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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Abrégés pour les aveugles. Portraits et doctrines de philosophes anciens et modernes (1942)
22. Auguste Comte


Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Alain (Émile Chartier) (1868-1951), Abrégés pour les aveugles. Portraits et doctrines de philosophes anciens et modernes (1942). Chapitre XXII: “Auguste Comte”, pages 99 à 176. Paris: Paul Hartmann, 1943, 178 pages. Une édition numérique réalisée par mon amie, Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite.

22. Auguste Comte (pp 99 à 176)
Août 1918

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  • I.
    II. Le système des Sciences
    III. La loi sociologique des trois États
    IV. L'Esprit Positif
    V. Psychologie sociologique
    VI. Philosophie de l'Histoire
    VII. Morale sociologique
    VIII. La Famille
    IX. Les deux Pouvoirs
    X. Le langage et la culture
    XI. Le Grand Être
    XII. Le calendrier et le culte

    I.

    Auguste Comte, polytechnicien, mort en 1857 à cinquante-neuf ans, eut une vie misérable par deux causes. D'abord il ne rencontra la femme digne de lui et l'amour vrai que tardivement en 1844 et n'en jouit guère qu'une année. Aussi des méditations trop prolongées sur l'ensemble du problème humain le jetèrent à plusieurs reprises dans un état de fatigue qui fit croire à quelque maladie mentale ; de cette amère expérience, il prit, plus directement sans doute qu'aucun sage en aucun temps, l'idée des divagations anarchiques auxquelles est livré l'esprit sans objet et sans règles, réduit à ses propres rêveries ; d'où cette discipline continuellement cherchée dans l'ordre extérieur, dans l'ordre social et dans les pratiques d'une religion strictement rationnelle fondée sur l'un et sur l'autre. Mais cette victoire fut chèrement achetée.

    En revanche, il eut dès ses premiers travaux la gloire réelle. Bientôt soutenu, même matériellement, par d'éminents disciples de tous les pays, il se vit chef d'école et prêtre de la nouvelle religion, et, dans sa noble pauvreté, il resta libre de toute attache avec les pouvoirs et les corps académiques, conformément à sa sévère doctrine d'après laquelle le Pouvoir Spirituel doit se séparer absolument du règne de la Force, et agir toujours par libre enseignement, libre conseil et libre consentement. En tous pays civilisé le culte positiviste a encore aujourd'hui ses temples et ses fidèles, quoique, par la faiblesse des études scientifiques, de plus en plus subordonnées aux résultats matériels, et par la décadence aussi des Humanités, si bien nommées, la propagation de la doctrine ait été bien moins rapide que le Maître osait l'espérer. L'Église positiviste du Brésil a pu écrire, en 1914 : « La présente catastrophe fratricide résulte du retard de la propagande positiviste, spécialement à Paris. » D'où est venue à l'auteur de ces pages l'idée impérative de ramener dans ces chemins les méditations des esprits patients, sérieux et neufs, non point par un résumé ou raccourci de cette immense doctrine, mais plutôt par l'exposition directe de quelques-unes des idées qui l'ont lui-même aidé à comprendre par leurs causes ses propres fautes, celles d'autrui, et finalement les épreuves de ces temps difficiles.

    II. Le système des Sciences

    L'esprit sans objet divague. Aussi faut-il méditer non point tant sur les méthodes que sur les sciences mêmes ; car l'esprit efficace c'est l'esprit agissant dans la science même ; la science est l'outil et l'armure de l'esprit ; et l'esprit trouvera sa destinée et son salut, s'il peut les trouver, non pas en revenant sur lui-même, poursuite d'une ombre, mais toujours en se dirigeant sur l'objet et s'y appuyant. Rien ne caractérise mieux l'Esprit Positif que cette culture par la science réelle et encyclopédique ; au lieu que les corps académiques vivant chacun de leur spécialité, tombent inévitablement dans les recherches subtiles et oiseuses et dans les divagations sceptiques, comme il apparaît pour les mathématiciens, les médecins, les historiens.

    Il est pourtant clair que la mathématique n'est qu'un moyen pour l'astronomie et la physique ; il est moins évident, mais non moins certain, que la physique et la chimie à l'égard de l'étude des êtres vivants ne sont ainsi que préparations abstraites. De même, si l'on a saisi, par l'étude réelle, cette dépendance et suite des sciences, dont chacune éclaire celle qui la suit, plus concrète et plus difficile qu'elle-même, il apparaît que la Biologie ou science des vivants est préparation encore par rapport à l'étude des sociétés, puisque la vie des sociétés dépend des conditions qui rendent possible la vie des individus ; par exemple le problème de l'alimentation domine toute Politique et toute Morale. Ainsi cette science de l'Homme et des sociétés humaines, cultivée jusqu'ici par de purs littérateurs qui ne savent rien d'autre, est en réalité la plus complexe et la dernière, puisqu'elle suppose la science biologique, et par là toutes les autres. Par ces réflexions, inséparables de l'étude directe et approfondie de toutes les sciences d'après leur ordre de dépendance et de complexité croissante, apparaît le système encyclopédique des six sciences fondamentales :

    Mathématique.
    Astronomie.
    Physique.
    Chimie.
    Biologie.
    Sociologie.

    De cette dernière, que Comte a le premier mise en place et nommée, dépend évidemment la solution du problème humain. Il est aussi vain et ridicule de rechercher une Morale avant d'avoir étudié la situation humaine réelle, que d'aborder la Sociologie sans une préparation biologique suffisante, ou la biologie sans la préparation physico-chimique qui dépend elle-même évidemment des études astronomiques et mathématiques, puisque le problème de la pesanteur, qui domine toute la physique, est par lui-même astronomique, et reste inabordable tant que l'on n'a pas une connaissance suffisante des formes mathématiques.

    De ce que chaque science dépend des précédentes, il ne faut pas conclure que la première est la plus éminente de toutes, comme les orgueilleux spécialistes se le persuadent. La première des sciences, entendez celle par laquelle il faut commencer, est aussi la plus abstraite de toutes et la plus vide et pauvre si on la prend comme fin ; la science qui suit est toujours plus riche, plus féconde, plus rapprochée du problème humain ; aussi est-elle caractérisée toujours par des lois qui lui sont propres, et que les sciences précédentes n'auraient jamais pu deviner. Mais l'empire de la science précédente peut seule donner forme aux lois de celle qui suit ; par exemple l'équation donne forme à la physique, la balance régit la chimie, l'énergétique domine la biologie, et la biologie conditionne la vraie sociologie : de quoi le spécialiste prend trop souvent prétexte pour tyranniser.

    Nous appellerons Matérialisme, cette tendance, que corrige la véritable culture encyclopédique, à réduire chaque science à la précédente, qui n'est que l'idolâtrie de la forme abstraite. Et ce mot Matérialisme ne caractérise pas moins bien la disposition à réduire la mécanique à la mathématique abstraite, que la tendance à subordonner la sociologie à la biologie jusqu'à réduire toutes les lois sociales à des conditions de reproduction, d'alimentation et de climat ; aberration mieux connue sous le nom de Matérialisme Historique. Et l'on reconnaîtra la même erreur dans le préjugé qui veut réduire la biologie aux lois abstraites de la chimie et de la physique. Cette idée, qui éclaire d'un jour nouveau tant de problèmes, est propre à faire apprécier la valeur d'un système des sciences fondé sur leur ordre réel de dépendance.

