’expérience intime des chemins de la liberté ; ma foi chrétienne n’est pas une foi de coutumes patrimoniales reçue en héritage, elle fut obtenue par une torturante expérience de vie intérieure. Je ne connais pas de contrainte dans ma vie religieuse, je ne connais pas d’expérience de foi ou de religiosité autoritaires. Peut-on opposer à ce fait des formules dogmatiques et des théologies abstraites ? Non, car pour moi elles ne seront jamais réellement convaincantes.

La liberté m’a mené au Christ et je ne connais pas [16] d’autre chemin menant à Lui. Je ne suis pas le seul qui soit passé par cette expérience. Tous ceux qui ont quitté le christianisme-autorité ne peuvent revenir qu’au christianisme-liberté. C’est là une vérité de la vie expérimentale et dynamique, que l’on ne peut rattacher à aucune conception des relations de la liberté et de la grâce. C’est une question d’un tout autre ordre. J’admets que la grâce m’a mené à la foi, mais cette grâce, je l’ai vécue en pleine liberté. Ceux qui sont venus au christianisme par la liberté, lui apportent un esprit de liberté. Leur christianisme est nécessairement beaucoup plus spirituel, il est né dans l’esprit et non pas dans la chair et le sang. L’expérience de la liberté d’esprit est ineffaçable, mais l’arbitraire dans la liberté est un mal qui doit être surmonté. Ceux dont la religiosité est autoritaire et héréditaire comprendront toujours mal les hommes qui sont venus à la religion par la liberté, par l’immanence tragique de l’expérience vécue.

La vie religieuse passe par trois stades caractéristiques : 1° par le stade objectif, populaire et collectif, naturel et social ; 2° par le stade subjectif, individuel, relevant de l’âme et de l’esprit ; 3° par celui qui s’élève jusqu’à surmonter l’opposition entre l’objectif et le subjectif et qui atteint le plus haut degré de spiritualité. L’apparition du christianisme a eu pour condition le passage de la religion objective et populaire à la religion subjective et individuelle. Mais par la suite, le christianisme s’est affaissé et cristallisé en une religion objective et populaire, sociale et collective. C’est précisément cette forme de christianisme qui subit actuellement une crise. La vie religieuse passe par une phase subjective et individuelle, qui ne peut être la dernière et qui doit aussi être surmontée.

Il y a deux états d’âme qui s’affrontent au cours de toute l’histoire de l’humanité et qui ont de la difficulté à se comprendre. Le premier appartient au collectif, à la majorité sociale et, extérieurement, il prédomine dans l’histoire ; l’autre appartient à l’individualité spirituelle, à la minorité élue, et sa signification dans l’histoire est beaucoup plus cachée. On pourrait les nommer : état « démocratique » et état « aristocratique ». Les socialistes affirment qu’au cours de toute l’histoire des sociétés humaines, la minorité privilégiée a exploité la majorité des déshérités. Mais il y a [17] une autre vérité plus profonde et moins apparente à première vue : le collectif, la majorité quantitative, a toujours opprimé et persécuté, dans l’histoire, la minorité qualitative, possédant l’Éros divin, les individualités spirituelles orientées vers les sommets. L’histoire s’élaborait pour l’homme moyen, pour le collectif, c’est pour lui que se créaient l’Etat, la famille, les institutions juridiques, l’école, l’ensemble des coutumes et mœurs, l’organisation extérieure de l’Église ; c’est à lui que s’adaptaient la connaissance, la morale, les dogmes religieux et le culte. C’est lui, cet homme moyen, cet homme de la masse, qui était le maître de l’histoire, qui a toujours exigé que tout se fasse pour lui, que tout se ramène à lui, à son niveau, à ses intérêts.