    III. La loi sociologique des trois États

    L'idée que les sciences les plus avancées, qui sont naturellement les plus abstraites et les plus faciles, ne sont qu'un acheminement aux autres, et qu'ainsi la dernière et la plus complexe est aussi la plus éminente, est mise enfin dans son vrai jour par cette remarque décisive que toutes les sciences sont des faits sociologiques. Ni le langage commun, ni le langage propre à chacune, ni le trésor des archives, ni l'enseignement, ni les instruments d'observation et de mesure ne peuvent être séparés de l'organisation et de la continuité sociales, ni des progrès de l'industrie, ni de la division du travail. L'individu, fût-il Descartes, Leibnitz ou Newton, ne fait que continuer un lent progrès des connaissances, où des milliers de prédécesseurs, connus ou inconnus, ont une part. C'est la Société qui pense ; et disons mieux, puisque le progrès des connaissances a survécu à tant de sociétés, c'est l'Humanité qui pense. Ainsi la loi, du développement successif des sciences selon leur complexité croissante est une loi sociologique. La science nouvelle éclaire donc les autres, et se trouve ainsi destinée à fixer la juste place et importance de chacune, contrairement à cette idée anarchique que chaque science est absolument bonne et tient lieu d'universelle sagesse pour qui la sait.

    Considérons donc en quoi les notions scientifiques participent à ces idées communes résultant de la vie sociale, et auxquelles nul penseur n'échappe tout à fait. Il est clair que les premières sciences ont rompu depuis déjà longtemps avec les préjugés et les superstitions ; toutefois, au temps de Pythagore et de Platon, les mathématiciens n'avaient pas entièrement rejeté la tradition des nombres sacrés ; et nous voyons qu'au temps d’Aristote les propriétés des astres et la constance de leurs retours étaient encore expliquées par la nature incorruptible et divine qu'on leur supposait. Bien plus tard, dans les recherches physiques, la simplicité des lois fut considérée comme la marque du vrai, d'après l'idée d'un créateur infiniment sage. Plus récemment, la biologie usait d'idées directrices du même genre, soit qu'elle invoquât la sagesse de l'architecte, soit qu'elle rapportât à l'âme ou au principe vital comme cause les phénomènes caractéristiques de la vie. Pour la Sociologie ou Politique, il est visible qu'elle n’est pas encore délivrée, sinon de l'idée d'une Providence organisatrice qui justifie les pouvoirs, du moins de l'empire des idées abstraites comme Liberté, Égalité, Justice, toujours en conflit avec les conditions réelles, plutôt subies que connues. Toute science doit donc passer par une longue enfance. Et le progrès en chacune, si on le considère équitablement, vient de ce que l'expérience rectifie peu à peu des sentiments forts ou des idées abstraites absolument posées.

    Par exemple l'idée de la constance des lois naturelles était aux yeux des Cartésiens une conséquence de la sagesse et de la constance divines.

    Toutes ces idées, d'un gouvernement absolu, ou d'un dieu au génie caché, résultent aux yeux du sociologue, de ce que la première expérience de tout homme, et la plus frappante, est naturellement celle de l'ordre humain. Nos premières. inspirations, concernant l'ordre des choses, ne font jamais que le supposer analogue à l'ordre humain, toujours plus ou moins flexible à la flatterie, à la prière, aux sacrifices. Ainsi la première science fut religion. Et le fétichisme, qui adore tout objet utile ou nuisible comme un dieu, d'après les relations sociales les plus simples, est la forme la plus naïve de la pré-vision et de l'action réglée, fondée sur l'observation et le souvenir. Toutefois d'un côté, le sévère ordre extérieur ne pouvait manquer de redresser les folles espérances nées du désir et de la prière ; et de l'autre, l'ordre social, subissant aussi la nécessité extérieure, d'ordre économique ou militaire, offrait à la théologie de meilleurs modèles. De là un polythéisme organisé, remplacé à son tour, chez les populations les plus avancées, par un monothéisme de plus en plus abstrait. Le premier état de nos conceptions de tout ordre s'appellera donc l'état théologique. Le fétichisme, le polythéisme, le monothéisme en seront les principales subdivisions.

    Ce progrès qui conduisait du concret à l'abstrait, du désordre à l'ordre, de l'incohérent au cohérent, tendait, au fond, à régler nos conceptions sur l'ordre extérieur même ; mais il prenait la forme de la négation et de la critique. La discussion, plutôt que l'expérience, en fut le moyen. L'édifice des idées devenait de plus en plus pauvre et cohérent, trop loin de l'ordre extérieur pour être contrarié ou fortifié par lui, soutenu par la passion dogmatique seule, et surtout négligeant, oubliant la nature sociale, dont la naïve théologie offrait du moins une fidèle image. Il faut appeler esprit métaphysique, cet esprit systématique, abstrait, négateur, naturellement anarchique et individualiste. Cet effort n'a jamais cessé de s'exercer soit contre le polythéisme, en faveur du monothéisme, soit contre le monothéisme catholique en faveur d'une religion plus abstraite et moins riche, pour aboutir à l'idée inefficace de l'Être Suprême et à la conception stérile d'une fatalité insurmontable.

    Nous appellerons état métaphysique, la transition entre le monothéisme et l'état positif ou état final parce que c'est contre la théologie systématique que cet esprit raisonneur et critique s'est surtout exercé explicitement. Mais cet esprit diabolique agit en tous temps, toujours excellent pour détruire, toujours impuissant à fonder. C'est pourquoi l'état métaphysique dans sa pureté est presque insaisissable ; mais la réforme protestante donne la plus juste idée de cet effort négateur et en même temps dogmatique, de même que les conceptions abstraites qui dominent la politique révolutionnaire française permettent d'en apprécier les résultats.

    Parallèlement à ce grand effort dans le vide, les sciences délivrées apportaient l'une après l'autre les modèles de l'état positif ou final, et conduisaient à soumettre successivement à cette sévère discipline la biologie et la sociologie même.

    IV. L'Esprit Positif

    La science positive se développe naturellement sous la pression de l'ordre extérieur, offrant depuis longtemps, sous le nom de mathématique, le modèle de la connaissance parfaite, sous l'empire de laquelle l'astronomie renonce bientôt aux derniers souvenirs de l'astrolâtrie et de l'astrologie, assez longtemps mêlées aux recherches positives. La Biologie et même la Sociologie ont franchi ou franchissent aujourd’hui ce passage. L'accord de tous les esprits éclairés, aussi bien que l'utilité éprouvée par l'expérience, ne permettent plus de méconnaître que l'étude des lois doit remplacer en toute science la recherche des causes ; une cause, dans l'ordre humain, c'est une volonté, c'est un individu visible ou caché, semblable à l'homme ; et il est utile de considérer comment la critique métaphysique a substitué peu à peu, aux naïves hypothèses du fétichisme, les conceptions plus abstraites du polythéisme et du monothéisme, pour aboutir à des notions vides et purement verbales, comme sont encore la Pesanteur, l'Attraction, l'Affinité, la Vie, la Nature, dans les discours des écoliers et même dans ceux des maîtres. « La Nature ? disait de Maistre, quelle est cette femme ? » L'esprit métaphysique arrive donc à expliquer les choses par les mots. Cependant les sciences formulent des lois sans se soucier des causes, et tirent de leurs formules des déductions ou prédictions que l'expérience vérifie. La science positive est donc un fait humain assez clair. Mais l'esprit positif ne peut s'affirmer assez que par le jugement sociologique, seul capable de conserver ce qui est humain et positif dans les souvenirs de notre longue enfance. Car la science, aussi avancée et délivrée qu'on voudra, ne donne communément au savant qu'une orgueilleuse assurance, principalement négative, à l'égard du passé, et, chose remarquable, un scepticisme divagant à l'égard du problème humain. Là devait inévitablement conduire l'abus de la discussion critique ou métaphysique, d'après laquelle, on peut voir que la méthode théologique survit à son objet. En regard de cet effort négatif, qui s'exerce maintenant dans le vide, l'esprit positif, si bien nommé, redresse et conserve les erreurs du passé, qui ne sont jamais que des vérités pressenties. Par exemple la critique protestante, obéissait à un inévitable scrupule systématique, purifie le christianisme du culte de la Vierge Mère ; mais l'esprit positif reconnaît dans ce symbole l'expression de la vérité la plus profonde dans l'ordre social. Pareillement l'idée d'un Pouvoir Spirituel entièrement séparé de la puissance matérielle, idée si violemment repoussée par l'esprit révolutionnaire, sera reprise et conquise par l'esprit positif, comme on l'expliquera plus loin.

    On peut juger d'après cela que le fétichisme et même la théologie sont moins directement opposés à l'établissement de l'ordre final que ne l'est l'aberration métaphysique, commune aux philosophes du XVIIIe siècle, qu'ils soient empiristes ou dogmatiques, d'après laquelle les religions ne sont qu'un amas de superstitions arbitraires et ridicules, et qui en revanche fait naître on ne sait d'où la raison abstraite tout armée. Cet effort, d'ailleurs inévitable, et utile en son temps contre la survivance théocratique, doit être considéré comme une longue insurrection de l'esprit contre le cœur. Son erreur principale est l'individualisme, déjà, élaboré par la doctrine monothéiste du salut personnel. L'importante idée positiviste qui doit rectifier cette vicieuse conception, consiste à reconnaître dans les inspirations du sentiment religieux la première esquisse de nos idées théoriques, relation qui se retrouve dans toutes nos conceptions naturelles, dès qu'elles sont inventées et non plus apprises, le sentiment étant toujours le premier moteur, pour la connaissance comme pour l'action. Ainsi la continuité est rétablie dans le développement humain, aussi bien individuel que collectif. Et l'esprit positif, conservateur en cela, conformément à la vraie notion du progrès, se promet de ne tromper aucune des espérances de l'enfance humaine.

    V. Psychologie sociologique

    Si l'on entend par le terme psychologie, l'étude de la nature humaine, considérée dans ses appétits, ses affections et ses pensées,, on peut décider que l'observation de la nature de l'homme, tant de fois présentée par d'ambitieux littérateurs, n'alla pourtant jamais au delà de ce que l'expérience domestique et le langage populaire rendent sensible à tous, et surtout aux femmes, qui dépendent principalement de l'ordre humain et des opinions et affections qui le modifient. Mais les rapports réels de l'action, du sentiment et de l'intelligence ne sont scientifiquement observables que si l'on considère l'ensemble du progrès humain et l'ordre constant des opinions, des mœurs et des institutions que l'on y remarque d'après la grande loi sociologique; alors seulement l'observation de la nature humaine est délivrée des innombrables fantaisies individuelles, qui permettent toutes les hypothèses. Mais l'erreur la plus naturelle, puisque tout psychologue à prétentions scientifiques était plutôt spectateur qu'acteur, est d'avoir considéré que l'intelligence est le moteur humain, qui règle d'après ses lois propres à la fois les affections et les actions. D'où cette erreur dérivée, et de grande conséquence, qui apparaît en même temps que l'effort critique ou métaphysique, et qui consiste à méconnaître l'existence naturelle des penchants altruistes, erreur commune aux prêtres monothéistes, aux métaphysiciens laïques, aux empiristes et aux sceptiques. D'où une idéologie misanthropique que la sociologie seule pouvait directement redresser, l'existence individuelle apparaissant alors comme une abstraction vicieuse, puisque la vie sociale n'est pas moins naturelle à l'homme que le manger et le dormir.

    Mais l'observation de l'enfance humaine dans l'histoire sociologique permet d'apercevoir la source de tous ces sophismes métaphysiques. D'abord l'observation des religions, soit primitives, soit élaborées, fait apparaître selon leur juste importance, une suite de pensées que l'expérience de l'ordre extérieur ne vérifie jamais, analogues à celles que l'on observe encore dans le délire, dans la folie, dans le rêve, et qui font voir que l'esprit divague naturellement, par rapport au vrai, sous l'impulsion du sentiment, surtout fortifié par les nécessités sociales. Si l'on ne sait point reconnaître l'intelligence dans les inventions poétiques invérifiables des fétichistes, des polythéistes, et surtout des théologiens monothéistes, il faut renoncer à comprendre la continuité humaine. Mais cette histoire de notre longue enfance, si on la prend comme elle est, éclaire comme il faut le régime actuel, même chez les esprits les plus cultivés. Car il faut avouer qu'en dehors de la connaissance de l'ordre extérieur selon la méthode positive, à laquelle l'esprit se plie sans difficulté dès qu'il sait, ces opinions de tous n'ont nullement pour soutiens réels les arguments d'avocat qui se montrent dans les discussions, mais toujours un sentiment, ou bien la pression des nécessités sociales ; et c'est pourquoi l'état de guerre change toutes les opinions, par l'effet des sentiments violents ou des impérieuses nécessités. Il faut donc reconnaître que l'intelligence n'est qu'une servante ; que la première impulsion lui vient toujours de l'action et des besoins, comme l'inspiration lui vient toujours du sentiment ; d'où il suit qu'une intelligence un peu délivrée de ces liens est condamnée à une divagation sans règles ; et qu'enfin l'intelligence n'est assurée et capable de redresser l'action et le sentiment qu'autant qu'elle se modèle, par la science réelle, sur l'inflexible et immuable ordre extérieur. « Agir par affection, et penser pour agir. » Cette devise positiviste est pour redresser l'orgueilleuse insubordination de l'intelligence, qui caractérise l'esprit métaphysique. Ces réflexions conduisent d'abord le penseur prudent à se mettre à l'école d'après la longue expérience humaine, en commençant par les sciences les plus abstraites, qui éliminent le mieux, dans leur domaine propre, les opinions aventureuses, et à passer de celles-là aux autres, selon l'ordre encyclopédique, au lieu d'improviser, sans préparation suffisante, de folles opinions sur les sujets les plus difficiles. Mais ce n'est là que le premier article de la sagesse ; le penseur prudent subordonne toujours les recherches scientifiques aux besoins, c'est-à-dire aux nécessités de l'action, et se garde d'une vaine curiosité, qui l'entraînerait, en n’importe quel genre de recherche, dans des subtilités indéfinies. Cette condition est de celles que l'orgueilleux esprit métaphysique, d'accord avec les intrigues académiques qui favorisent les spécialités, rejette le plus énergiquement. Enfin, comme c'est toujours le sentiment qui meut et porte la pensée, c'est encore un article de la vraie sagesse que de ne pas négliger la culture proprement dite, esthétique et surtout poétique, comme source de l'inspiration théorique. Et cette relation est tant de fois vérifiée par l'expérience qu'elle serait plus aisément admise, quoiqu'on ne se préoccupe pas de la comprendre. Ces remarques sont pour montrer comment l'histoire réelle de l'Humanité conduit l'homme à se mieux connaître.