La « droite » et la « gauche », les conservateurs et les révolutionnaires, les monarchistes et les socialistes appartiennent également à ce type collectif « démocratique ». Les conservateurs, les monarchistes, les partisans de l’autorité, ne sont pas moins « démocratiques » que ceux qui s’intitulent « démocrates ». C’est pour ce collectif social, pour cet homme de la masse, que se créent les monarchies, que se renforce l’autorité hiérarchique, que se conservent les anciennes institutions, et c’est aussi pour lui qu’on les abolit, que se font les révolutions. Les monarchies absolues et les républiques socialistes sont également nécessaires aux masses, sont également adaptées à l’homme moyen. Ce dernier a tout autant dominé dans la noblesse, qu’il domine dans la bourgeoisie, dans les classes paysannes et ouvrières. Ce n’est jamais pour l’aristocratie spirituelle que se sont établis les gouvernements, que se sont élaborées les constitutions, les méthodes de la connaissance et de la création.

Les saints, les prophètes, les génies, les hommes d’une vie spirituelle supérieure, capables de création authentique n’ont que faire de la monarchie, ni de la république, du conservatisme et de la révolution, de la constitution et de l’école. La race de l’aristocratie spirituelle ne porte pas pour elle-même le fardeau de l’histoire. Elle est soumise aux institutions, aux réformes et aux méthodes anciennes et nouvelles, au nom du « peuple », du collectif, au nom du bonheur de l’homme moyen. Évidemment cette race d’aristocratie [18] spirituelle et ces hommes élus, vivant dans l’Eros divin, appartiennent à la race déchue d’Adam et subissent, de ce fait, les conséquences du péché qu’ils doivent expier. Ils ne peuvent s’isoler du « monde » et doivent porter son fardeau, ils doivent servir la cause universelle de libération et de civilisation. On ne peut que déplorer l’orgueil des hommes qui, croyant appartenir à la nature la plus haute, considèrent avec mépris les petits et ne veulent pas aider le monde à s’élever. Mais les hommes du type aristocratique et spirituel, qui ne sont pas responsables des qualités de leur nature, ont en réalité une destinée amère et tragique dans le monde, car elle ne peut s’adapter à aucune convention sociale, à aucun régime de pensée de l’homme moyen ; leur race est opprimée et persécutée dans l’histoire.

Les hommes du type « démocratique », orientés vers les masses, vers l’organisation de la vie de la collectivité, peuvent être doués de très grands talents, leur race peut avoir ses grands hommes, ses héros, ses génies et ses saints. Et les hommes du type « aristocratique », orientés vers d’autres mondes, vers la création de valeurs inutiles pour l’homme moyen, peuvent être dépourvus de génie, peuvent leur être inférieurs par leur force et leur talent. Mais ils possèdent une organisation spirituelle différente, qui est à la fois plus sensible, plus complexe et subtile que celle des « pachydermes » de la race démocratique. Ils souffrent plus du « monde », de sa laideur, de sa rudesse et de sa déchéance, que les hommes orientés vers les masses, vers le collectif. Même des grands hommes du type « démocratique » possèdent cette simplification de psyché qui les met à l’abri du « monde », alors que ce « monde » blesse des personnalités spirituelles qui lui sont moins adaptées. Cromwell ou Bismarck étaient de ceux-là, comme le sont dans un certain sens tous les hommes d’action, tous les grands hommes d’Etat ou les grands révolutionnaires. On peut trouver aussi cette simplification de psyché chez de nombreux docteurs de l’Église, qui ont appartenu souvent au type démocratique.

A ce point de vue, les gnostiques présentent un intérêt tout particulier. Un grand nombre d’entre eux appartiennent au type de l’aristocratie spirituelle ; ils semblent n’avoir pu se réconcilier avec le « démocratisme » [19] de l’Église chrétienne. La question n’est pas de savoir s’ils étaient dans le vrai ; l’Église avait des raisons profondes de lutter contre eux et de les condamner, car s’ils avaient triomphé, le christianisme n’aurait jamais été victorieux dans l’histoire ; il se serait transformé en une secte aristocratique. Mais la question même à laquelle se rattache la gnose est troublante, profonde, éternelle, elle a son importance même à notre époque. La vérité absolue de la révélation se réfracte et s’assimile différemment selon l’organisation et le niveau spirituel de celui qui la reçoit. Faut-il reconnaître comme absolue et immuable la forme de révélation chrétienne, destinée à l’homme moyen ? L’homme plus spirituel, plus complexe et subtil, qui a reçu en partage de grands dons de gnose, doit-il s’adapter à ce niveau, abaisser sa spiritualité au nom de la masse, au nom d’une communion avec tout le peuple chrétien ? La vision œcuménique peut-elle être la même que la vision collective du peuple des fidèles ? La voie menant à l’obtention des dons du Saint-Esprit, à la perfection spirituelle, à la sainteté, est elle l’unique mesure du niveau spirituel et l’unique source de gnose religieuse ?