    VI. Philosophie de l'Histoire

    Un résumé ne donnerait qu'une pauvre idée du vaste tableau historique que Comte a tracé deux fois, toujours sous l'idée de retrouver la continuité humaine. Il suffit de faire voir ici que les idées positivistes concernant la condition humaine réelle fournissent d'avance à la description historique des formes ou des cadres qui permettent de lier les institutions, les idées et les événements, sans aucune de ces suppositions machiavéliques dont les historiens, trop peu familiers avec l'ordre extérieur et avec les nécessités réelles, ont abusé longtemps, comme si l'hypocrisie, la ruse et le mensonge étaient les vrais ressorts de la politique.

    Toute civilisation est d'abord prise dans le réseau des nécessités biologiques, qui la soumettent aux conditions géographiques, physico-chimiques, astronomiques et mathématiques, ces conditions étant plus rigoureuses et moins modifiables à mesure qu'elles sont plus simples et plus abstraites. Partout l'inférieur porte le supérieur et par suite le règle, comme on peut voir en notre temps que le froid et la faim règlent inexorablement les combinaisons des politiques. De même c'est ainsi qu'en chacun de nous, les sentiments et l'intelligence dépendent d'abord de la santé. Par là se trouve limitée la fantaisie des actions et surtout celle des pensées, toujours stériles et même nuisibles dès qu'elles sentent moins la contrainte des nécessités inférieures.

    Il faut définir l'Ordre par les mœurs et les institutions et les méthodes d'action qui répondent en chaque situation aux nécessités inflexibles ; et le Progrès par les inventions théoriques résultant de la connaissance directe de ces nécessités, en commençant par les plus humbles. L'idée qui domine toute interprétation de l'histoire est donc que la résistance aux innovations, ramenant toujours l'intelligence au niveau des problèmes réels, est aussi ce qui assure le progrès. Rien n'est plus propre à le faire entendre que le contraste entre la civilisation grecque et la romaine. Dans l'une, le goût des spéculations abstraites, non assez tempéré par les nécessités militaires, produit bientôt la décomposition des mœurs sous le règne des discoureurs, en sorte que les services éminents ainsi rendus au progrès humain n'empêchent point une décadence irrémédiable ; dans l'autre, la spéculation est subordonnée à l'action, et l'ordre militaire, maintenu par nécessité, résiste fortement aux improvisations, d'où, cette forte organisation politique et juridique, encore vivante dans tout l'ordre occidental.

    De la même manière, au Moyen Âge, durant cette longue transition monothéique presque toujours mal appréciée, le contraste est remarquable entre une méthode de penser entièrement soustraite à toute vérification, et un sentiment profond des nécessités sociales, qui se traduit par une résistance continuelle à toute improvisation et innovation, sagesse pratique qui assura ce difficile passage contre les divagations métaphysiques. La nature des idées alors considérées comme absolues, d'après une juste systématisation du polythéisme, exigeait un pouvoir spirituel énergiquement conservateur, toujours inspiré, à son insu, par les nécessités de l'ordre social, et enfin de l'ordre extérieur, seuls régulateurs de toute pensée. De quoi il est aisé de juger équitablement si l'on considère les divagations utopiques qui caractérisent l'anarchie moderne et l'avènement de la libre-pensée, toujours métaphysique quelle que soit sa doctrine. On comprend assez, d'après ce bref exposé, que la raison ne peut se définir sans son contenu réel, qui la soumet aux nécessités de nature, et qu'enfin les penseurs, S'ils ne sont tenus par l'objet de toutes les manières, n'ont point de bon sens.

    Il faut, si sommaire que soit cet exposé, essayer d'expliquer la célèbre devise : « Ordre et Progrès » éclairée par l'aphorisme moins connu : « Le Progrès n’est que le développement de l'Ordre. » L'écueil des résumés, je n'excepte pas ceux que Comte lui-même a donnés de sa doctrine, est que nous passons d'une idée à l'autre, nous qui lisons, par le chemin le plus vulgaire, et retombons ainsi dans les lieux communs. Chacun a eu occasion de penser qu'il aime le Progrès, mais qu'il est attaché à l'Ordre aussi, ce qui est sans issue. L'idée de Comte, d'apparence si simple, est une des plus profondes et des plus difficiles à saisir. Il l'a prise certainement de ses études astronomiques, en considérant dans le système planétaire les variations compatibles avec les lois stables. La complexité du système est liée à l'amplitude de ces variations, d'où cette idée importante que l'ordre le plus complexe est aussi le plus modifiable. Ainsi par la contemplation positive d'un ordre qui nous est inaccessible, les notions de loi immuable et de variations se trouvent conciliées sans la moindre obscurité théorique ; et c'est par là que le fantôme métaphysique de la fatalité se trouve exorcisé ; on y reconnaît alors aisément une conséquence des systématisations théologiques. Et le vrai penseur transporte en toute étude et jusqu'en sociologie cette notion capitale que les lois immuables permettent des modifications d'autant plus amples que l'ordre dont il s'agit est plus complexe. Et la notion positive de la puissance humaine, c'est-à-dire de la liberté réelle, se trouve là, mais non point accessible sans une profonde culture encyclopédique. Si nous traduisons cette même idée en d'autres termes, elle signifie que le Progrès ne peut pas plus altérer l'Ordre que les variations d'un système ne violent les lois mécaniques. Et cette idée fut encore éclairée aux yeux du Maître par les vues de Broussais sur la santé et la maladie, qui appartiennent au même ordre et vérifient les mêmes lois. C'est cette idée enfin qu'il transporte dans le domaine de la science sociale, où assurément elle n'est pas aisée à saisir, tant que les lois de l'ordre, qui sont l'objet de la statique sociale, ne sont pas assez connues. Toute sa philosophie de l’histoire illustre cette relation entre l'Ordre et le Progrès. Mais on n'est pas préparé à la saisir tant que l'on n'a pas compris la relation mécanique qui subordonne la dynamique à la statique. Aussi cette méditation sociologique, quoique appuyée sur des exemples assez clairs, risque fort d'être vaine, faute d'une préparation suffisante. J'en parle par expérience.

    VII. Morale sociologique

    Depuis que, par les progrès connexes de la science et de l'industrie, l'esprit moderne s'est affranchi de toute théologie, l'homme occidental n'est plus disciplinable que d'après une loi démontrable. Mais aussi les études sociologiques, maintenant assez préparées, font rentrer dans le domaine des sciences naturelles les préceptes de conduite sociale que la sagesse pratique a toujours enseignés, quoiqu'elle les fondât, comme on l'a vu, sur des doctrines tout à fait invérifiables. L'idée de fonder la fidélité conjugale et le mariage indissoluble sur l'obéissance à un dieu abstrait et inconcevable caractérise bien l'insuffisance et même le danger de ces arbitraires constructions théoriques, qui détournaient les esprits des vraies, preuves, situées pourtant bien plus près d'eux. Aussi ne faut-il pas 'étonner qu'avec le triomphe moderne de l'anarchie métaphysique, les plus simples règles de l'ordre social aient été entraînées dans la ruine des faibles doctrines auxquelles l'esprit théologique les avait imprudemment rattachées. Toutefois l'aberration monothéique n'alla jamais jusqu'à prescrire d'après le dogme l'amour maternel, directement glorifié dans le symbole de la Vierge Mère. C'est une raison d'apercevoir, dans cette relation originelle, le premier type de l'existence sociale et le plus puissant des instincts altruistes. Il est d'autant plus nécessaire d'expliquer l'étrange erreur de l'esprit métaphysique, qui, sous ses deux formes, le déisme et l'empirisme, aboutit toujours à l'individualisme, par la négation plus ou moins décidée des sentiments altruistes naturels.