C’est une question angoissante que celle du sens religieux des aptitudes, des dons humains. Elle se posait aux gnostiques, elle se posait également à certains docteurs de l’Église, notamment à Clément d’Alexandrie et à Origène, qui étaient, eux aussi, des gnostiques chrétiens. Cette question se posait pour Solovieff, elle se pose de nos jours pour la conscience religieuse ; elle fait partie des grands problèmes chrétiens. Les questions de la conscience et de la connaissance chrétiennes doivent-elles se résoudre dans un esprit « démocratique », visant l’ensemble de l’humanité, ou bien une solution plus intime, inaccessible et inutile aux masses, est-elle possible et tolérée ? Existe-t-il dans le christianisme une sphère où l’on puisse soulever les problèmes, un domaine où la gnose soit plus approfondie ? « Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter ; et vous ne le pouvez pas même à présent, parce que vous êtes encore charnels. » (Saint-Paul.)

Le christianisme démocratique nourrit « de lait », parce qu’il est orienté vers le « charnel ». Et l’Église a raison d’agir ainsi. Mais cela ne résoud pas le problème [20] de la possibilité d’une autre nourriture pour une faim spirituelle inassouvie. L’histoire de l’esprit humain témoigne du fait que la qualité des aspirations et des aptitudes spirituelles n’est pas du tout proportionnée à la perfection et à la sainteté, ainsi que l’envisage la conscience prédominante de l’Église. Il existe une hiérarchie naturelle des tempéraments spirituels et des dons spirituels. Il existe des êtres chez lesquels prédomine l’esprit, d’autres où prédomine l’âme. Et cela ne veut pas dire que les premiers soient plus parfaits, qu’ils aient obtenu plus de sainteté et plus de grâce. Les hommes « spirituels » n’ont pas à s’enorgueillir et à se glorifier devant les hommes « psychiques », ils ne sont pas meilleurs et n’ont pas plus de mérite. Ils sont, dans la plupart des cas, plus malheureux dans ce monde ; on leur fait porter de plus lourdes responsabilités ; de plus grandes contradictions intérieures les déchirent et ils acquièrent avec plus de difficulté la pleine harmonie de leur personnalité ainsi que l’équilibre avec le monde qui les entoure. Ils sont plus solitaires. Mais la différenciation même des tempéraments spirituels et des dons est déterminée par Dieu et ne peut pas l’être par l’homme. L’erreur des anciens gnostiques, que dénonça l’Église, résidait dans leur orgueil spirituel. Ils n’ont pu accepter que la bonne nouvelle du salut et de la venue du Royaume de Dieu fût apportée par le Christ pour tout l’univers, pour tous et pour tout. La race des « pneumatiques » était, selon eux, éternellement séparée de celle des hommes « psychiques » et des hommes purement charnels. Ceux-là ne pouvaient s’élever vers un monde spirituel supérieur, ils étaient condamnés à rester dans les « bas-fonds », pour eux la Rédemption et le Salut ne s’accomplissaient pas. L’idée de la transfiguration de l’inférieur en supérieur était inaccessible à la conscience gnostique. C’est pour cela qu’ils ne devinrent jamais de vrais chrétiens. En cela ils sont apparentés au païen Plotin, quoique ce dernier grand représentant de l’esprit hellénique les ait combattus. Wl. Solovieff a fort bien montré que le processus universel est resté, pour le gnostique, improductif parce qu’il ne peut concevoir que l’inférieur se transfigure en supérieur. Le « spirituel », détaché du reste du monde, s’élance vers les sommets, tandis que le « charnel » est précipité dans les bas-fonds. [21] Mais rien ne peut en résulter, car le « spirituel » appartient ipso facto au monde supérieur, et le « charnel » au monde inférieur.