    L'individualisme est lié au monothéisme dans lequel il faut reconnaître déjà l'effort métaphysique, par la doctrine du salut personnel qui tend toujours, malgré la nature, à dissoudre les liens sociaux et à isoler l'homme en face de Dieu. Cette abstraction préparait l'idéologie rationaliste, d'après laquelle les sociétés sont des institutions de prudence ou de nécessité, auxquelles l'individu consent ; la doctrine des droits de l'homme ne fait que traduire dans la politique pratique ces étranges constructions théoriques, l'existence sociale étant fondée sur une sorte de contrat, toujours soumis au calcul des profits et des charges, sous l'idée d'égalité radicale. Contre quoi l'esprit positif, considérant l'existence sociale comme un fait naturel au même titre que la structure de l'homme, et s'inspirant de cette vue biologique d'après laquelle l'élément de l'être vivant est un vivant, comme l'élément d'une ligne est ligne et l'élément d'une surface, surface, vient à formuler ce principe de toute étude sociologique : « La société est composée de familles, non d'individus. » On peut remarquer ici que ce principe résulte directement de la subordination des lois sociologiques aux lois biologiques d'après l'ordre encyclopédique ; car la gestation et les premières années de la vie assujettissent l'enfant à une société étroite avec la mère d'abord, avec le couple ensuite, ce qui fait voir que le plus simple élément d'une société est société déjà. Par ces vues, il devenait ridicule de mettre en doute l'existence des sentiments sociaux ou altruistes, aussi bien fondés d'après l'ordre biologique que sont les sentiments égoïstes, comme sont l'amour maternel et filial, l'amour conjugal, l'amour paternel, l'amitié fraternelle.

    En réformant ainsi les conceptions pessimistes du théologisme, il faut seulement remarquer que, dans l'ordre des sentiments aussi, l'inférieur porte le supérieur, autrement dit, que le plus éminent est toujours naturellement le moins énergique. D'où il suit que les sentiments altruistes, toujours naturels, et source de plaisirs pour tous quand ils sont satisfaits, sont aussi naturellement faibles, et exigent pour se développer assez une éducation et des conditions favorables. La série des sentiments familiaux, ci-dessus énumérés, en allant des plus énergiques aux plus étendus, fait assez apercevoir que la vie familiale, réglée d'après les notions positives, est la vraie préparation à la vie sociale. Si simples que soient ces aperçus, il est permis d'espérer beaucoup de la seule réforme intellectuelle, qu'ils doivent opérer chez tout homme vraiment instruit, puisque l'on voit que l'aberration opposée, soit théologique, soit métaphysique, se traduit aussitôt, dans les classes cultivées, par la dissolution de la famille et l'affaiblissement même du sentiment maternel. Il faut comprendre, en étudiant l'histoire humaine, la puissance croissante des conceptions intellectuelles, qui ne sont pourtant qu'un moyen, mais qui viennent toujours, par l'autorité que leur donne la moindre connaissance de l'ordre extérieur, à régler l'action et même le sentiment. Si l'on saisit en même temps la nécessité d'un long apprentissage, sous la pression extérieure, depuis les premières conceptions fétichistes, surtout insuffisantes contre un climat difficile, et le passage nécessaire aussi par l'abstraction métaphysique, on s’expliquera toutes les aberrations, sans désespérer pour cela de la nature humaine ; on la redressera seulement par une laborieuse préparation encyclopédique, dont rien ne peut dispenser.

    VIII. La Famille

    La conception métaphysique de la famille, sous l'idée de contrat, de droit et au fond d'égalité, altère la nature de cette société élémentaire, faute de considérer les conditions biologiques qui en sont les assises. Si l'on ne perd pas de vue que l'inférieur porte le supérieur, on aperçoit dans la famille toute la dépendance humaine, et toute l'espérance humaine aussi. La loi qui résume notre dépendance est celle-ci : les sentiments altruistes sont naturellement beaucoup moins énergiques que les sentiments égoïstes. La loi qui résume nos espérances est celle-ci, les sentiments altruistes, dès qu'ils sont éprouvés dans les cas favorables où l'égoïsme n'y est point contraire, se développent par eux-mêmes et deviennent la source de nos plaisirs habituels.

    Lorsque l'on considère les sentiments familiaux élémentaires, on remarque que l'égoïsme et l'altruisme y sont tellement unis que dans leur développement il semble que l'énergie caractéristique des uns passe dans les autres comme un sang vigoureux qui leur fait pousser de puissants rejetons. On pourrait dire que l'altruisme, comme greffé sur l'égoïsme, reçoit une vie plus riche de ces fortes racines. Ce mélange certainement les abaisse en dignité, mais les fait participer de la force, et nous donne la première expérience du bonheur d'aimer, qui autrement, par la dépendance de notre nature à l'égard de l'ordre inférieur, reste imaginaire ou d'opinions, et par suite insuffisante dès que les circonstances deviennent difficiles. Hors les cas exceptionnels, on ne commence point par aimer réellement l'humanité. Dans cette initiation au bonheur d'aimer, l'amour maternel occupe la première place, comme aussi le sexe féminin mérite le nom de sexe affectif, c'est-à-dire grand par le cœur, par l'expérience de cette société incomparable entre la mère et l'enfant, où il est clair que l'instinct personnel n'est pas d'abord distinct de l'amour de l'autre. Biologiquement l'enfant est partie de la mère avant de vivre d'une existence indépendante.

    Faute d'avoir assez considéré ces fortes relations d'après l'ordre encyclopédique, les théories métaphysiques et même théologiques décrivent et admirent au lieu de fonder.