Les gnostiques ne comprirent pas le mystère de la liberté, de la liberté en Christ, comme ils ne comprirent pas le mystère de l’amour. Il y a là un dualisme désespéré, renversant la véritable hiérarchie de l’être. Les gnostiques n’entrevirent pas l’ordre des valeurs sur lequel repose l’univers chrétien, et où le degré suprême est organiquement lié au degré le plus bas, servant ainsi la cause de la transfiguration et du salut universel. Ils interprétèrent faussement le principe de la hiérarchie. La gnose suprême des hommes « spirituels » est nécessaire à la cause du salut et de la transfiguration des hommes « charnels ». Les hommes spirituels ne doivent pas demeurer orgueilleusement sur les sommets, se séparant du monde « charnel », mais ils doivent se consacrer à sa spiritualisation, l’élever aux degrés les plus hauts. D’ailleurs la source du mal est spirituelle et non charnelle. L’Église a condamné avec justice l’orgueil des gnostiques, leur dualisme désespéré, le sentiment peu fraternel et dénué d’amour qu’ils manifestent envers le monde et les hommes. Mais la conscience de l’Église était orientée de préférence vers l’homme moyen, l’homme de la masse, elle était soucieuse de le guider, préoccupée par la grande œuvre de son salut. En censurant le gnosticisme, elle affirma et légalisa, en quelque sorte, l’agnosticisme. Le problème même qui tourmentait profondément et sincèrement les gnostiques fut, pour ainsi dire, reconnu inadmissible et illégal dans le christianisme. Les plus hautes aspirations de l’esprit, la soif d’une connaissance approfondie des mystères divins et cosmiques, furent adaptées au niveau moyen de l’humanité. Non seulement la gnose de Valentin, mais celle d’Origène fut reconnue inadmissible et dangereuse, comme l’est actuellement celle de Wl. Solovieff. Un système de théologie fut élaboré qui devint un obstacle à la gnose supérieure. Seuls les grands mystiques chrétiens parvinrent à se frayer un passage à travers ces frontières fortifiées.

Il faut reconnaître que la connaissance des anciens gnostiques était trouble, qu’elle n’était pas affranchie de la démonolâtrie ; en elle le christianisme se trouvait amalgamé aux cultes païens, à la sagesse païenne. [22] Toutefois, il peut exister une connaissance chrétienne supérieure, plus éclairée, qui ne serait plus exclusivement exotérique et adaptée aux intérêts du collectif, comme elle l’est dans les systèmes dominants de la théologie officielle. Peuvent exister dans le christianisme, non seulement saint Thomas d’Aquin, mais aussi J. Bœhme, non seulement le métropolite Philarète, mais aussi WI. Solovieff. Si les hommes « spirituels » ne doivent pas tirer vanité du degré qu’ils ont atteint et se séparer des hommes « psychiques » et des hommes charnels, on ne doit pas en conclure qu’ils n’existent pas, ni rejeter les aspirations de leur esprit et leur soif torturante en affirmant qu’il n’y a pas de connaissance « spirituelle » supérieure. Cela équivaudrait, dans un sens opposé, à la même destruction de la hiérarchie organique que nous trouvons déjà chez les gnostiques. Le monde renie et dédaigne facilement toute vie spirituelle, toute aspiration de l’esprit, toute connaissance supérieure, il prétend volontiers qu’elles l’entravent dans son travail d’organisation universelle et qu’il peut aisément s’en passer. Cela, il le proclame à droite et à gauche par des milliers et des millions de voix. Aussi, rien ne peut être plus pénible que d’entendre la conscience de l’Église souscrire à la négation de l’esprit que professe l’Etat, négation qui, aux confins du monde, dans le communisme athée, se transforma en extermination définitive de l’esprit, de la vie et de l’aristocratie spirituelles.