    L'amour conjugal offre des caractères analogues, et l'égoïsme et l'altruisme s'y trouvent pareillement joints, par les répercussions d'une fonction biologique impérieuse, puisque le bonheur de l'individu dépend aussitôt du bonheur de celui ou de celle qu'il aime. Et il faut noter ici, un exemple frappant de cette éducation des sentiments altruistes. L'amour du père pour les enfants est naturellement assez faible, et ne prend force d'abord que par sa liaison avec l'amour conjugal, qui participe alors à l'amour maternel par le jeu des inquiétudes, des joies et des peines. L'amour paternel aussi précède alors les raisons d'aimer, et les fait naître, car c'est sous le regard de l'amour que l'enfant s'éveille et fleurit. « En reprochant à l'amour, dit le Maître, d'être souvent aveugle, on oublie que la haine l'est bien davantage, et d'une manière bien plus funeste. » Il n'y a guère, en langue française, de remarque plus lumineuse, contre tant de lieux communs plats. Comment l'enfant ne peut alors aimer l'éveil de sa propre vie et de ses meilleurs penchants, sans aimer en même temps le double amour qui l'aide à sortir de la pure animalité, c'est ce que chacun peut comprendre sans peine. L'amour réciproque des frères et sœurs, où se mêle toujours, par les heureuses conditions biologiques, quelque imitation de maternité et de paternité, parce qu'il ne se forme pas sans peine, et qu'il dépend des conditions familiales, est aussi le vrai modèle de tous les sentiments altruistes, comme le mot fraternité le fait assez voir. Pour achever ce qui ne peut être ici qu'une esquisse, il faut signaler la réaction que les mœurs sociales et les institutions exercent à leur tour sur ces sentiments naturels. La monogamie, et le caractère indissoluble du mariage, sont pour concentrer encore ces riches affections puisque l'amour fermement voulu d'après un inviolable serment fait naître ses raisons par cette éducation aimante hors de laquelle il n'est que timidité, défiance de soi et dissimulation ; au lieu que l'idée métaphysique du divorce, fondée sur un droit abstrait, dispose à la sévérité malveillante, qui fait naître ce qu'il soupçonne, et nous habitue enfin, à trop compter sur les conditions inférieures, au lieu de conquérir au temps favorable tout le bonheur que promet le plein développement de l'existence familiale si l'on s'y confie noblement. Il faut noter aussi, quoique au second plan, que les relations de parenté, d'amitié, de fonction, qui continuent la publicité du mariage, sont aussi de nature à modérer les improvisations de l'humeur, et les subtilités du sentiment, inséparables d'une vie trop isolée. Ces vues sommaires peuvent donner quelque idée de l'incomparable chapitre où notre auteur conduit à sa perfection l'analyse esquissée déjà par Aristote, où les différences et les harmonies de nature sont si fortement entrelacées. Mais le problème du gouvernement et de l'obéissance dépend d'une idée supérieure, et exige un chapitre spécial.

    IX. Les deux Pouvoirs

    Le Moyen Âge avait entrevu cette grande idée qu'en face d'un pouvoir militaire fortement organisé, le pouvoir théorique tire toute sa force de faiblesse et pauvreté. Au fond le pouvoir spirituel n'existe que par le libre consentement ; mais l'Église ne s'en tint jamais là ; elle ne le pouvait point parce que ses dogmes ne pouvaient s'accommoder de l'examen et du libre assentiment. Mais la doctrine positive, fondée en toutes ses parties sur l'examen direct de faits et de notions assez élaborés, en quoi la mathématique fut son premier modèle, doit reprendre cette forte conception d'une Église séparée et libre. Non point libre pour l'action ; car l'expérience fait assez voir que toute coopération, industrielle ou militaire, suppose d'abord l'obéissance ; mais libre d'approuver ou de blâmer. Puissance immense, qui n'a nullement besoin des sanctions de force, bien plus, que toute sanction de force anéantit. Car l'esprit ne sait plus affirmer dès que celui qui enseigne tient le fouet ; et les opinions, n'étant plus alors que flatteries, suivent le sort des combats. Si vous ne pouvez vous passer de la force, soyez donc forts, et laissez vos ridicules arguments. Mais si vous voulez convaincre, jetez l’épée. Ce profond jugement, qui fit déjà la force de la rénovation catholique, doit, à bien plus forte raison, déterminer irrévocablement la conduite du penseur moderne, assuré de ses preuves. Bref il faut renoncer une fois pour toutes à toute espèce de tyrannie. Cette profonde idée change l'aspect des problèmes.

    On doit à Hobbes la première esquisse de la Force, et de ce qu'on a dû appeler le droit de la Force. Le fort gouverne ; tant que cette proposition ne prend pas forme d'axiome, cela prouve qu'il reste de la confusion dans l'esprit. S'il s'agit d'action militaire, c'est le vainqueur qui commande ; s'il s'agit d'action industrielle, c'est cet autre vainqueur, le riche. L'expérience a fait voir que les constitutions ambitieuses n'y changent rien. Nous appellerons dictature temporelle ce régime de la force inévitable, et qui n'est mauvais qu'autant qu'on croit l'éviter par des dispositions de belle apparence.

    La plus grave erreur là-dessus est née de cette aberration physique qui, par réaction contre la grande idée catholique, veut réunir les deux pouvoirs en une seule tête, et donner force à la raison. Cette imprudente tentative ne peut jamais aboutir, par le jeu des nécessités, qu'à donner raison à la force, autre aspect de ces nécessités inférieures, sous l'empire desquelles il faut prendre le parti de vivre. Ce qui commande, ce n'est jamais le plus éminent. Ainsi, dans la famille, le gouvernement appartient au sexe actif, mais non pas du tout parce qu'il est le plus raisonnable, le plus sage, le plus aimant, le plus vénérable, mais seulement parce qu'il est le sexe actif, autrement dit, fort. Cette idée une fois nettement aperçue, la femme surmontera aisément, selon l'expression d'Aristote, la difficulté d'obéir. Et par cette pratique seulement, sans aucune hypocrisie, elle éprouvera la puissance du conseil qui ne veut que persuader. L'État doit être gouverné aussi d'après ce modèle. Il faut que le pouvoir temporel renonce à instruire ; et les corporations académiques ou enseignantes doivent être séparées de tout appui officiel, si l'on veut que l'opinion s'organise selon les conditions qui lui sont propres. Libre, obéissante et en même temps inflexible dans son domaine, elle mesurera mieux la puissance de l'éloge et du blâme. Au contraire, dans l'actuelle confusion des pouvoirs, toute opinion cherchant aussitôt à faire sentir sa force, les moyens de force sont aussitôt employés pour la changer. Mais l'obéissance enlève ce prétexte au tyran. Et il reste vrai que le tyran veut être approuvé ; tant qu'il n'est qu'obéi, il vit dans un large espace désertique ; car il est homme. Et que font les flatteurs, sinon apporter au tyran l'approbation apparente du plus haut et du plus libre pouvoir spirituel ? Les revendications socialistes offrent un bon exemple de cette confusion des ordres. Car vouloir régler l'acquisition des richesses d'après la dignité ou le mérite, ce serait paralyser l'action industrielle ; aussi finalement est-ce toujours la force qui règle ces questions. C'est bien mal concevoir la vie sociale que de considérer les richesses autrement que comme des réserves communes, dès qu'elles sont employées à assurer et développer la production. Il est vrai que les folies du luxe dissipent réellement une trop grande partie de ce patrimoine commun, principalement par des travaux perdus. Mais qui ne voit qu'une opinion libre serait toute-puissante contre ces abus, puisque les dépenses de luxe ne sont jamais que pour l'opinion. La lâche indulgence, et même les sophismes des prétendus penseurs à ce sujet, sont la source principale des injustices évitables. Mais ces abus dureront tant que les penseurs seront à la table des riches. Cet appui des purs littérateurs n'a pas manqué non plus au pouvoir guerrier ; une confusion des deux pouvoirs, officiellement organisée, si l'on peut dire, avait préparé à l'insu de tous, et sous les apparences de la liberté, la tyrannie la plus efficace qu'on ait encore vue. L'approbation aux pouvoirs, dont ils ont besoin comme d'air respirable, n'aura de sens qu'autant que l'élaboration de la doctrine sera absolument étrangère aux pouvoirs; sans quoi ce n'est que le pouvoir qui s'approuve lui-même. Ainsi par l'appât d'une vaine liberté d'action, la liberté de pensée s'est trouvée perdue. De là le devoir strict, et encore bien peu compris, pour le penseur digne de ce nom, de vivre sans pouvoir et sans places, nourri seulement par les subsides des disciples. Auguste Comte en a donné pendant toute sa vie le noble exemple. Mais cette situation si haute, sans aucune vaine prérogative, n'appartient pas seulement aux Maîtres, s'ils ont le courage de la prendre ; chacun, autant qu'il est penseur, et libre du souci de diriger les actions communes, doit s'instituer libre prêtre pour son compte et à son niveau. Les femmes, les vieillards, et les prolétaires sont les éléments naturels de cet immense pouvoir de l'avenir, dont les sanctions, vénération, mépris ou blâme, pèseront autant que le glaive.

    X. Le langage et la culture

    Aucun homme de génie n'a jamais pu créer ou seulement modifier profondément un langage réel. Cela est vrai aussi de l'algèbre, qu'on aurait pu prendre pour une création individuelle, mais qui a résulté pourtant de la coopération du peuple des calculateurs, si l'on peut ainsi dire, sans qu'aucun savant ait pu y attacher son nom. L'exemple du langage est donc propre à faire sentir le prix de l'action sociale anonyme, même pensante, et ainsi à faire apprécier mieux la continuité humaine. Comme la raison se dégage peu à peu du sentiment religieux, ainsi la pensée moderne s'élabore en usant du langage populaire qui lui apporte des connaissances implicites, bien plus organisées qu'on ne croit. A. Comte se plaît à citer les ambiguïtés de sens, qui sont toujours un avertissement pour le philosophe. Ainsi le mot cœur désigne à la fois le courage et la bonté. Le mot loi réunit le sens juridique et le sens scientifique, découvrant ainsi toute l'histoire de cette notion. Le mot positif, que Comte n'a pas eu à inventer, portait déjà avec lui toute la richesse de ses attributs, qu'il restait seulement à mettre en ordre. Enfin la belle expression d'Humanités, ainsi que la parenté des mots culture et culte, éclairent la présente étude, et conduisent à considérer le langage comme un instrument de perfectionnement théorique et pratique. Il est assez clair que les signes du langage ont tous d'abord exprimé l'affection et l'action, qui, par la contagion des mouvements, terreur, espérance, fuite, combat, furent toujours communes en même temps qu'individuelles. Le cri l'a emporté sur le geste pour beaucoup de raisons qu'on devinera, jusqu'à ce point que les signes visibles, dans les civilisations les plus avancées, désignent maintenant des sons. Mais l'autre langage et son écriture propre, monument, sculpture, dessin, n'a pas cessé de rivaliser avec l'éloquence et la poésie pour l'expression des sentiments les plus vifs et les plus profonds. Sous toutes ses formes, mais surtout sous sa forme abstraite ou phonétique, le langage a pour fonction propre de joindre toujours, et en dépit même du penseur, le sentiment à l'idée, et le passé au présent. Cette subordination des pensées aux affections, quand elle éclaire miraculeusement les unes et les autres, est proprement la beauté de l'expression et en même temps sa vertu. Qui n'exprimerait que des idées n'exprimerait même plus des idées. Rien n'est plus propre à réveiller notre gratitude à l'égard du passé. Une pensée sans poésie est réellement sans règle, anarchique, inhumaine. C'est pourquoi le sage ne doit pas négliger la culture quotidienne des meilleurs poètes ; ainsi le sentiment se civilise, ou, pour mieux dire encore, s'humanise, et la pensée trouve, dans ses expressions éminentes, les formes qui la ramènent à sa vraie destination. Il est même juste de dire que la gloire qui accompagne les grandes œuvres nous aide, par une émulation d'admirer, à faire contre nous-même un effort de purification sans lequel la pensée reste abstraite et l'émotion convulsive. On aperçoit d'après cela en quoi un esprit cultivé diffère d'un esprit simplement instruit. Culture et Culte par là se rapprochent. Car, selon une profonde remarque du Maître, le langage vocal a cet avantage sur le langage du geste qu'il s'adresse aussi bien à celui-là même qui parle ; c'est par ce genre d'expression que nos propres sentiments et nos propres pensées nous apparaissent. Le premier éclair de la conscience, encore un mot riche de sens, est inséparable de ce discours de soi à soi. Mais on aperçoit aussi que cette pensée réfléchie fut naturellement réglée toujours par les formes du langage commun ; encore mieux si l'on cherche sa propre pensée dans des formules élaborées d'avance, qui agissent à la façon d'une règle, en nous ramenant à l'ordre humain. Tel est le sens de la prière. Et la méditation habituelle sur les meilleurs auteurs est la prière positiviste. Ici encore le système conserve en progressant. Si l'on joint à ces lectures la contemplation des oeuvres d'art, dont l'effet est aussi multiplié par une superstition inévitable et bienfaisante, on comprend que toute la religion passée, et jusqu'au plus naïf fétichisme, est ici restaurée, d'accord avec des connaissances entièrement démontrables. Ainsi rien de ce qui est humain n'est étranger au sage.

    XI. Le Grand Être

    Les études sociologiques conduisent inévitablement à reconnaître que les plus naïves religions ont pour objet la société humaine elle-même. Tout homme éprouve à l'égard de la société dont il est membre une dépendance à laquelle il ne peut échapper, mais à laquelle il ne veut pas non plus échapper. Ce rapport, dans lequel la soumission ne se sépara jamais de l'amour, est caractéristique de toute religion ; la dépendance à l’égard des choses, dès qu'on les sépare de l'ordre humain, enferme plus de crainte que d'attachement, et finalement ne doit éveiller aucune affection raisonnable, la connaissance des lois impliquant que le travail est le seul moyen de modifier utilement l'ordre extérieur. Mais on conçoit que la représentation du monde matériel d'après l'ordre humain a égaré les hommes jusqu'à les détourner du vrai Dieu. Il faut remarquer pourtant qu'après un long détour théologique et métaphysique qui a ruiné profondément dans les pays les plus avancés la religion monothéiste, il n'y a plus de croyances, ni d'anathème, ni de sacrilèges, ni de crimes d'opinion enfin, qu'en ce qui concerne la Patrie. Le vrai Dieu est donc par là. Le vrai Dieu est la société même. Seulement il faut considérer, d'après les conceptions strictement positives, quelle est la vraie société.