« N’éteignez pas l’esprit » nous a-t-on dit ; or, renier la problématique de la conscience chrétienne revient à oublier ce précepte. Le travail ayant pour but d’éclairer le monde ne réclame pas un amoindrissement de la qualité de l’esprit. Aussi, le problème, qui se pose avant tout, est-il celui de l’esprit et de la vie spirituelle.

*
*  *

Je voudrais que l’on comprît bien ce que je veux exprimer dans ce livre. Je reconnais qu’il y a quelque chose d’essentiel que je ne peux traduire en paroles, je ne puis développer mes pensées intimes. Il est très difficile de trouver une forme d’expression qui rende exactement l’idée essentielle dont on vit soi-même. Tout ce que j’écris dans ce livre est lié à la problématique [23] torturante de l’esprit. Conformément à la tournure de mon esprit, je revêts mes questions troublantes d’une forme à la fois affirmative et cachée et je pose des problèmes sous forme d’affirmation. MAIS MA PENSÉE, DANS MON ÊTRE INTÉRIEUR, EST CELLE D’UN HOMME QUI SE POSE DES PROBLÈMES, sans être celle d’un sceptique. Pour la solution de ces problèmes de l’esprit, ou plutôt de l’unique problème des rapports entre l’homme et Dieu, il ne peut y avoir de secours extérieur. Ici, aucun « staretz », si avancé soit-il dans la vie spirituelle, ne pourrait venir en aide. Tout le problème réside dans le fait que je dois découvrir moi-même ce que Dieu m’a caché. Dieu attend de moi un acte de liberté, une création libre. Ma liberté et ma création sont mon obéissance à la volonté secrète de Dieu, qui attend de l’homme autre chose et bien plus que ce que l’on entend habituellement en parlant de Sa volonté. Peut-être faudrait-il s’occuper, non de la métaphysique abstraite de Dieu, mais plutôt de la psychologie concrète de Dieu. Il est possible que Dieu ruisselle de sang en voyant combien les hommes comprennent servilement Sa volonté et l’accomplissent d’une façon purement formelle. La volonté divine doit être accomplie jusqu’au bout. Dieu n’a-t-il pas voulu que l’homme soit un libre créateur ? Et n’aime-t-il pas aussi un Nietzsche qui lutte contre lui ?

Mon livre n’est pas un livre de théologie, il n’est pas écrit d’après une méthode théologique ; il n’appartient pas à une école philosophique ; il fait partie de la philosophie prophétique, par distinction d’avec la philosophie scientifique, pour employer la terminologie proposée par Jaspers [2]. J’ai évité consciemment un langage d’école. C’est un livre de théosophie libre, écrit dans l’esprit de la philosophie religieuse et de la gnose libres. J’ai consciemment outrepassé en lui les limites de la connaissance philosophique, théologique et mystique, que la pensée occidentale aime particulièrement à établir, aussi bien dans l’école catholique ou protestante, que dans celle de la philosophie académique.

Je me reconnais être théosophe chrétien, dans le sens où l’étaient Clément d’Alexandrie, Origène, saint [24] Grégoire de Nysse, J. Bœhme, saint Martin, Fr. Baader, WI. Solovieff. Toutes les forces de mon esprit, toutes celles de ma conscience sont orientées vers la pénétration absolue des problèmes qui me tourmentent. Et mon but est moins de leur donner une solution systématique, que de les poser plus vigoureusement devant la conscience chrétienne. Il ne faut pas voir dans ce livre de parole dirigée contre la sainteté de l’Église. Je peux me tromper beaucoup, mais ma volonté n’est pas d’amener une hérésie quelconque, ou une protestation créant un schisme. J’évolue dans la sphère de la problématique chrétienne ; elle exige des efforts créateurs de la pensée et les opinions les plus diverses y sont naturellement autorisées.

Paris-Clamart 1927.


[1] Ascètes possédant une grande spiritualité.

[2] Voir Jaspers, Psychologie der Weltanschauungen, 1922.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 24 avril 2017 16:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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