    L'espèce humaine gouverne sur la planète. On ne peut rien dire de ce qui était possible ou impossible quant au perfectionnement analogue des autres espèces animales, les sociétés humaines n'ayant conquis la sûreté et le loisir nécessaires à leurs progrès, que par une sévère destruction des espèces antagonistes et par la domestication des moins rebelles. Aucune espèce animale n'a donc eu le moyen de se développer socialement. Mais essayons d'imaginer ce que seraient les connaissances humaines, les arts, les institutions, si l'homme vivait encore comme les lions ou les rats perpétuellement traqués par une espèce plus puissante. Ces remarques sont propres à ramener l'individu à la modestie et à mieux estimer ce qu'il doit à ses semblables dans le présent et dans le passé. Et la philosophie de l'histoire, orientée comme nous l'avons dit par la réflexion sur les sciences, l'industrie, la religion, fait apparaître ce que chaque société a dû à ses aînées. Le développement de l'activité pacifique fait apparaître aussi de mieux en mieux la coopération réelle des différents peuples. Il faut même dire que les caractères des trois grandes races, l'une surtout intelligente, la blanche, l'autre surtout active, la jaune, et la troisième surtout affective, la noire, annoncent une harmonie planétaire. Mais surtout la doctrine positive réalise l'unité mentale et morale, que le catholicisme n'avait pu fonder faute de dogmes démontrables. La guerre même ne peut masquer cette fraternité universelle, et même par certains côtés l'affirme mieux par des alliances et coopérations plus étendues. La continuité de l'histoire humaine a préparé l'unité humaine. Le vrai Dieu c'est donc l'Humanité, le vrai grand Être, le plus vivant des êtres connus. « Les morts gouvernent les vivants », formule célèbre, mais souvent détournée de son sens. Car cela ne veut pas dire que les vivants héritent physiologiquement de leurs ancêtres; cette filiation n'est qu'animale. Dans le fait, tout homme est gouverné surtout par l'ensemble des ancêtres vénérables, dont les oeuvres et les idées subsistent et sont le commun patrimoine de tous les peuples. Ce règne des morts inoubliables s'enrichit des vivants les plus dignes, qui, purifiés par cette immortalité positive, n'agissent désormais que par ce qu'ils ont de meilleur. Il faut dire aussi que leur puissance augmente avec le temps, par le concert de l'admiration et des commentaires qui suit leurs œuvres et leur mémoire. Aussi, à l'égard de ce gouvernement des morts, toujours croissant en majesté et en lumières, les perturbations dues aux individus vivants sont de moins en moins importantes. On s'explique les divagations des hommes sans culture, qui, par l'ignorance où ils sont des grands morts, tenteraient follement de tout inventer ; mais aussi leur prestige est de plus en plus réduit. Ainsi l'Humanité grandit d'âge en âge, et vaut mieux que l'homme, et le règle. L'ancien et naïf culte des morts était la première esquisse de cette Religion réelle et positive dont les cérémonies s'organisent déjà par la commémoration publique des grands morts. Mais qui ne voit que la confusion des deux pouvoirs mêle encore à ce culte des glorifications non assez mesurées, et surtout trop peu tempérées par le culte qui est toujours dû aux gloires les plus anciennes. Les instituteurs du vrai pouvoir spirituel seront les prêtres de ce nouveau culte et chasseront les intrus de la vie éternelle. Qui ne reconnaît sous ces noms nouveaux les Humanités régénérées, et surtout affranchies du pouvoir temporel, toujours trop porté à régler la culture humaine d'après ses propres intérêts et ses passagères entreprises ?

    XII. Le calendrier et le culte

    En vue d'organiser le culte public du Grand Être, A. Comte propose un calendrier qui rassemble tout le progrès humain. Treize mois de vingt-huit jours, ce qui fait concorder la semaine avec le mois. Chaque jour est consacré à un mort justement illustre. Je me borne à citer ceux qui marquent la fin de chaque semaine.

    1er mois :
    Moïse, la théocratie initiale.
    (Numa, Bouddha, Confucius, Mahomet.)

    2e mois

    Homère. La poésie ancienne.
    (Eschyle, Phidias, Aristophane, Virgile.)

    3e mois

    Aristote. La philosophie ancienne.
    (Thalès, Pythagore, Socrate, Platon.)

    4e mois
    :
    Archimède. La science ancienne.
    (Hippocrate, Apollonius, Hipparque, Pline l'Ancien.)

    5e mois :
    César. La civilisation militaire.
    (Thémistocle, Alexandre, Scipion, Trajan.)

    6e mois :
    Saint Paul. Le catholicisme.
    (Saint Augustin, Hildebrand, saint Bernard, Bossuet.)

    7e mois :
    Charlemagne. La civilisation féodale.
    (Albert le Grand, Godefroi, Innocent III, saint Louis.)

    8e mois :
    Dante. L'épopée moderne.
    (Arioste, Raphaël, Le Tasse, Milton.)

    9e mois :
    Guttenberg. L'industrie moderne.
    (Colomb, Vaucanson, Watt, Montgolfier.)

    10e mois
    Shakespeare. Le drame moderne.
    (Caldéron, Corneille, Molière, Mozart.)

    11e mois :
    Descartes. La philosophie moderne.
    (Saint Thomas d'Aquin, Bacon, Leibnitz, Hume.)

    12e mois :
    Frédéric. La politique moderne.
    (Louis XI, Guillaume le Taciturne, Richelieu, Cromwell.)

    13e mois
    :

    Bichat. La science moderne.
    (Galilée, Newton, Lavoisier, Gall.)
    Jour complémentaire : fête universelle des morts.
    Jour bissextile ; fête générale des Saintes Femmes.

    Les fêtes publiques sont complétées par des sacrements, dont l'idée est assez claire, et inséparables d'un système d'enseignement public libre, conforme à l'ordre encyclopédique.

    Selon cette religion, tout homme a ses morts préférés et son culte intime. Ainsi chacun assure à ceux qu'il a aimés une existence subjective, hautement efficace pour le perfectionnement moral du fidèle, puisque le mort subsiste surtout par ses vertus.

    Auguste Comte voua un tel culte à Clotilde de Vaux, après un an d'amour pur et de bonheur. Et lui-même attribue à l'influence d'abord objective puis subjective de cette femme éminente tout ce qu'il a ajouté à son oeuvre après 1846. D'après le témoignage du Maître, on distingue donc deux moments dans le développement de sa doctrine : d'abord la synthèse objective, ou systématisation encyclopédique des connaissances qui concernent l'ordre extérieur et l'ordre humain ; exposée dans le Cours de Philosophie positive. Ensuite la synthèse subjective, qui subordonne toutes ces connaissances à la Morale, et qui est exposée dans le Cours de Politique positive. L'expression de synthèse subjective met en relief cette idée que la connaissance des lois naturelles n'est pas par elle-même une fin et que la fin réelle est toujours le salut de chacun par le secours du Grand Être selon la profonde maxime positiviste : « Régler le dedans sur le dehors. » En d'autres termes, il faut que la Politique, fondée elle-même sur les sciences, fasse une morale pour chacun, par l'éducation du sentiment, moteur réel de toute conduite. J'ai plus insisté sur la liaison que sur la distinction de ces deux philosophies, parce que les idées dominantes de la Sociologie régulatrice et de l'inutilité des connaissances anarchiques, sont déjà fortement exposées dans le premier cours. Il faut dire seulement que la subordination de toutes les fonctions au sentiment, déjà préparée par la conception du fétichisme initiateur, fut soudainement éclairée par cette courte expérience de l'harmonie humaine, prolongée par de pieuses méditations. Il n'est sans doute pas de système complet hors d'une vie complète et il est beau qu'un philosophe fasse hommage de sa pensée, au moins dans son développement, à la Providence du Grand Être, autant de grâce que de hasard ; mais on remarquera que la théorie positive de la famille est d'abord fondée sur les relations biologiques, et que l'ensemble de la doctrine reste positif et démontrable. L'accord de ces fortes et rigoureuses constructions intellectuelles avec les exigences du cœur donne, il est vrai, la preuve finale, et ferme ce vaste cercle d'investigations. Car il faut que l'enfance fleurisse toute.

    Août 1918.

    Retour au livre de l'auteur: Alain (Émile Chartier) Dernière mise à jour de cette page le mardi 29 mai 2007 19:33
    Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
    professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
     



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